— Tu vois ce silence ?
— Non, je le vois pas, j’ai encore assez de santé mentale pour ne pas voir le silence ou entendre les couleurs.
— Arrête tes conneries un peu, tu veux ? Ça tu vois, c’est notre tombeau à nous, aux gens comme nous.
— Comment ça ?
— Sois pas con Clément.
— Non vraiment, je vois pas ce que tu veux dire.
— Tu vois pas ?
— Non.
— Ce que je veux dire, c’est qu’on est tout seuls, tout seuls avec nous-mêmes, enfermés dans une cage qui n’est pas la nôtre où on a même pas le droit d’ouvrir sa gueule ; nous, on est comme des oiseaux tu vois ? et moi je me sentirai épanouie que le jour où ma famille de merde me laissera quitter son nid, et toi…
— Et moi ?
— Fais un effort s’il te plaît.
— Parce que moi, on peut pas dire que je me sente emprisonné… j’ai plus personne pour me faire chier maintenant, je me suis complètement libéré de mes chaînes.
— Justement, ta prison, c’est ta liberté.
***
Depuis quelque temps, à force de l’entendre et de la voir à peu près partout, que ce soit dans les journaux télévisés ou dans la bouche des Twittos et autres semi-influenceurs, je me retrouve bien obligé de reconnaître que cette bien aimée Rima Hassan, en plus de posséder avec toute vraisemblance une sacrée paire d’ovaires, est une femme tout bonnement magnifique. Sur le forum 18-25 de Jeuxvideo.com (qui est un endroit d’internet ne ressemblant à aucun autre), j’ai pu voir au cours de ma longue existence numérique défiler grande quantité de ces topics faisant l’éloge d’une personnalité publique en particulier, la plupart du temps une femme, la population de ce site étant majoritairement composée d’hommes blancs hétéros cis-genres, et Rima Hassan n’allait pas échapper à la tradition ; j’en vis notamment un qui m’a fait beaucoup rire, du moins intérieurement parlant : un type dont le pseudo devait être quelque chose du genre « Spermator78 » déclarant au terme d’un long pavé non dénoué d’une certaine qualité littéraire que, si jamais une envie pressante se faisait ressentir pour notre magnifique rebelle d’origine syrienne, sa bouche à lui serait en tous cas et en toutes situations soumise au moindre de ses besoins d’ordre organique ; en somme, il se déclarait prêt à servir de chiotte humaine et à manger sa merde.
Il est dix-sept heures et, n’ayant absolument rien à faire de cette journée comme de toutes les autres, n’ayant jamais travaillé de ma vie et ayant atteint il y a de cela bien longtemps — en fait au moment de ma naissance au Centre Hospitalier de Romorantin Rue des Capucines — un état chrysalidaire qui jusqu’à preuve du contraire s’est avéré être permanent, je me décide à allumer mon téléviseur LG. Par un heureux hasard (mais est-ce vraiment si heureux ?) il se trouve que ma télévision s’allume sur la chaîne de BFM et que, dans une suite de coïncidences hors-normes, Rima Hassan est invitée par BFMTV en marge d’une émission qui se trouve s’appeler BFM Story et qui se trouve être animée par Alain Marschall et Olivier Truchot — des types que je ne connais ni de Paul ni de Jacques et qui de plus ont, je trouve, des têtes typiques de connards — dans le but de parler — reste à savoir à qui et si cela est vraiment utile — du conflit israélo-palestinien à Gaza ayant débuté il y a de cela très exactement un an et un jour, le sept octobre 2023. Les deux gueules de cons se trouvent sur le plateau et Rima, comme à son habitude sublime avec son foulard de Roumaine blanc à rayures noires sur les épaules, dans ce qui pourrait autant être un supermarché que les locaux de SpaceX, s’exécute le microphone de la chaîne dans les mains avec une hargne et une passion dont je ne me lasserai définitivement jamais ; elle accuse notamment la chaîne d’avoir un parti pris, qui plus est sur la mauvaise case de l’échiquier diplomatique, concernant le conflit israélo-palestinien, en apportant comme preuve les propos élogieux offerts à cette dernière par Olivier Rafowicz, porte-parole de l’armée israélienne, une armée que Rima n’a aucun scrupule à considérer comme génocidaire et totalement amorale ; nos deux marionnettes sur le plateau semblent complètement outrées par ces dernières accusations et tentent de se défendre comme elles le peuvent, sachant très bien — du moins je l’espère pour eux — que Rima Hassan est et demeurera verbalement invaincue tant qu’une personne sachant aussi bien jouer des sentiments et de la rancœur ne se sera pas présentée face à elle. Enfin, elle termine en jugeant — laissant planer cela comme une menace, semblable à la formation d’un cumulonimbus annonçant l’orage prochain — que tous les complices même silencieux de ce qui se passe actuellement en Palestine auront tôt ou tard « des comptes à rendre » sans toutefois préciser à qui ces fameux comptes seront rendus, avant que la chaîne ne se décide à couper la liaison, Tic et Tac semblant particulièrement gênés par la tournure de cette rencontre entre deux mondes strictement opposés qui se montrait de toute évidence vouée à l’échec.
***
— Si ma liberté est une prison, où sont les hommes libres ?
— Ils n’existent pas les hommes libres, Clément.
— Et s’il n’y a pas de liberté, quel est notre intérêt d’être au monde ?
— Je suis juste vierge Clément, pas la Vierge-Marie ou je sais pas qui.
— Et qu’est-ce que je suis censé faire de cette information ?
— Te la mettre dans le cul, notamment.
— Mais tu as sans doute raison, les extrêmes c’est toujours une mauvaise chose, peu importe le sujet.
— Ben oui, quand t’es trop libre t’as plus aucun repère, plus aucun but, tu deviens juste une sorte de fantôme, alors que quand t’es attaché comme moi, tu peux tout simplement pas vivre, tu suffoques.
— Oui, et c’est un peu représentatif du clivage gauche/droite.
— Arrête, je parle pas de politique.
— Tu pourrais parler de tout et n’importe quoi avec cette idée, les extrêmes sont partout et nous ont fait tellement de dégâts qu’on a fini par être traumatisés par les idées.
— Clément, pourquoi nous ?
— Hein ?
— Pourquoi toi ? et pourquoi moi ?
— Ça j’en sais rien, c’est comme ça, il y a bien des rencontres qui doivent…
— Je veux dire : on se ressemble pas, fin, je suis d’un environnement totalement différent du tien, opposé même, mais…
— Les contraires s’attirent peut-être, malgré tout.
— Ben non, les contraires s’attirent pas du tout, il suffit de voir les gens qui se font la guerre un peu partout dans le monde pour le savoir ; il y en a beaucoup qui tirent sur tout ce qui leur ressemble pas sans savoir que ce qui leur ressemble pas, c’est justement ce qui leur ressemble le plus, tu comprends ?
— Je lis des livres Noor, je sais déjà.
— Et c’est quoi le dernier livre que t’as lu ?
— Alixe de Cizia Zykë.
— C’est qui ?
— Un aventurier qui a écrit beaucoup de textes autobiographiques, genre en Amérique du Sud ou au Sahara, avec des histoires sombres un peu, dans un style trash, mais ça tu vois c’est pas du tout un texte autobiographique, c’est un peu à part dans sa bibliographie en fait.
— Ah ouais ?
— Ouais, en gros, c’est une gamine qui tient un journal où elle raconte toutes ses conneries, et ça se passe dans une villa du Sud, à Biarritz ou pas loin de Biarritz, je sais plus.
— Ça a l’air intéressant, sorti de ta bouche…
***
Dans notre monde, si un terrain d’entente peut se trouver facilement, croire en la découverte d’un point de vue mettant tout le monde d’accord me semble relever de la science-fiction, et de la très mauvaise science-fiction ; il n’y a, sur notre planète, aucun espoir d’atteindre un jour une forme de paix permanente, car la Vérité absolue demeurera — quand bien même la montée de l’intelligence artificielle dans ce domaine qu’est la recherche constante de vérité — à jamais inaccessible par aucun être humain ; non seulement l’Homme ne pourra jamais se séparer du doute et de la réflexion mais en plus notre langage se trouve être tout le contraire de la science, un mot pouvant désigner une image ou une autre selon les points de vue, ce que le domaine scientifique ne peut prendre en compte puisque la science est précisément l’abolition totale du point de vue au profit de l’objectivité ; et là demeure le problème : car si la Vérité majuscule est l’annihilation du point de vue et l’Humain la domination du point de vue sur les choses, comment un homme pourrait sortir de son enveloppe charnelle et de son cerveau d’homme qui demeurera à jamais en proie aux doutes pour simplement et seulement être dans le Vrai ? cela demanderait à l’Homme de ne plus être homme mais de devenir mécanique, ce qui s’avère envisageable, surtout avec des êtres ambitieux pratiquement révolutionnaires quoique totalement cinglés (mais ces deux adjectifs ne seraient-ils pas là synonymes ?) tels qu’Elon Musk, mais la mécanique humaine impliquerait la conscience universelle et donc la mort du Moi, ce qui reviendrait à dire que, tant que le Moi subsistera, alors les hommes et les femmes ne s’arrêteront jamais de se taper sur la gueule pour un oui ou pour un non sans forcément savoir que l’un comme l’autre pourraient très bien avoir raison d’après leur point de vue respectif ; et c’est là que je pourrais en venir à parler de l’absurdité politique et de l’inutilité des débats si je ne commençais pas à ressentir une immense faim accompagnée d’une certaine flemme.
***
— T’aimerais pas te barrer de là très loin, toi ?
— Ah si, complètement !
— Et tu irais où ?
— Peu importe, mais loin de ce pays de merde en tout cas.
— J’ai pas l’impression de vivre dans un pays de merde…
— Tu…
— Juste qu’on vit dans un pays qui est pas vraiment fait pour nous, trop stressant et trop sérieux pour pas grand-chose.
— Bravo, tu viens de me faire la description d’un pays de merde !
— Mais non, mais non…
— Je rigole. J’irai là où mon amour voudra bien m’emmener pour répondre à ta question.
— Ça doit être beau à vivre, partir à deux.
— Oui, et il suffit de le vouloir.
