les contours de leurs corps

Le 10/11/2025
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par lennie stern
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Dossiers / Hommage à H.G.Wells
C'est une œuvre d’une profondeur saisissante, où l’écriture poétique et sensorielle tisse un lien intime entre les corps, la nature et un monde en désarroi, capturant avec finesse la fragilité de l’humain face à la perte de repères. L’auteur excelle à dépeindre l’atmosphère pesante d’une société post-technologique, où la reconnexion au corps devient un acte de résistance et de renaissance, porté par des images vibrantes comme celle de la Silene stenophylla, symbole d’espoir fragile mais tenace. Les personnages, en particulier Weena, incarnent une sagesse ancestrale avec une authenticité bouleversante, leurs gestes et silences disant bien plus que les mots. La narration, rythmée par une tension subtile et des métaphores naturalistes, enveloppe le lecteur dans une réflexion universelle sur l’identité et la résilience. En somme, ce texte est une ode magnifique à la reconquête de soi, un bijou littéraire qui résonne longtemps après sa lecture.
Il y a toujours un moment de bascule. Pour elle, ce fut celui-ci.
Il y a toujours un moment de bascule. Pour elle, ce fut celui-ci.

Le néon clignote, dessinant des ombres nerveuses sur les murs nus. La pièce est étroite, confinée, l’air y est lourd, saturé d’odeurs de désinfectant et de sueur. Weena reste immobile, les yeux fixés sur l’enfant étendu devant elle. Une tension sourde s’empare de l’espace, celle qui précède les ruptures, qui annonce les basculements.

La mère, assise dans un coin, crispe ses mains sur ses genoux, comme pour empêcher son corps de se disloquer. Tout en elle est tendu vers son fils, un fil invisible les relie, fragile, prêt à se rompre. Elle lutte silencieusement pour ne pas le perdre, pour ne pas le voir s’effilocher entre ses doigts.
Weena n’a pas besoin de croiser leurs regards pour saisir ce qu’ils traversent. Elle le sent dans sa propre chair, ce vide abyssal que chacun porte en soi depuis que le monde a basculé. C’est comme un souffle coupé, une suspension de la vie telle qu’on la connaissait. Elle perçoit cette détresse dans les respirations saccadées, dans les mouvements convulsifs du garçon, dans l’immobilité tendue de la mère, qui semble vouloir retenir quelque chose qui lui échappe. L’enfant est là, son corps meurtri par trois ans de désordre, mais c’est une douleur plus ancienne qui suinte depuis chacun des pores de sa peau.

Weena inspire profondément, préparant ses mains à l’acte. Sous ses doigts, la peau de l’enfant est chaude, légèrement moite, mais en dessous, elle sent cette froideur, ce retrait du corps de lui-même. Ses muscles se tendent sous les doigts de Weena, tendus comme des cordes prêtes à se rompre sous trop de tension. Elle appuie légèrement sur un point précis sous l’omoplate, là où le corps conserve des mémoires anciennes, enfouies dans les fibres nerveuses. Le garçon tressaille, une onde de douleur traverse son petit corps, ses yeux se ferment plus fort, mais Weena continue. Cette douleur est nécessaire, elle le sait. C’est le premier pas vers une reconnexion.

Ses mains, brutales mais expertes, affrontent sans détour ce que le corps a caché, enfoui dans l’oubli. C’est un savoir ancien qu’elle déploie, celui qui s’acquiert dans la douleur, dans les cris silencieux des corps qu’elle a touchés, soignés, réveillés. Ses gestes ne cherchent pas la douceur, ils cherchent la vérité. Elle tire, pousse, presse, explore, comme un sculpteur taillant dans une pierre vivante, cherchant à faire émerger la forme véritable cachée sous des années de dépendance aux machines.

*

Il y a trois ans, ou peut-être une éternité. Le monde flottait alors, léger, déconnecté de la terre, de la gravité. Les corps étaient suspendus, portés par les données, par cette danse invisible de chiffres et d’algorithmes qui régulaient tout. Chaque battement de cœur était mesuré, chaque souffle ajusté par des voix mécaniques qui murmuraient sans cesse, directement à l’intérieur des crânes, à travers la peau. La vie était un flux constant, une symphonie parfaite où rien ne déraillait. Les erreurs étaient corrigées avant même d’exister, les maladies éradiquées avant de se manifester. C’était un monde propre, sans douleur, sans doute. Une nature ordonnée disait-on. Mais c’était aussi un monde où les corps avaient perdu leur rôle, leur utilité, devenus de simples réceptacles passifs, exécutant les ordres d’un réseau invisible.

