Le Scrutateur

Le 20/12/2025
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par J. L. Martin
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Dossiers / Hommage à H.G.Wells
Cette nouvelle est une œuvre d’une audace et d’une inventivité sidérantes, tissant avec virtuosité un univers onirique où la mécanique quantique danse avec l’absurde dans un pub intemporel, véritable théâtre de l’infini. L’écriture, d’une précision poétique, jongle entre dialogues ciselés et descriptions immersives, capturant l’essence d’un lieu où réalité et fiction s’entrelacent jusqu’à se confondre, incarnées par des figures iconiques comme Marilyn Monroe et Errol Flynn. La réflexion philosophique sur le temps, l’observation et l’identité, inspirée par la citation d’Amélie Nothomb, s’entremêle à une exploration audacieuse des concepts quantiques, transformant un simple bar en un espace métaphysique d’une profondeur vertigineuse. L’auteur excelle à maintenir une tension narrative, jouant avec les perceptions du lecteur à travers des images saisissantes, comme le miroir explosif ou la roue de Steve McQueen, qui viennent ponctuer ce récit d’une ironie délicieusement subversive. En somme, ce texte est un bijou littéraire, un kaléidoscope narratif qui défie les conventions et invite à une méditation enivrante sur l’essence même de l’existence.
Le temps est une invention du mouvement.
Celui qui ne bouge pas ne voit pas le temps passer.
A. Nothomb
Au fond de la cuve de bloc-gelé dopé aux hallucinogènes, deux globes oculaires flottaient, leurs nerfs optiques finement tressés et joints en un élégant chiasma, lui-même connecté à un cervelet flottant dans sa propre boite surplombant la cuve.
Face à ce système, un énorme écran. La lumière se tamise.
***
Je poussai les lourdes portes battantes, un carillon tinta doucement. Mes premiers pas discrets dans le pub, absorbés par l’épaisse moquette, me menèrent mécaniquement vers un comptoir décoré d’un immense miroir derrière lequel officiait un homme entre deux âges, cheveux plaqués au gel et petite moustache finement taillée, chemise blanche sous un gilet noir. Il caressait des têtes de pompes à bières mordorées avec un chiffon blanc. Ça brillait, chaleureux.
Perché sur un tabouret à l’assise épaisse et molle, j’inspirai puis expirai profondément. Coup de tête discret à droite puis à gauche. Il n’y avait pas foule.
— C’est calme aujourd’hui, hasardai-je en m’adressant au barman.
Celui-ci se retourna, puis fit claquer son chiffon en le passant sur son épaule, trifouilla sous le comptoir, en sortit un petit verre à la teinte fumée, le posa devant moi.
— Sec, comme d’habitude ? demanda-t-il d’une voix douce.
Je fronçai des sourcils.
— Mon ami, je n’ai pas mes habitudes ici. Mais je le prends effectivement sec.
Le barman se retourna, saisit une bouteille sur une étagère, dévissa la capsule et fit lentement couler le liquide ambré dans le verre fumé.
— Cheers, ajouta-t-il en revissant la capsule.
La bouteille retrouva son logement pendant que j’envoyai le liquide au fond de ma gorge. Sensation de feu puis d’apaisement. Je fis claquer ma langue, soufflai bruyamment et reposai sans grâce mon verre sur le zinc. Je jetai un regard au barman.
— Je n’ai pas saisi votre nom, mon ami.
Le barman ne sembla pas m’entendre, occupé à ranger des verres. Je n’insistai pas. Je pivotai pour contempler le pub. Des tables rondes çà et là, des banquettes, des alcôves, un jeu de fléchettes, des bandits manchots. Ça sentait la bière et la cigarette. Je revins vers mon verre, levai la main pour demander une nouvelle dose d’acide ambré. Du coin de l’œil, je notai avec surprise la présence d’une femme, accoudée au bar, au bout du zinc. Elle jouait avec un petit verre fumé, le faisant tournoyer du bout des doigts, la mine boudeuse. Le barman remplit à nouveau mon verre, en silence, et repartit astiquer ses pompes à bières.
— Appelez-moi Norma.
Je sursautai. La femme au bout du bar me jeta un rapide regard.
— Pardon ?
— Vous vous demandez comment vous pouvez m’aborder sans balancer des poncifs. Alors appelez-moi Norma, comme ça vous ne perdrez pas de temps. Enfin… le temps, ce n’est pas ce qui manque ici.
