Son prénom était rare. Intriguant. Rugueux.
Molbek.
Molbek.
Il croit. C’est bien le problème
Son prénom était rare. Intriguant. Rugueux.
Molbek.
Ça sonnait scandinave, flamand ou alsacien. Ça pouvait être aussi un nom francisé, tordu par le temps. Un nom qui aurait pu être un surnom.
Il venait de l’assistance, alors lui-même n’en savait rien.
Ceux qui ne l'avaient jamais rencontré imaginaient un type large d’épaules, pas du genre à être né dans la lumière. Plutôt à être sculpté dans la pénombre. Ils avaient raison.
Au premier coup d’œil, c’était ça qu’on voyait : un bloc. Une ombre solide.
Ensuite, si on restait à ses côtés assez longtemps sans parler, quelque chose s’ouvrait.
Un calme tendu. Une manière d’écouter sans bouger un cil.
Comme s’il retenait le monde, juste en se taisant.
Il ne posait pas de questions, mais on avait envie de répondre.
On avait envie de tout lui dire.
Son reflet dans la glace lui rappelait ses cinquante-sept ans.
Que lui racontait son corps ? Il tenait encore la route. Un peu de rondeur ici ou là : une réserve, au cas où la guerre, la famine reviendraient à la mode. Les articulations grinçaient parfois, mais rien d’alarmant. Son test quotidien, c’était les chaussettes. Chaque matin, se pencher sans vaciller, sans appui. Un genou levé, l’autre pied bien ancré. Chaque chaussette passée sans chute était un pas de plus vers l'après et un pied de nez à l’Ehpad.
Et sa tronche, alors ? Elle tenait encore la scène. Des plis discrets ici et là, comme des griffures de lumière plutôt que des coups de vieux. Avec un peu de bonne volonté ou une loupe romantique, on pouvait même parler de caractère.
Sa peau aurait-elle été plus lisse sans les nuits trop courtes, les verres de trop, les heures au soleil ? Peut-être. Mais une vie trop bien repassée ne laisse pas de marques, juste un vide sans odeur. Quant à ses cheveux, ils poussaient encore dru dans un mélange nuancé de cendre et d’acier. Coupés courts, mais jamais stricts. Il laissait les mèches faire leur vie, comme des mômes trop vifs pour rester en rang. Ça lui conférait un genre de lassitude élégante, sans renoncer à l’allure. Un peu comme son nez, d’ailleurs. Un nez en zigzag, pour lequel il n’avait jamais rien fait. Les années de boxe étaient passées par là. Les corps agrippés, le claquement des gants dans le silence des caves. Molbek avait fini par l’aimer, ce petit bout de cartilage déplacé. Il ne se voyait pas avec un pif de magazine : net, effacé, sans histoire.
C’était une belle journée de printemps.
Une de celles qui vous donnent envie de ralentir. De longer les grilles des jardins, de respirer à plein poumons les glycines bavardes, de s’asseoir dans un parc et laisser filer le temps, rien qu’à regarder les abeilles voltigeuses, zigzaguer entre les pétales telles des poètes en manque de rimes. Elles butinaient les massifs fleuris comme on pille une bibliothèque de parfums : chaque corolle un vers, chaque étamine une ivresse.
Molbek avait toujours aimé les fleurs.
S'il ne faisait pas ce qu’il fait, il aurait mis les mains dans la terre. Il aurait passé ses journées en extérieur ou sous une serre, à remuer la vie, à faire pousser du calme.
Se salir les mains pour que les autres puissent respirer. Il avait toujours eu ça en lui, ce goût du geste utile. Même si, au fil du temps, la définition de "utile" s’était… un peu déplacée.
La veille encore, elle était venue lui parler. Comme à chaque fois, elle avait essayé de tenir sa voix droite. Un timbre clair, presque joyeux. Du moins au début.
Et puis, à la fin, un tremblement. Une fêlure dans les mots.
Quelqu'un lui avait dit qu'elle avait des ennuis, pas de ceux qu’on raconte à la police. Non.
Le genre d’histoires qui laissent des traces : un bleu, une brûlure, ou ce regard vide qui s’accroche à la peau pendant des années. Elle n’en parlait pas. Mais son silence criait.
Dieu pourrait intervenir. Il en a le pouvoir.
Mais Dieu est occupé.
Des guerres à surveiller, des chambres d’hôpital à couver, des morts à accueillir. Alors parfois, il faut lui donner un coup de main. Lui faire un signe. Lui montrer ce qu’il ne voit plus.
Alors il y était allé. Tôt, avant que la ville ne s’ébroue. Il l’avait trouvé derrière chez lui, adossé à un muret, en train de fumer. Le genre de gars qui fume sans regarder le ciel. Polo sombre, repassée à la haine, col fermé jusqu’au dernier bouton.
Molbek avait souri.
Puis il avait demandé s’il avait quelques minutes à lui accorder.
L'autre avait répondu d’un rictus de travers, comme un verrou mal posé.
