Encore un baiser se rattache à mon roman en cours d'écriture intitulé La dame de Glamorgan et situé au pays de Galles. Je me suis amusée à plonger des descendants de personnages de cette histoire dans un bain gothique.
Encore un baiser
Tout commença par un héritage tombé dans l’escarcelle de mon frère, lord Hector d’Afan, devenu baronet par le décès de notre oncle paternel. Outre le titre, lui échurent diverses propriétés en Angleterre et au pays de Galles, berceau de nos ancêtres. La plus improbable était une forteresse à moitié écroulée au nord-ouest de Cardiff. « Une ruine romantique », selon Hector, enthousiasmé par sa découverte de l’endroit au point de vouloir la restaurer dans l’esprit de l’époque. Grâce à notre mère qui se délectait des romans d’Ann Radcliffe et de Mary Shelley, lui et moi avions baigné dans une atmosphère gothique depuis notre plus tendre enfance. Elle nous lisait des récits à faire dresser les cheveux sur la tête et nous nous cachions sous nos lits, terrorisés et ravis. Mon père laissait faire, trop épris de cette épouse farfelue pour la contrarier. Lorsqu’elle était morte, il l’avait suivie de peu, et mon frère, plus âgé de quelques années, était devenu mon tuteur. Un tuteur indulgent qui ne surveillait pas mes lectures et me permettait de flâner dans la campagne autour de notre domaine du Kent. Quand il parla de retourner à Castell Nedd - le nom à lui seul était fascinant - pour se rendre compte de l’avancée des travaux, je le suppliai de l’accompagner.
— Promis, juré ; je me ferai toute petite. Je ne vous gênerai en rien.
— Ne préféreriez-vous pas une Saison à Londres ? J’en toucherai deux mots à grand-tante Agatha. Elle sera heureuse de vous présenter.
— Non, seigneur ! m’écriai-je, horrifiée par cette perspective. Je déteste la foule, la danse et changer de robe dix fois par jour. En plus, grand-tante Agatha m’assomme à jacasser sans arrêt. Emmenez-moi plutôt !
— Bon, à condition d’être prudente. Un accident est vite arrivé : une pierre descellée, une planche pourrie qui s’effondre…
— Un spectre qui errerait dans les couloirs ?
— Vous ne croyez pas si bien dire. Pendant mon premier séjour, j’ai eu droit à la légende d’un d’Afan du douzième siècle qui avait eu maille à partir avec son suzerain. Soi-disant, il se balade la nuit dans le donjon, tenant à la main sa tête coupée.
J’éprouvai un frisson d’excitation et de peur mêlées.
— Cela renforce mon envie d’y aller, dis-je.
— Vous ne m’avez pas bien écouté. Interdiction de sortir de votre chambre après le coucher du soleil, sinon je vous renvoie en Angleterre.
— Bien sûr. Je la respecterai, mon cher frère.
Il hocha la tête d’un air de doute. Déjà, il regrettait de s’encombrer d’une sœur au cerveau farci d’histoires terrifiantes et aux tendances fureteuses. Je lui envoyai un baiser du bout des doigts et courus faire mes bagages. Ceux-ci se réduisirent à des tenues et des capes bien chaudes, le printemps étant moins avancé au pays de Galles. Aucune robe du soir. Hector n’avait pas prévu d’inviter qui que ce soit dans une demeure en réfection. En revanche, je n’oubliai pas d'emporter de solides chaussures.
***
Comment décrire Castell Nedd ? J’eus le loisir de contempler le château lors de l’ascension à dos de mulet. Les nombreuses malles, impossibles à monter à bras d’homme sur cette pente raide, au sentier caillouteux, avaient été réparties sur plusieurs bêtes. Notre voiture laissée en bas se réduisait peu à peu à un minuscule point noir. Le pâle soleil levant teintait de mauve les pans de murs crénelés encore debout. Je ne pouvais imaginer un décor plus propice aux vagabondages de l’imagination. Passée la porte cloutée, mise en place pour dissuader les intrus de s’introduire dans le chantier, l’aspect pittoresque s’atténuait. Il fallait se frayer un chemin parmi les gravats et les blocs de pierre empilés et la basse cour résonnait d’assourdissants coups de marteau. Rien à voir avec le silence qui planait sur ce genre de lieu dans mes livres préférés. À l’intérieur du donjon, seules deux pièces avaient été aménagées et meublées de façon banale : la chambre d’Hector, au premier étage et la mienne, juste au-dessus. Des cheminées et des tapis remplaçaient les braseros et les jonchées de paille médiévaux.
