La fabrique des hystériques

Le 03/08/2025
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par C.Dalmau
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Ce brûlot féministe est une œuvre viscérale et percutante, qui dissèque avec une rage contenue les violences ordinaires infligées aux femmes par une société patriarcale. À travers le parcours de Joséphine, l’autrice dépeint un tableau cru et sans concession des agressions, des jugements insidieux et des attentes oppressantes qui pèsent sur les femmes, de la sphère familiale au milieu professionnel. Le style, d’une ironie mordante et d’une poésie brute, traduit avec puissance l’effondrement progressif d’une femme étouffée par les convenances, jusqu’à son explosion libératrice, aussi chaotique que cathartique. Ce texte, à la fois réquisitoire et cri de révolte, secoue par sa radicalité et invite à repenser la condition féminine avec une urgence salvatrice.
Cette invitation à boire le thé n’était rien d’autre qu’un piège. Sale et sournois, dissimulé dans un feuillage de “J’aimerais que nous soyons plus proches”, “Notre relation se dégrade”. Joséphine était aussi naïve que pathétique, d’avoir cru à des paroles enrobées de miel. Elle se tapait-là l’amertume en pleine gueule, et en silence. Comme un revers de bâton lui susurrant qu’elle était trop conne pour ne pas comprendre que sa mère ne changerait sûrement jamais.
Un seul pied passant le pas de la porte avait enclenché le mécanisme et ses rouages graisseux. La meute de louves affamées attendait sagement que le piège ne se referme sur la biche crédule. Elle s’était jetée, tête la première, dans leur gueule ouverte et baveuse. Assises religieusement, sa mère et son convoi de connaissances rachitiques et antipathiques l’invitèrent allègrement à prendre place sur le fauteuil sacrificiel à franges.

Sa génitrice, tête pensante de ce délectable moment qu’elles allaient partager, avait organisé un goûter comme on fabrique un leurre appétissant. Boissons chaudes et petits gâteaux faits maison avaient un fumet suffisamment alléchant pour dissimuler des dents acérées qu’elle allait se prendre dans le flanc.
“Alors comme ça vous n’avez toujours pas d’enfants à trente cinq ans ?” ; “Dites donc, un troisième gâteau ? Êtes vous sûre que c’est bien raisonnable mon petit ?” ; “Si mon mari ne demandait pas ma main après deux ans de vie commune je me poserais des questions”, étaient autant de canines élimées qui tranchaient sa chair à vif, sa graisse, ses organes.
Elle encaissa chacune de ces remarques comme elle l’avait toujours fait pour ne surtout pas froisser l’une de ses vieilles harpies de constitution chétive. Elle avait peur que trop d’émotions ne leur déclenche une crise cardiaque. Alors elle sourit mécaniquement, acquiesçant à chaque ignominie poliment formulée, se laissant lacérer passivement et avec le sourire, car une jeune fille qui tire la tronche “c’est pas joli et pas poli”.
Et comme une proie qui ne se débat pas devient vite une source d’ennui, elle finit par réussir à s’éclipser au bout de quelques heures lors desquelles son égo avait été broyé comme un steak haché qui cache plus de graisse et de nerfs que de viande. Elle traina ce qu’il restait de sa carcasse à l’amour propre piétiné vers la sortie. Et surtout, elle n’oublia pas de remercier ces femmes pour le temps qu’elles avaient partagé puisqu’elle avait visiblement été élevée par l’aliénation et les bonnes convenances en guise de tuteurs légaux.

En remontant non sans mal dans sa vieille voiture miniature, le voyant moteur se mit à clignoter furieusement, comme depuis plusieurs mois maintenant. Elle eut du mal à s'asseoir dans un siège inadapté à sa carrure et ses crampes menstruelles lui labouraient le ventre et lançaient des éclairs dans son anus.
Elle nota mentalement qu’il fallait qu’elle appelle une nouvelle fois un garage en espérant tomber sur un garagiste qui ne déduirait pas de son timbre de voix qu’elle était suffisamment cruche pour payer une vidange trois cents euros hors taxes.
Elle nota mentalement qu’il fallait qu’elle prenne un nouveau rendez-vous chez un gynécologue pour évoquer l’endométriose en espérant tomber sur un spécialiste qui ne se contenterait pas de blâmer son poids pour chaque douleur.
Elle nota mentalement de ne plus jamais accepter les invitations de sa mère en ajoutant tout de même que peu importe l’enfer dans lequel elle se trouvait, il faisait bon en temps de règles, de ne pas quitter un lieu sans passer par les toilettes pour soulager ses diarrhées explosives.