— Fin, faut quand même se trouver un amour aussi…
***
Cette journée d’octobre doit être une belle journée, je suppose ; le soleil s’immisce entre les vitraux de la fenêtre se trouvant à côté de la porte d’entrée, pénétrant dans le salon de cette maison qui est désormais la mienne pour se projeter sur le mur blanc me faisant face, laissant pendre quelques-uns de ses petits rayons dorés sur la télévision que je viens à l’instant d’éteindre. Je me rends compte que la télécommande est poussiéreuse et la pose sur la table basse en bois sans me lever de mon canapé, puis je me mets à visualiser mentalement des images de femmes, de Catalina Days se brossant les dents avec du sperme en guise de dentifrice ou de Katty West se baladant en pleine rue le visage recouvert de foutre. Heureusement il reste les putes, les chiennes et les actrices pornographiques pour les hommes comme nous, et je me dis que je peux toujours me branler un coup avant de partir me chercher à manger, après tout je suis un homme libre.
Cela fait désormais un peu plus d’un an, pratiquement au commencement de la guerre à Gaza en fait, que je vis dans une petite maison vierzonnaise léguée par mon père à sa mort il y a également un peu plus d’un an, d’un cancer du poumon, lui qui fumait énormément ; en fait j’ai l’impression que tout s’est arrêté il y a un an et d’avoir basculé depuis dans une forme de réalité alternative, dans un univers convergeant où les choses ressemblent à ce qu’elles étaient avant, je veux dire techniquement parlant, mais où pourtant plus rien n’est tout à fait pareil, un peu comme si j’avais pris trente ans dans la gueule en douze mois d’existence mais que les éléments qui m’entouraient et composaient mon environnement demeuraient inchangés. Au fond je crois que c’était ça, la mort de mon père a dû, dans une forme de résonance biologique, tuer quelque chose en moi, couper cette sorte de cordon qui me reliait à la vision que je me faisais de la vie, c’est-à-dire à mon père ; et je ne crois pas avoir pu imaginer une seule seconde que la Terre puisse continuer à tourner normalement sans la présence de celui qui, en plus de m’avoir offert bon nombre de paires de claques, m’avait donné la chance de vivre. Je n’ai jamais vraiment aimé mon père comme je n’ai jamais vraiment aimé ma mère non plus, mais cela ne m’a pas empêché de pleurer à sa mort ; mon père était une pourriture de première, un homme violent, méchant, vulgaire et absent, mais cela ne m’a pas empêché de pleurer à sa mort ; et même s’il ne l’aurait probablement pas fait pour moi, comme un enfant j’ai pleuré sa mort et maintenant son absence pèse sur moi chaque seconde de ma vie.
La maison que mon père a laissée bien malgré lui est petite mais amplement suffisante ; l’atmosphère à l’intérieur est chaleureuse et le mobilier est en assez bon état, je n’ai pas besoin de plus. Elle se situe au bout de la Rue Antonin Leraut, tout près d’un bar-tabac appelé Le Bergerac, faisant face au Cher. Il y a un petit jardin avec ce qui devaient être des plantations de tomates. On pourrait dire que j’y suis bien si seulement Vierzon n’était pas une ville affreuse, où tout est constamment fermé et où le temps semble s’être arrêté il y a vingt ans. Apparemment ça n’avait pas toujours été comme ça, Vierzon avait déjà été auparavant non pas forcément une ville branchée mais au moins dynamique, vivante ; aujourd’hui il ne reste plus qu’un vestige de cette époque révolue : des devantures de magasins fermés ; des boîtes fermées ; des restaurants fermés… Au moins on peut se dire qu’il reste les souvenirs et que le silence est en droit de régner à nouveau sur ses terres.
Après m’être branlé sur une vidéo de Mia Khalifa se déshabillant dans une bibliothèque, mon estomac s’est mis à gargouiller ; comble de l’absurdité, la faim est en train de me dévorer de l’intérieur. Il est temps pour moi de sortir de mon trou afin de chercher de quoi me sustenter ce soir.
***
— C’est pas compliqué d’en trouver de l’amour.
— Peut-être, mais c’est pas facile de le garder non plus, puis, c’est pas quelque chose qui se trouve vraiment en fait, ça vient comme ça.
— Oui.
— Mais bref.
— Hmm…
— Bon, je crois que je vais rentrer chez moi.
— Moi j’ai pas envie de retourner chez moi, mais vraiment pas…
— C’est que tu dois avoir un truc en tête…
— Non, même pas, c’est juste qu’ici c’est pas chez moi, je sais que je suis pas à ma place, je m’y sens pas bien.
— Alors pars.
— Je peux pas, mais si c’était si facile…
— Oui, je m’en doute bien.
— J’aimerais bien voir l’Amérique du Sud, l’Australie aussi.
— Crois-moi que j’aimerais aussi…
— Puis il y a les États-Unis aussi, le Mexique, l’Europe de l’Est…
— Le Moyen-Orient.
— Non, surtout pas non.
— Et l’Afrique ?
— Non plus. Viens on va marcher jusqu’à chez toi.
***
Je ne crois pas qu’il existe au monde d’activité plus stimulante cérébralement que la marche à pieds ; pour une raison que j’ignore un peu, sentir ses pas entrer en contact avec le sol, que l’on se dirige vers une destination précise ou que l’on se mette tout simplement à errer à travers le globe, peut nous donner cette sensation d’être orchestre de notre vie, de retrouver un peu de contrôle sur nous-même ; je ne sais pas vraiment comment expliquer ce phénomène, d’ailleurs je suis peut-être le seul à vraiment le ressentir mais cela m’étonnerait, reste que voir défiler les paysages et les gens et plus globalement la vie au rythme de nos pas est une chose très satisfaisante, très inspirante, et je me mets à penser à tout le vécu que recèle la moindre maison ; le moindre arbuste ; la moindre voiture et évidemment le moindre passant ; et tout cela me donne et me redonne souvent l’envie d’écrire, sachant qu’il existe tant d’histoires valant le coup d’être racontées mais qui nous resteront à jamais totalement inconnues… ! alors qu’il nous suffirait d’ouvrir une porte ou de se reposer sous cet arbre afin qu’elles viennent nous sauter à la gueule. Cela doit faire un peu plus de sept ans que j’ai commencé à écrire ; d’abord des poèmes de qualité médiocre inspirés d’Alfred de Musset — qui se trouve être justement un auteur médiocre, du moins une fois que l’on a passé le stade de l’adolescence — puis des nouvelles qui au départ allaient être tout aussi mauvaises que mes poèmes mais qui, petit à petit, se sont mises à gagner en maturité et certaines d’entre-elles ont même été publiées dans certaines revues obscurs. J’ai donc commencé à écrire à dix-huit ans alors que j’en ai désormais vingt-cinq, car l’écriture, qui bat avec mon cœur, ne m’a jamais lâché comme mon cœur ne m’a encore, pour le moment, jamais lâché, même lorsque je me trouve ou crois me trouver au fond du trou, ne cessant jamais de creuser dans mon malheur sans même m’en rendre compte. C’est comme ça, j’imagine que l’acte d’écrire a réellement quelque chose à voir avec le cœur.
Le soleil se couche à l’horizon, donne au ciel une graduation de haut en bas tirant vers l’orangé et la circulation est assez dense. Il fait assez bon, je suis en t-shirt et en jean. Je marche Rue des Ponts et m’apprête à bifurquer à droite, juste avant le Pont Voltaire, sur le Quai du Bass dans le but de me rendre au Royal d’Asie ; c’est en sortant de ce restaurant asiatique que j’ai rencontré Noor il y a de cela deux mois.
Noor est une charmante jeune femme d’origine algérienne, petite mais très bien formée, âgée de vingt-quatre ans, brune et avec quelque chose de puissant dans le regard, une sorte de flamme, un air de fierté ; ses parents ont quitté Alger pour le département du Cher alors qu’elle avait cinq ans. Fatalement, comme dans la majorité des familles musulmanes, elle s’est vue naître dans une famille profondément pieuse, ce qui sera la cause de beaucoup de ses soucis futurs. Il est vrai que l’Islam est quand même une drôle de religion ; le Christianisme, comme bon nombre de religions, est avant tout une religion d’initiation, son principal objectif étant de montrer aux mécréants le chemin du Bien, ce qu’il est bon de faire, notamment via cette célèbre maxime nous disant d’aimer notre prochain ; tandis que l’Islam semble plutôt dans l’optique de nous montrer ce qui est mauvais, ce qu’il est interdit de faire, et ressemble plutôt à un règlement ultra sévère qu’à un voyage spirituel comme peut l’être la Bible ; enfin je n’ai jamais lu le Coran en son entièreté mais cela ne m’empêche de donner mon opinion, quand bien même je serais mal placé pour en parler, car de toute façon, n’importe qui a bien le droit d’ouvrir sa gueule sans qu’on ne lui demande sur un sujet qui ne le concerne pas dans ce pays ; et il ne faut pas croire, j’ai beaucoup de sympathie pour les Islamistes, car tout de même, je fantasme sur Rima Hassan et cela doit bien être une preuve de mon respect — si ce n’est pas plus que du simple respect — pour la religion d’Allah.
Ma rencontre avec Noor s’est donc faite au début du mois d’août, dans une chaleur tout bonnement étouffante et sous un ciel bleu comme je ne l’avais que rarement vu, sinon comme je ne m’en suis que rarement souvenu, puisque tout est toujours plus beau en souvenir, le moment présent ne demeurant, au fond, rien d’autre qu’une fabrique à souvenirs ; il n’a, en dehors de ce qu’il contient, de ce qui germe en lui, aucune valeur significative. Similairement aux hommes, c’est à sa mort que l’instant prend tout son sens, quand il n’est plus instant mais vécu ; et nos émotions les plus fortes ne font que suivre le chemin qui mène à la mémoire. Un jour vous vous sentirez vide ; attendez quelques jours, quelques mois, quelques années, et peut-être verrez-vous le bonheur, que l’on pourrait également appeler nostalgie, éclore de ces années dont vous n’attendiez rien comme d’un déni de grossesse avant de vous mettre à pleurer de bonheur ou de chagrin, possiblement les deux à la fois. Mais assez parlé de vous et revenons à cette journée d’août :
Je pourrais refaire le récit de mon parcours me menant au Royal d’Asie, de mon lever le matin-même à mes premiers échanges avec Noor, mais cela serait sans aucun doute futile en plus d’être tout bonnement inintéressant ; cela n’empêche que je vais tout de même le faire dans les grandes lignes, juste au cas où.