— Dommage de ne lui avoir pas conservé son côté authentique, fis-je remarquer à Hector lors de notre tour du propriétaire.
— Je ne me vois pas vivre sans confort comme mon ancêtre décapité. Peut-être voudrez-vous procéder à un brin de toilette. J’ai fait monter votre tub.
En effet, ce n’était pas de refus après un trajet long et fatigant et deux nuits dans une auberge. Les yeux fermés, j’aurais presque pu croire que je m’immergeais dans un cuveau en bois doublé d’étoffe et non dans ma baignoire en zinc. L’illusion s’évanouit quand je les rouvris. Je m’étendis sur le lit et m’assoupis. Je ne m’éveillai qu’au crépuscule. La disparition de la lumière naturelle effaçait les contours et conférait à ce cadre ordinaire un caractère mystérieux. La flamme de la bougie que j’allumai accentua cette impression. J’allai à l’unique fenêtre et regardai la nuit tomber. L’ombre noyait les à-pics et gagnait en hauteur, laissant subsister de légères traînées roses au couchant. Je revêtis une robe propre et descendis rejoindre mon frère. Nous soupâmes des provisions que nous avions apportées, dans la grande salle du rez-de-chaussée, presque nue, à l’exception d’une table et de deux sièges fabriqués par le menuisier de Talgarth, la ville la plus proche. Un feu clair pétillait dans l’âtre tout neuf et dispensait une chaleur douce. Au moment de nous séparer pour la nuit, Hector me retint :
— Surtout, tirez le verrou, Lucy. La porte du donjon ferme mal. Les maçons logent dans un bâtiment à part et on ne sait jamais ce qui peut leur passer par la tête.
— Et les revenants ? Vous ne les craignez pas, eux ? ironisai-je.
— Je ne suis plus le garçonnet qui se dissimulait sous son lit. Grandissez un peu, petite sœur !
Il me quitta sur cette boutade. Si grandir signifiait accepter la réalité dans sa platitude, je n’en voulais à aucun prix. Non seulement je ne vous obéirai pas, mais je sortirai de ma chambre, me dis-je. Mon audace n’allait pas jusqu’à franchir les limites du donjon. D’ailleurs, cela n’aurait eu aucun sens. Si une âme errante devait se montrer, ce ne serait pas dehors. Armée de mon bougeoir, j’empruntai l’escalier en colimaçon, réplique fidèle de celui d’origine. Puis j’attendis, assise sur ma couche en longue chemise brodée de dentelle. Quand la montre en pendentif, offerte par Hector à mon dix-neuvième anniversaire, marqua minuit, je me levai, couvris mes épaules d’un châle et me glissai sur le palier. Chaussée de pantoufles bordées de cygne, je m’élevai d’étage en étage, précédée du rond pâle de ma chandelle dont la clarté projetait ma silhouette mouvante sur le mur. À plusieurs reprises, un souffle de vent se faufila par une meurtrière reconstituée et faillit me plonger dans le noir. Je trouvai le courage d’ouvrir une porte après l’autre et de promener mon lumignon dans les recoins : rien. Il me restait une pièce à visiter au dernier niveau avant de déclarer forfait, la salle des gardes selon les anciens plans récupérés par mon frère. Encore un effort et j’y serais. Le temps d’entrer et de constater, un cri m’échappa et le bougeoir manqua de me tomber des mains. Une forme humaine se tenait appuyée à la paroi du fond. Je distinguai les reflets de métal de jambières et plus haut, d’une cotte de mailles. Mon cœur se mit à cogner à grands coups sourds, mon pouls s’affola, le duvet de mes bras se hérissa. Je n’osai remonter davantage de peur de rencontrer le vide.
— Une visite ! La première en six siècles. Approchez, jeune fille, que je vous voie mieux !
Je ne bougeai pas, occupée à fixer la source de la voix. Sous la lueur faible, la tête au bout de la main gantée de cuir s’efforçait de sourire. Un œil crevé exhibait une orbite creuse, l’autre était parcouru de veines sanguinolentes. La coupure nette au niveau du cou traçait comme un fil rouge. Cet homme avait été beau, à en juger par son front haut, son nez droit, ses lèvres miraculeusement préservées, et ses longs cheveux noirs. Sans nul doute, j’avais devant moi l’incarnation de la légende de Castell Nedd.
