Post-mortem

Le 11/08/2025
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par Laure AWENYDD
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Thèmes / Divers / Critiques
Voici une vision pessimiste du travail dans un futur « proche ». Dans ce texte dystopique, les « non modifiés » doivent travailler jusqu’à la mort et même au-delà. Le sujet est intéressant, mais la lourdeur narrative nuit à la fluidité du récit. Le personnage, bien que touchant, reste assez stéréotypé : un vieux râleur qui se désole de sa condition, sans grande nuance ni évolution. L’ensemble reste tout de même appréciable, oscillant entre cynisme et ironie noire.
J'avais écrit ce texte pour répondre à un appel de : France travail.. Qui nous demandait comment nous envisagions le travail de demain... Il n'a pas été retenu... Je me demande pourquoi lol
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Post-mortem

Bon sang, qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour survivre de nos jours ! Cela fait plus de trois heures que je fais la queue dans cette file interminable et toujours aucun visage identifiable à cette distance. Mes articulations commencent à me faire souffrir. Punaise, ce n’est vraiment plus de mon âge. Les compteurs au-dessus des guichets affichent en gros caractères le numéro 95. Je ne suis pas près de passer, j’ai le numéro 277. Pourtant, j’étais persuadé que, en campant devant les locaux de pôle emploi la veille au soir, je passerais dans les premiers au petit jour, mais ce n’est pas le cas, loin de là, d’autres ont eu manifestement la même idée. En plus, quand on fait une analyse rapide de la moyenne d’âge, ça fait peur. Du haut de mes 72 printemps, je fais partie des plus jeunes, quelle ironie ! La jeunesse, il n’y en a plus que pour elle. Nous, les anciens, tant que l’on a la force de tenir debout, on traîne en fin de cortège. J’ai cumulé 104 trimestres de travail, 51 ans de ma chienne de vie et, de nos jours, ce n’est toujours pas assez pour pouvoir toucher sa retraite. Voilà ce qui arrive aux malchanceux ou aux idiots de mon genre qui n’ont pas eu l’intelligence de se faire modifier génétiquement quand l’occasion s’est présentée. À cette époque, je défendais une certaine idéologie qui tendait à prétendre que le temps qui nous marque nous empreint d’une certaine sagesse et que la mort est ce qui donne toute sa valeur à la vie. Alors, les promesses d’une jeunesse prolongée et d’une mort retardée, ce n’était pour moi rien d’autre qu’une abomination contre nature. Si j’avais su ce que l’État nous préparait il y a 40 ans, je ne serais pas là debout dans cette procession avec mes problèmes d’arthrose, de diabète et tous les autres petits soucis liés à mon grand âge. Idéologie, tu parles d’une belle connerie ! Refuser le physique perpétuel d’un gamin de 20 ans et de vivre jusqu’à 175 ans minimum, mais quel crétin j’étais ! Maintenant, je me retrouve ici au milieu de tant d’autres, tout fripé et rabougri, à devoir bosser jusqu’à…
Devant moi, il y a une femme qui tente de cacher son âge derrière un maquillage outrancier et une perruque bon marché. À vue de nez, je lui octroie un bon 92. Purée, je me demande quand même quel style de job on peut proposer une femme de cet âge-là. En plus, elle empeste la mort. Je vous entends d’ici dire que la mort n’a pas d’odeur, mais vous êtes encore bien trop jeunes pour comprendre. Plus on vieillit, plus on sent cette saloperie s’approcher. Elle vous colle à la peau, vous détruit cellule après cellule et, avec l’expérience, vous finissez par connaître le temps qui reste à vivre à certains juste à l’odeur, avec plus ou moins d’exactitude. Pour elle, je dirais six mois maximum. Ils vont la sucer jusqu’au bout de son compteur, j’en ai bien peur.