Je me rendais donc à pieds au Royal d’Asie, comme à mon habitude, malgré le fait que je possède mon permis de conduire depuis l’âge de mes dix-huit ans ainsi qu’une Renault Twingo me permettant si je le voudrais de donner un sens à mon permis de conduire, mais il se trouve que je ne voulais justement pas lui en donner car j’estimais et continue à estimer que la vie peut très bien s’en passer de temps en temps. Je devais me sentir très beau ce jour-là, ce qui devrait pouvoir expliquer la disposition mentale qui était la mienne à ce moment ; j’allais avec confiance et sentais des regards teintés de jalousie se poser sur moi, ce qui au fond ne pouvait probablement venir que de mon esprit malade. Il devait être dix-neuf heures et le soleil continuait à taper très fort, les moineaux se posaient sur la chaussée comme s’ils avaient aperçu un oasis en mirage, se hâtant de décoller à nouveau afin d’éviter de se faire écraser par un poids-lourd ou par une trottinette électrique (le danger étant partout quand on est un oiseau). Les fenêtres des immeubles étaient ouvertes ; les filles portaient des tenues légères ; et il y avait des rires, des rires de jeunes encore pleins d’avenir et d’innocence ; je suis toujours jeune moi aussi, pourtant cela fait bien longtemps que j’ai perdu cette débordante innocence, énormément de personnes comme moi pouvant passer leur enfance à tenter de la perdre le plus tôt possible avant de poursuivre toute leur vie d’adulte à essayer de la retrouver, en vain. Je me rappelle avoir croisé une petite vieille aux cheveux courts, assez hideuse, et l’avoir regardée avec insistance dans le but de voir sa réaction ; je me suis retrouvé assez déçu de ne déceler en elle aucune trace de désir femelle, seulement une forme de mépris sexagénaire et ma confiance n’allait en être ébranlée qu’un court instant, car après tout, les personnes âgées crachent sur à peu près tout et n’importe quoi. Enfin je vais raccourcir un peu : Je suis donc arrivé au restaurant et me suis assis seul à une table isolée comme j’avais l’habitude de le faire.
Le Royal d’Asie n’est séparé du Cher que par le Quai du Bass, qui comme son nom ne l’indique pas n’est pas un quai mais une route ; l’atmosphère y est tout à fait conviviale : l’intérieur est assez spacieux, chaleureux ; les chaises, ma foi plutôt confortables, sont d’un rouge vif et la décoration est on ne peut plus dans le thème : des lampes dans un style traditionnel chinois pendant au plafond ; d’assez longues vitrines contenant des espèces de petites plantes vertes que j’imagine être d’origines asiatiques mais dont j’ignore totalement le nom sont disposées un peu partout sur des meubles à motifs, parfois juste à côté des tables en bois sombre ; et le personnel, qui lui entrerait mieux dans un thème oriental, est plutôt sympathique, ou du moins il donne l’impression d’être sympathique. Je ne suis pas très doué pour tout ce qui est descriptif mais vous pouvez me croire, le Royal d’Asie est sans aucun doute un des derniers joyaux de la ville de Vierzon pour ce qui est de l’hospitalité.
Il n’y avait pas grand-monde ce jour-là. Si Noor était déjà présente à ce moment-là alors je ne l’avais pas remarquée, ni à l’intérieur ni à l’extérieur du boui-boui en question. Je devais être en train de manger un plateau de nems quand, d’une manière très brutale, la vérité sur ce qu’était réellement ma vie m’est revenue à la figure, puis je me suis mis à gamberger : Comment j’ai pu passer ces vingt-cinq années de ma pauvre existence dans un tel niveau de solitude et de vide affectif ? Comment cette misère sentimentale, similairement à une tumeur, a pu se développer à ce point en moi sans avoir encore jamais atteint sa phase terminale ? finalement, moi qui me suis toujours considéré comme une lopette, n’étais-je pas tout compte fait un grand dur à cuire ? j’en connais beaucoup qui se seraient déjà suicidés il y a longtemps dans ma situation : mon père m’a haï toute sa vie ; ma mère ne s’est jamais occupé de moi et je n’ai jamais eu la chance d’avoir de frères et sœurs ; je n’ai pas d’amis, du moins pas de vrais amis, pas de gens qui comptent vraiment pour moi, et je dois voir mes cousins tout au plus deux fois dans l’année, quand l’un d’eux se met à se rappeler mon existence et se décide à me contacter ; et je passe mes journées chez moi à lire ou à écrire, de temps en temps à me masturber, à boire des coups avec les ivrognes du Bergerac, et à marcher en ville et sur les bords du Cher en me demandant pourquoi les « grands hommes » de notre monde ne nous apprennent pas à vivre plutôt qu’à déblatérer des conneries à longueur de journée. Je suis seul, très seul ; et la seule fois où j’ai cru que l’on commençait à m’aimer en faisant abstraction de qui je paraissais être pour se concentrer uniquement sur la personne que j’étais réellement au fond de moi et en dehors de moi, elle m’a avoué n’avoir jamais ressenti ce que moi j’ai ressenti pour elle et ça m’a fendu le cœur comme l’adolescent que j’étais alors pouvait être le seul à le ressentir. Tout le monde devrait savoir que le pic émotionnel se trouve à l’adolescence, et sans émotions il n’y a pas d’homme, ce qui pourrait mener à une conclusion assez déprimante.
D’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours été un rêveur ; à l’enfance nous sommes tous des rêveurs, mais pour beaucoup il ne s’agit là que d’un symptôme temporaire propre à l’enfant lié à la découverte de ses propres sensations et de ses idées, tandis que d’autres, comme moi, font partie de ces gens qui jugeront ne jamais se connaître assez pour s’arrêter de rêver. En tout lieu et en toute circonstance, très souvent, je me retrouve à divaguer de manière automatique ; et c’est dans ces divagations que, observant avec absence les jeunes serveurs arabes se hâter aux quelques tables occupées du Royal d’Asie, jetant de temps en temps un regard par une des vitres du restaurant sur les voitures qui passaient, souvent crasseuses ou vieilles au point de ne plus avoir d’âge, je me suis mis à repenser à Rima Hassan, au cul de Rima Hassan puis à l’anus de Rima Hassan, et enfin à la chatte de Rima Hassan ; en somme je pensais à Rima Hassan, au corps de Rima Hassan plus exactement. Je m’imaginais le pourtour anal brun, les lèvres brunes également et la cavité vaginale rose de mon amour. Tout autour de moi était silencieux, les quelques gens présents parlaient à voix basse assis devant leurs plateaux de sushis ou leurs assiettes de nouilles bouillantes. J’ai terminé mon plateau de nems sauce aigre-douce, ai payé l’addition et suis sorti en m’imaginant rentrer chez moi afin d’aller me masturber en pensant à Rima Hassan.
***
— Mais du coup, pourquoi pas le Moyen-Orient ?
— Parce que je supporte plus les miens.
— Ah ouais, tu te ranges avec eux du coup ?
— Oui, au fond ça reste pratiquement la même chose, les mêmes pays d’arriérés avec des gens arriérés qui ont une religion d’arriérés.
— Pourtant, je suis sûr qu’il y a de la beauté dans l’Islam.
— Et quelle beauté, tu peux me dire ? celle de pouvoir traiter ta femme comme un chien ? de torturer les homosexuels ? Allah qui engrosse une gamine ? buter tous les mécréants ?
— Forcément, vu comme ça, ça paraît pas très joyeux, mais je me dis que si tu creuses, dans toute cette crasse, il doit bien y avoir moyen d’en tirer des enseignements.
— Ouais, ben pour sûr que j’en tire des enseignements… ! j’en tire que je devrais pas avoir à me voiler pour un Dieu qui n’existe pas et qui baise avec des mineures.
— T’as lu le Coran ?
— Toi tu l’as lu ?
— Non.
— Moi non plus à vrai dire, mais je sais très bien comment c’est, j’ai baignée dedans depuis que je suis petite.
— Ouais, donc finalement, tu vaux pas mieux qu’un chroniqueur CNews.
— J’emmerde les chroniqueurs CNews.
— Qu’est-ce que tu emmerdes pas en même temps ? genre Rima Hassan, t’en penses quoi ?
— Je l’emmerde aussi cette pute. J’emmerde tout ce qui a un rapport de près comme de loin à l’actualité.
— Moi elle me fait bander. Excuse…
— Qu’elle te fasse bander ou pas, ça reste une pute.
— Elle a quand même de sacrés ovaires, et ça déjà c’est louable.
— C’est une débile complètement obsédée et les gens sont eux-mêmes obsédés par elle, ils s’emmerdent trop, ils auraient besoin d’une bonne guerre pour se concentrer sur les choses vraiment essentielles.
— Ça reste une débile qui a du panache ; elle te ressemble un peu je trouve. Sinon, oui… une bonne petite guerre nous ferait sûrement plus de bien que de mal.
— Moi je fuirais quand même.
— T’en fais pas, moi aussi. Attends, t’as vu cette merde de chien ?
— J’ai vu.
— Mais c’est même plus une merde de chien là, c’est un gars qui a posé sa pêche sur le trottoir carrément… !
— Ahah !
— C’est juste là.
— Ah oui ?
— Oui.
— Ben va rentrer faire un bon dodo.
— C’est bien ce que je compte faire.
— Mais avant je veux savoir un truc :
— Vas-y, dis.
— Pourquoi t’es venu me parler quand on s’est rencontrés ? sincèrement ?
— Il y a des choses qui méritent de rester secrètes.
— Dis-le.
— Tu dois bien le savoir.
— C’était vraiment juste pour me consoler ?
— Je vais me coucher.
— Tout seul…
— Y’a les voitures quand même, et la Lune.
— Le monde entier, oui… dans tes rêves…
— Rima Hassan surtout… !
— Et Rima Hassan.