— Les travaux de lord Hector m’ont forcé à me retrancher ici, ajouta-t-il. Avant son arrivée, j’errais à mon gré dans les ruines de mon donjon.
— Je suis désolée.
Des mots stupides, hors de proportion avec mon ressenti.
— Ne le soyez pas, lady Lucy. Tel est votre nom, n’est-ce pas ? Au fond, votre frère s’apprête à rendre la vie à ce château : une louable intention. Mon assassin a voulu le raser, effacer le nom de Griffin ap Iestyn, et il a échoué.
— Pourquoi tant de haine ?
J’avais du mal à m’adresser à cette tête dissociée du corps. Les blessures infligées m’inspiraient un mélange de pitié et d’horreur. Les lèvres bien ourlées remuèrent pour répondre :
— Je l’ai trahi et je lui ai pris sa femme : deux excellentes raisons de me détester.
— Elle devait être très belle.
— Non, pas très belle ; mais intelligente et courageuse : deux qualités que vous semblez posséder.
Même si le compliment venait d’un mort, c’était le premier que je recevais. À ce titre, il m’émut jusqu’au tréfonds. Son histoire d’amour malheureuse était furieusement romanesque. Autant dire que celles écrites par Radcliffe et Shelley faisaient pâle figure à côté.
— Voulez-vous me rendre un service ? ajouta Griffin.
— J’en serais heureuse.
— Il y a si longtemps que je n’ai pas été embrassé ! J’ai presque oublié le goût d’un baiser.
L’idée d’embrasser une tête séparée d’un tronc était en soi terrifiante ; d’autre part, celle de peiner cet être sensible m’affligeait. Je dominai mes craintes et me penchai. Les lèvres de Griffin étaient chaudes et douces, son haleine n’exhalait pas le cadavre, mais une saveur de cannelle et de clou de girofle. Le vin qu’il avait bu avant de mourir devait contenir ces épices. Mon premier baiser, et il m’était donné par un homme disparu depuis des siècles ! Je n’oserais jamais raconter ce fait à quiconque. De toute façon, on ne me croirait pas : pire, on rirait de moi. Tandis que je me redressai, Griffin souffla :
— Merci. Ce fut intense et délicieux. Avant de vous laisser aller dormir, puis-je vous présenter une autre requête ? Je sais, c’est abuser.
D’instinct, mon regard se déplaça vers son corps. Sa main libre restait immobile, à l’instar du torse et des jambes. Griffin allait-il me demander de faufiler mes doigts sous la carapace de mailles et de le caresser ? Je connus un instant d’appréhension avant qu’il ne reprenne :
— Je suis las d’errer perpétuellement dans ces lieux. Si vous me donniez une sépulture décente, je vous vouerais une gratitude éternelle.
— Mais… comment ?
À la fois soulagée et perplexe, j’enchaînai :
— Outre que creuser le sol requiert une force d’homme, je ne pourrais œuvrer sans être vue. La cour est toujours pleine d’ouvriers.
— La terre est meuble derrière le réservoir et, à l’heure de la pause, les maçons rentrent manger dans leur local.
Autant que sa bouche, son œil unique me suppliait. Difficile de résister à cet appel.
— Très bien, dis-je. Je verrai ce que je peux faire.
— Vous êtes un ange du ciel, lady Lucy. Si vous aviez vécu à mon époque, comme je vous aurais aimée !
— J’aurais eu la douleur de vous perdre.
— Peut-être m’auriez-vous empêché de me rebeller. Cette autre femme n’a pas réussi en dépit de son amour.
Vous ne paraissez pas homme à subir des influences, faillis-je rétorquer. Mais je me bornai à l’assurer que je le tiendrais au courant de mes efforts. Je réintégrai ma chambre en proie à des sentiments bizarres, dont celui d’avoir mûri en peu de temps. Dire que j’aurais pu faire la révérence à la reine Victoria, boire du thé insipide et grignoter des petits gâteaux tout en écoutant les fadaises de jeunes gens boutonneux ! Je n’aurais pas connu l’excitation d’avoir rencontré un fantôme, d’avoir reçu et rendu des baisers ardents et à présent, d’aménager une dernière demeure. Hector me trouva l’air absent à la collation de milieu de matinée.
— Le spectre aurait-il par hasard troublé votre sommeil?