Il avait haussé les épaules, un rien bravache.
Il croyait qu’ils allaient discuter.
Il croyait à la parole, aux arrangements.
Molbek n’avait pas levé la voix. Il n’avait rien expliqué.
Il avait simplement avancé.
Le premier coup était parti dans les côtes.
Dosé. Juste ce qu’il fallait pour que l’air se dérobe.
Le deuxième l’avait fait plier.
Mais il s’était relevé.
Pas un agneau, le gars. Il avait répliqué, sec : réflexe d’un vieux client du pavé. Ça se voyait qu’il avait payé pour apprendre.
Molbek se couvrit, garde haute. Mais là-dessus, un autre était arrivé. Un comparse, à la démarche floue, le regard embué d'orgueil et de mauvaise haleine.
Il embrassa une table en entrant, sans comprendre.
Le reste suivit.
Une chaise. Un coude. Un front.
Molbek l’expédia ad patres.
Retour sur la cible. Son meilleur direct lui attrapa le menton. Dans un bruit de viande qu’on jette contre un mur... Et tout le haut vacilla. Puis, il visa le genou d’un coup de savate bien propre, derrière, là où ça plie tout seul. L’homme tomba sans un mot, sans panache. Juste le poids mort d’un corps rendu à la gravité.
Molbek garda les mains fermées quelques secondes de plus. Puis il partit.
Le soleil rasant dessinait des losanges sur le gravier. C’était une belle journée de printemps qui débutait.
Chez lui, le calme.
Un silence aux coins bien rangés.
Et sur le corps, les contreparties, les restes d’un acte offert.
Une gravure sur les phalanges, une entaille à la lèvre, un hématome diffus sur les côtes.
Il ôta sa chemise.
Eau. Désinfectant. Pansement.
Puis le miroir. Et son visage. Rien de plus qu'à un visage.
Mais il se fixa tout de même. Non pour vérifier les dégâts, mais pour voir s’il y avait encore quelqu’un derrière les yeux.
Enfin, il attrapa sa tunique, noire, qu'il enfila lentement.
Il ajusta le col romain. Celui qui serre un peu. Ce ruban rigide, blanc, qui se plaque contre la gorge sans jamais se faire oublier et qui rappelle le sacerdoce.
La soutane glissa lentement sous ses épaules.
Selon la Genèse, Dieu façonna le monde en six jours.
Le septième, il sanctifia le repos.
Molbek, lui, confessait six jours par semaine.
Le septième, il réparait les vivants, là où la foi s’effiloche.
Son prénom était rare. Intriguant. Rugueux.
Molbek.
Ça sonnait scandinave, flamand ou alsacien. Ça pouvait être aussi un nom francisé, tordu par le temps. Un nom qui aurait pu être un surnom.
Il venait de l’assistance, alors lui-même n’en savait rien.
Ceux qui ne l'avaient jamais rencontré imaginaient un type large d’épaules, pas du genre à être né dans la lumière. Plutôt à être sculpté dans la pénombre. Ils avaient raison.
Au premier coup d’œil, c’était ça qu’on voyait : un bloc. Une ombre solide.
Ensuite, si on restait à ses côtés assez longtemps sans parler, quelque chose s’ouvrait.
Un calme tendu. Une manière d’écouter sans bouger un cil.
Comme s’il retenait le monde, juste en se taisant.
Il ne posait pas de questions, mais on avait envie de répondre.
On avait envie de tout lui dire.
Son reflet dans la glace lui rappelait ses cinquante-sept ans.
Que lui racontait son corps ? Il tenait encore la route. Un peu de rondeur ici ou là : une réserve, au cas où la guerre, la famine reviendraient à la mode. Les articulations grinçaient parfois, mais rien d’alarmant. Son test quotidien, c’était les chaussettes. Chaque matin, se pencher sans vaciller, sans appui. Un genou levé, l’autre pied bien ancré. Chaque chaussette passée sans chute était un pas de plus vers l'après et un pied de nez à l’Ehpad.
Et sa tronche, alors ? Elle tenait encore la scène. Des plis discrets ici et là, comme des griffures de lumière plutôt que des coups de vieux. Avec un peu de bonne volonté ou une loupe romantique, on pouvait même parler de caractère.
Sa peau aurait-elle été plus lisse sans les nuits trop courtes, les verres de trop, les heures au soleil ? Peut-être. Mais une vie trop bien repassée ne laisse pas de marques, juste un vide sans odeur. Quant à ses cheveux, ils poussaient encore dru dans un mélange nuancé de cendre et d’acier. Coupés courts, mais jamais stricts. Il laissait les mèches faire leur vie, comme des mômes trop vifs pour rester en rang. Ça lui conférait un genre de lassitude élégante, sans renoncer à l’allure. Un peu comme son nez, d’ailleurs. Un nez en zigzag, pour lequel il n’avait jamais rien fait. Les années de boxe étaient passées par là. Les corps agrippés, le claquement des gants dans le silence des caves. Molbek avait fini par l’aimer, ce petit bout de cartilage déplacé. Il ne se voyait pas avec un pif de magazine : net, effacé, sans histoire.