Le barman arrêta d’astiquer ses pompes et, le geste suspendu, releva la tête à son tour, décochant un grand sourire hollywoodien.
— Bienvenu à l’œil. Puis-je vous offrir un nouveau verre ? lança-t-il à la cantonade.
***
Pas mon type de femme, pensai-je rapidement. Petite et plutôt boulotte, elle avait les cheveux bruns bouclés en une permanente rétro, un visage banale flanqué d’un front large, des lèvres minces. Et ce regard fuyant. Cependant, à ma propre surprise, je ne pouvais détourner mon propre regard de cette femme aux allures de gamine mal embouchée.
— La même chose, tournée du patron.
Le barman venait de changer mon verre contre un autre, plein de liquide ambrée. Mon troisième. Norma venait de boire le sien avant d’enchaîner directement sur le verre offert par le « patron ».
A mon tour je levai mon verre et envoyai le liquide capiteux au fond de ma gorge. Bottoms up ! Je grimaçai, me donnant contenance tout en cherchant comment relancer la conversation avec la jeune femme.
— Qu’est-ce qui vous amène à l’œil, Norma ? lançai-je.
— L’alcool m’y amène, la conversation m’y garde. La plupart du temps.
Le barman réfréna un petit sourire.
— Vous êtes une habituée. Hum… vous y venez… seule ?
Poncif.
Norma se redressa sur ses coudes, pinça des lèvres.
— Nul besoin d’être accompagné pour fréquenter cet établissement. Tout ce que vous voyez ici suffit amplement. Et… je ne reste pas seule très longtemps. En général.
Elle jeta un regard amusé au barman. Je me creusai les méninges pour pénétrer dans ce jeu à deux.
— C’est un pub sans grand-chose d’extraordinaire, sans vous offenser, ajoutai-je à l’intention du barman. Tous ces pubs se ressemblent.
— Une impression de déjà vu, peut-être, Monsieur ? demanda le barman.
— Plutôt de familiarité. Ici, tout est fait pour que vous ne repartiez jamais.
La jeune femme pivota son visage vers moi avec une expression curieuse.
— Je bois à cette juste parole.
Elle reporta son attention sur le barman.
— Less’ ? Un autre verre, merci.
***
La tête me tournait un peu, je me sentais plus léger. Cela faisait… une heure ou plus ? … je ne savais plus, que j’étais rentré dans ce pub. La présence de Norma me filait le tournis. Derrière son bar, l’énigmatique Less’ continuait à servir des verres et à s’occuper de ses pompes à bières. Norma avait enquillé plus d’une bouteille de whisky, et elle tenait toujours debout, façon de parler.
— Alors, vous rentrez ici, vous posez votre derrière sur un siège et vous trinquez avec une jeune femme sans poser de question, comme ça, Pffft ! Vous n’êtes pas très curieux.
— Norma, je suis d’un naturel cartésien et peu enclin à poser trop de questions.
La jeune femme pouffa.
— Naturel ! Cartésien ? Less’ ! qu’est-ce que tu penses de cette association d’idée ? Plutôt osé, non ?
Le barman astiquait chaque bouteille des rayonnages. Il tourna lentement la tête.
— Cela ressemble à un oxymore. Mais je ne suis pas un spécialiste.
Norma reporta son attention sur moi. J’avais les joues en feu.
— Monsieur, ici tout n’est que construction onirique. Vous savez ce que signifie onirique, hum ?
— Les rêves ? tentai-je.
Elle hocha la tête.
— Exactement ! Vous êtes en plein dedans, jusqu’au cou. Peut-être même en êtes-vous … Hein Less’ ? C’en est un ?
— Je suis un quoi ? coupai-je, à nouveau déboussolé par le double langage de la jeune femme.
— Un de ces fichus scrutateurs, venus vérifier qu’on ne fout pas le bordel à l’œil. Vous en êtes, de ces fichus scrutateurs ?
La conversation prenait un tour étrange. Tout à coup, je dégrisai.
— C’est quoi cette histoire de scrutateur ?
***
— L’œil est comme un système physique. Vous voyez autour de vous, ce zinc, les tables, le jeu de fléchettes et même les pompes à bières de Less’. Vous les voyez, toutes ces choses ? Bien, moi aussi, mais je peux aussi voir une réalité différente, un peu comme fiction et réalité. Vous saisissez ?