Il fallait vous faire modifier ! Toujours la même rengaine que l’on vous crache en plein visage dès qu’une occasion se présente. La dernière fois, c’est quand j’ai râlé pour le boulot de nettoyeur de trottoir que l’on m’a proposé ou, plus exactement, que l’on m’a imposé. On n’a plus vraiment le choix. J’ai quand même tenu le coup jusqu’à ce que je chope cette foutue grippe. Là, ils n’ont pas fait dans le sentiment. J’ai été viré le premier jour de mon arrêt maladie. Les petits vieux prêts à nettoyer la merde des autres dans cette vie de merde à cause d’une simple erreur de parcours, ça ne manque pas. Quand l’État a fait l’annonce de ces réformes sur les régimes de retraite, les contestataires comme moi ont été informés qu’ils devraient désormais bosser plus de 400 trimestres pour pouvoir avoir droit à un peu de repos. Je suis bien sûr immédiatement revenu sur mes positions éthiques, mais il était trop tard, la mutation n’est possible que jusqu’à l’âge de 35 ans, après c’est foutu. Les cellules suivent la courbe normale des choses et l’on vit seulement le temps qui nous était au départ alloué. C’est la raison pour laquelle je me retrouve là, et la journée promet d’être longue. J’aurais dû penser à emmener un siège portatif, comme certains.
Un de moins au guichet trois. Ça défile comme les heures, lentement. Je n’ai même pas pensé à emmener un livre ou mon baladeur pour passer le temps. Heureusement, cette fois, je n’ai pas oublié de mettre une couche, pas question de quitter la file même pour aller pisser. Je crois que j’ai bien fait, j’ai l’impression que mes intestins ont un peu de mal avec les raviolis en conserve de la veille au soir… Trop tard, j’ai tout lâché, mes voisins d’infortune me regardent d’un drôle d’air, mais a priori ils ont l’air plus gênés pour moi qu’autre chose. Je ne pense pas être le seul à porter ce genre d’accessoires. J’espère juste que l’odeur n’est pas trop perceptible. Encore de deux moins au guichet six et neuf. Ah ! Ils ouvrent cinq guichets de plus, avec de la chance, cela va peut-être accélérer les choses. Voyons, on n’en est au numéro 185 et il est 12h30, j’ai connu pire. Je vais manger un peu, je n’ai pas vraiment faim, mais cela me fera une occupation. La bonne femme devant moi s’est soudainement retournée mais, au vu de son air dégoûté, je ne sais pas quelle odeur la dérange, celle de mon casse-croûte ou le relent de mes couches. Je me suis contenté de lui sourire bêtement. En fait, en la détaillant avec plus d’attention, je suis revenu sur mes calculs, elle a bien plus que 92 automnes. Si elle dépasse la semaine, elle aura de la chance. Façon de parler, bien évidemment. Dans quel monde vit-on ? C’est vraiment une honte !
Il y a du mieux, il est 15 heures et je commence enfin à percevoir le personnel des guichets. Le numéro 241 s’affiche en clignotant. Je me rapproche doucement, mais la vraie bonne nouvelle, c’est que ma protection spéciale fond de culotte tient le choc.
Ma montre affiche 16h15 et il n’y a plus que la vieille momie devant moi. Ça traîne, ça traîne. Elle se lève enfin. Le numéro 277 apparaît en chiffre rouge au poste 13, par chance, je ne suis pas superstitieux. Je m’approche, une jeune femme m’invite à m’asseoir. Je lui tends ma carte de demandeur d’emploi, elle s’en empare. Mon arrière-train émet un drôle de bruit au moment où mon séant se pose sur la chaise en skaï et l’odeur qui en émane désormais n’est en rien fluette, mais cela ne semble pas la déranger. L’habitude, sûrement.
— Bonjour, Monsieur Valons. Bienvenue à Pôle emploi.
Je ne suis pas dupe, c’est une simple formule de politesse, sûrement obligatoire dans son contrat de travail. Elle vérifie mon dossier, il n’y a toujours aucune émotion qui transpire de son visage jeune et lisse. Pourtant, même moi, je suis incommodé par mes effluves. J’attends.
— Très bien, je constate que vous avez été congédiés il y a peu de votre dernier emploi pour cause de maladie.
Son regard inexpressif se pose sur moi.
— Vous n’êtes pas sans savoir, je pense, qu’il vous reste encore 49 ans de travail obligatoire avant que vous ne puissiez prétendre à votre retraite. Ne voyez aucune ironie dans mes propos, mais pensez-vous réellement vivre durant une aussi longue période ?