C’était une belle journée de printemps.
Une de celles qui vous donnent envie de ralentir. De longer les grilles des jardins, de respirer à plein poumons les glycines bavardes, de s’asseoir dans un parc et laisser filer le temps, rien qu’à regarder les abeilles voltigeuses, zigzaguer entre les pétales telles des poètes en manque de rimes. Elles butinaient les massifs fleuris comme on pille une bibliothèque de parfums : chaque corolle un vers, chaque étamine une ivresse.
Molbek avait toujours aimé les fleurs.
S'il ne faisait pas ce qu’il fait, il aurait mis les mains dans la terre. Il aurait passé ses journées en extérieur ou sous une serre, à remuer la vie, à faire pousser du calme.
Se salir les mains pour que les autres puissent respirer. Il avait toujours eu ça en lui, ce goût du geste utile. Même si, au fil du temps, la définition de "utile" s’était… un peu déplacée.
La veille encore, elle était venue lui parler. Comme à chaque fois, elle avait essayé de tenir sa voix droite. Un timbre clair, presque joyeux. Du moins au début.
Et puis, à la fin, un tremblement. Une fêlure dans les mots.
Quelqu'un lui avait dit qu'elle avait des ennuis, pas de ceux qu’on raconte à la police. Non.
Le genre d’histoires qui laissent des traces : un bleu, une brûlure, ou ce regard vide qui s’accroche à la peau pendant des années. Elle n’en parlait pas. Mais son silence criait.
Dieu pourrait intervenir. Il en a le pouvoir.
Mais Dieu est occupé.
Des guerres à surveiller, des chambres d’hôpital à couver, des morts à accueillir. Alors parfois, il faut lui donner un coup de main. Lui faire un signe. Lui montrer ce qu’il ne voit plus.
Alors il y était allé. Tôt, avant que la ville ne s’ébroue. Il l’avait trouvé derrière chez lui, adossé à un muret, en train de fumer. Le genre de gars qui fume sans regarder le ciel. Polo sombre, repassée à la haine, col fermé jusqu’au dernier bouton.
Molbek avait souri.
Puis il avait demandé s’il avait quelques minutes à lui accorder.
L'autre avait répondu d’un rictus de travers, comme un verrou mal posé.
Il avait haussé les épaules, un rien bravache.
Il croyait qu’ils allaient discuter.
Il croyait à la parole, aux arrangements.
Molbek n’avait pas levé la voix. Il n’avait rien expliqué.
Il avait simplement avancé.
Le premier coup était parti dans les côtes.
Dosé. Juste ce qu’il fallait pour que l’air se dérobe.
Le deuxième l’avait fait plier.
Mais il s’était relevé.
Pas un agneau, le gars. Il avait répliqué, sec : réflexe d’un vieux client du pavé. Ça se voyait qu’il avait payé pour apprendre.
Molbek se couvrit, garde haute. Mais là-dessus, un autre était arrivé. Un comparse, à la démarche floue, le regard embué d'orgueil et de mauvaise haleine.
Il embrassa une table en entrant, sans comprendre.
Le reste suivit.
Une chaise. Un coude. Un front.
Molbek l’expédia ad patres.
Retour sur la cible. Son meilleur direct lui attrapa le menton. Dans un bruit de viande qu’on jette contre un mur... Et tout le haut vacilla. Puis, il visa le genou d’un coup de savate bien propre, derrière, là où ça plie tout seul. L’homme tomba sans un mot, sans panache. Juste le poids mort d’un corps rendu à la gravité.
Molbek garda les mains fermées quelques secondes de plus. Puis il partit.
Le soleil rasant dessinait des losanges sur le gravier. C’était une belle journée de printemps qui débutait.
Chez lui, le calme.
Un silence aux coins bien rangés.
Et sur le corps, les contreparties, les restes d’un acte offert.
Une gravure sur les phalanges, une entaille à la lèvre, un hématome diffus sur les côtes.
Il ôta sa chemise.
Eau. Désinfectant. Pansement.
Puis le miroir. Et son visage. Rien de plus qu'à un visage.
Mais il se fixa tout de même. Non pour vérifier les dégâts, mais pour voir s’il y avait encore quelqu’un derrière les yeux.
Enfin, il attrapa sa tunique, noire, qu'il enfila lentement.
Il ajusta le col romain. Celui qui serre un peu. Ce ruban rigide, blanc, qui se plaque contre la gorge sans jamais se faire oublier et qui rappelle le sacerdoce.
La soutane glissa lentement sous ses épaules.
Selon la Genèse, Dieu façonna le monde en six jours.
Le septième, il sanctifia le repos.
Molbek, lui, confessait six jours par semaine.
Le septième, il réparait les vivants, là où la foi s’effiloche.