***
Finalement, je n’avais aucune envie d’aller manger au Royal d’Asie, je me suis donc rendu au Teryel bar à couscous manger un bon couscous vierzonnais, si encore un couscous vierzonnais peut toujours être considéré comme un couscous. Et maintenant, je me retrouve à me saouler la gueule au Bergerac avec Didier, un des pochtrons du coin qui, pour une raison que j’ignore, s’imagine être mon « pote » ou un truc dans le genre, sans se douter que je le trouve tout bonnement insupportable. Didier est un quarantenaire bedonnant aux cheveux grisâtres et à la mine étonnamment triste, lui qui ne l’est pourtant probablement pas ou du moins n’a aucune raison de l’être puisqu’il est idiot et les idiots ne peuvent connaître le vrai désespoir. Il est en train de me raconter qu’il s’est fait virer de son job il y a de cela cinq jours pour avoir été pris en flagrant délit en train de péter à de multiples reprises sur son lieu de travail, ce que j’ai bien du mal à croire tant cela me semble invraisemblable, même François Damiens n’aurait pas osé ; mais il m’assure que c’est vrai, que je n’ai qu’à vérifier (ah oui ? et comment sombre imbécile ?) et qu’il s’est même vu contraindre de leur envoyer une lettre d’excuse par mail, qu’il a rédigée avec l’aide de Chat-GPT en omettant d’ajouter son prénom à la fin du courriel, ce qu’il ne remarqua que le lendemain de l’envoi, une fois que le dit message d’excuse avait été lu par tous ses collègues. Définitivement, il n’y a bien que sa naïveté pour sauver sa bêtise, ça lui donne au moins un côté attachant, attachiant je dirais même. Je termine mon verre de rhum, accoudé au comptoir, et lui dit que c’est bien des choses qui arrivent, un peu machinalement. Il acquiesce ; on peut au moins se donner l’illusion d’être d’accord sur un point. Je pense qu’il serait bon de se quitter là-dessus et il me dit « à la prochaine » comme si je voulais qu’il y ait une prochaine fois, comme si j’avais voulu qu’il y en ait eu une première et comme si j’avais demandé à naître ici, dans un des nombreux trous du cul de notre beau pays la France. Au fond, dans la vie, tout n’est qu’une question de chance ou de malchance.
***
— Salut ?
— Salut…
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien du tout.
— Bon… Je te dérange pas plus alors.
— Tu me déranges pas.
— Pourquoi tu pleures alors ?
— Rien, des histoires de merde.
— Tu fais quoi ici ?
— Je sais pas, je sais plus où aller.
— Tu vis dans le coin ?
— Oui.
— Où ça ?
— Juste à côté du Chanelle, le salon de coiffure, je travaille là-bas.
— Ouais je vois, juste après la Patàpain.
— Oui, c’est à trois rues.
— Je peux t’accompagner jusqu’à chez toi.
— J’ai pas envie de rentrer maintenant, je vis encore chez mes parents.
— Oui, c’est embêtant.
— Ça peut aussi être une bonne chose.
— Et c’en est une bonne pour toi ?
— Non, pas du tout.
— D’accord. Qu’est-ce que tu veux faire du coup ?
— Là ?
— Oui, maintenant pas demain.
— Je crois que je veux mourir.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui va pas ?
— Je sais pas, je me sens vide.
— C’est quand même un drôle de hasard…
— De quoi ?
— J’ai une chance… inouïe.
— Raconte.
— J’ai rien à raconter, tu le fais très bien à ma place.
— D’accord le mystérieux… Tu t’appelles comment ?
— Clément Martin.
— Clément ou Martin ?
— Les deux.
— Ahah… t’as l’air drôle au moins.
— Et je suis envoyé par Dieu pour te sauver de ta misère…
— Noor, je m’appelle Noor.
— J’aime bien.
— Comme mes parents j’imagine, quand ils me l’ont donné.
***
Ce matin je n’ai pas envie de me lever, je n’ai pas envie de prendre ma douche et je n’ai pas envie non plus de déjeuner, pas envie d’allumer la télévision et de voir les hommes s’aboyer dessus sur les chaînes d’informations, pas envie de sortir, pas envie de marcher, pas envie de m’arrêter dans un bar, pas envie de m’arrêter dans un restaurant non plus, pas envie de me forcer à parler à des gens que je n’apprécie pas et qui ne m’apprécient pas, des gens qui ne me ressemblent pas, des gens qui ne sont pas de mon espèce, des gens bêtes, des gens robotiques, des gens endoctrinés, des gens cruels, des gens malades, des gens mauvais et des gens exceptionnels ; ce matin je n’ai plus envie d’exister, plus envie de respirer, plus envie de sentir le poids de la solitude sur mes épaules, le poids de l’amour et le poids de la haine, plus envie de pleurer, plus envie d’éjaculer, plus envie de pisser et plus envie d’écrire ; ce matin je n’ai plus envie d’être et j’ai envie de disparaitre, de me volatiliser, de n’avoir jamais existé et d’embrasser la mort ou l’absence ; ce matin j’ai envie de paix et de silence, mais comment avoir plus de paix et de silence que je n’en avais déjà ? je ne sais pas, mais je ne me suis jamais senti tranquille, vivre est une chose tellement angoissante ici que je ne sais pas ou ne sais plus, tout ce que je sais c’est que Noor va terriblement me manquer et que je vais en chialer comme une bonne tapette et que le monde pour moi va perdre encore un peu plus de son sens. J’aurais aimé partir avec elle, on en avait parlé ; et le pire c'est que je n'ai même pas eu le temps de coucher avec elle. Bref, je suis dégoûté, autant par les autres que par moi-même et pourtant je survivrai, je survivrai, je survivrai… I WILL SURVIVE !!!
***
— Noor ?
— Quoi ?
— J’ai envie de te faire lire un texte.
— Non, plus tard, j’ai pas trop la tête à ça.
— T’as un problème ?
— À vrai dire… oui.
— Et quel est le sujet de ton problème ?
— Ma mère vient de crever.
— Ah…
— Oui.
— Je te donne toutes mes condoléances, par principe.
— Laisse tomber, j’en veux pas.
— Ça va, tu te sens bien ?
— Je sais pas, je sais même pas quoi en penser.
— J’ai l’impression que tu te fous de moi.
— Non, par contre la vie elle, elle se fout bien de nous. C’est tellement absurde tout ça…
— Un peu comme un couscous français quelque part…
— C’est quoi cette histoire de couscous ?
— Ben, disons que…
— Peu importe, je sais pas mais vraiment je me sens… ouah. Je comprends absolument plus rien.
— Il y a rien à chercher dans les mots, tout est dans le silence.
— C’est ça.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Elle a fait un AVC.
— Quand ça ?
— Hier matin, vers dix heures, mon père a cru qu’elle dormait encore avant de voir que quelque chose n’allait pas.
— Et tu es sûre que ça va aller ?
— Pour moi oui, je suis même pas triste, vraiment, juste… bizarre, un peu comme si j’étais dans un rêve mais pas forcément le genre de bons rêves.
— J’ai connu cette sensation.
— Ah oui ?
— Mon père est mort il y a quelques années, d’un cancer.
— Et tu l’as vécu comme moi ?
— Oui, sur le moment, mais vraiment sur le moment, je m’en suis pas senti changé, c’est plus tard, genre deux ou trois jours plus tard, à mesure que le temps a commencé à refiler à peu près normalement que j’ai vraiment réalisé, et j’ai commencé à en pleurer tous les jours.
— C’est triste…
— Je sais pas, c’est très complexe, c’est pas simple à expliquer tant que tu l’as pas vécu ; j’ai jamais aimé mon père et il ne m’a jamais aimé non plus, il me détestait en fait je crois, je suis pas sûr. C’étaient pas vraiment des larmes de tristesse, plutôt des larmes pour dire « ah quand même, le temps file parfois très vite… »
— Mais…
— Pourtant, ce que j’ai ressenti, et ce que je continue toujours à ressentir même aujourd’hui, ça dépasse l’entendement. Il y avait quelque chose entre nous qui allait bien plus loin que la haine ou le mépris, après tout c’était mon père, il y avait ce quelque chose que j’arriverais pas à nommer mais qui ressemble à un orage, un déluge, et sa mort ça a un peu été le calme après la tempête. Peut-être qu’il y avait un peu une sorte de syndrome de Stockholm, que je pouvais pas me passer d’avoir un ravisseur, d’avoir une raison d’être même à travers un prisme négatif.
— Oui, je vois... Tu crois que moi aussi je vais en pleurer ?
— J’en suis persuadé ; le silence, c’est tellement douloureux…
— Clément, j’avais un truc à te dire.
— Dis-moi.
— Deux trucs en fait : la première c’est que je t’aime, et tu le sais ; la deuxième…
— Pas de faux suspens.
— Je vais partir.
— Où ça ?
— On va retourner à Alger avec mon père, il est en train de devenir encore plus taré qu’il ne l’était déjà, il a besoin de se recentrer sur lui-même, sur qui il est réellement.
— Quand ça ?
— La semaine prochaine.
***
Et désormais, le silence est en train de me baiser tel un acteur porno. Moi qui croyais dur comme fer que, de toutes ces histoires, je n’en tirerai que des moments d’extase avant de les enfouir profondément dans ma cervelle pour ne remonter seulement que par intermittence, il se trouve que parfois la digestion est plus difficile qu’on ne le croit, plus fourbe et surtout plus lente, sans oublier le fait que nos déjections ne ressortent pas toujours au bon endroit. Moi, tous ces souvenirs me font l’effet d’une remontée gastrique et la chose semble être partie pour se conclure par un dégueuli des plus consistants. Noor, tu ne l’entendras pas, ou ne l’entendras plus du moins, mais comme le dirait si mal Francis Cabrel : « Je t’aimais, je t’aime et je t’aimerai » et ce peu importe l’endroit où tu te trouves ou ne te trouves pas. Je pourrais me mettre à chercher ailleurs ce qui nourrissait la flamme de notre relation mais ce ne serait plus jamais pareil, peut-être même trouverais-je une personne qui m’aimerait et que j’aimerais et peut-être appellerais-je cela de l’amour mais ce ne serait plus pareil, un seul mot, en l’occurrence le mot « amour » pouvant désigner tellement de choses… quand on le prononce nos locuteurs ne se rendent pas compte, certains y verront telle vision de l’amour semblable à la pousse d’un pissenlit parmi les pissenlits là où l’amoureux (ou l’amoureuse) pensait plutôt à une fleur tellement singulière qu’aucun nom scientifique n’ait encore pu lui être donné, d’ailleurs les scientifiques doutent même de son existence. Je ne dois pas faire un très bon chasseur-cueilleur je suppose ; et comme quoi, même des terres les plus pauvres en nutriments peuvent parfois éclore de superbes fleurs…
— Non, je le vois pas, j’ai encore assez de santé mentale pour ne pas voir le silence ou entendre les couleurs.