Pensant au réservoir évoqué par Griffin, je répondis :
— Non. Je réfléchissais à la manière dont j’ai obtenu si vite de l’eau pour mon bain.
— Très simple. Castell Nedd dispose d’une citerne d’origine alimentée par l’eau de pluie.
— Oh ! Passionnant. J’irai y jeter un coup d’œil.
Il me sourit avec indulgence.
— Une autre fille s’intéresserait aux robes et aux prétendants. Vous êtes un cas particulier, ma chère petite sœur.
Si Hector savait pour le baiser, il me claquemurerait, pensai-je. Il ne s’étonna pas de me voir prendre la direction de ladite citerne, un vestige de la splendeur ancienne de Castell Nedd. La pierre était rongée par les intempéries et les mousses. Du bout du pied, je tâtai le sol alentour et ma constatation corrobora les dires de Griffin. J’attendis que le va-et-vient de la cour ait cessé pour y retourner. Avisant une pelle dressée contre un mur, je la raflai au passage et la dissimulai sous ma cape. Puis je commençai méthodiquement à arracher des mottes de terre. J’avais déblayé quelques pouces au moment où une voix dans mon dos me provoqua un sursaut :
— Au nom du ciel, que faites-vous, lady Lucy ?
Je pivotai sans lâcher la pelle et fis face à un grand gaillard aux habits couverts de débris de plâtre.
— Je… c’est... pour des plantations, balbutiai-je.
Il haussa les épaules.
— Rien ne pousse ici. Enfin, si vous le désirez, je vous arrangerai ça.
De quoi se mêlait-il ? Je maîtrisai mon agacement pour ne pas éveiller sa suspicion.
— Merci, vous êtes très obligeant. Ce ne sera pas nécessaire. Je me contenterai de gratter un peu.
— À votre convenance.
Il s’éloigna et j’en profitai pour enfoncer davantage la pelle. Reviendrait-il vérifier ? Tant pis ! Un risque à courir. En tout cas, la masse du réservoir me déroberait à la vue des gens présents dans la cour. Au bout d’un quart d’heure d’efforts, j’étais en nage et les bras endoloris ; aussi décidai-je que c’était assez pour aujourd’hui. La nuit venue, je grimpai au dernier étage, sans aucune peur cette fois, et retrouvai mon guerrier à la même place. Pareil le lendemain et le surlendemain. Je m’enhardis jusqu’à poser les lèvres sur sa paupière martyrisée et la cavité béante de son œil manquant. Entre deux baisers, je l'informais de mes progrès et lui me racontait comment l’époux bafoué avait pris d’assaut le château et massacré la garnison. Le maçon curieux ne revint pas me perturber. Quand je jugeai le trou assez profond pour accueillir un homme robuste, je pris la main libre de Griffin et nous sortîmes ensemble du donjon. La silhouette de la citerne se découpait sur le fond du ciel, obscurci par de lourds nuages. L’excavation se devinait à peine dans les ténèbres. Une puissante odeur d’humus et d’herbe s’en exhalait.
— Voici l’instant de nous séparer, déclara gravement Griffin. Encore un baiser ; un dernier, s’il vous plaît.
Je m’inclinai et rivai ma bouche à la sienne. Mes yeux se mouillaient. Qui embrasserais-je après lui ? Et les lèvres d’un vivant me procureraient-elles une ivresse comparable ? Le corps de Griffin s’allongea dans la cavité tandis que sa tête demeurait en équilibre sur le bord. Celle-ci bascula à son tour dans le trou. Bravement, j’empoignai la pelle afin de recouvrir et d’égaliser. Des larmes coulaient sur mes joues. À travers la brume d’eau qui emplissait mes yeux, je vis des ombres surgir et faire cercle autour de la tombe. Les nuages se déchirèrent et un croissant de lune éclaira des hommes en cotte de mailles : les guerriers de Griffin. Certains avaient eu comme lui le col tranché et leur tête indépendante se balançait au bout de leur main. D’autres portaient d’atroces blessures au visage, exhibaient une manche de tunique vide ou une poitrine percée d’un coup de lance, là où le métal avait cédé. Tous semblaient regarder dans ma direction. D’abord muets, ils entonnèrent en chœur :
— Encore un baiser, s’il vous plaît !
Le son enfla, s’amplifia au point de me vriller les tympans. Les maçons étaient-ils sourds pour ne pas entendre cette litanie lugubre, répercutée de pierre en pierre ? Et Hector n’était-il pas réputé avoir le sommeil léger ?