Elle conduisit aussi correctement qu’elle le put et finit par arriver devant son vieil immeuble gris transpirant d’humidité. Il faisait déjà nuit et l’obscurité pesait comme un voile lourd. Comme chaque dimanche, elle savait qu’elle ne trouverait pas de place libre dans la rue et qu’elle allait gâcher un peu plus du temps de son dernier jour de repos puisqu’il avait déjà si bien commencé.
Elle tourna, tourna et tourna encore jusqu’à s’en donner le tournis, et finit par se garer à moitié sur le trottoir sans manquer d’érafler son parechoc. Elle retira la clef du contact, écouta attentivement la voiture se vider de son énergie sans pour autant cesser son vrombissement assourdissant avant plusieurs minutes.

Elle savait ce qui l’attendait dans son appartement et cette idée atrophiait ses muscles. Elle ne parvenait pas à poser sa main sur la poignée pour l’enclencher et sortir de son carrosse deux chevaux. Elle se mit presque à regretter l’agressivité des harpies au thé face à la fulgurance de l’indifférence et du trou frigide qui l’attendaient.
Elle habitait avec Marius depuis deux ans, ils étaient ensemble depuis deux ans et cinq mois. Ils s’étaient mis ensemble rapidement, avaient emménagé ensemble rapidement, et avaient cessé de fournir des efforts pour entretenir un amour fabulé encore plus rapidement.
Joséphine et Marius restaient ensemble par convenance, par semi-confort, par fainéantise. Joséphine et Marius étaient l’un pour l’autre comme une écharde dans leurs doigts respectifs : témoin d’une activité passée, dérangeante et parfois douloureuse, et surtout difficile à déloger. Joséphine et Marius se supportaient. Parfois.

L’odeur de renfermé n’aurait pas été si terrible si la poubelle n’attendait pas d’être sortie depuis trois jours maintenant. Un nouvel écosystème pointait le bout de son nez dans l’évier. Joséphine comme Marius avaient démissionné de leurs fonctions primaires et de leurs convenances en matière d’hygiène.
“Tu n’as pas ramené de quoi manger ce soir ? Le frigo est vide.” Elle ne voyait pas en quoi cette information la concernait. Le thé lui avait visiblement coupé l'appétit. Elle partit s'enfermer sans un mot dans le bureau qui était devenu sa chambre par la force des choses. Elle s’effondra dans le canapé-lit que plus personne ne prenait la peine de replier, retira son pantalon, remarqua la tache rouge brunâtre au niveau de son entrejambe, et s’allongea sans changer son tampon déjà niché dans son vagin depuis trop longtemps.
Elle passa la soirée à se défoncer les yeux aux écrans bleus. Sa télé passait des informations en continu. Bombardements à Gaza avec risque génocidaire ignoré par la plupart, procès pour viol en réunion avec circonstances aggravantes, ministre accusé d’agression et de pressions sexuelles sur ses employées, sondage douteux sur la hausse du sentiment d’insécurité dans l’espace public en France. Elle s’endormit sans éteindre la télé, sans se brosser les dents, sans un baiser tendre, sans dire bonne nuit à celui qui partageait ce qui n’était plus, depuis longtemps, son foyer.