— Arrête tes conneries un peu, tu veux ? Ça tu vois, c’est notre tombeau à nous, aux gens comme nous.
— Comment ça ?
— Sois pas con Clément.
— Non vraiment, je vois pas ce que tu veux dire.
— Tu vois pas ?
— Non.
— Ce que je veux dire, c’est qu’on est tout seuls, tout seuls avec nous-mêmes, enfermés dans une cage qui n’est pas la nôtre où on a même pas le droit d’ouvrir sa gueule ; nous, on est comme des oiseaux tu vois ? et moi je me sentirai épanouie que le jour où ma famille de merde me laissera quitter son nid, et toi…
— Et moi ?
— Fais un effort s’il te plaît.
— Parce que moi, on peut pas dire que je me sente emprisonné… j’ai plus personne pour me faire chier maintenant, je me suis complètement libéré de mes chaînes.
— Justement, ta prison, c’est ta liberté.
***
Depuis quelque temps, à force de l’entendre et de la voir à peu près partout, que ce soit dans les journaux télévisés ou dans la bouche des Twittos et autres semi-influenceurs, je me retrouve bien obligé de reconnaître que cette bien aimée Rima Hassan, en plus de posséder avec toute vraisemblance une sacrée paire d’ovaires, est une femme tout bonnement magnifique. Sur le forum 18-25 de Jeuxvideo.com (qui est un endroit d’internet ne ressemblant à aucun autre), j’ai pu voir au cours de ma longue existence numérique défiler grande quantité de ces topics faisant l’éloge d’une personnalité publique en particulier, la plupart du temps une femme, la population de ce site étant majoritairement composée d’hommes blancs hétéros cis-genres, et Rima Hassan n’allait pas échapper à la tradition ; j’en vis notamment un qui m’a fait beaucoup rire, du moins intérieurement parlant : un type dont le pseudo devait être quelque chose du genre « Spermator78 » déclarant au terme d’un long pavé non dénoué d’une certaine qualité littéraire que, si jamais une envie pressante se faisait ressentir pour notre magnifique rebelle d’origine syrienne, sa bouche à lui serait en tous cas et en toutes situations soumise au moindre de ses besoins d’ordre organique ; en somme, il se déclarait prêt à servir de chiotte humaine et à manger sa merde.
Il est dix-sept heures et, n’ayant absolument rien à faire de cette journée comme de toutes les autres, n’ayant jamais travaillé de ma vie et ayant atteint il y a de cela bien longtemps — en fait au moment de ma naissance au Centre Hospitalier de Romorantin Rue des Capucines — un état chrysalidaire qui jusqu’à preuve du contraire s’est avéré être permanent, je me décide à allumer mon téléviseur LG. Par un heureux hasard (mais est-ce vraiment si heureux ?) il se trouve que ma télévision s’allume sur la chaîne de BFM et que, dans une suite de coïncidences hors-normes, Rima Hassan est invitée par BFMTV en marge d’une émission qui se trouve s’appeler BFM Story et qui se trouve être animée par Alain Marschall et Olivier Truchot — des types que je ne connais ni de Paul ni de Jacques et qui de plus ont, je trouve, des têtes typiques de connards — dans le but de parler — reste à savoir à qui et si cela est vraiment utile — du conflit israélo-palestinien à Gaza ayant débuté il y a de cela très exactement un an et un jour, le sept octobre 2023. Les deux gueules de cons se trouvent sur le plateau et Rima, comme à son habitude sublime avec son foulard de Roumaine blanc à rayures noires sur les épaules, dans ce qui pourrait autant être un supermarché que les locaux de SpaceX, s’exécute le microphone de la chaîne dans les mains avec une hargne et une passion dont je ne me lasserai définitivement jamais ; elle accuse notamment la chaîne d’avoir un parti pris, qui plus est sur la mauvaise case de l’échiquier diplomatique, concernant le conflit israélo-palestinien, en apportant comme preuve les propos élogieux offerts à cette dernière par Olivier Rafowicz, porte-parole de l’armée israélienne, une armée que Rima n’a aucun scrupule à considérer comme génocidaire et totalement amorale ; nos deux marionnettes sur le plateau semblent complètement outrées par ces dernières accusations et tentent de se défendre comme elles le peuvent, sachant très bien — du moins je l’espère pour eux — que Rima Hassan est et demeurera verbalement invaincue tant qu’une personne sachant aussi bien jouer des sentiments et de la rancœur ne se sera pas présentée face à elle. Enfin, elle termine en jugeant — laissant planer cela comme une menace, semblable à la formation d’un cumulonimbus annonçant l’orage prochain — que tous les complices même silencieux de ce qui se passe actuellement en Palestine auront tôt ou tard « des comptes à rendre » sans toutefois préciser à qui ces fameux comptes seront rendus, avant que la chaîne ne se décide à couper la liaison, Tic et Tac semblant particulièrement gênés par la tournure de cette rencontre entre deux mondes strictement opposés qui se montrait de toute évidence vouée à l’échec.
***
— Si ma liberté est une prison, où sont les hommes libres ?
— Ils n’existent pas les hommes libres, Clément.
— Et s’il n’y a pas de liberté, quel est notre intérêt d’être au monde ?
— Je suis juste vierge Clément, pas la Vierge-Marie ou je sais pas qui.
— Et qu’est-ce que je suis censé faire de cette information ?
— Te la mettre dans le cul, notamment.
— Mais tu as sans doute raison, les extrêmes c’est toujours une mauvaise chose, peu importe le sujet.
— Ben oui, quand t’es trop libre t’as plus aucun repère, plus aucun but, tu deviens juste une sorte de fantôme, alors que quand t’es attaché comme moi, tu peux tout simplement pas vivre, tu suffoques.
— Oui, et c’est un peu représentatif du clivage gauche/droite.
— Arrête, je parle pas de politique.
— Tu pourrais parler de tout et n’importe quoi avec cette idée, les extrêmes sont partout et nous ont fait tellement de dégâts qu’on a fini par être traumatisés par les idées.
— Clément, pourquoi nous ?
— Hein ?
— Pourquoi toi ? et pourquoi moi ?
— Ça j’en sais rien, c’est comme ça, il y a bien des rencontres qui doivent…
— Je veux dire : on se ressemble pas, fin, je suis d’un environnement totalement différent du tien, opposé même, mais…
— Les contraires s’attirent peut-être, malgré tout.
— Ben non, les contraires s’attirent pas du tout, il suffit de voir les gens qui se font la guerre un peu partout dans le monde pour le savoir ; il y en a beaucoup qui tirent sur tout ce qui leur ressemble pas sans savoir que ce qui leur ressemble pas, c’est justement ce qui leur ressemble le plus, tu comprends ?
— Je lis des livres Noor, je sais déjà.
— Et c’est quoi le dernier livre que t’as lu ?
— Alixe de Cizia Zykë.
— C’est qui ?
— Un aventurier qui a écrit beaucoup de textes autobiographiques, genre en Amérique du Sud ou au Sahara, avec des histoires sombres un peu, dans un style trash, mais ça tu vois c’est pas du tout un texte autobiographique, c’est un peu à part dans sa bibliographie en fait.
— Ah ouais ?
— Ouais, en gros, c’est une gamine qui tient un journal où elle raconte toutes ses conneries, et ça se passe dans une villa du Sud, à Biarritz ou pas loin de Biarritz, je sais plus.
— Ça a l’air intéressant, sorti de ta bouche…
***
Dans notre monde, si un terrain d’entente peut se trouver facilement, croire en la découverte d’un point de vue mettant tout le monde d’accord me semble relever de la science-fiction, et de la très mauvaise science-fiction ; il n’y a, sur notre planète, aucun espoir d’atteindre un jour une forme de paix permanente, car la Vérité absolue demeurera — quand bien même la montée de l’intelligence artificielle dans ce domaine qu’est la recherche constante de vérité — à jamais inaccessible par aucun être humain ; non seulement l’Homme ne pourra jamais se séparer du doute et de la réflexion mais en plus notre langage se trouve être tout le contraire de la science, un mot pouvant désigner une image ou une autre selon les points de vue, ce que le domaine scientifique ne peut prendre en compte puisque la science est précisément l’abolition totale du point de vue au profit de l’objectivité ; et là demeure le problème : car si la Vérité majuscule est l’annihilation du point de vue et l’Humain la domination du point de vue sur les choses, comment un homme pourrait sortir de son enveloppe charnelle et de son cerveau d’homme qui demeurera à jamais en proie aux doutes pour simplement et seulement être dans le Vrai ? cela demanderait à l’Homme de ne plus être homme mais de devenir mécanique, ce qui s’avère envisageable, surtout avec des êtres ambitieux pratiquement révolutionnaires quoique totalement cinglés (mais ces deux adjectifs ne seraient-ils pas là synonymes ?) tels qu’Elon Musk, mais la mécanique humaine impliquerait la conscience universelle et donc la mort du Moi, ce qui reviendrait à dire que, tant que le Moi subsistera, alors les hommes et les femmes ne s’arrêteront jamais de se taper sur la gueule pour un oui ou pour un non sans forcément savoir que l’un comme l’autre pourraient très bien avoir raison d’après leur point de vue respectif ; et c’est là que je pourrais en venir à parler de l’absurdité politique et de l’inutilité des débats si je ne commençais pas à ressentir une immense faim accompagnée d’une certaine flemme.
***
— T’aimerais pas te barrer de là très loin, toi ?
— Ah si, complètement !
— Et tu irais où ?
— Peu importe, mais loin de ce pays de merde en tout cas.
— J’ai pas l’impression de vivre dans un pays de merde…
— Tu…
— Juste qu’on vit dans un pays qui est pas vraiment fait pour nous, trop stressant et trop sérieux pour pas grand-chose.
— Bravo, tu viens de me faire la description d’un pays de merde !
— Mais non, mais non…
— Je rigole. J’irai là où mon amour voudra bien m’emmener pour répondre à ta question.
— Ça doit être beau à vivre, partir à deux.
— Oui, et il suffit de le vouloir.