Mais oui, Mademoiselle, je vais encore tenir un demi-siècle juste pour faire tomber vos statistiques. Saloperie de jeune… Enfin, jeune, je n’en suis pas si sûr. Elle est sûrement même plus âgée que moi, mais je ne dis mot et me contente de baisser honteusement la tête. En vérité, si je tiens encore une vingtaine d’années, je m’estimerai heureux, mais ce genre de réflexion on les garde pour soi.
— Je vais vous faire une proposition qui, à mon avis, sera dans votre cas difficile à refuser, Monsieur Valons.
Ah bon ! J’ai le choix, c’est une nouveauté ! pensé-je.
— Votre corps commence à fatiguer et vous cumulez les problèmes de santé, si je ne m’abuse, mais par chance votre aspect extérieur reste en bon état général. Je constate même que votre dentition est presque parfaite. Ce sont vos dents d’origine ?
Je n’ai même pas le temps de répondre, qu’elle poursuit.
— Il y a de tout nouveaux débouchés pour les gens comme vous.
Je ne comprends pas. Des gens comme moi ? Des vieux encore en état de marche ? Je la laisse continuer.
— Depuis quelques décennies, le taux de mortalité est en régression constante, conséquence directe de nos progrès en génétique, ce qui entraîne de façon implicite quelques problèmes dans certains corps de métier qui manquent cruellement, comment dire… de matières premières. Suivez-vous jusque-là ?
Non, non, mon esprit refuse de la suivre, l’instinct, je suppose. Je la questionne.
— Comment ça ? Dans quel corps de métier je pourrais apporter mon aide ?
— Eh bien, disons qu’à la vue de votre état général, vous avez l’embarras du choix. Vous êtes un homme chanceux, Monsieur Valons. Il y a une très forte demande des étudiants en médecine, ainsi qu’en kinésithérapie. Les infirmiers en dernière année sont en général les moins bien lotis mais, à mon sens, ce qui vous conviendrait le mieux serait un poste dans un centre de recherche dentaire.
— De quoi ? Vous voulez que je devienne cobaye pour la médecine ? Vous plaisantez ? Jamais je ne me laisserai charcuter de mon vivant ! Hors de question !
Mon ton de voix reste ferme et impassible pour bien lui faire comprendre que, ce travail, je le refuse quoi qu’il m’en coûte.
— Justement, cet emploi ne serait pas… comment dire… de votre vivant.
Un étrange rictus pouvant se confondre avec un sourire se dessine sur son visage. Je me décompose sur place.
— Vous attendrez ma mort ! Vous me proposez un job post-mortem pour une retraite que je ne toucherai jamais ?
— Non, ce n’est pas exactement cela, Monsieur. Je vous propose d’avancer quelque peu la date de votre mort pour pouvoir postuler pour cet emploi et par là même payer à l’État le temps de travail que vous lui devez encore.
Je reste médusé, la bouche ouverte, incapable de prononcer le moindre mot, tant cette proposition me semble aberrante.
— Réfléchissez-y, vous bénéficierez en plus de certains avantages. L’État vous propose, si vous acceptez, de prendre l’intégralité de vos frais d’obsèques en charge, ce qui sera un vrai soulagement pour votre famille. La mort coûte une petite fortune depuis que l’on frôle l’immortalité ! De plus, vous aurez droit à une retraite. Trois semaines, plus précisément, de vacances tous frais payés dans un centre des plus confortables.
Je ne trouve toujours rien à dire. Je dois mourir, bosser après ma mort pour payer mon dû et toucher ma retraite. Incroyable ! Mais comment notre société a pu en arriver là ? Je réfléchis à toute vitesse. Bien sûr, la prise en charge mes obsèques, c’est un sacré argument de poids ! Près de trois ans de salaire pour chacun de mes deux enfants. Heureusement qu’ils n’ont pas fait la même connerie que moi, mais c’est quand même un sacré héritage que je leur laisse. En plus, si je travaille jusqu’à épuisement, qu’est-ce que j’y gagnerai ? Toujours plus vieux, plus malade. Mon interlocutrice interrompt mes réflexions, comme si elle lisait dans mes pensées.