Même si ce tableau ne l’aurait laissé penser, cette soirée froide n’empêcha en rien Joséphine de se faire réveiller au beau milieu de la nuit par une bite chaude et ridiculement excitée se frottant frénétiquement contre son cul.
“Tu me manques.” Elle lui manquait souvent quand il avait envie de baiser. Elle disait rarement non, pour s’en débarrasser plus vite. Pour une fois, elle aurait aussi pu apprécier ce moment mais elle fit tout de même semblant de dormir.
Il agrippa son sein sans douceur, brusquement, comme si ce morceau de graisse n’était pas relié à un corps vivant. Elle ne bougea pas. Il commença à glisser sa main entre les bourrelets de son bas ventre qu’elle ne tentait plus de comprimer. Elle ne bougea pas. Elle attendait avec impatience le moment où sa main impolie entrerait en contact avec son tampon sale.
Ses poils avaient cessé de le rebuter depuis qu’elle ne les rasait plus, mais son sang et ses pertes blanches ou brunes restaient toujours une source de répulsion profonde. Il tenta d’entrer ses doigts en elle. Elle ne bougea pas. Il toucha franchement ce morceau de coton imbibé et retira sa main d’un geste sec. Il émit un râle profond et guttural. Elle rit.

Les règles de Joséphine et les règles des filles en général lui renvoyaient une image de saleté, de crasse incrustée et gluante. Il était resté bloqué au collège en termes de maturité sexuelle, à l’époque ou le fantasme ultime était niché dans une chatte rose et chauve, vierge et “propre”.
Il était frustré, il voulait presque la punir d’être sale et de l’avoir laissé s’aventurer sur ce terrain boueux et dégueulasse. Il ne se priva pas de se masturber sur son corps recroquevillé. Elle ne bougea pas. Elle s’endormit longtemps après qu’il n’eut éjaculé sur ses reins, glissé hors du lit, pour aller s’endormir dans la chambre voisine sans passer par la douche. Jusqu’au matin, elle ne bougea pas.

***

Parce qu’on lui avait conseillé de faire plus de sport, parce qu’on lui avait dit que faire dix mille pas par jour entretiendrait sa santé et l’aiderait à perdre les kilos que les gens appelaient “disgracieux”, elle avait délaissé sa voiture miniature pour aller au travail en marchant depuis une semaine. Elle savait qu’elle serait de retour aux trajets motorisés dans peu de temps mais conservait l’illusion d’une motivation à perdre du poids encore un peu. Si l’idée de se retrouver dans son bureau ne l’enchantait pas, le froid saisissant et la pollution sonore avaient au moins l’avantage de la réveiller pour de bon.
Comme depuis une semaine, à l’approche du bureau, José, le clochard en bas de l’immeuble siffla à son encontre et lui lança une remarque mi-crade mi-poétique. Elle gardait, face à ces vers imbibés d’alcool, une façade indignée couvrant une forme de ravissement intérieur. Plus aucun homme dans son entourage proche ne lui portait autant d’attention que lui. En ce sens, José représentait un petit plaisir coupable dans sa journée. Ses tirades pouvaient lui faire oublier le temps d’un instant son haleine alcoolisée dès huit heures et son sourire de piano, une dent sur deux encore en place.
Elle entra dans le bâtiment, salua le gardien à l’accueil qui ne prenait jamais la peine de la saluer en retour mais lorgnait sur ses seins débordant d’un soutien gorge trop petit. Il manquait presque de se baver dessus mais lui n’avait aucune excuse, pas comme José à qui il manquait des dents pour retenir la salive à l’intérieur de sa cavité buccale.

Ce matin-là, elle n’eut pas même le temps de se faire un café insipide qu’elle fut appelée dans le bureau du directeur. “Martin Lambris, Joséphine Young et Nicolas Sterne sont attendus chez Monsieur Duhamel”. Appelés comme des collégiens dans le bureau de la CPE. Elle s’y rendit accompagnée de ses deux acolytes qui n’étaient malheureusement pas les couteaux les plus aiguisés du tiroir.
Dans l'ascenseur, Nicolas fixait silencieusement ses pieds et Martin coiffait les quelques cheveux qu’il lui restait encore sur le crâne. Ce dernier ne manqua pas de se coller à Joséphine en sortant. Aucun des deux n’avait compris qu’ils étaient appelés pour évoquer le poste de manager auquel ils avaient tous postulé quelques semaines plus tôt.