Il y avait pourtant une forme de spiritualité dans cette mesure, une transcendance, dans cette fusion totale avec la technologie. L’esprit, l’âme, pouvaient se consacrer à autre chose, libérés des contingences matérielles. Mais le corps, lui, avait été relégué au second plan, devenu presque obsolète. Il n’était plus qu’un support pour les capteurs, un objet d’étude pour les algorithmes. Plus personne ne le touchait, ne l’écoutait. Le toucher était devenu un acte archaïque, presque vulgaire, réservé à ceux qui n’avaient pas les moyens d’accéder à la pureté numérique.

Dans ce nouvel ordre virtualisé, les métiers manuels s’étaient éteints, les potiers, les artisans, tous, avaient cédé à la facilité des fabrications automatisées. Les mains n’étaient plus utiles donc. Qui avait besoin de travailler avec ses doigts quand la pensée pouvait tout réaliser sans effort, par simple impulsion électrique ? Avec cette perte du toucher, c'est la connexion à la nature elle-même qui s'effaçait progressivement. Déconnectés de leur corps, ils se déconnectaient aussi de ce que la nature portait de plus beau. Les arbres, la terre, les rivières—tout cela devenait lointain, abstrait, sans importance. Tout était sous contrôle, régulé, artificialisé. À quoi bon s’en préoccuper, quand les besoins les plus basiques, les plus naturels, étaient gérés par des systèmes parfaits, dénués de toute imprévisibilité ?

Seuls ceux qui vivaient en marge, exclus de ce grand ballet digital, avaient continué à vivre dans leur chair, à écouter les murmures de leurs corps, à sentir les limites de leur peau, à supplier la pluie sur leur visage, le vent dans leurs cheveux, les arbres comme des ancres dans un monde qui vacillait.

Weena se souvient des leçons de son père. Il ne parlait jamais en travaillant. Ses mains, elles, racontaient des histoires que les mots ne pouvaient atteindre. Le corps est un livre que nous avons appris à lire, mais que les autres ont oublié, lui disait-il souvent. Il lui racontait ce que les corps n’osaient révéler. C’était un savoir devenu rare, presque interdit. Son père savait que ce qu’il lui enseignait était à contre-courant de leur époque. Dans ces gestes « ostéo », dans ce toucher « magnétique », résidait une vérité que les machines ne pouvaient reproduire. Il lui répétait d’une voix grave :

Touche un corps, et tu sens la terre. Écoute un souffle, et tu entends le vent. Comprends l’un, et l’univers tout entier se dévoile.

Ces mots la guidaient à chaque instant. Elle savait que ce savoir dépassait la simple médecine ; il était une clé pour retrouver ce qui avait été oublié, pour reconnecter l’homme à la nature, aux éléments, à ce qui fait danser la vie elle-même.

*


La mère observe Weena, ses yeux alternants entre fascination et gêne. Elle suit les gestes, imite, par réflexe. Ses mains se posent sur son propre corps, incertaines, presque honteuses. Elle ne sait plus comment se toucher, comment sentir. Elle se tâte, maladroite, comme si elle redécouvrait une langue oubliée. Weena la remarque du coin de l’œil, mais ne dit rien. Les mots n’ont plus leur place ici, ils ne serviraient qu’à alourdir l’air déjà dense. C’est un langage plus ancien, plus brut qui est à l’œuvre, celui de la mémoire des corps.

La mère se tortille sur sa chaise, le regard oscillant entre son fils et Weena, comme si elle cherchait désespérément les mots justes pour exprimer ce qu’elle ne comprend pas. La voici qui prend une profonde inspiration, hésite, puis se lance, sa voix tremblante, presque inaudible au début.

« Je... je ne sais pas ce qui se passe avec lui. Depuis que tout a changé, il est différent. Il ne dort plus, il ne mange presque rien. Ses gestes, ils sont... désordonnés, comme s’il ne savait plus quoi faire de son propre corps. Parfois, il reste là, à fixer un point invisible, et je ne sais pas ce qu’il voit, ce qu’il ressent. Je le regarde, et je me demande... est-ce qu’il est encore là ? Est-ce qu’il se souvient de qui il est ? De qui nous sommes ? Enfin, vous avez l’habitude, n’est-ce pas ? Une génération sacrifiée. Ce n’est pas le seul, hein ? Vous confirmez ? Ce n’est pas le seul. »

Sa voix se brise légèrement, mais elle continue, s’accrochant à ce moment pour vider tout ce qu’elle a sur le cœur.

« C’est comme s’il était... ailleurs, comme si quelque chose en lui s’était brisé ce jour-là. Et moi, je suis là, impuissante. J’ai essayé de comprendre, de faire comme avant, mais rien ne marche. Rien ne semble le ramener à nous. Il est là, et en même temps, il n’est pas là. Je ne sais plus quoi faire. Je ne comprends plus son corps. Enfin, ça aussi, vous devez avoir l’habitude. Rien n’a de sens aujourd’hui. Tout est en désordre. »

Weena l’écoute, silencieuse, absorbant chaque mot, chaque inflexion de la voix de cette mère perdue. Le corps de l’enfant parle une langue que la mère ne comprend plus, une langue qu’elle-même doit réapprendre à écouter, à déchiffrer.