Non, vraiment pas, désolé. Je plissai les yeux.
— Et ensuite ?
— Ce système physique s’effondre s’il est observé, ou scruté. Par exemple, si vous venez avec l’intention de voir un pub, un zinc, des pompes à bières, Marylin Monroe accoudée au bar et Errol Flynn au service derrière ce même bar, en théorie, vous pourriez ! Mais cela voudrait dire que les autres réalités s’effondreraient. Vous me suivez toujours ?
Je me massai les tempes, fit tourner mon index pour l’encourager à continuer. Début de migraine.
— Ceux qui veulent ramener la réalité à quelque chose de tangible, contrôlé, sont munis de variables cachées. Comme des munitions. Le scrutateur est le maître du jeu.
— Et… vous pensez, tous les deux, que je suis un de ces maîtres du jeu, armé jusqu’aux dents de variables cachées ?
Less’ astiquait des verres avec son chiffon blanc. Il se rapprocha.
— Peu importe si vous en êtes un puisque vous voilà ici où la réalité de l’un ne déconstruit pas la réalité de l’autre. A certaines conditions toutefois.
Je fis craquer ma mâchoire pour détendre mon crâne. Peine perdue.
— Donc cet établissement c’est quoi ?
— C’est un lieu, une idée, un chiffre, reprit Less’ mystérieusement.
— En clair ? demandai-je grimaçant de douleur.
Norma se pencha vers moi et colla ses lèvres à mon oreille.
— L’œil est l’infini mon chou. Pou-pou-bidou !
***
Je contemplai le fond de mon verre, cherchant à rembobiner toute cette histoire, depuis les portes battantes jusqu’aux mots susurrés par Norma. Moi et l’Infini… enfermés dans un pub, avec deux ex-stars du cinéma.
— Je me sens un peu perdu.
C’était sorti de ma bouche, comme un diable de sa boite.
— Perdu, et tu as ouvert la porte de l’infini. Bon, celui-là gagne la palme, hein Less’ ? marmonna Norma.
Je tournai la tête vers la jeune femme. Elle était maintenant Marylin, cheveux de lumière et bouche couleur d’incendie. De l’autre côté du bar, Less’, alias Errol Flynn, portait dorénavant une tunique verte ultramoulante, un ridicule béret en peau de bête fiché d’une plume d’oiseau, et arborait, au bout du menton, un petit bouc rouquin.
— Tu te dis qu’en ressortant du pub, tu retrouveras toute la cohérence de ta vie, n’est-ce pas ? relança Marylin.
Je pinçai les lèvres.
— Pour cela, il faudrait que je sache ce qui s’y cache.
— Tu en viens pourtant.
— Je ne m’en souviens pas.
Errol se figea brièvement. Un bruit de porte et un carillon dans mon dos. Je fixai le barman, le geste suspendu, me tournai vers Marylin, qui semblait comme soudée au bar. Elle ne cillait pas.
— Le seule question qui vaut la peine d’être posée !
Je me retournai complètement. Un homme en complet veston, replet, double-menton, chauve, avançait à pas courts, pieds écartés, penché en arrière comme s’il poussait quelque chose de lourd devant lui. Il s’approcha du zinc, attendit un instant. Errol ne dégelait pas. L’homme soupira.
— Le service n’est plus ce qu’il était…
Cet accent british, cette dégaine improbable… Nom de nom, Hitchcock !
— Enfin… Tout n’est qu’une question de perception, n’est-ce pas, cher ami ?
Sur ces derniers mots, il pivota théâtralement. Son visage était maintenant de trois-quarts. Il avait la mine boudeuse et le sourcil gauche arqué.
Dans mon dos, les portes battantes se manifestèrent de nouveau. A la limite de mon champ visuel, une ombre s’approcha du zinc, s’assit sur un tabouret, fit signe au serveur. Errol débloqua. Mon subconscient, si cette notion existait ici, accepta facilement la réalité de l’apparition. En fait, c’est bien la seule chose contre laquelle il ne serrait pas depuis mon entrée dans cet étrange espace. Dans l’alignement de Hitchcock, mon double commandait un verre. C’est ce moment précis que Marylin choisit pour dégeler à son tour.