Le bureau de Mr Duhamel était grand, la vue imprenable. Loin des cases dans lesquelles étaient parqués les employés du deuxième étage. Le bureau de Joséphine en particulier, se trouvait entre la salle de la photocopieuse plus bruyante que sa vieille voiture, et la porte des toilettes, souvent source de désagréments olfactifs. Cette promotion était sa porte de sortie, elle allait la propulser au quatrième étage et elle espérait même avoir son propre bureau.
Seulement, Joséphine n’est pas une grande chanceuse dans sa vie. Une petite partie d’elle s’attendait à se faire souffler le poste par Nicolas. Bien que moins expérimenté, embauché depuis moins longtemps dans l’entreprise et ayant de moins bons résultats qu’elle, il avait un pragmatisme naturel et un sens des chiffres impressionnant. Ajouté à ça un appareil génital masculin, qui était visiblement nécessaire pour un poste haut gradé dans cette boite, elle savait que la concurrence était rude.
En revanche, elle ne s’était jamais préparée à ce que Martin, le débile du bureau 12, un gros porc plus bête que le premier stagiaire embauché, ne leur souffle le poste à tous les deux. Soi disant, “il a le charisme d’un manager et pour ce poste il faut du chien.” Elle eut envie de les étriper, Duhamel et son air sérieux, Martin et son air suffisant bien que n’éffaçant pas son fond profondément idiot, et Nicolas, presque soulgé d’éviter le stress d’une ascention professionnelle.
Evidemment, elle le félicita sobrement, arguant qu’il ne payait rien pour attendre ce lascar, que la prochaine serait pour elle. Pile poil la dose d’humour qu’on attendait d’une candidate recalée. Ils rirent de bon cœur à sa plaisanterie corporate, parce qu’en plus d’être le dindon de la farce elle avait apparemment intégré l’idée d’être aussi le bouffon amusant la galerie.

En sortant de ce bureau, elle fulminait toujours. Elle ne retourna pas dans son bureau coincé entre la photocopieuse folle et les odeurs de merde. Elle avait besoin d’un café avec un tant soi peu de goût pour lui faire passer l’amertume de l’humiliation déguisée qu’elle venait de subir.
Devant l’immeuble, elle fit face à son reflet superposé à une publicité pour un parfum. Pour vendre leur fragrance, il fallait visiblement qu’elle soit incarnée par femme dans le désert à moitié nue. Cette comparaison la déprima allègrement. Des standards inatteignables pour autant qu’on ait besoin de se nourrir pour survivre.
Elle entra dans un café. N'importe lequel, le premier venu. Un petit moment de pause dans cette journée catastrophique avant même d’avoir réellement débuté. Le lieu sentait bon. Elle se réjouit à l’idée de profiter de cette accalmie auto accordée (dans sa journée comme dans sa tête) alors que le bureau devait être en train d’avoir besoin d’elle et de regretter son absence.

Ce moment dans ce café fut une parenthèse. Elle sentait au plus profond d’elle même qu’elle avait besoin de ce temps pour redescendre en pression. L’accumulation qu’elle portait sur ses épaules au quotidien avait beau s’équilibrer à la limite de manière générale, elle se sentait au bord d’un gouffre difficile à surpasser. Elle prit une heure sans regarder sa montre, sans se mettre de pression pour remonter. Elle se devait bien ça.

Lorsqu’elle sentit qu’elle était à nouveau capable de repasser devant José le piano et ses vers à la con, d’affronter le regard crade du concierge collé sur ses seins, et de rasseoir son cul trop gros sur sa chaise trop petite pour terminer sa journée, elle le fit. Elle le fit même avec le sourire. Personne au bureau n’avait remarqué son absence.
Elle avala sa journée et son lot de déceptions sans tanguer, sans fléchir, comme une fellation avec éjaculation non prévue. Joséphine était résiliente, c’était bien quelque chose qu’on devait lui accorder.

En rentrant chez elle ce soir-là, Joséphine pria tous les dieux pour que Marius ferme sa bouche. Elle se sentait éreintée, éraflée par cet amas de lourdeurs écrasant ses épaules. Elle ne se sentait pas prête à affronter une nouvelle épreuve. Agréablement surprise, une odeur gourmande embaumait la petite pièce de leur appartement. Le mystère était donc résolu, Marius savait effectivement faire fonctionner les plaques de cuisson.
Elle se surprit à rester plus que de coutume dans la pièce à “vivre”, épiant cet insoupçonné cuistot à l'œuvre. Il taillait, épluchait, laissait mijoter des aliments complexes à l’équilibre fragile, tout en tenant une conversation plutôt agréable même si la barre n’était pas très haute. Elle ne s’était pas sentie aussi proche de lui depuis longtemps. Proche par l’esprit, on s’entend bien.