Mes doigts crispés sur le manche de la pelle s’entrouvrirent et je m’enfuis, épouvantée.
Tout commença par un héritage tombé dans l’escarcelle de mon frère, lord Hector d’Afan, devenu baronet par le décès de notre oncle paternel. Outre le titre, lui échurent diverses propriétés en Angleterre et au pays de Galles, berceau de nos ancêtres. La plus improbable était une forteresse à moitié écroulée au nord-ouest de Cardiff. « Une ruine romantique », selon Hector, enthousiasmé par sa découverte de l’endroit au point de vouloir la restaurer dans l’esprit de l’époque. Grâce à notre mère qui se délectait des romans d’Ann Radcliffe et de Mary Shelley, lui et moi avions baigné dans une atmosphère gothique depuis notre plus tendre enfance. Elle nous lisait des récits à faire dresser les cheveux sur la tête et nous nous cachions sous nos lits, terrorisés et ravis. Mon père laissait faire, trop épris de cette épouse farfelue pour la contrarier. Lorsqu’elle était morte, il l’avait suivie de peu, et mon frère, plus âgé de quelques années, était devenu mon tuteur. Un tuteur indulgent qui ne surveillait pas mes lectures et me permettait de flâner dans la campagne autour de notre domaine du Kent. Quand il parla de retourner à Castell Nedd - le nom à lui seul était fascinant - pour se rendre compte de l’avancée des travaux, je le suppliai de l’accompagner.
— Promis, juré ; je me ferai toute petite. Je ne vous gênerai en rien.
— Ne préféreriez-vous pas une Saison à Londres ? J’en toucherai deux mots à grand-tante Agatha. Elle sera heureuse de vous présenter.
— Non, seigneur ! m’écriai-je, horrifiée par cette perspective. Je déteste la foule, la danse et changer de robe dix fois par jour. En plus, grand-tante Agatha m’assomme à jacasser sans arrêt. Emmenez-moi plutôt !
— Bon, à condition d’être prudente. Un accident est vite arrivé : une pierre descellée, une planche pourrie qui s’effondre…
— Un spectre qui errerait dans les couloirs ?
— Vous ne croyez pas si bien dire. Pendant mon premier séjour, j’ai eu droit à la légende d’un d’Afan du douzième siècle qui avait eu maille à partir avec son suzerain. Soi-disant, il se balade la nuit dans le donjon, tenant à la main sa tête coupée.
J’éprouvai un frisson d’excitation et de peur mêlées.
— Cela renforce mon envie d’y aller, dis-je.
— Vous ne m’avez pas bien écouté. Interdiction de sortir de votre chambre après le coucher du soleil, sinon je vous renvoie en Angleterre.
— Bien sûr. Je la respecterai, mon cher frère.
Il hocha la tête d’un air de doute. Déjà, il regrettait de s’encombrer d’une sœur au cerveau farci d’histoires terrifiantes et aux tendances fureteuses. Je lui envoyai un baiser du bout des doigts et courus faire mes bagages. Ceux-ci se réduisirent à des tenues et des capes bien chaudes, le printemps étant moins avancé au pays de Galles. Aucune robe du soir. Hector n’avait pas prévu d’inviter qui que ce soit dans une demeure en réfection. En revanche, je n’oubliai pas d'emporter de solides chaussures.
***
Comment décrire Castell Nedd ? J’eus le loisir de contempler le château lors de l’ascension à dos de mulet. Les nombreuses malles, impossibles à monter à bras d’homme sur cette pente raide, au sentier caillouteux, avaient été réparties sur plusieurs bêtes. Notre voiture laissée en bas se réduisait peu à peu à un minuscule point noir. Le pâle soleil levant teintait de mauve les pans de murs crénelés encore debout. Je ne pouvais imaginer un décor plus propice aux vagabondages de l’imagination. Passée la porte cloutée, mise en place pour dissuader les intrus de s’introduire dans le chantier, l’aspect pittoresque s’atténuait. Il fallait se frayer un chemin parmi les gravats et les blocs de pierre empilés et la basse cour résonnait d’assourdissants coups de marteau. Rien à voir avec le silence qui planait sur ce genre de lieu dans mes livres préférés. À l’intérieur du donjon, seules deux pièces avaient été aménagées et meublées de façon banale : la chambre d’Hector, au premier étage et la mienne, juste au-dessus. Des cheminées et des tapis remplaçaient les braseros et les jonchées de paille médiévaux.