— Vous avez conscience que vous risquez de travailler jusqu’à votre dernier souffle sans prétendre à votre retraite ? Trois longues semaines, c’est mieux que rien. Je dirais même que c’est une sacrée opportunité pour vous, ne passez pas à côté. Dans quelques années, ma proposition risque d’être bien moins intéressante. Passé un certain âge, nous avons beaucoup plus de difficultés à vous trouver un emploi. Les plus chanceux finissent momifiés dans des musées itinérants pour que nos futurs enfants sachent à quoi ressemblait une personne âgée. Le centre des curiosités nous prend parfois quelques pièces de maladies rares. La peau des visages les plus marqués sert à confectionner des tableaux, dans certains cas. Il y a également une mode, en ce moment : des bijoux confectionnés à partir « d’os de vieux », mais ce n’est à mon avis qu’une marotte éphémère. Tous ces candidats ne bénéficient pas des avantages dont vous pouvez disposer. Pour eux, ni retraite ni frais d’obsèques pris en charge.
Elle s’approche de mon oreille et murmure :
— De plus, j’ai appris de source sûre que l’État projette dans un temps très bref de faire payer aux descendants des non modifiés le temps dû par leurs parents. Je vous le redis encore une fois, ne passez pas à côté de cette occasion, cela ne durera pas.
Elle me sourit de toutes ses dents. Le diable a le plus beau des sourires, pensé-je. Je n’ai pas vraiment le choix. La dernière fois, je suis passé à côté, je ne commettrai pas de nouveau ce genre d’erreur.
— J’accepte !
— C’est une sage décision, Monsieur Valons, pleine de bienveillance pour vos proches qui vous en seront très certainement reconnaissants. Mon père a fait ce choix et je le remercie chaque jour. Dans quel secteur d’activité souhaiteriez-vous travailler ?
Dans quoi je voulais travailler ? Je souris intérieurement. Où sont donc passées toutes ses promesses de vie éternelle après la mort ? Réponse évidente, pas de repos pour les idiots. Je suis assez fier de ma denture, dont j’ai toujours pris grand soin. Le choix suggéré par l’employée du pôle est à mon avis le bon.
— Je désirerais travailler pour les étudiants de chirurgie dentaire, si cela m’est possible.
J’affiche mon plus beau sourire.
— Je pense, Monsieur, que vous disposez de toutes les qualités requises pour ce poste que vous obtiendrez assurément.
Elle me sourit en retour.
— Je vous donne l’adresse. Vous pouvez postuler demain dans la matinée. Les candidats sont reçus rapidement et les contrats signés à la suite de l’entretien d’embauche pour ceux qui sont sélectionnés, bien évidemment.
Elle me tend un petit bout de papier, tout frais sorti de l’imprimante.
— Je vous remercie de votre visite dans nos locaux, Monsieur Valons, et vous souhaite bonne chance en espérant ne pas vous revoir ici de sitôt.
Elle rit de sa blague mais je ne lui fais pas écho, car je la trouve d’un goût plus que douteux. Je l’interpelle avant de me lever.
— Mais, pour la suite, comment ça se passe ?
— N’ayez aucune inquiétude, me dit-elle sur un ton mielleux, une fois votre contrat de travail signé, notre organisme en sera sur l’instant informé et vous ne serez plus inscrits en tant que demandeur d’emploi. Votre temps restant sera automatiquement crédité des trimestres manquants. L’hôpital dentaire vous fournira gîte et couvert durant trois semaines de repos mérité. Vous pourrez dès lors vaquer aux occupations qui vous conviendront et faire ce que bon vous semble jusqu’au jour de votre fin programmée. Je vous souhaite une bonne retraite, Monsieur, et, au nom de l’État, vous remercie d’avance pour votre cotisation.
Je m’empare de l’adresse et me lève de mon siège en souriant. Je vais bénéficier de trois semaines d’oisiveté totale, moi qui n’ai jamais eu le moindre jour de congé depuis mes 16 ans. Mais l’angoisse m’étreint soudainement en quittant les locaux. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire pour tuer le temps durant ces 21 jours ? J’ai bien peur que, comme bon nombre de retraités, je risque fort de m’ennuyer.