Le garçon gémit, ses muscles se relâchent enfin sous la pression, mais Weena ne ralentit pas encore ses pressions. Elle pousse plus loin, elle doit aller au fond, déloger les nœuds, les peurs ancrées. Elle appuie sur un autre point, plus bas, et il se cambre, une nouvelle onde de douleur le traverse. C’est nécessaire. Il faut réveiller chaque fibre, rappeler à chaque cellule son existence propre. Le corps se révolte, bien sûr, il lutte contre cette intrusion, contre ce rappel brutal à la réalité. Mais Weena est implacable. Elle sait qu’il n’y a pas d’autre chemin.

Trois ans depuis que le monde a basculé, que le grand désordre a balayé les illusions. Les machines ont cessé de parler, les algorithmes se sont effondrés, les corps se sont retrouvés seuls, vulnérables, sans la moindre idée de comment fonctionner. C’était le chaos. Les gens se sont effondrés, les rues sont devenues des lieux de déroute, de confusion. Ceux qui n’avaient jamais appris à se connaître eux-mêmes ont été les premiers à succomber. Ils ne savaient plus respirer, leur cœur battait trop vite, trop lentement, sans raison apparente. Ils étaient perdus dans leurs propres corps, comme des étrangers dans une terre hostile.

Dans ce chaos, Weena et les siens ont trouvé leur place. Les centres comme celui-ci sont devenus des refuges. Ceux qui vivaient en marge du système technologique, avaient toujours dû se débrouiller autrement. Lorsque les grandes compagnies d'assurance imposèrent le monitoring obligatoire, chaque individu se devait d'être équipé de capteurs, surveillant en temps réel leur état de santé. Cette technologie était censée prévenir toute défaillance, toute anomalie avant qu'elle ne devienne critique. Mais ces dispositifs coûtaient une fortune, bien au-delà des moyens de ceux qui luttaient déjà pour survivre au quotidien.

Pour eux, ne pas être monitoré signifiait être exclu du système de soins, être laissé pour compte. Sans surveillance, pas de couverture, pas de prise en charge. Ils n'avaient donc pas d'autre choix que de se tourner vers des méthodes plus anciennes, plus intuitives. Là où les autres comptaient sur des alertes leur glycémie, leur santé générale, eux devaient se fier à leurs sensations, à leur instinct, à ce que leur corps leur disait.

C'était une réalité brutale : sans ces technologies, leur espérance de vie était plus courte, les maladies plus dévastatrices. Ils mouraient plus jeunes, souvent de maux que le système aurait pu prévenir. Mais dans leur malheur, ils avaient continué à écouter leur corps. Cette connexion intime avec leur propre chair, avec leur propre souffle, était devenue leur seul guide.


*


Weena se redresse lentement, ses mains glissant doucement du corps de l'enfant, qui repose maintenant, épuisé mais apaisé. La mère, encore hésitante, tend une main tremblante vers son fils, cherchant le geste. Weena l’intercepte, guidant ses doigts avec une douceur déterminée. Elle place la main de la mère sur le torse du garçon, là où le battement de son cœur se fait sentir, irrégulier, fragile, mais présent.
« Vous sentez ? » murmure Weena. « C’est tout ce qu’il nous reste, pour l’instant. Un battement. Mais c’est aussi le point de départ. »

Elle observe l’enfant un moment, puis lui parle, sa voix basse mais ferme.

« Maintenant, tu vas explorer les contours de ton corps. » murmure Weena, ses mains guidant doucement celles de l’enfant. « Doucement, avec tes mains. C’est important que tu te rappelles où commencent et où finissent tes limites. »

Elle place ses petites mains sur son torse, les fait glisser lentement, comme si elle traçait une carte invisible. « Sens comme ta peau est douce, comme l’écorce d’un arbre après la pluie. Tu vois, comme le tronc se protège, ton corps aussi sait se défendre. »

Le garçon, encore hésitant, suit le mouvement, ses doigts glissant sur sa peau, redécouvrant chaque partie de lui-même.

« Tes bras, comme les branches d’un arbre, s’étendent pour toucher le monde. Ils respirent le vent, absorbent la lumière. Ton visage, c’est la feuille qui capte la rosée, qui se tourne vers le soleil. »

Weena poursuit, sa voix douce et rythmée, tel un murmure envoûtant, semblable à une comptine.