Toujours est-il que l’anguille sous la roche, même bien dissimulée dans sa cachette sournoise, finit toujours par pointer le bout de son nez, ou de sa queue selon les circonstances.
Après un dîner savoureux, Marius que le culot n’effrayait pas, tenta de faire comprendre à Joséphine avec de gros sabots que tout travail méritait salaire. Et à ses yeux, sa seule monnaie d’échange résidaient dans ses orifices. Loin de lui l’idée de vouloir se frotter de nouveau à son vagin encombré d’endomètre à évacuer. Mais comme il l’avait si bien dit “T’as d’autres options”.

Lorsqu’elle vomit, assise sur le carrelage froid des toilettes plus tard dans la soirée, elle se demanda si c'était dû à ses douleurs menstruelles ou si c’était des remontées inhérentes au ramassis de conneries qu’elle avait dû supporter pour un pauvre pot au feu. “Si tu m’aimais vraiment, tu ferais l’effort” ; “J’ai des besoins et je me retiens d’aller voir ailleurs pour toi tu sais, c’est contre ma nature”.
Pire encore, une idée terrible, bien plus irritante que les gémissements de Marius, lui traversa l’esprit. Elle imagina, l’espace d’un instant, que ces vomissements pourraient suggérer qu’elle était enceinte du chien de la casse assis en slip sur le canapé dans la pièce d’à côté.

Elle nota mentalement la nécessité imminente d’acheter un test de grossesse en vitesse en espérant ne pas avoir à se taper en plus du reste un avortement.
Elle nota mentalement que Marius ne faisait jamais rien de manière désintéressée et que le doute était levé quant à ses motivations profondes pour entretenir leur couple.
Elle nota mentalement qu’il fallait fermer la porte du bureau à clef ce soir, au cas où le “T’es dégueulasse, range ta bite je ne vais pas te sucer pour une pauvre soupe” n’ait pas été suffisamment clair.

***

Elle avait dormi comme une pierre et semblait pourtant ne pas avoir récupéré une miette de son énergie. Malgré tout, le froid de son trajet jusqu’au bureau raviva le rose de ses joues, lui donnant quelques couleurs pour ne pas être complètement transparente et livide.
En arrivant devant le grand immeuble, José le piano n’était pas à son poste. Etrangement, Joséphine s’inquiéta de cette absence qui rendit son entrée dans le grand bâtiment un poil fade. Même l’absence du regard pervers du concierge sembla dénaturer sa routine matinale.

Habillé d’un costume bas de gamme neuf, l’air pompeux, Martin attendait l’ensemble des collaborateurs à la sortie de l'ascenseur pour les saluer un par un. Le pouvoir conféré par son éblouissante ascension lui gonflait déjà les mollets. Elle se maudit d’avoir profité du grand miroir de la cage montante pour triturer ses points noirs et boutons blancs, laissant des marques rougeâtres partout sur son visage. Visiblement, elle était la dernière qu’il attendait puisqu’à sa suite, il invita tout le monde à se réunir en salle de réunion pour débriefer de sa nouvelle accession au trône. Et la première tête qu’il coupa pour asseoir son autorité fut celle écarlate de Joséphine.
Aucun des employés présents en ces lieux sinistres ne saurait dire quand la situation a dégénéré. Certains affirment que c’est lorsque Martin à fait remarquer à Joséphine son allure négligée et peu professionnelle. D’autres tendent à penser que sa persistance à l’appeler “Jojo le pilier”, jeu de mots reliant sa corpulence imposante et son ancienneté dans l’entreprise a attisé la rage contenue dans Joséphine. Martin lui, ajouta simplement qu’elle devait avoir ses règles pour réagir comme une folle pour une petite blague, qu’elle devait être jalouse qu’il ait obtenu le poste qu’elle convoitait.

