— Joyeux anniversaire SYLVIA ! Nos vœux les plus sincères ! Ne cessaient de répéter en boucle et en chantant mes chers collègues de la station orbitale KX-79 dans les locaux de la cantine. En effet, cela faisait tout juste un an que j’avais accepté ce poste de chercheuse en robotique industrielle minière. Je remplaçai une autre scientifique repartie sur terre pour élever son futur bébé. La station était en orbite autour de la Lune galiléenne Ganymède, riche en matériaux rares destinés principalement à l’élaboration de nouvelles intelligences artificielles robotiques ; toujours plus performantes, sophistiquées, on les utilisait surtout dans l’exploitation des ressources dans tout le système solaire. Mais il y avait encore beaucoup à faire pour en tirer le maximum.
Tout ce dont je me souviens, c’est que la fiesta battait son plein et que, prise d’une terrible envie naturelle nauséeuse, après avoir trop bu, j’avais fini aux toilettes dans une autre aile de l’engin pour vomir à genoux devant le bidet. J’avais un peu abusé de vin vénusien et tout à coup, VLAN ! Une explosion retentit en même temps que ma gerbe éclaboussait tout ; puis des cris, des bruits de verre cassé et de cloisons arrachées par le vide : la station venait d’être percutée par un météore de taille raisonnable mais suffisante pour emporter une bonne partie de l’aile ouest de la station orbitale. Avec elle, tous mes collègues furent aspirés dans l’espace parmi les sièges, les gobelets, les assiettes en carton, les amuse-gueules, les bouteilles de champagne et tout ce qui n’était pas fixé au sol ou aux murs. Cela se passait exactement le 18 juillet 2239 au calendrier terrestre. Ironie du sort, je fus la seule survivante grâce à un trouble stomacal alcoolisé.
Tout ce dont je me souviens, c’est que la fiesta battait son plein et que, prise d’une terrible envie naturelle nauséeuse, après avoir trop bu, j’avais fini aux toilettes dans une autre aile de l’engin pour vomir à genoux devant le bidet. J’avais un peu abusé de vin vénusien et tout à coup, VLAN ! Une explosion retentit en même temps que ma gerbe éclaboussait tout ; puis des cris, des bruits de verre cassé et de cloisons arrachées par le vide : la station venait d’être percutée par un météore de taille raisonnable mais suffisante pour emporter une bonne partie de l’aile ouest de la station orbitale. Avec elle, tous mes collègues furent aspirés dans l’espace parmi les sièges, les gobelets, les assiettes en carton, les amuse-gueules, les bouteilles de champagne et tout ce qui n’était pas fixé au sol ou aux murs. Cela se passait exactement le 18 juillet 2239 au calendrier terrestre. Ironie du sort, je fus la seule survivante grâce à un trouble stomacal alcoolisé.
Trois années passèrent sous ce choc tragique après avoir épuisé toutes les larmes de mon cœur. La station en avait pris un bon coup dans l’aile Est et me contentai du minimum vital toute engluée dans mon deuil, incapable de penser à autre chose. Alors je commençai ce journal vidéo à la fin de la première année. D’abord pour raconter les faits et surtout pour laisser une trace à la mémoire de mes chers disparus. Coupée du système en l’absence de tout dispositif de communication emporté dans la catastrophe, les enregistrements vidéo externes me montrèrent une vue plus large de la catastrophe. Ce météore ne représentait qu’un petit fragment parmi une nuée torrentielle de débris planétaires inconnus qui s’abattirent sur tout notre système. Planètes et lunes ne furent pas épargnées. J’imaginais que la terre-mère avait certainement autant morflé dans des proportions inimaginables d’après la trajectoire des plus grosses météorites. La cause ? Allez savoir… tout est possible dans l’espace. L’hypothèse la plus probable était qu’un astre eut explosé ou entré en collision avec un autre, à des distances si éloignées, que personne n’en perçut l’arrivée.
Dès que je fus sortie de ma torpeur, je m’occupai en premier lieu de rendre la station bien hermétique et rebouchai de l’extérieur le moindre impact suspect. L’installation ressemble à un camembert de Trivial Pursuit en forme de donut circulaire. En son centre, un axe énorme muni de multiples branches en assure la rotation générant ainsi la gravité interne. Chaque quartier, ou aile plus précisément, est relié aux autres par des passerelles tubulaires permettant une circulation facile et rapide entre les différents modules, chacun assurant des fonctions particulières. Ce fut donc celui comportant la cantine, les cuisines, les espaces privés et quelques autres dédiés au sport et loisirs, qui furent totalement détruits. L’avantage de ce type de structure est d’épargner les autres parties de la station tournant sur elle-même grâce à sa conception circulaire. Grâce à ses « salons » indépendants, la structure primordiale avait assez bien résisté au choc. Le moteur principal avait été arraché, puisque posté à l’extrémité de l’axe central, mais le cœur énergétique quantique placé au centre n’avait pas été touché. Heureusement, car celui-ci fournit toute l’énergie nécessaire au fonctionnement du complexe. Il me fallut donc en première urgence m’assurer un habitacle sain et viable. Je me ménageai donc une chambrée improvisée en lieu et place d’un local technique presque vide. Nourriture et eau ne me manqueraient jamais grâce au carbo-synthétiseur et à un stock considérable de denrées déshydratées ; ayant fait un inventaire, j’en disposais sans rationnement au moins pour cent ans.