— Fin, faut quand même se trouver un amour aussi…
***
Cette journée d’octobre doit être une belle journée, je suppose ; le soleil s’immisce entre les vitraux de la fenêtre se trouvant à côté de la porte d’entrée, pénétrant dans le salon de cette maison qui est désormais la mienne pour se projeter sur le mur blanc me faisant face, laissant pendre quelques-uns de ses petits rayons dorés sur la télévision que je viens à l’instant d’éteindre. Je me rends compte que la télécommande est poussiéreuse et la pose sur la table basse en bois sans me lever de mon canapé, puis je me mets à visualiser mentalement des images de femmes, de Catalina Days se brossant les dents avec du sperme en guise de dentifrice ou de Katty West se baladant en pleine rue le visage recouvert de foutre. Heureusement il reste les putes, les chiennes et les actrices pornographiques pour les hommes comme nous, et je me dis que je peux toujours me branler un coup avant de partir me chercher à manger, après tout je suis un homme libre.
Cela fait désormais un peu plus d’un an, pratiquement au commencement de la guerre à Gaza en fait, que je vis dans une petite maison vierzonnaise léguée par mon père à sa mort il y a également un peu plus d’un an, d’un cancer du poumon, lui qui fumait énormément ; en fait j’ai l’impression que tout s’est arrêté il y a un an et d’avoir basculé depuis dans une forme de réalité alternative, dans un univers convergeant où les choses ressemblent à ce qu’elles étaient avant, je veux dire techniquement parlant, mais où pourtant plus rien n’est tout à fait pareil, un peu comme si j’avais pris trente ans dans la gueule en douze mois d’existence mais que les éléments qui m’entouraient et composaient mon environnement demeuraient inchangés. Au fond je crois que c’était ça, la mort de mon père a dû, dans une forme de résonance biologique, tuer quelque chose en moi, couper cette sorte de cordon qui me reliait à la vision que je me faisais de la vie, c’est-à-dire à mon père ; et je ne crois pas avoir pu imaginer une seule seconde que la Terre puisse continuer à tourner normalement sans la présence de celui qui, en plus de m’avoir offert bon nombre de paires de claques, m’avait donné la chance de vivre. Je n’ai jamais vraiment aimé mon père comme je n’ai jamais vraiment aimé ma mère non plus, mais cela ne m’a pas empêché de pleurer à sa mort ; mon père était une pourriture de première, un homme violent, méchant, vulgaire et absent, mais cela ne m’a pas empêché de pleurer à sa mort ; et même s’il ne l’aurait probablement pas fait pour moi, comme un enfant j’ai pleuré sa mort et maintenant son absence pèse sur moi chaque seconde de ma vie.
La maison que mon père a laissée bien malgré lui est petite mais amplement suffisante ; l’atmosphère à l’intérieur est chaleureuse et le mobilier est en assez bon état, je n’ai pas besoin de plus. Elle se situe au bout de la Rue Antonin Leraut, tout près d’un bar-tabac appelé Le Bergerac, faisant face au Cher. Il y a un petit jardin avec ce qui devaient être des plantations de tomates. On pourrait dire que j’y suis bien si seulement Vierzon n’était pas une ville affreuse, où tout est constamment fermé et où le temps semble s’être arrêté il y a vingt ans. Apparemment ça n’avait pas toujours été comme ça, Vierzon avait déjà été auparavant non pas forcément une ville branchée mais au moins dynamique, vivante ; aujourd’hui il ne reste plus qu’un vestige de cette époque révolue : des devantures de magasins fermés ; des boîtes fermées ; des restaurants fermés… Au moins on peut se dire qu’il reste les souvenirs et que le silence est en droit de régner à nouveau sur ses terres.
Après m’être branlé sur une vidéo de Mia Khalifa se déshabillant dans une bibliothèque, mon estomac s’est mis à gargouiller ; comble de l’absurdité, la faim est en train de me dévorer de l’intérieur. Il est temps pour moi de sortir de mon trou afin de chercher de quoi me sustenter ce soir.
***
— C’est pas compliqué d’en trouver de l’amour.
— Peut-être, mais c’est pas facile de le garder non plus, puis, c’est pas quelque chose qui se trouve vraiment en fait, ça vient comme ça.
— Oui.
— Mais bref.
— Hmm…
— Bon, je crois que je vais rentrer chez moi.
— Moi j’ai pas envie de retourner chez moi, mais vraiment pas…
— C’est que tu dois avoir un truc en tête…
— Non, même pas, c’est juste qu’ici c’est pas chez moi, je sais que je suis pas à ma place, je m’y sens pas bien.
— Alors pars.
— Je peux pas, mais si c’était si facile…
— Oui, je m’en doute bien.
— J’aimerais bien voir l’Amérique du Sud, l’Australie aussi.
— Crois-moi que j’aimerais aussi…
— Puis il y a les États-Unis aussi, le Mexique, l’Europe de l’Est…
— Le Moyen-Orient.
— Non, surtout pas non.
— Et l’Afrique ?
— Non plus. Viens on va marcher jusqu’à chez toi.
***
Je ne crois pas qu’il existe au monde d’activité plus stimulante cérébralement que la marche à pieds ; pour une raison que j’ignore un peu, sentir ses pas entrer en contact avec le sol, que l’on se dirige vers une destination précise ou que l’on se mette tout simplement à errer à travers le globe, peut nous donner cette sensation d’être orchestre de notre vie, de retrouver un peu de contrôle sur nous-même ; je ne sais pas vraiment comment expliquer ce phénomène, d’ailleurs je suis peut-être le seul à vraiment le ressentir mais cela m’étonnerait, reste que voir défiler les paysages et les gens et plus globalement la vie au rythme de nos pas est une chose très satisfaisante, très inspirante, et je me mets à penser à tout le vécu que recèle la moindre maison ; le moindre arbuste ; la moindre voiture et évidemment le moindre passant ; et tout cela me donne et me redonne souvent l’envie d’écrire, sachant qu’il existe tant d’histoires valant le coup d’être racontées mais qui nous resteront à jamais totalement inconnues… ! alors qu’il nous suffirait d’ouvrir une porte ou de se reposer sous cet arbre afin qu’elles viennent nous sauter à la gueule. Cela doit faire un peu plus de sept ans que j’ai commencé à écrire ; d’abord des poèmes de qualité médiocre inspirés d’Alfred de Musset — qui se trouve être justement un auteur médiocre, du moins une fois que l’on a passé le stade de l’adolescence — puis des nouvelles qui au départ allaient être tout aussi mauvaises que mes poèmes mais qui, petit à petit, se sont mises à gagner en maturité et certaines d’entre-elles ont même été publiées dans certaines revues obscurs. J’ai donc commencé à écrire à dix-huit ans alors que j’en ai désormais vingt-cinq, car l’écriture, qui bat avec mon cœur, ne m’a jamais lâché comme mon cœur ne m’a encore, pour le moment, jamais lâché, même lorsque je me trouve ou crois me trouver au fond du trou, ne cessant jamais de creuser dans mon malheur sans même m’en rendre compte. C’est comme ça, j’imagine que l’acte d’écrire a réellement quelque chose à voir avec le cœur.
Le soleil se couche à l’horizon, donne au ciel une graduation de haut en bas tirant vers l’orangé et la circulation est assez dense. Il fait assez bon, je suis en t-shirt et en jean. Je marche Rue des Ponts et m’apprête à bifurquer à droite, juste avant le Pont Voltaire, sur le Quai du Bass dans le but de me rendre au Royal d’Asie ; c’est en sortant de ce restaurant asiatique que j’ai rencontré Noor il y a de cela deux mois.
Noor est une charmante jeune femme d’origine algérienne, petite mais très bien formée, âgée de vingt-quatre ans, brune et avec quelque chose de puissant dans le regard, une sorte de flamme, un air de fierté ; ses parents ont quitté Alger pour le département du Cher alors qu’elle avait cinq ans. Fatalement, comme dans la majorité des familles musulmanes, elle s’est vue naître dans une famille profondément pieuse, ce qui sera la cause de beaucoup de ses soucis futurs. Il est vrai que l’Islam est quand même une drôle de religion ; le Christianisme, comme bon nombre de religions, est avant tout une religion d’initiation, son principal objectif étant de montrer aux mécréants le chemin du Bien, ce qu’il est bon de faire, notamment via cette célèbre maxime nous disant d’aimer notre prochain ; tandis que l’Islam semble plutôt dans l’optique de nous montrer ce qui est mauvais, ce qu’il est interdit de faire, et ressemble plutôt à un règlement ultra sévère qu’à un voyage spirituel comme peut l’être la Bible ; enfin je n’ai jamais lu le Coran en son entièreté mais cela ne m’empêche de donner mon opinion, quand bien même je serais mal placé pour en parler, car de toute façon, n’importe qui a bien le droit d’ouvrir sa gueule sans qu’on ne lui demande sur un sujet qui ne le concerne pas dans ce pays ; et il ne faut pas croire, j’ai beaucoup de sympathie pour les Islamistes, car tout de même, je fantasme sur Rima Hassan et cela doit bien être une preuve de mon respect — si ce n’est pas plus que du simple respect — pour la religion d’Allah.
Ma rencontre avec Noor s’est donc faite au début du mois d’août, dans une chaleur tout bonnement étouffante et sous un ciel bleu comme je ne l’avais que rarement vu, sinon comme je ne m’en suis que rarement souvenu, puisque tout est toujours plus beau en souvenir, le moment présent ne demeurant, au fond, rien d’autre qu’une fabrique à souvenirs ; il n’a, en dehors de ce qu’il contient, de ce qui germe en lui, aucune valeur significative. Similairement aux hommes, c’est à sa mort que l’instant prend tout son sens, quand il n’est plus instant mais vécu ; et nos émotions les plus fortes ne font que suivre le chemin qui mène à la mémoire. Un jour vous vous sentirez vide ; attendez quelques jours, quelques mois, quelques années, et peut-être verrez-vous le bonheur, que l’on pourrait également appeler nostalgie, éclore de ces années dont vous n’attendiez rien comme d’un déni de grossesse avant de vous mettre à pleurer de bonheur ou de chagrin, possiblement les deux à la fois. Mais assez parlé de vous et revenons à cette journée d’août :
Je pourrais refaire le récit de mon parcours me menant au Royal d’Asie, de mon lever le matin-même à mes premiers échanges avec Noor, mais cela serait sans aucun doute futile en plus d’être tout bonnement inintéressant ; cela n’empêche que je vais tout de même le faire dans les grandes lignes, juste au cas où.