Ce qu’il se passa suite à ces quelques mots dans cette salle de réunion aux parois vitrées est difficilement explicable. Toujours est-il que la goutte d’eau avait visiblement débordé du vase et inondé la pièce.
Lorsque Joséphine quitta ce qui ressemblait à une scène de crime, se ruant dans l'ascenseur comme une furie, elle laissa derrière-elle quelques collègues hébétés, un silence funèbre et une salle de réunion aux vitres barbouillées de rouge à grumeaux bruns. Si ses collaborateurs arboraient des visages livides, celui de Martin, qui s’était reçu un tampon imprégné de sang toujours chaud en plein dans la figure, avait quant à lui le rose comme couleur prédominante.

Dans la rue, sa fureur ne voulait pas retomber. José, habitué à une petite rondouillarde timide, vit passer une version de Joséphine qui semblait tout droit venue des enfers. Yeux exorbités, cheveux sales décoiffés, jupe et tee-shirt débraillés dévoilant des sous-vêtements disgracieux et quelques bourrelets.
Il ne la reconnut pas et lui hurla une de ses répliques mi-crades mi-poétiques en oubliant la partie poétique de sa tirade, ce qui eut le don de l’irriter encore plus. Malheureusement, elle avait épuisé toutes ses munitions menstruelles sur Martin. José ne récolta alors que hurlements et quelques mollards baveux crachés à vive allure pour atterrir dans ses cheveux.

Sans but, sans plan et surtout sans clarté d’esprit, elle se sentit seule et désemparée au milieu d’une rue bourdonnante de personnes qui avaient des choses à faire, des endroits ou aller. Une bête enragée aveuglée par la limpidité du monde se déroulant sous ses yeux injectés de sang.
Elle ne sut dire comment mais ses jambes se mirent en route toutes seules, traçant leur route indépendamment de sa volonté. Elle marchait machinalement, dévalant des rues qu’elle ne parvenait à identifier, croisant des regards suspicieux, méfiants. Les mêmes regards qu’elle lançait elle-même aux sans-abris croisés dans le métro ou à la pauvre droguée demandant une pièce en se frottant les bras devant la boulangerie. Sur le coup, elle ne perçut pas qu’on la regardait elle aussi comme une pestiférée, elle qui avait toujours été si bien comme il faut, si peu remarquable dans la foule urbaine. Si peu remarquable dans sa propre vie.
En un rien de temps, elle arriva devant l’une des rues bourgeoises du quartier de Sainte-Magdeleine. Entourée des cinquantenaires blanches mondaines qui pouvaient se permettre d’être dehors un mardi en pleine journée, elle détonnait plus encore. Malgré tout rien n’y faisait, elle ne remarqua pas les passants s’écartant à son approche et les regards de mépris lancés par-dessus l’épaule. Sa furie l’éblouissait toujours.

Lorsqu’elle pénétra dans le cabinet du docteur Blunner qui la suivait maintenant depuis près d’une vingtaine d’années, elle n’avait plus rien de la Joséphine qui s’était toujours assise en silence et avec retenue dans ce fauteuil bleu inconfortable. Au lieu de cette discrète, ennuyante et pitoyable Joséphine qu’il avait apprivoisé, déboula dans la pièce une furie faite de larmes et de morve à l’allure sale et débraillée. Elle ne prit pas la peine de se signaler à l’accueil, de toquer, de s’excuser auprès du docteur et de la patiente dont elle interrompait la séance. Elle entra simplement et tomba en lambeaux métaphoriques sur le tapis d’un designer autrichien qui valait son pesant d’or.
Docteur Blunner, dans l’ordre, s’en fit pour ce tapis majestueux qui allait sans doute être enduit de fluides, considéra l’image que Madame De Villemutier qui avait été coupée dans sa tirade interminable allait garder en tête de cette séance, puis songea à Rebecca, la nouvelle réceptionniste qui faisait un travail déplorable et qu’il allait falloir recadrer. Ensuite, et seulement ensuite, il songea à Joséphine et à la raison de cet état d’hystérie évidente dont il était témoin. Un diagnostic sur lequel il apposait son sceau de spécialiste.
“Mademoiselle Young, nous ne devons pas nous voir avant la fin de semaine. Je vous prie, pour tout déplacement de rendez-vous, de voir les modalités avec Rebecca à l'accueil. Maintenant s’il vous plaît, vous dérangez ma séance en cours. Si c’est urgent vous pouvez téléphoner aux numéros verts affichés dans le hall.” Sans lui laisser l’opportunité de répondre, il avait conclu cet échange et balayé cet appel à l’aide inespéré en ouvrant la porte pour lui indiquer clairement la sortie.

