Sylphe

Le 12/09/2025
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par An Alhweder
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Dossiers / " Dans l'ombre de Frankenstein "
Cette histoire tisse une atmosphère envoûtante où l’intériorité d’une femme désabusée par son mariage et les conventions sociales se mêle à une nature sauvage, presque surnaturelle, qui l’appelle à l’abandon. L’écriture, d’une prose fluide et sensorielle, excelle à faire ressentir la tension entre le carcan social et l’élan vital de la forêt, transformant une simple errance en une fable gothique où la protagoniste semble fusionner avec une entité sylvestre. La douleur physique et psychologique, incarnée par la migraine et l’aversion pour son mari, sert de catalyseur à une métamorphose ambiguë, entre libération et engloutissement, qui évoque les récits de Shelley par son mélange de romantisme noir et de communion panthéiste.
On ne sait jamais trop ce qu'on va devenir dans les bois...
Sylphe

Elle n’aurait pas dû accompagner la chasse aujourd’hui. Elle savait pertinemment qu’elle n’éprouverait aucun plaisir en compagnie des autres dames qui s’étaient jointes à la partie. Elle avait espéré que le mariage lui ouvre un tout nouveau monde de discussions féminines, qu’elle serait enfin introduite dans le cercle des conversations sensées, elle avait vite déchanté. Il y était tout autant question de chiffons et teintes de poudre que dans le camp des jeunes filles. Non, elle n’aurait pas dû accompagner la chasse aujourd’hui mais elle avait tellement envie de monter... Dès qu’elle l’avait pu sans contrevenir aux convenances, elle s’était esquivée. Au détour d’un sentier, elle avait pris un chemin de traverse, s’octroyant le plaisir de se perdre en ces bois qu’elle ne connaissait pas tout en faisant confiance à sa monture pour la reconduire en sécurité jusqu’à la résidence de leurs hôtes.
Elle avait été trop confiante dans ses capacités de cavalière. A vrai dire, on l’avait prévenue, la jument était sanguine et pouvait se montrer contrariante. Elle ne s’était pas inquiétée. Elle montait depuis qu’elle savait marcher. Cela ne l’avait pas empêcher de chuter, comme le lui rappelait son crâne meurtri, lorsque sa monture lui avait refusé sans crier gare le saut d’un talus. Le temps qu’elle se remette de sa chute, qu’elle reprenne ses esprits, la jument s’était enfuie, l’appel de l’écurie. Sa tête la lançait et elle était toute crottée. Son nouvel ensemble de monte était définitivement gâché. Toutefois, en dehors de cette bosse qui se formait au sommet de son crâne et s’annonçait monumentale, elle se sentait parfaitement bien et avait repris son chemin, repérant le soleil entre les frondaisons pour s’orienter dans la direction du domaine.
Son époux rentrait le soir-même. Elle allait devoir reprendre la routine maritale, renoncer à la tranquillité de la chambre qui leur avait été attribuée, la partager de nouveau avec cet homme qu’on lui avait imposé. La marche lui donnerait finalement le temps de s’y préparer. Il n’était pas bien méchant. Elle n’était pas si mal tombée. Elle pensait même qu’il l’aimait sincèrement. Il la dégoûtait. Il disposait de revenus confortables. Il était jeune, plutôt bien fait de sa personne, gentil, doux même. Elle ne supportait pas qu’il la touche. Elle devait pourtant bien le laisser faire. Et vraiment, il n’était pas méchant. Elle ne supportait plus de le voir. Elle ne supportait plus de l’entendre. Elle ne le supportait plus. Ça lui donnait mal à la tête. Rien que d’y penser, elle avait mal à la tête. Dieu du ciel, qu’elle avait mal à la tête ! Ils n’étaient mariés que depuis six mois...
La marche dans ces bois inconnus se révélait plus ardue que ce qu’elle avait envisagé. Elle avait rapidement compris pourquoi la jument avait refusé le talus : elle savait à quel point le sol était traître en ces lieux. Un terre plein recouvert d’un généreux tapis herbeux pouvait dissimuler un entrelacs de racines n’attendant que l’occasion de fouler une cheville. Il n’en fut rien heureusement, bien que son chancellement avait relancé la douleur qui lui grignotait la tête. Les élancements ne cessaient pas maintenant. Elle fut plus prudente, en fut d’autant plus ralentie, commença à désespérer d’être rentrée avant le retour de son mari. Et le martellement dans son crâne qui ne faisait qu’accélérer… Il lui était de plus en plus difficile de l’ignorer, de plus en plus difficile de se concentrer sur l’endroit où poser les pieds, de plus en plus difficile d’éviter les pièges tendus par une forêt trop longtemps laissée pour compte. Leurs hôtes ne s’en étaient guère occupés. Davantage tournés vers l’aménagement des jardins, ils l’avaient délaissée et la jalouse se vengeait en rendant compliquée sa traversée. Elle s’était réensauvagée et mettait au défi quiconque de pénétrer ses tréfonds les plus reculés. Elle-même n’en savait rien. Elle voulait juste couper à l’ouest par le chemin le plus court pour regagner la résidence de leurs hôtes.
Pourquoi était-elle si pressée ? Qu’avait-elle à y retrouver ? Elle était tellement fatiguée. Elle avait tellement mal à la tête. Qu’allait-elle donc se dépêcher de retrouver une univers de mondanités creuses alors qu’elle pouvait s’arrêter là, juste un petit moment, juste dix minutes, juste le temps de reprendre son souffle, de laisser les tambours dans sa tête finir leur morceau et se taire. Un grand chêne vigoureux à deux pas lui tendait les bras. À son pied s’étalait un touffu tapis moussu. Elle choisit un creux confortable, reposa sa tête douloureuse en arrière contre le tronc, déposa ses bras sur deux racines qui s’offraient en accoudoir et ferma les yeux deux secondes pour soulager un peu les éclairs de douleur qui fulguraient derrière ses yeux. Elle allait s’accorder un petit moment pour se reprendre. Pas longtemps. Quelque minutes, pas plus. Juste dix minutes, pas plus. Juste le temps de reprendre son souffle. Juste le temps de… Juste…