— Dommage de ne lui avoir pas conservé son côté authentique, fis-je remarquer à Hector lors de notre tour du propriétaire.
— Je ne me vois pas vivre sans confort comme mon ancêtre décapité. Peut-être voudrez-vous procéder à un brin de toilette. J’ai fait monter votre tub.
En effet, ce n’était pas de refus après un trajet long et fatigant et deux nuits dans une auberge. Les yeux fermés, j’aurais presque pu croire que je m’immergeais dans un cuveau en bois doublé d’étoffe et non dans ma baignoire en zinc. L’illusion s’évanouit quand je les rouvris. Je m’étendis sur le lit et m’assoupis. Je ne m’éveillai qu’au crépuscule. La disparition de la lumière naturelle effaçait les contours et conférait à ce cadre ordinaire un caractère mystérieux. La flamme de la bougie que j’allumai accentua cette impression. J’allai à l’unique fenêtre et regardai la nuit tomber. L’ombre noyait les à-pics et gagnait en hauteur, laissant subsister de légères traînées roses au couchant. Je revêtis une robe propre et descendis rejoindre mon frère. Nous soupâmes des provisions que nous avions apportées, dans la grande salle du rez-de-chaussée, presque nue, à l’exception d’une table et de deux sièges fabriqués par le menuisier de Talgarth, la ville la plus proche. Un feu clair pétillait dans l’âtre tout neuf et dispensait une chaleur douce. Au moment de nous séparer pour la nuit, Hector me retint :
— Surtout, tirez le verrou, Lucy. La porte du donjon ferme mal. Les maçons logent dans un bâtiment à part et on ne sait jamais ce qui peut leur passer par la tête.
— Et les revenants ? Vous ne les craignez pas, eux ? ironisai-je.
— Je ne suis plus le garçonnet qui se dissimulait sous son lit. Grandissez un peu, petite sœur !
Il me quitta sur cette boutade. Si grandir signifiait accepter la réalité dans sa platitude, je n’en voulais à aucun prix. Non seulement je ne vous obéirai pas, mais je sortirai de ma chambre, me dis-je. Mon audace n’allait pas jusqu’à franchir les limites du donjon. D’ailleurs, cela n’aurait eu aucun sens. Si une âme errante devait se montrer, ce ne serait pas dehors. Armée de mon bougeoir, j’empruntai l’escalier en colimaçon, réplique fidèle de celui d’origine. Puis j’attendis, assise sur ma couche en longue chemise brodée de dentelle. Quand la montre en pendentif, offerte par Hector à mon dix-neuvième anniversaire, marqua minuit, je me levai, couvris mes épaules d’un châle et me glissai sur le palier. Chaussée de pantoufles bordées de cygne, je m’élevai d’étage en étage, précédée du rond pâle de ma chandelle dont la clarté projetait ma silhouette mouvante sur le mur. À plusieurs reprises, un souffle de vent se faufila par une meurtrière reconstituée et faillit me plonger dans le noir. Je trouvai le courage d’ouvrir une porte après l’autre et de promener mon lumignon dans les recoins : rien. Il me restait une pièce à visiter au dernier niveau avant de déclarer forfait, la salle des gardes selon les anciens plans récupérés par mon frère. Encore un effort et j’y serais. Le temps d’entrer et de constater, un cri m’échappa et le bougeoir manqua de me tomber des mains. Une forme humaine se tenait appuyée à la paroi du fond. Je distinguai les reflets de métal de jambières et plus haut, d’une cotte de mailles. Mon cœur se mit à cogner à grands coups sourds, mon pouls s’affola, le duvet de mes bras se hérissa. Je n’osai remonter davantage de peur de rencontrer le vide.
— Une visite ! La première en six siècles. Approchez, jeune fille, que je vous voie mieux !
Je ne bougeai pas, occupée à fixer la source de la voix. Sous la lueur faible, la tête au bout de la main gantée de cuir s’efforçait de sourire. Un œil crevé exhibait une orbite creuse, l’autre était parcouru de veines sanguinolentes. La coupure nette au niveau du cou traçait comme un fil rouge. Cet homme avait été beau, à en juger par son front haut, son nez droit, ses lèvres miraculeusement préservées, et ses longs cheveux noirs. Sans nul doute, j’avais devant moi l’incarnation de la légende de Castell Nedd.