Joséphine n’en croyait pas ses yeux. Par instinct de soumission, elle ramassa sa carcasse pour se diriger vers la sortie, déconfite. Sa tête tourbillonnait, même ses réflexes de survie et de protection s’avéraient vains et emplis de portes fermées. Alors avant que celle-ci ne se referme aussi, la laissant essuyer un échec et une humiliation supplémentaire, elle s’interposa. Son corps entier empêcha la fermeture du cabinet du docteur Blunner et son trop large front se fracassa contre la tranche de la porte. La bosse ensanglantée qui en ressurgit était salement vilaine.
S’il n’avait pas compris en première instance, l’état de psychose avancée dans lequel se trouvait la Joséphine qui se tenait face à lui, il allait le comprendre à ses dépens. A ce stade, il n’était plus question de lui tendre la main ou d’endosser le rôle de l’oreille attentive facturée soixante dix neuf euros de l’heure, il était seulement question d’être un réceptacle humain à toute la haine qu'elle avait emmagasiné et de surcroît, gratuitement.
Lorsqu’hurler sur le docteur Blunner et sur Madame De Villemutier lui parut désuet, elle entreprit de s’attaquer au mobilier. Ni le canapé bleu inconfortable ni le tapis plus cher qu’un SMIC n’y échappèrent. Elle saccagea tout, comme une bête en cage, et ça lui fit un bien fou.

Lorsqu’ELLE choisit qu’il était temps de claquer la porte du cabinet du docteur Blunner, elle le fit avec un sourire victorieux et presque mesquin balafrant sa figure. Sa bosse avait enflé et pulsait, mue par une volonté propre mais elle ne la ressentait pas. Ses règles, que plus rien ne retenaient pudiquement cachées en elle, dégoulinaient le long de ses jambes mais elle ne s’en formalisait pas. Pour la première fois depuis le début de cette crise existentielle, elle prit conscience de l’image qu’elle devait renvoyer au monde extérieur, mais étonnamment, ça ne lui déplut pas.
Joséphine, la jeune fille bien comme il faut, n’était plus. Elle avait sûrement rendu l’âme dans le cabinet de psychanalyse qu’elle venait de quitter, morte sur le tapis de designer.

***

Lorsque la limite de la décence fut franchie une première fois, Joséphine évolua dans le monde comme si elle découvrait un nouveau terrain de jeu. Elle s’amusait du regard salace d’hommes qui auraient pu être son père voire son grand-père, comme elle le craignait autrefois. Elle aimait saisir au vol le moment où ils cessaient de la regarder comme un morceau de viande dénudé et comprenaient que quelque chose clochait avec cette fille.
Partout ou elle se traînait, la répulsion qu'elle inspirait avait un arrière goût sucré et malicieux. Elle tirait de la puissance de l’aversion d’autrui. Tout, dans cette attitude, cultivait ce dégoût franc tranché comme une crème restée trop longtemps au fond du réfrigérateur.
La féminité à son paroxysme, dans ce qu’elle a de plus monstrueux, émanait d’elle comme un pustule sur le point d’éclore, mûr à point, suppureux. Elle se balada ainsi en ville, jusqu’à ce que l’obscurité la rende moins identifiable, moins impressionnante dans son abomination. Puis elle se lassa et se dirigea nonchalamment vers chez elle, retrouver sa tanière.

Et comme la nuit rendait aux âmes leur nature, elle ne tarda pas, au détour d’une rue proche de son immeuble, à se faire accoster plus vigoureusement par un pauvre type en mal de domination masculine. Aveuglé par sa saleté, il ne remarqua ni son allure dépravée, ni ses yeux injectés de sang. Son regard était attiré par les morceaux de peau que ses vêtements mal ajustés laissaient apparaître.
“Sale pute viens par là”, murmura-t-il dans sa barbe. “Sale chien viens par là”, susurra-t-elle à son tour. Délibérément, elle le laissa accélérer le pas comme un chat chassant une petite musaraigne sans défense. Même si cette musaraigne-ci avait la rage. Bientôt, elle sentit son souffle haletant se rapprocher d’elle et, dans la précipitation, se jeter dans la gueule ouverte de Joséphine.