« Connaître les contours de ton corps, c’est comprendre le rythme des saisons, la pluie qui nourrit la terre, le vent qui danse à travers les feuilles. Tu sens ? Ton souffle, c’est le vent qui parcourt les collines, qui s’infiltre dans les vallées. Et ton cœur qui bat, c’est le tambour de la pluie, chaque battement est une goutte qui fait naître la vie. »
Elle le guide encore, ses mains descendant le long des jambes de l’enfant.

« Tes jambes, elles te portent, comme les racines d’un arbre te relient à la terre. Tu sens la force qui monte de tes pieds jusqu’à ton cœur ? C’est la sève, c’est ce qui te donne la vie, ce qui te fait grandir. »

Le garçon commence à se détendre, ses gestes deviennent plus fluides, plus naturels.

« Se rappeler des contours de ton corps, » poursuit Weena, « c’est se rappeler que tu fais partie de ce monde, que ton corps est lié à tout ce qui t’entoure. Chaque respiration, chaque mouvement, c’est un écho de ce qui se passe dehors, dans les bois, sous la terre, dans le ciel. »

Weena laisse ses paroles flotter un moment dans l’air, comme une pluie fine qui s’imprègne dans la terre. Le garçon, maintenant plus calme, semble avoir trouvé un point d’ancrage, une paix intérieure, aussi fragile soit-elle.

« Comprendre ton propre espace, » conclut-elle doucement, « c’est comprendre la place que tu occupes dans ce monde, c’est apprendre à danser avec le vent, à écouter la respiration des arbres, à sentir la terre sous tes pieds, et à ne faire qu’un avec elle. »

La mère écoute attentivement, ses yeux fixés sur les mouvements lents de son fils. Les doigts de l’enfant passent sur son visage, suivant la courbe de sa mâchoire, descendant le long de son cou. Weena l’observe, satisfaite de cette petite victoire. Quand on se souvient des contours de son corps, on se rappelle que l’on existe. Que l’on est un être entier, délimité. Ce n’est pas qu’une question de survie. C’est une question de retrouver son identité, de se réapproprier ce que nous avons perdu se dit-elle.
Elle marque une pause, regardant la mère, qui commence à comprendre.

« Pour lui, pour nous tous, cela commence par là. Par ce simple geste de se toucher, de se redéfinir. C’est là que l’on commence à se reconstruire, à mettre de l’ordre dans le désordre à reconnecter avec sa nature, puis l’autre, celle qui nous entoure. Ce n’est que lorsque nous savons où nous finissons que nous pouvons commencer à comprendre le monde, sortir du chaos. »

Le garçon achève son parcours, ses mains reposant maintenant sur ses genoux. Il semble plus présent, plus conscient de lui-même. Weena se relève, satisfaite du processus entamé. Ce n’est qu’un début, mais c’est un début nécessaire.
Le silence revient dans la pièce, et Weena sait que ce moment, aussi simple soit-il, est un pas vers quelque chose de plus grand.

« Ce monde est en désordre, » conclut-elle, ses yeux plongés dans ceux de la mère, « mais nous pouvons commencer à le remettre en ordre, un geste à la fois, un contour à la fois. C’est ainsi que nous retrouverons notre dignité. »

Le garçon touche timidement son corps, effleurant sa peau comme pour s’assurer de sa propre existence. La mère, hésitante, esquisse à son tour un geste de tendresse, posant une main douce sur son épaule. Ce n’est qu’un début, un premier pas vers une nouvelle connexion.
Avant de partir, la mère jette un œil vers un coin de la pièce, où une petite plante rare, à la tige fine et aux feuilles délicates, semble défier le temps. « Qu’est-ce que c’est ? » demande-t-elle, intriguée.

Weena répond avec un sourire :

« C’est une Silene stenophylla, une plante que l’on croyait disparue, mais qui a survécu, enfouie dans la glace pendant des milliers d’années. Elle a fini par renaître, fragile mais vivante. Je m’occupe d’elle maintenant. Un peu comme votre fils. Il est peut-être fragile aujourd'hui, mais il est là, prêt à trouver sa place dans ce monde en reconstruction. »

La mère et l’enfant se lèvent, prêts à retourner dans ce monde en ruines, à chercher un nouvel équilibre. Puis, dans un élan soudain, la mère se retourne, ses yeux brillants d'une émotion contenue, et serre Weena dans ses bras. Un geste simple, mais plein de reconnaissance, de confiance retrouvée, comme une promesse silencieuse. Weena les regarde partir, le néon vacille une dernière fois, les plongeant dans l’ombre. Elle sait que rien n’est résolu. La route sera longue. Elle reste seule un moment, le silence pèse. Elle pense à ces vies bouleversées, à ces corps perdus avant d’avoir compris.

Si seulement elle avait su.