— Les travaux de lord Hector m’ont forcé à me retrancher ici, ajouta-t-il. Avant son arrivée, j’errais à mon gré dans les ruines de mon donjon.
— Je suis désolée.
Des mots stupides, hors de proportion avec mon ressenti.
— Ne le soyez pas, lady Lucy. Tel est votre nom, n’est-ce pas ? Au fond, votre frère s’apprête à rendre la vie à ce château : une louable intention. Mon assassin a voulu le raser, effacer le nom de Griffin ap Iestyn, et il a échoué.
— Pourquoi tant de haine ?
J’avais du mal à m’adresser à cette tête dissociée du corps. Les blessures infligées m’inspiraient un mélange de pitié et d’horreur. Les lèvres bien ourlées remuèrent pour répondre :
— Je l’ai trahi et je lui ai pris sa femme : deux excellentes raisons de me détester.
— Elle devait être très belle.
— Non, pas très belle ; mais intelligente et courageuse : deux qualités que vous semblez posséder.
Même si le compliment venait d’un mort, c’était le premier que je recevais. À ce titre, il m’émut jusqu’au tréfonds. Son histoire d’amour malheureuse était furieusement romanesque. Autant dire que celles écrites par Radcliffe et Shelley faisaient pâle figure à côté.
— Voulez-vous me rendre un service ? ajouta Griffin.
— J’en serais heureuse.
— Il y a si longtemps que je n’ai pas été embrassé ! J’ai presque oublié le goût d’un baiser.
L’idée d’embrasser une tête séparée d’un tronc était en soi terrifiante ; d’autre part, celle de peiner cet être sensible m’affligeait. Je dominai mes craintes et me penchai. Les lèvres de Griffin étaient chaudes et douces, son haleine n’exhalait pas le cadavre, mais une saveur de cannelle et de clou de girofle. Le vin qu’il avait bu avant de mourir devait contenir ces épices. Mon premier baiser, et il m’était donné par un homme disparu depuis des siècles ! Je n’oserais jamais raconter ce fait à quiconque. De toute façon, on ne me croirait pas : pire, on rirait de moi. Tandis que je me redressai, Griffin souffla :
— Merci. Ce fut intense et délicieux. Avant de vous laisser aller dormir, puis-je vous présenter une autre requête ? Je sais, c’est abuser.
D’instinct, mon regard se déplaça vers son corps. Sa main libre restait immobile, à l’instar du torse et des jambes. Griffin allait-il me demander de faufiler mes doigts sous la carapace de mailles et de le caresser ? Je connus un instant d’appréhension avant qu’il ne reprenne :
— Je suis las d’errer perpétuellement dans ces lieux. Si vous me donniez une sépulture décente, je vous vouerais une gratitude éternelle.
— Mais… comment ?
À la fois soulagée et perplexe, j’enchaînai :
— Outre que creuser le sol requiert une force d’homme, je ne pourrais œuvrer sans être vue. La cour est toujours pleine d’ouvriers.
— La terre est meuble derrière le réservoir et, à l’heure de la pause, les maçons rentrent manger dans leur local.
Autant que sa bouche, son œil unique me suppliait. Difficile de résister à cet appel.
— Très bien, dis-je. Je verrai ce que je peux faire.
— Vous êtes un ange du ciel, lady Lucy. Si vous aviez vécu à mon époque, comme je vous aurais aimée !
— J’aurais eu la douleur de vous perdre.
— Peut-être m’auriez-vous empêché de me rebeller. Cette autre femme n’a pas réussi en dépit de son amour.
Vous ne paraissez pas homme à subir des influences, faillis-je rétorquer. Mais je me bornai à l’assurer que je le tiendrais au courant de mes efforts. Je réintégrai ma chambre en proie à des sentiments bizarres, dont celui d’avoir mûri en peu de temps. Dire que j’aurais pu faire la révérence à la reine Victoria, boire du thé insipide et grignoter des petits gâteaux tout en écoutant les fadaises de jeunes gens boutonneux ! Je n’aurais pas connu l’excitation d’avoir rencontré un fantôme, d’avoir reçu et rendu des baisers ardents et à présent, d’aménager une dernière demeure. Hector me trouva l’air absent à la collation de milieu de matinée.
— Le spectre aurait-il par hasard troublé votre sommeil?
Pensant au réservoir évoqué par Griffin, je répondis :
— Non. Je réfléchissais à la manière dont j’ai obtenu si vite de l’eau pour mon bain.