Avant que le chat n’ait attaqué la musaraigne, la petite bête avait neutralisé la grosse. Elle attrapa d'une main vive ses couilles, les faisant rouler entre ses doigts comme des boules qi gong. Elle serra sans intention une seule de tarir sa prise. Ses yeux froids, observaient l'homme devenir rouge, une couleur qui lui seyait au teint, à son humble avis. Elle le vit redevenir enfant, geindre et implorer. Malheureusement pour elle, l’obscurité rendait la scène grotesque, comme une représentation BDSM en ombres chinoises.
Elle lâcha au moment où ses poches se perçaient, après avoir broyé son contenu fragile comme de chair sortant d’un hachoir à viande. Émasculé par deux ou trois doigts, elle se dit qu’il aurait mieux valu se les prendre dans le cul. Une si grande faiblesse à hauteur de main, une corporalité stupide que l’évolution viendrait sans doute gommer avec les années. Des couilles à l’extérieur du corps, quelle idée sado.
L'homme était vivant quand elle l’a laissé par terre. En moins de vingt minutes il s’était vidé et pataugeait dans son sang. Le visage déformé, les mains agrippées à ce qu’il lui restait d’appareil génital.
Mais ça, Joséphine n’en avait plus rien à faire.

***

Avant de pouvoir entrer dans son appartement, elle se fit intercepter par des agents de police alertés par le docteur Blunner de l’état dangereux et extrêmement préoccupant de l’une de ses patientes. Ils ne tardèrent pas d’ailleurs à découvrir l’homme à moitié mort à deux rues du lieu de son interpellation. Les policiers en charge ce jour là décrivaient Joséphine Young comme une femme hystérique en pleine crise psychotique. Elle arracha même, avec ses dents comme une bête sauvage, un morceau d’oreille de l’agent Drussart qui tentait de la maîtriser.

Alors que ces mêmes mots seraient prononcés plus tard lors de sa garde à vue, et pendant son procès en voie de la faire déclarer pénalement irresponsable de ses actes, Joséphine ne se souvint pas des choses de la même manière que les autres. Ce n’était ni le sang, ni la chair à vif, ni les sirènes et lumières de police qui l’avaient marqué ce soir-là.
En cette fin de journée, en cette fin d’intention, les événements avaient coulé sur elle dans le calme comme si elle s’était allongée inerte au fond d’un ruisseau. Elle semblait vidée de ses forces. Elle avait revu par acoups la silhouette de son vieil immeuble gris pitoyable et l’avait salué une dernière fois avec un air de nostalgie teinté d’un “bon débarras” amical. Elle avait observé la mine éberluée de Marius, sorti dehors en même temps que d’autres voisins pour comprendre d'où venait tout ce boucan. Même l’image en coin de sa voiture cabossée et mal garée, témoin silencieux de cette scène au ralenti, accentua la plénitude qu’elle ressentait à ce moment. En cette douce soirée, tout était à sa place.

Evidemment, elle ne le mentionna pas au procès, mais pas une seule minute lors de cette journée étrange, elle ne s’était sentie privée de discernement ou en perte de contrôle. Chaque mouvement insufflé à son corps était mesuré et conscient. Son attitude représentait une réponse adéquate et appropriée à son vécu et à l’intensité des violences qu’elle avait emmagasiné depuis trente cinq pauvres années d’existence.
En somme, c’était peut être ça l’hystérie. Les psychanalystes avaient raison, il fallait expérimenter le genre féminin en société dans son ensemble et sa complexité pour comprendre à quel point le retour de bâton approprié se devait d’être cruel et sanglant. Comme un tampon lancé à vive allure dans la face d’un patron misogyne lambda ou la paire de couilles d’un agresseur sexuel broyées à mains nues dans une ruelle sombre.