Je me rendais donc à pieds au Royal d’Asie, comme à mon habitude, malgré le fait que je possède mon permis de conduire depuis l’âge de mes dix-huit ans ainsi qu’une Renault Twingo me permettant si je le voudrais de donner un sens à mon permis de conduire, mais il se trouve que je ne voulais justement pas lui en donner car j’estimais et continue à estimer que la vie peut très bien s’en passer de temps en temps. Je devais me sentir très beau ce jour-là, ce qui devrait pouvoir expliquer la disposition mentale qui était la mienne à ce moment ; j’allais avec confiance et sentais des regards teintés de jalousie se poser sur moi, ce qui au fond ne pouvait probablement venir que de mon esprit malade. Il devait être dix-neuf heures et le soleil continuait à taper très fort, les moineaux se posaient sur la chaussée comme s’ils avaient aperçu un oasis en mirage, se hâtant de décoller à nouveau afin d’éviter de se faire écraser par un poids-lourd ou par une trottinette électrique (le danger étant partout quand on est un oiseau). Les fenêtres des immeubles étaient ouvertes ; les filles portaient des tenues légères ; et il y avait des rires, des rires de jeunes encore pleins d’avenir et d’innocence ; je suis toujours jeune moi aussi, pourtant cela fait bien longtemps que j’ai perdu cette débordante innocence, énormément de personnes comme moi pouvant passer leur enfance à tenter de la perdre le plus tôt possible avant de poursuivre toute leur vie d’adulte à essayer de la retrouver, en vain. Je me rappelle avoir croisé une petite vieille aux cheveux courts, assez hideuse, et l’avoir regardée avec insistance dans le but de voir sa réaction ; je me suis retrouvé assez déçu de ne déceler en elle aucune trace de désir femelle, seulement une forme de mépris sexagénaire et ma confiance n’allait en être ébranlée qu’un court instant, car après tout, les personnes âgées crachent sur à peu près tout et n’importe quoi. Enfin je vais raccourcir un peu : Je suis donc arrivé au restaurant et me suis assis seul à une table isolée comme j’avais l’habitude de le faire.
Le Royal d’Asie n’est séparé du Cher que par le Quai du Bass, qui comme son nom ne l’indique pas n’est pas un quai mais une route ; l’atmosphère y est tout à fait conviviale : l’intérieur est assez spacieux, chaleureux ; les chaises, ma foi plutôt confortables, sont d’un rouge vif et la décoration est on ne peut plus dans le thème : des lampes dans un style traditionnel chinois pendant au plafond ; d’assez longues vitrines contenant des espèces de petites plantes vertes que j’imagine être d’origines asiatiques mais dont j’ignore totalement le nom sont disposées un peu partout sur des meubles à motifs, parfois juste à côté des tables en bois sombre ; et le personnel, qui lui entrerait mieux dans un thème oriental, est plutôt sympathique, ou du moins il donne l’impression d’être sympathique. Je ne suis pas très doué pour tout ce qui est descriptif mais vous pouvez me croire, le Royal d’Asie est sans aucun doute un des derniers joyaux de la ville de Vierzon pour ce qui est de l’hospitalité.
Il n’y avait pas grand-monde ce jour-là. Si Noor était déjà présente à ce moment-là alors je ne l’avais pas remarquée, ni à l’intérieur ni à l’extérieur du boui-boui en question. Je devais être en train de manger un plateau de nems quand, d’une manière très brutale, la vérité sur ce qu’était réellement ma vie m’est revenue à la figure, puis je me suis mis à gamberger : Comment j’ai pu passer ces vingt-cinq années de ma pauvre existence dans un tel niveau de solitude et de vide affectif ? Comment cette misère sentimentale, similairement à une tumeur, a pu se développer à ce point en moi sans avoir encore jamais atteint sa phase terminale ? finalement, moi qui me suis toujours considéré comme une lopette, n’étais-je pas tout compte fait un grand dur à cuire ? j’en connais beaucoup qui se seraient déjà suicidés il y a longtemps dans ma situation : mon père m’a haï toute sa vie ; ma mère ne s’est jamais occupé de moi et je n’ai jamais eu la chance d’avoir de frères et sœurs ; je n’ai pas d’amis, du moins pas de vrais amis, pas de gens qui comptent vraiment pour moi, et je dois voir mes cousins tout au plus deux fois dans l’année, quand l’un d’eux se met à se rappeler mon existence et se décide à me contacter ; et je passe mes journées chez moi à lire ou à écrire, de temps en temps à me masturber, à boire des coups avec les ivrognes du Bergerac, et à marcher en ville et sur les bords du Cher en me demandant pourquoi les « grands hommes » de notre monde ne nous apprennent pas à vivre plutôt qu’à déblatérer des conneries à longueur de journée. Je suis seul, très seul ; et la seule fois où j’ai cru que l’on commençait à m’aimer en faisant abstraction de qui je paraissais être pour se concentrer uniquement sur la personne que j’étais réellement au fond de moi et en dehors de moi, elle m’a avoué n’avoir jamais ressenti ce que moi j’ai ressenti pour elle et ça m’a fendu le cœur comme l’adolescent que j’étais alors pouvait être le seul à le ressentir. Tout le monde devrait savoir que le pic émotionnel se trouve à l’adolescence, et sans émotions il n’y a pas d’homme, ce qui pourrait mener à une conclusion assez déprimante.
D’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours été un rêveur ; à l’enfance nous sommes tous des rêveurs, mais pour beaucoup il ne s’agit là que d’un symptôme temporaire propre à l’enfant lié à la découverte de ses propres sensations et de ses idées, tandis que d’autres, comme moi, font partie de ces gens qui jugeront ne jamais se connaître assez pour s’arrêter de rêver. En tout lieu et en toute circonstance, très souvent, je me retrouve à divaguer de manière automatique ; et c’est dans ces divagations que, observant avec absence les jeunes serveurs arabes se hâter aux quelques tables occupées du Royal d’Asie, jetant de temps en temps un regard par une des vitres du restaurant sur les voitures qui passaient, souvent crasseuses ou vieilles au point de ne plus avoir d’âge, je me suis mis à repenser à Rima Hassan, au cul de Rima Hassan puis à l’anus de Rima Hassan, et enfin à la chatte de Rima Hassan ; en somme je pensais à Rima Hassan, au corps de Rima Hassan plus exactement. Je m’imaginais le pourtour anal brun, les lèvres brunes également et la cavité vaginale rose de mon amour. Tout autour de moi était silencieux, les quelques gens présents parlaient à voix basse assis devant leurs plateaux de sushis ou leurs assiettes de nouilles bouillantes. J’ai terminé mon plateau de nems sauce aigre-douce, ai payé l’addition et suis sorti en m’imaginant rentrer chez moi afin d’aller me masturber en pensant à Rima Hassan.
***
— Mais du coup, pourquoi pas le Moyen-Orient ?
— Parce que je supporte plus les miens.
— Ah ouais, tu te ranges avec eux du coup ?
— Oui, au fond ça reste pratiquement la même chose, les mêmes pays d’arriérés avec des gens arriérés qui ont une religion d’arriérés.
— Pourtant, je suis sûr qu’il y a de la beauté dans l’Islam.
— Et quelle beauté, tu peux me dire ? celle de pouvoir traiter ta femme comme un chien ? de torturer les homosexuels ? Allah qui engrosse une gamine ? buter tous les mécréants ?
— Forcément, vu comme ça, ça paraît pas très joyeux, mais je me dis que si tu creuses, dans toute cette crasse, il doit bien y avoir moyen d’en tirer des enseignements.
— Ouais, ben pour sûr que j’en tire des enseignements… ! j’en tire que je devrais pas avoir à me voiler pour un Dieu qui n’existe pas et qui baise avec des mineures.
— T’as lu le Coran ?
— Toi tu l’as lu ?
— Non.
— Moi non plus à vrai dire, mais je sais très bien comment c’est, j’ai baignée dedans depuis que je suis petite.
— Ouais, donc finalement, tu vaux pas mieux qu’un chroniqueur CNews.
— J’emmerde les chroniqueurs CNews.
— Qu’est-ce que tu emmerdes pas en même temps ? genre Rima Hassan, t’en penses quoi ?
— Je l’emmerde aussi cette pute. J’emmerde tout ce qui a un rapport de près comme de loin à l’actualité.
— Moi elle me fait bander. Excuse…
— Qu’elle te fasse bander ou pas, ça reste une pute.
— Elle a quand même de sacrés ovaires, et ça déjà c’est louable.
— C’est une débile complètement obsédée et les gens sont eux-mêmes obsédés par elle, ils s’emmerdent trop, ils auraient besoin d’une bonne guerre pour se concentrer sur les choses vraiment essentielles.
— Ça reste une débile qui a du panache ; elle te ressemble un peu je trouve. Sinon, oui… une bonne petite guerre nous ferait sûrement plus de bien que de mal.
— Moi je fuirais quand même.
— T’en fais pas, moi aussi. Attends, t’as vu cette merde de chien ?
— J’ai vu.
— Mais c’est même plus une merde de chien là, c’est un gars qui a posé sa pêche sur le trottoir carrément… !
— Ahah !
— C’est juste là.
— Ah oui ?
— Oui.
— Ben va rentrer faire un bon dodo.
— C’est bien ce que je compte faire.
— Mais avant je veux savoir un truc :
— Vas-y, dis.
— Pourquoi t’es venu me parler quand on s’est rencontrés ? sincèrement ?
— Il y a des choses qui méritent de rester secrètes.
— Dis-le.
— Tu dois bien le savoir.
— C’était vraiment juste pour me consoler ?
— Je vais me coucher.
— Tout seul…
— Y’a les voitures quand même, et la Lune.
— Le monde entier, oui… dans tes rêves…
— Rima Hassan surtout… !
— Et Rima Hassan.