— Mon chou, te voilà en double exemplaires. Et ce n’est que le début, n’est-ce pas Hitch ?
Le metteur en scène opina lentement du chef. Il pointa l’air devant lui et, du bout de son doigt, dessina un zéro étranglé.
— Ici, rien n’est rectiligne, tout n’est que courbe. A l’infini.
***
Il y avait maintenant des dizaines de moi qui occupaient le pub, aux tables, au zinc, devant les jeux. Marylin et Errol interagissaient avec eux en laissant leur propre corps se vaporiser localement pour se refocaliser plus loin. D’ailleurs, c’était tout le bar qui se mettait en mode Steam punk. Seul Hitchcock semblait immunisé contre ce phénomène de marée.
— L’infini est une contradiction en soit. Voyez cet ensemble de vous-mêmes dans ce pub. Si vous étiez unique, cela serait-il possible ? Non, car en vérité tout ceci est observable seulement si chacun d’entre vous pousse le précédent dans le néant pour prendre sa place. Et ainsi de suite.
Hitchcock discourait le regard plongé dans le miroir derrière le zinc, un énorme cigare planté dans la bouche. Sur mon tabouret, j’avais la nausée. L’alcool ne devait pas aider, ni la fumée de cigare. Je relevai le nez et me plongeai à mon tour dans mon reflet. A ma droite, Hitchcock semblait fixe. Dans le reflet du pub, nul double. Il n’y avait que moi et le réalisateur. Même Errol et Marylin ne s’y reflétaient pas.
— Amusant, hein ?
La voix de Marylin qui venait de nulle part. Je n’osai pas détacher mon regard du miroir.
— Vous vous scrutez, donc vous vous superposez. C.Q.F.D, énonça-t-elle encore.
Hitchcock tourna à son tour son regard vers mon reflet dans le miroir, tira son cigare.
— 1, 2, 3… etcetera, il n’y a d’infini que s’il y a un commencement, dit-il mystérieusement.
— Pour en finir, il me suffirait donc de quitter ce pub pour revenir au point départ ? rétorquai-je.
— Un peu simpliste, j’en ai peur. Vous seriez au bénéfice d’une probabilité finie de vous en sortir, à la défaveur de vos doubles, qui joueront le même jeu, à un moment déterminé.
— Donc je suis condamné à fixer mon reflet dans le miroir de l’œil ? Et … pour ne pas disparaître, je dois non-vivre, c’est ça ? c’est du délire !
— Tout doux mon petit chat, me susurra Marylin.
Sur cette sentence, Hitchcock sortit du pub. En lieu et place du réalisateur flottait un nuage de fumée en forme de zéro étranglé.
***
J’avais les yeux braqués sur mon reflet depuis un bon moment, enfin je crois. Le jeune femme s’était rapprochée de moi en se glissant le long du zinc tout en fixant le miroir.
— Ce qui est curieux avec ce reflet c’est qu’on ne sait pas de quel côté du miroir on se trouve, reprit-elle. Vous êtes comme enchevêtré avec vos doubles mais en fixant ce miroir, vous maintenez l’aspect indistinct de chaque système. Enfin, c’est ce qu’on m’a expliqué. En revanche, je ne saisis pas comment ces états peuvent être maintenus à une telle distance…
Marylin venait de piquer ma curiosité.
— A quelle distance suis-je de mon autre état indistinct ?
La belle blonde haussa de nouveau les épaules, leva les yeux.
— Pou ! on m’a parlé de parsecs. Alors… quarante-six milliards je crois, n’est-ce pas Less’ ?
La voix de l’acteur me parvint, métallique et distordue.
— C’est à peu de chose près la taille de l’univers, à ce que j’ai lu !
Mon estomac se tordit. La remontée d’acide pointait.
— Vous me dites que mon autre état intriqué est à l’autre bout de l’univers ?
— Et vous avec, enfin à l’opposé bien-sûr. C’est amusant la mécanique quantique, vous ne trouvez pas ? répondit Marylin en minaudant, façon pin-up.
— Je ne dois pas être le premier à me prendre dans les filets de la mécanique quantique, si ? tentai-je auprès de la blonde sulfureuse.
— Oh, non. Il y a eu bien des expériences. Mais j’ai du mal à les dénombrer…
— Comment les autres s’en sont-ils tirés ? Car il y a un moyen, non ?