— Très simple. Castell Nedd dispose d’une citerne d’origine alimentée par l’eau de pluie.
— Oh ! Passionnant. J’irai y jeter un coup d’œil.
Il me sourit avec indulgence.
— Une autre fille s’intéresserait aux robes et aux prétendants. Vous êtes un cas particulier, ma chère petite sœur.
Si Hector savait pour le baiser, il me claquemurerait, pensai-je. Il ne s’étonna pas de me voir prendre la direction de ladite citerne, un vestige de la splendeur ancienne de Castell Nedd. La pierre était rongée par les intempéries et les mousses. Du bout du pied, je tâtai le sol alentour et ma constatation corrobora les dires de Griffin. J’attendis que le va-et-vient de la cour ait cessé pour y retourner. Avisant une pelle dressée contre un mur, je la raflai au passage et la dissimulai sous ma cape. Puis je commençai méthodiquement à arracher des mottes de terre. J’avais déblayé quelques pouces au moment où une voix dans mon dos me provoqua un sursaut :
— Au nom du ciel, que faites-vous, lady Lucy ?
Je pivotai sans lâcher la pelle et fis face à un grand gaillard aux habits couverts de débris de plâtre.
— Je… c’est... pour des plantations, balbutiai-je.
Il haussa les épaules.
— Rien ne pousse ici. Enfin, si vous le désirez, je vous arrangerai ça.
De quoi se mêlait-il ? Je maîtrisai mon agacement pour ne pas éveiller sa suspicion.
— Merci, vous êtes très obligeant. Ce ne sera pas nécessaire. Je me contenterai de gratter un peu.
— À votre convenance.
Il s’éloigna et j’en profitai pour enfoncer davantage la pelle. Reviendrait-il vérifier ? Tant pis ! Un risque à courir. En tout cas, la masse du réservoir me déroberait à la vue des gens présents dans la cour. Au bout d’un quart d’heure d’efforts, j’étais en nage et les bras endoloris ; aussi décidai-je que c’était assez pour aujourd’hui. La nuit venue, je grimpai au dernier étage, sans aucune peur cette fois, et retrouvai mon guerrier à la même place. Pareil le lendemain et le surlendemain. Je m’enhardis jusqu’à poser les lèvres sur sa paupière martyrisée et la cavité béante de son œil manquant. Entre deux baisers, je l'informais de mes progrès et lui me racontait comment l’époux bafoué avait pris d’assaut le château et massacré la garnison. Le maçon curieux ne revint pas me perturber. Quand je jugeai le trou assez profond pour accueillir un homme robuste, je pris la main libre de Griffin et nous sortîmes ensemble du donjon. La silhouette de la citerne se découpait sur le fond du ciel, obscurci par de lourds nuages. L’excavation se devinait à peine dans les ténèbres. Une puissante odeur d’humus et d’herbe s’en exhalait.
— Voici l’instant de nous séparer, déclara gravement Griffin. Encore un baiser ; un dernier, s’il vous plaît.
Je m’inclinai et rivai ma bouche à la sienne. Mes yeux se mouillaient. Qui embrasserais-je après lui ? Et les lèvres d’un vivant me procureraient-elles une ivresse comparable ? Le corps de Griffin s’allongea dans la cavité tandis que sa tête demeurait en équilibre sur le bord. Celle-ci bascula à son tour dans le trou. Bravement, j’empoignai la pelle afin de recouvrir et d’égaliser. Des larmes coulaient sur mes joues. À travers la brume d’eau qui emplissait mes yeux, je vis des ombres surgir et faire cercle autour de la tombe. Les nuages se déchirèrent et un croissant de lune éclaira des hommes en cotte de mailles : les guerriers de Griffin. Certains avaient eu comme lui le col tranché et leur tête indépendante se balançait au bout de leur main. D’autres portaient d’atroces blessures au visage, exhibaient une manche de tunique vide ou une poitrine percée d’un coup de lance, là où le métal avait cédé. Tous semblaient regarder dans ma direction. D’abord muets, ils entonnèrent en chœur :
— Encore un baiser, s’il vous plaît !
Le son enfla, s’amplifia au point de me vriller les tympans. Les maçons étaient-ils sourds pour ne pas entendre cette litanie lugubre, répercutée de pierre en pierre ? Et Hector n’était-il pas réputé avoir le sommeil léger ?
Mes doigts crispés sur le manche de la pelle s’entrouvrirent et je m’enfuis, épouvantée.