Elle se réveilla en sursaut alors que le soleil ramassait ses derniers rayons. Elle frissonna, elle avait froid. Les quelques heures pendant lesquelles elle s’y était étendue avait permis à l’humidité de l’humus de pénétrer ses vêtements et elle était transie. Ce n’était toutefois pas cette sensation qui l’avait sortie du sommeil mais l’impression oppressante d’être observée. Lorsqu’elle avait ouvert les yeux, elle aurait juré avoir vu une ombre s’éloigner précipitamment d’elle. Personne n’avait toutefois répondu à son cri, qu’elle n’était en réalité pas sûre d’avoir poussé. Ses lèvres étaient serrées, pincées par le froid. Elle avait attendu un peu au cas où l’ombre réapparaîtrait. Elle s’était alors rendue compte qu’elle était entourée d’ombres. Elle avait tenté d’appeler une nouvelle fois mais sa voix ne lui obéissait pas.
Elle sentait toujours comme une présence mais distinguait mal les alentours et ne décelait personne. Elle se sentait observée, épiée. Elle décida de se lever. Elle n’y arriva pas. Sa tête ne la lançait plus mais tout son corps était ankylosé. Calée entre les racines du chêne, elle ne sut se résoudre à s’en arracher tout de suite. Elle avait besoin de reprendre ses esprits avant d’aller affronter la nuit. La nuit. Elle sentit la panique lui enserrer la gorge. De jour, elle ne s’inquiétait pas trop de retrouver son chemin mais de nuit… L’épaisse canopée dissimulaient les étoiles à son regard affolé. Etait-ce vraiment raisonnable de se lever et se remettre à marcher ? Alors qu’il faisait nuit ? Alors qu’il y avait cette ombre dans la nuit, cette ombre dans la pénombre ? D’un autre côté, le vent se levait et commençait à lui lécher les mains, le cou, le visage, la faisant tressaillir à chaque effleurement. Elle avait tellement froid. Elle n’avait pas envie de bouger, elle avait peur de rester là. Il lui semblait que quelqu’un murmurait non loin. L’ombre de toute à l’heure ? Quelqu’un qui s’amuserait d’elle ? Quelque chose ? Etaient-ce deux yeux qu’elle venait d’apercevoir sur sa gauche ? Deux yeux verts à la pupille dilatée ? Des feux follets ? Non, il y avait une intention derrière ces deux lumières dans la nuit. Elle en mettrait sa main gelée au feu. Elle voulait s’enfuir. Elle devait bouger, partir. Elle avait peur de partir. Il y avait cette ombre qui l’attendait, ces yeux qui la guettaient. Elle se sentait lourde, tellement lourde. Elle n’arrivait pas à bouger.
Leurs hôtes devaient bien s’être rendu compte de sa disparition à cette heure-ci. Son mari devait être arrivé. Il devait s’inquiéter. Ils avaient certainement envoyé leurs gens à sa recherche. Elle pouvait, il valait même mieux qu’elle reste là à les attendre.
« Oui, reste là. »
Ils n’en la retrouverait que mieux. Elle se plaqua un peu plus contre le tronc du chêne dont les racines semblèrent se rapprocher d’elle. Les branches se déployaient au-dessus d’elle, rompaient avec les fûts des résineux qui s’élançaient en piliers de cathédrale vers les ténèbres. Les feuillus, plus courts et malmenés par le vent qui avait encore forci, se tordaient en gargouilles grimaçantes dont elle aurait voulu fuir le regard. Son mari allait arriver.
« Reste avec moi. »
Il allait la tirer de là. La ramener dans le monde. Malgré l’angoisse que lui provoquait la situation, elle n’arrivait pas à en éprouver du soulagement.
« Reste avec moi. »
Retrouver sa conversation insipide, retrouver son odeur d’eau de Colonne dont il aimait s’inonder, retrouver ses manières sirupeuses.
« Reste avec moi. »
Une nouvelle bourrasque la fouetta au visage. La pluie commença à tomber et chaque goutte la perçait comme une aiguille de glace. Elle avait tellement froid. Elle se tassa encore davantage dans le creux des racines.
« Reste avec moi. »
Le chêne l’invitait à rester. Elle savait maintenant que c’était lui. Elle l’avait enfin compris. Et elle avait envie de dire oui. Elle aimait la sensation des veines de l’écorce sous ses doigts. Elles étaient rugueuses, marquées. Elles étaient vraies. Elles étaient vivantes. Elles pulsaient de vie. Et les racines autours d’elle étaient comme deux bras solides qui l’enlaçaient. Deux bras forts dont elle appréciait le galbe, qui la rassuraient et lui faisaient des promesses.
« Reste avec moi. »
Oui, elle allait rester. Rester auprès du chêne. Rester avec le chêne. Elle avait déjà un peu moins froid maintenant qu’il se resserrait sur elle, l’embrassait fort. Les mugissements du vent s’était atténués. Elle n’entendait que les mots doux, les serments qu’il lui glissait à l’oreille. Des mots justes, ceux qu’elle attendait, les mots qui lui permettaient de s’abandonner. Ce qu’elle fit sans plus hésiter. Une feuille morte tombant sur ses lèvres vint alors sceller leur nouvelle alliance d’un baiser.