Parfois bien active, parfois abattue de chagrin, je parvins petit à petit à réparer l’essentiel des dommages électroniques, ma spécialité. Plus j’opérais de soudures, concentrée sur ces tâches de haute précision, moins les horribles images du cataclysme s’évanouissaient dans les limbes de mon cortex. En l’absence de propulseurs, mon refuge déviait de son orbite stationnaire : il se mit à errer dans l’espace sans possibilité d’y déroger. Je ne disposais plus que de quarante-quatre rétro-fusées placées sur le pourtour du donut principal. Naufragée de l’espace, je n’avais donc d’autre choix que de laisser aller mon épave au gré des fluctuations intersidérales. Peu m’importait. J’étais vivante ou à peu près.
Je ne vous cacherais pas que, quelquefois, complètement saoule, avec vue sur les étoiles qui me fixaient sans cesse de leurs yeux indifférents, la tentation de mettre fin à ce cirque interminable avec une bonne charge explosive de C-64 me vrillait les neurones. Cependant, sans doute par instinct, par lâcheté, une suée d’espoir illogique brillant encore quelque part dans mon striatum, ces paramètres indéfinissables me l’interdisaient. Je revoyais en boucle, la plupart des nuits, les visages de mes collègues, fantômes dansant sur la musique de la fête, masqués comme pour la fiesta mexicaine consacrée à la gloire de la mort. L’un de ceux-ci en particulier me cisaillait l’esprit : celui de la douce Sylvie, l’ingénieure chimiste quantique avec qui j’avais une relation assez fusionnelle. Elle me manquait terriblement jusqu’à m’en donner des crampes d’estomac. Cette idylle, certes très sexuelle, mais ô combien hors norme et extraterrestre, avait éclos comme une fleur de printemps précoce un mois auparavant. Je la revoyais me fixer de son doux regard, me tendant une coupe de champagne dont les bulles reflétaient son magnifique sourire en mille exemplaires. À cette époque, je m’étais même imaginé que, plus tard, nous aurions pu fonder une petite famille sur Terre ou ailleurs. Par conséquence, il n’en fut rien. Nuit après nuit, j’accumulais les insomnies, les cauchemars et me levais pour aller courir dans les corridors afin de me noyer d’une fatigue salvatrice. Désespérément seule, sans personne à qui parler ni avec qui travailler, je m’enfonçais doucement dans la dépression. J’évitais les surfaces miroitantes pour ne plus distinguer le moindre contour de ma personne, car elles prenaient un vilain plaisir à me renvoyer un arrière-plan désert. Et puis j’étais devenue si moche à force de ne plus me coiffer, me laver, me raser les jambes et autres poils disgracieux que ce navrant spectacle macabre me répétait sans discontinuer que je serai désormais seule sur la scène de la vie. Tout rythme pré-programmé par la voix de l’IA de bord me perçait les tympans. Je mangeai n’importe quand, laissant un peu partout restes et vaisselle sale. Ma combinaison se déchirait de partout et n’enfilait même plus de pyjama pour dormir. Une vraie clodo de l’espace. Il ne me manquait plus qu’une barbe pour compléter ce portrait de la décrépitude ! Mon faciès tirait ses plis de plus en plus vers le bas avec de vraies sacoches brunâtres sous les yeux. Je me faisias horreur. Heureusement, finalement, personne n’était plus là pour me signifier ma laisdeur. Mon alisser aller atteignait des records de mauvaise hygiène avec des tas de bouts de nourriture coincés entre les dents, car je ne les brossais plus également. J’en développais une gingivite douloureuse que j’évitais de soigner : la douleur physique a quelque chose de rédempteur quand l’âme est confrontée à l’insurmontable. Elles saignaient. Le sang se mêlait à toute saveur nutritive, un goût métallique des plus suaves lorsqu’on ne désire plus rien. Plus aucun signe extérieur de ma personne ne me reliait à la belle intellectuelle universitaire que je fus, multipliant les conquêtes bisexuelles comme des petits pains sucrés qu’on dévore sans pouvoir s’arrêter. À vingt ans et quelques, la boulimie séductrice passait juste derrière mon ambition dévorante m’autorisant des dires et des actes d’une arrogance sans limites morales. Bref, je passais à la fois pour cet obscur objet du désir très convoité et, conjointement, pour une Madame Hyde sortie des égouts d’un mauvais comics à surtout éviter. Insouciante, je me fichais des ragots et poursuivais mon chemin de femme fatale sans l’ombre d’un remords. C’est le décès de ma mère qui m’a enfin obligée à prendre conscience de mon caractère toxique et ravageur. Cette perte me changea définitivement ; ce qu’il faut de malheurs pour transfigurer un tyran ! Donc, je m’assagis et changeais mes mauvaises habitudes sexuelles pour une métamorphose studieuse et froide. Puis je collectionnais, non plus les conquêtes sexuelles, mais les diplômes et les prix. À la suite de quoi je fus recrutée par la confédération minière interplanétaire qui m’offrit la chance de déployer mes multiples talents dont l’ingénierie robotique où j’excellais sans fausse modestie. Tout ça, tous ces efforts, ces sacrifices et ces nuits blanches en laboratoire pour me retrouver ici comme un sac poubelle oublié par la voirie du destin céleste. L’IA de bord grésilla une fois de trop le déroulé de mon planning quotidien. Ne supportant plus cette voix pseudo-humaine, je lui coupai les cordes vocodées définitivement en lui retirant sa carde audio. Du vrai silence… enfin !
