Mon père appelait ça un "sourire à 4.95". Le prix du café en terrasse, avant l’euro. En salle c’était deux balles trente, mais dehors — même sous une pluie fine qui sentait l’algue et l’échec — ça doublait. Pour le standing, pour la vue sur les pare-brises embués, pour le privilège de se faire entuber à ciel ouvert. Le serveur, lui, jouait son rôle : petit sketch de connivence, regard complice, plateau en main. Un sourire calibré, facturé au centime.
Nous, on y allait après la plage. Lui buvait même pas de café. Je sais toujours pas pourquoi on s’asseyait là. Peut-être pour mater les gens, ou juste pour laisser sécher les mômes. Moi j’avais droit à une limonade avec paille intégrée. Tu sais, ces pailles en plastique qui se plient, comme si t’avais huit ans et pas d'problèmes de colonne vertébrale. Je la tordais dans tous les sens, je la faisais claquer contre le verre pendant qu’il scrutait les passants comme s’il passait un casting. Il lisait les gestes, les rictus, les petites trahisons anonymes. Moi j’imitais sans comprendre : apprendre à juger le monde avant de savoir marcher droit.
Ce 14 juillet-là, il avait acheté un bateau gonflable. Coup de tête ou plan flou, j’ai jamais su. Pas dans l’agenda, mais pas totalement à l’arrache. Une impulsion de daron : il fait pas si moche, les gosses sont pas encore détestables, allez.
On était en famille. Moi, mon frère, ma mère. J’avais dix ans, pas encore de poils, pas encore la haine des vacances en commun.
Avec mon frère, on ramassait des crustacés. Pas pour les bouffer — pour les fixer. Les regarder galérer dans un seau, les pinces dans le vide, les yeux sur tiges comme des antennes de mauvaise foi. On les relâchait toujours. Par principe. Comme si ça effaçait l’enfermement de base. C’était ça, l’éthique enfantine : kidnapper, observer, pardonner.
Le bateau a mouillé. Évidemment il nous a mouillé. Une barquette de supermarché, c’est une baignoire percée. Mais on était déjà trempés — les vagues, la crème solaire, la joie débile. Rien ne séchait, et rien ne comptait.
Au pique nique, festival de crème solaire. Elle avait tout colonisé : le pain, les abricots, même l’eau dans la gourde goûtait la chimie de survie.
Ce fût une belle journée. Objectivement.
Et je sais pas pourquoi c’était la dernière.
Peut-être qu’il s’est passé un truc. Peut-être que rien. Peut-être que la vie a décidé qu’on irait voir ailleurs. Si j’avais su ? J’aurais pas fait grand-chose de plus. Peut-être que j’aurais maté mon père deux secondes de plus, ou que j’aurais essayé de comprendre ce qu’il foutait là, lui, entre les crabes et les sandwichs. Peut-être que j’aurais gardé un crustacé en otage. Peut-être pas.
Mais voilà : on ne sait jamais.
Vieillir, c’est ça.
C’est s’éloigner sans prévenir.
Vivre la der et laisser mourir.
Les cafés à 4.95, les sourires tarifés, les bateaux qui fuient, les bestioles qu’on enferme pour les relâcher — tout continue. Mais toi, t’es plus dans le champ. T’as changé de ville, de peau, de tempo. Et un jour tu réalises : t’es plus jamais retourné à la plage avec ton père.
T’as plus jamais eu dix ans un 14 juillet où personne ne criait.
Les dernières fois ont parfois ce goût de crème solaire.
Amer, poisseux, persistant.
Comme un truc qu’on n’a jamais vraiment digéré.
Le plus souvent, elles finissent dans l'oubli.
Nous, on y allait après la plage. Lui buvait même pas de café. Je sais toujours pas pourquoi on s’asseyait là. Peut-être pour mater les gens, ou juste pour laisser sécher les mômes. Moi j’avais droit à une limonade avec paille intégrée. Tu sais, ces pailles en plastique qui se plient, comme si t’avais huit ans et pas d'problèmes de colonne vertébrale. Je la tordais dans tous les sens, je la faisais claquer contre le verre pendant qu’il scrutait les passants comme s’il passait un casting. Il lisait les gestes, les rictus, les petites trahisons anonymes. Moi j’imitais sans comprendre : apprendre à juger le monde avant de savoir marcher droit.
Ce 14 juillet-là, il avait acheté un bateau gonflable. Coup de tête ou plan flou, j’ai jamais su. Pas dans l’agenda, mais pas totalement à l’arrache. Une impulsion de daron : il fait pas si moche, les gosses sont pas encore détestables, allez.
On était en famille. Moi, mon frère, ma mère. J’avais dix ans, pas encore de poils, pas encore la haine des vacances en commun.
Avec mon frère, on ramassait des crustacés. Pas pour les bouffer — pour les fixer. Les regarder galérer dans un seau, les pinces dans le vide, les yeux sur tiges comme des antennes de mauvaise foi. On les relâchait toujours. Par principe. Comme si ça effaçait l’enfermement de base. C’était ça, l’éthique enfantine : kidnapper, observer, pardonner.
Le bateau a mouillé. Évidemment il nous a mouillé. Une barquette de supermarché, c’est une baignoire percée. Mais on était déjà trempés — les vagues, la crème solaire, la joie débile. Rien ne séchait, et rien ne comptait.
Au pique nique, festival de crème solaire. Elle avait tout colonisé : le pain, les abricots, même l’eau dans la gourde goûtait la chimie de survie.
Ce fût une belle journée. Objectivement.
Et je sais pas pourquoi c’était la dernière.
Peut-être qu’il s’est passé un truc. Peut-être que rien. Peut-être que la vie a décidé qu’on irait voir ailleurs. Si j’avais su ? J’aurais pas fait grand-chose de plus. Peut-être que j’aurais maté mon père deux secondes de plus, ou que j’aurais essayé de comprendre ce qu’il foutait là, lui, entre les crabes et les sandwichs. Peut-être que j’aurais gardé un crustacé en otage. Peut-être pas.
Mais voilà : on ne sait jamais.
Vieillir, c’est ça.
C’est s’éloigner sans prévenir.
Vivre la der et laisser mourir.
Les cafés à 4.95, les sourires tarifés, les bateaux qui fuient, les bestioles qu’on enferme pour les relâcher — tout continue. Mais toi, t’es plus dans le champ. T’as changé de ville, de peau, de tempo. Et un jour tu réalises : t’es plus jamais retourné à la plage avec ton père.
T’as plus jamais eu dix ans un 14 juillet où personne ne criait.
Les dernières fois ont parfois ce goût de crème solaire.
Amer, poisseux, persistant.
Comme un truc qu’on n’a jamais vraiment digéré.
Le plus souvent, elles finissent dans l'oubli.