Voler ou Sauter

Le 14/09/2025
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par Lindsay S
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Plongée viscérale dans l’abîme du harcèlement scolaire, où la prose, d’une crudité poétique, cisèle la douleur et la rage avec une précision chirurgicale, digne d’un cri primal arraché aux tripes. Chaque phrase, saturée d’images brutales et d’émotions à fleur de peau, tisse un tableau d’une intensité suffocante, transformant le banal en cauchemar universel. L’auteur excelle à capturer l’ambivalence d’une victime qui oscille entre résilience stratégique et pulsions destructrices, offrant une voix authentique aux invisibles. Ce récit, loin des clichés larmoyants, pulse d’une énergie subversive, comme un uppercut littéraire qui refuse l’oubli.
Texte sponsorisé par l’Éducation nationale et l’amicale des transports scolaires.
Elle les avait conspués, ces bâtards consanguins dont la supériorité n’était que numérique.
Elle les avait maudits sur plusieurs générations, leur souhaitant la lèpre, la peste bubonique, n’importe quelle saloperie assez visible pour que le monde voie enfin à quel point ils étaient pourris jusqu’à la moelle.
Pour qu’on les vomisse, comme elle les vomissait.
De cette bile chaude et acide qui lui brûlait la gorge et le cœur.

Elle avait dépassé le stade de la haine.
Cette amie froide et sèche qu’elle nourrissait avant.

Cette haine, c’était quand ils se moquaient. Quand ils l’insultaient.
Les noms fusaient dans l’air comme les oiseaux dans le film de Hitchcock.
Elle sentait les impacts : piquants, saignants.
Elle les haïssait quand personne ne voyait sa détresse, son envie de disparaître, de creuser un trou pour y glisser son corps, son souffle, et ne plus les entendre.
Elle les haïssait quand elle espérait encore un miracle, un retournement, quelque chose qui rendrait sa vie vivable.

Puis ils avaient franchi le cap physique.
Ils la poussaient. Elle les imaginait sous un train.
Ils la frappaient. Elle se voyait avec un couteau.
Ils la laissaient par terre, et partaient en riant.
Elle se réfugiait dans ce monde intérieur où ils tombaient tous, foudroyés par une crise cardiaque fulgurante.
Des insectes, écrasés sous la semelle de sa colère.

Mais quand ils l’ont coincée dans ce coin.
Quand ils ont posé leurs mains.
Quand ils ont sorti ces trucs, ces morceaux d’eux-mêmes qu’ils osaient exhiber comme s’ils étaient rois —
Là, elle n’a plus seulement voulu les tuer.
Elle a voulu mourir,
et les emporter avec elle.

C’est là que sa dernière couche s’est brisée.
Elle ne s’est pas fendue gentiment : elle a implosé, comme ces bombes sales, projetant à l’intérieur d’elle des fragments d’horreur.
Des flashs. Des odeurs. Des sons.
Tout ce qui la rendrait victime.
Craintive. Soumise.
Fonctionnelle.

Elle souriait.
Elle continuait.
Elle se levait chaque matin, toujours à l’heure, pour ne pas rater son car.
Elle avançait dans le noir, dans la nuit, vers son cauchemar.

Elle les savait là.
Ils ne l’attendaient pas.
Elle n’était pas espérée.
Elle n’était qu’une distraction atroce, un passe-temps pour se sentir puissants.

Alors elle attendait à plusieurs pas de l’arrêt, pour réduire au maximum le temps passé à proximité.
Parfois, elle réussissait à les éviter complètement.
Ces instants-là étaient trop rares, trop courts pour vraiment soulager.
Mais elle les comptait.

Le reste du temps, elle vivait dans le brouillard.
Elle avait de bons résultats.
Elle pleurait parfois en récré, parfois en cours.
Pas de sanglots, pas de cris.
Juste des larmes, fines, lentes, discrètes.
Parce qu’ils étaient toujours là.
Dès que les adultes tournaient le dos.
Dès que l’espace devenait un angle mort.

Alors elle restait proche des profs, du chauffeur, de la femme de ménage.
Elle ne s’éloignait que contrainte.
Elle ne ressentait plus.
Elle calculait.
Stratégique, mais éteinte.

Ses notes étaient excellentes.
Trop bonnes pour qu’on s’inquiète.

Elle aurait peut-être dû tout foirer.
Pour qu’on les voie enfin.
Pour qu’on comprenne que c’était leur faute.

Le retour, c’était à la fois le pire.
Et pas.

À la descente du car, elle ne pouvait pas les éviter.
Ils descendaient aussi.
Violents. Frustrés.
Ils amplifiaient.
Chaque jour plus forts qu’hier.
Chaque demain, une promesse de pire.

Mais ce moment ne durait que quelques minutes.
Elle pouvait courir.
Elle pouvait fuir.
Elle était libre.

Elle rentrait.
Et chez elle, rien ne l’attendait.
L’alcoolisme.
La dépression.
Le silence.
Les murs.

Elle fonctionnait pour sortir de cette vie, pour survivre à l’extérieur et à l’intérieur.
Elle savait que la seule alternative, c’était le pont.

Elle se souvenait du temps où elle y allait pour rêver qu’elle serait sauvée.
Aujourd’hui, il ne lui restait que deux options :
l’envol illusoire ou le béton.

Voler.
Ou sauter.

Elle a fini bac+8. Elle enseigne maintenant. Parfois, elle rêve de les recroiser. avec un marteau.