Errol se déplaça et intégra mon champ de vision.
— Mmm… oui, je crois me souvenir d’une histoire d’artefact capturé en plein saut quantique suivi d’une boucle de rétroaction. C’était comme rembobiner un film !
Je sursautai.
***
— On appelle cela le retournement temporel. Dans certaines conditions, un miroir peut vous renvoyer un signal rétrograde. Imaginez le mot « Hello », retourné en « olleH » et vous aurez une idée assez précise du phénomène, énonça Errol en astiquant un énième verre.
— Vous me dites que mon entrée dans ce temple de l’absurde est réversible ? éructai-je.
Le barman arrêta son geste.
— Sauf en cas de chaos déterministe. Je vous repose donc la question : êtes-vous un scrutateur ?
— Mais pas du tout ! Je suis simplement entré dans ce pub pour boire un verre et perdre un peu de mon temps.
L’acteur se pencha sur moi, les yeux pétillants.
— Avez-vous une image précise de votre point de départ ?
Je tentai de mettre de l’ordre dans mes idées et de rembobiner le fil des évènements récents.
— Oui… je crois. Enfin, j’en suis à peu près sûr, répondis-je timidement.
— L’œil est l’infini, vous l’avez maintenant compris. L’infini est aussi un objet, avec une géométrie précise. Tous les possibles se propagent actuellement dans cet espace et vont revenir percuter ce miroir en mode boomerang. Tenez-vous prêt.
Instinctivement, je tortillai sur mon siège et empoignai fermement le zinc avec mes mains. L’espoir renaissait. Je fixai le reflet de la belle blonde dans le miroir.
— C’est la grande évasion Marylin ! Et je ne veux pas voir Steve McQueen débouler dans ce pub sur sa moto !
***
Toutes mes copies et leurs trajectoires se rejoignirent dans le pub plus ou moins au même moment, en mode stroboscopique, trop rapides pour mon cerveau. Puis, une énième copie, matérialisée à mes côtés, discuta avec des copies de Errol et de Marylin, régurgitant quelques verres directement dans leur bouteille d’origine, pour ensuite lentement sortir du pub à reculons. Les portes battantes claquèrent et le carillon sonna de manière sinistre.
Je fixai le miroir et me vis dupliqué à l’infini. Mon cerveau se rebellait, j’en avais la nausée. Par réflexe, comme accroché au bastingage d’un navire pris dans une forte houle, je raffermis mes mains autour du zinc, qui se mit à chauffer puis à mollir. Soudain, mon tabouret s’affaissa. Surpris, je relâchai le zinc en agitant les bras pour me rattraper à n’importe quoi. C’est à ce moment-là que le grand miroir du bar explosa et que la roue avant de la moto de Steve McQueen passa au-dessus de ma tête.
***
L’ordinateur avait craché des données toute la nuit. Au petit matin, des blouses blanches s’activaient fébrilement autour de centaines de sorties papier.
— Messieurs, nous y sommes. Les boucles de spins sont une réalité. Einstein et Heisenberg ont enfin fait copain-copain et les lois physiques régissant l’espace-temps se maintiennent effectivement à des échelles extrêmement petites. Notre… hum petite expérience de bio ingénierie ouvre la voie à une nouvelle physique qui résoudra enfin les singularités qui nous aveuglent… sans jeu de mots. Le système mis en place pour scruter et fixer les boucles infinies nous permettront, à terme, de comprendre la nature ultime de l’espace-temps. Je tiens à remercier…
Dans son bloc-gelé, la paire d’yeux semblait comme figée dans un mode de tension extrême, la pupille totalement dilatée. Au fond des globes oculaires, la fine rétine convulsait avec, à la base du nerf optique, un schéma de réseau nanométrique qui pulsait furieusement. Devant la cuve, l’écran était d’un noir profond. Derrière l’écran, une étrange camera en forme d’entonnoir recourbé sur lui-même en d’étranges circonvolutions qui formait le huitième bras monstrueux d’une pieuvre dont la tête formait une colonne d’acier haute de plusieurs mètres. Sur sa patine était maladroitement inscrit le nom de la bête, OEIL, Optique d’Exploration Interdimensionnel de Lorentz, organe vital du multi-scrutateurs, hyper-caméra à singularités, dernier cri.


FIN