***
Finalement, je n’avais aucune envie d’aller manger au Royal d’Asie, je me suis donc rendu au Teryel bar à couscous manger un bon couscous vierzonnais, si encore un couscous vierzonnais peut toujours être considéré comme un couscous. Et maintenant, je me retrouve à me saouler la gueule au Bergerac avec Didier, un des pochtrons du coin qui, pour une raison que j’ignore, s’imagine être mon « pote » ou un truc dans le genre, sans se douter que je le trouve tout bonnement insupportable. Didier est un quarantenaire bedonnant aux cheveux grisâtres et à la mine étonnamment triste, lui qui ne l’est pourtant probablement pas ou du moins n’a aucune raison de l’être puisqu’il est idiot et les idiots ne peuvent connaître le vrai désespoir. Il est en train de me raconter qu’il s’est fait virer de son job il y a de cela cinq jours pour avoir été pris en flagrant délit en train de péter à de multiples reprises sur son lieu de travail, ce que j’ai bien du mal à croire tant cela me semble invraisemblable, même François Damiens n’aurait pas osé ; mais il m’assure que c’est vrai, que je n’ai qu’à vérifier (ah oui ? et comment sombre imbécile ?) et qu’il s’est même vu contraindre de leur envoyer une lettre d’excuse par mail, qu’il a rédigée avec l’aide de Chat-GPT en omettant d’ajouter son prénom à la fin du courriel, ce qu’il ne remarqua que le lendemain de l’envoi, une fois que le dit message d’excuse avait été lu par tous ses collègues. Définitivement, il n’y a bien que sa naïveté pour sauver sa bêtise, ça lui donne au moins un côté attachant, attachiant je dirais même. Je termine mon verre de rhum, accoudé au comptoir, et lui dit que c’est bien des choses qui arrivent, un peu machinalement. Il acquiesce ; on peut au moins se donner l’illusion d’être d’accord sur un point. Je pense qu’il serait bon de se quitter là-dessus et il me dit « à la prochaine » comme si je voulais qu’il y ait une prochaine fois, comme si j’avais voulu qu’il y en ait eu une première et comme si j’avais demandé à naître ici, dans un des nombreux trous du cul de notre beau pays la France. Au fond, dans la vie, tout n’est qu’une question de chance ou de malchance.
***
— Salut ?
— Salut…
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien du tout.
— Bon… Je te dérange pas plus alors.
— Tu me déranges pas.
— Pourquoi tu pleures alors ?
— Rien, des histoires de merde.
— Tu fais quoi ici ?
— Je sais pas, je sais plus où aller.
— Tu vis dans le coin ?
— Oui.
— Où ça ?
— Juste à côté du Chanelle, le salon de coiffure, je travaille là-bas.
— Ouais je vois, juste après la Patàpain.
— Oui, c’est à trois rues.
— Je peux t’accompagner jusqu’à chez toi.
— J’ai pas envie de rentrer maintenant, je vis encore chez mes parents.
— Oui, c’est embêtant.
— Ça peut aussi être une bonne chose.
— Et c’en est une bonne pour toi ?
— Non, pas du tout.
— D’accord. Qu’est-ce que tu veux faire du coup ?
— Là ?
— Oui, maintenant pas demain.
— Je crois que je veux mourir.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui va pas ?
— Je sais pas, je me sens vide.
— C’est quand même un drôle de hasard…
— De quoi ?
— J’ai une chance… inouïe.
— Raconte.
— J’ai rien à raconter, tu le fais très bien à ma place.
— D’accord le mystérieux… Tu t’appelles comment ?
— Clément Martin.
— Clément ou Martin ?
— Les deux.
— Ahah… t’as l’air drôle au moins.
— Et je suis envoyé par Dieu pour te sauver de ta misère…
— Noor, je m’appelle Noor.
— J’aime bien.
— Comme mes parents j’imagine, quand ils me l’ont donné.
***
Ce matin je n’ai pas envie de me lever, je n’ai pas envie de prendre ma douche et je n’ai pas envie non plus de déjeuner, pas envie d’allumer la télévision et de voir les hommes s’aboyer dessus sur les chaînes d’informations, pas envie de sortir, pas envie de marcher, pas envie de m’arrêter dans un bar, pas envie de m’arrêter dans un restaurant non plus, pas envie de me forcer à parler à des gens que je n’apprécie pas et qui ne m’apprécient pas, des gens qui ne me ressemblent pas, des gens qui ne sont pas de mon espèce, des gens bêtes, des gens robotiques, des gens endoctrinés, des gens cruels, des gens malades, des gens mauvais et des gens exceptionnels ; ce matin je n’ai plus envie d’exister, plus envie de respirer, plus envie de sentir le poids de la solitude sur mes épaules, le poids de l’amour et le poids de la haine, plus envie de pleurer, plus envie d’éjaculer, plus envie de pisser et plus envie d’écrire ; ce matin je n’ai plus envie d’être et j’ai envie de disparaitre, de me volatiliser, de n’avoir jamais existé et d’embrasser la mort ou l’absence ; ce matin j’ai envie de paix et de silence, mais comment avoir plus de paix et de silence que je n’en avais déjà ? je ne sais pas, mais je ne me suis jamais senti tranquille, vivre est une chose tellement angoissante ici que je ne sais pas ou ne sais plus, tout ce que je sais c’est que Noor va terriblement me manquer et que je vais en chialer comme une bonne tapette et que le monde pour moi va perdre encore un peu plus de son sens. J’aurais aimé partir avec elle, on en avait parlé ; et le pire c'est que je n'ai même pas eu le temps de coucher avec elle. Bref, je suis dégoûté, autant par les autres que par moi-même et pourtant je survivrai, je survivrai, je survivrai… I WILL SURVIVE !!!
***
— Noor ?
— Quoi ?
— J’ai envie de te faire lire un texte.
— Non, plus tard, j’ai pas trop la tête à ça.
— T’as un problème ?
— À vrai dire… oui.
— Et quel est le sujet de ton problème ?
— Ma mère vient de crever.
— Ah…
— Oui.
— Je te donne toutes mes condoléances, par principe.
— Laisse tomber, j’en veux pas.
— Ça va, tu te sens bien ?
— Je sais pas, je sais même pas quoi en penser.
— J’ai l’impression que tu te fous de moi.
— Non, par contre la vie elle, elle se fout bien de nous. C’est tellement absurde tout ça…
— Un peu comme un couscous français quelque part…
— C’est quoi cette histoire de couscous ?
— Ben, disons que…
— Peu importe, je sais pas mais vraiment je me sens… ouah. Je comprends absolument plus rien.
— Il y a rien à chercher dans les mots, tout est dans le silence.
— C’est ça.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Elle a fait un AVC.
— Quand ça ?
— Hier matin, vers dix heures, mon père a cru qu’elle dormait encore avant de voir que quelque chose n’allait pas.
— Et tu es sûre que ça va aller ?
— Pour moi oui, je suis même pas triste, vraiment, juste… bizarre, un peu comme si j’étais dans un rêve mais pas forcément le genre de bons rêves.
— J’ai connu cette sensation.
— Ah oui ?
— Mon père est mort il y a quelques années, d’un cancer.
— Et tu l’as vécu comme moi ?
— Oui, sur le moment, mais vraiment sur le moment, je m’en suis pas senti changé, c’est plus tard, genre deux ou trois jours plus tard, à mesure que le temps a commencé à refiler à peu près normalement que j’ai vraiment réalisé, et j’ai commencé à en pleurer tous les jours.
— C’est triste…
— Je sais pas, c’est très complexe, c’est pas simple à expliquer tant que tu l’as pas vécu ; j’ai jamais aimé mon père et il ne m’a jamais aimé non plus, il me détestait en fait je crois, je suis pas sûr. C’étaient pas vraiment des larmes de tristesse, plutôt des larmes pour dire « ah quand même, le temps file parfois très vite… »
— Mais…
— Pourtant, ce que j’ai ressenti, et ce que je continue toujours à ressentir même aujourd’hui, ça dépasse l’entendement. Il y avait quelque chose entre nous qui allait bien plus loin que la haine ou le mépris, après tout c’était mon père, il y avait ce quelque chose que j’arriverais pas à nommer mais qui ressemble à un orage, un déluge, et sa mort ça a un peu été le calme après la tempête. Peut-être qu’il y avait un peu une sorte de syndrome de Stockholm, que je pouvais pas me passer d’avoir un ravisseur, d’avoir une raison d’être même à travers un prisme négatif.
— Oui, je vois... Tu crois que moi aussi je vais en pleurer ?
— J’en suis persuadé ; le silence, c’est tellement douloureux…
— Clément, j’avais un truc à te dire.
— Dis-moi.
— Deux trucs en fait : la première c’est que je t’aime, et tu le sais ; la deuxième…
— Pas de faux suspens.
— Je vais partir.
— Où ça ?
— On va retourner à Alger avec mon père, il est en train de devenir encore plus taré qu’il ne l’était déjà, il a besoin de se recentrer sur lui-même, sur qui il est réellement.
— Quand ça ?
— La semaine prochaine.
***
Et désormais, le silence est en train de me baiser tel un acteur porno. Moi qui croyais dur comme fer que, de toutes ces histoires, je n’en tirerai que des moments d’extase avant de les enfouir profondément dans ma cervelle pour ne remonter seulement que par intermittence, il se trouve que parfois la digestion est plus difficile qu’on ne le croit, plus fourbe et surtout plus lente, sans oublier le fait que nos déjections ne ressortent pas toujours au bon endroit. Moi, tous ces souvenirs me font l’effet d’une remontée gastrique et la chose semble être partie pour se conclure par un dégueuli des plus consistants. Noor, tu ne l’entendras pas, ou ne l’entendras plus du moins, mais comme le dirait si mal Francis Cabrel : « Je t’aimais, je t’aime et je t’aimerai » et ce peu importe l’endroit où tu te trouves ou ne te trouves pas. Je pourrais me mettre à chercher ailleurs ce qui nourrissait la flamme de notre relation mais ce ne serait plus jamais pareil, peut-être même trouverais-je une personne qui m’aimerait et que j’aimerais et peut-être appellerais-je cela de l’amour mais ce ne serait plus pareil, un seul mot, en l’occurrence le mot « amour » pouvant désigner tellement de choses… quand on le prononce nos locuteurs ne se rendent pas compte, certains y verront telle vision de l’amour semblable à la pousse d’un pissenlit parmi les pissenlits là où l’amoureux (ou l’amoureuse) pensait plutôt à une fleur tellement singulière qu’aucun nom scientifique n’ait encore pu lui être donné, d’ailleurs les scientifiques doutent même de son existence. Je ne dois pas faire un très bon chasseur-cueilleur je suppose ; et comme quoi, même des terres les plus pauvres en nutriments peuvent parfois éclore de superbes fleurs…