Alors, un de ces sempiternels matins (artificiellement éclairé selon les cycles circadiens terriens) où je m’épanchai sur mon sort sous la couette sans vouloir m’en extirper, paralysée par le dégoût de ma vie sans but, il me vint une idée qu’on pourrait croire farfelue formulée par cette petite voix intérieure toujours en action : « ma fille, tu ne peux pas continuer comme ça ! Sinon tu vas finir en nonne neurasthénique de l’espace ! Alors bouge-moi ton gros cul ! ». Comme prise par surprise par une drogue revitalisante, je sautai du paddock les yeux exhorbités. Je me repris en main mentalement et passai en premier lieu par la salle de bain. Le corps raclé rudement au gant de crin, les cheveux rasés, les narines et les oreilles décrottées, les ongles rabotés à l’extrême, je ressuscitai en plusieurs heures de ces décapages. D’épave reléguée à la décharge, je passai au statut d’automobile de sport rutilante, prête à battre tous les records de vitesse créative. Je réengageai un rythme hygiénique satisfaisant et me relis au travail. D’abord sur les dernières réparations vitales à la station, suivies de semaines à cogiter sur ce qui me restait comme options ; une seule conclusion s’imposa à moi en accord avec mes compétences : « Fabrique-toi un compagnon, un ami, un amant ou amante paliative. Pourquoi pas ? ».
En tant que bisexuelle (comme la plupart des terriens de cette époque), je sollicitai avec le plus grand sérieux mes compétences et farfouillai dans les moindres recoins, placards, réserves et labos de la station. J’en prélevai et amassai tout le matériel susceptible, de près ou de loin, de me permettre d’atteindre mon objectif et mettre fin à mon immense solitude morbide. Après avoir opéré un tri sélectif méthodique en procédant à un rassemblement fonctionnel des éléments par petits tas fort bien classés, je commençai par dessiner sur papier des schémas d’articulations robotiques que je modélisai sur l’ordinateur. La première étape fut d’aboutir à une structure humanoïde bio-mécanique la plus parfaite possible en assemblant ces parties. En quelques mois j’aboutis, après moult simulations en 3D, à une construction plausible et tout à fait fonctionnelle : une potentialité en sortit. Grâce à l’imprimante de volumes complexes, je complétai mon arsenal de pièces répertoriées. Une entité inerte (pour le moment) se construisit peu à peu, la conjuguant avec des parties biotroniques, des parties mécaniques, beaucoup d’électronique et le tout imbibé de fluides synthétiques neurotoniques en adéquation avec le système nerveux artificiel. Heureusement, je disposais d’une documentation inépuisable en la matière et m’en servir pour compléter mes connaissances déjà pointues sur le sujet. Car ce projet n’avait rien d’industriel, mais plutôt personnel. La station tournait relativement bien et j’alternai cette activité créative avec nombre d’opérations de maintenance et de réparations. Cette dernière me prenait énormément de temps et si le projet devait fonctionner, deux bras et deux jambes supplémentaires ne seraient pas de trop dans ma situation. Le robot pourra m’épauler dans toutes les tâches fastidieuses exigeant une motricité fine surhumaine. Nous disposions bien de robots « ordinaires » s’occupant surtout du ménage dans les conduits étroits et capables de réaliser des soudures sur de grosses pièces. Mais en ce qui concerne la technologie fine, ils n’étaient pas plus utiles qu’un balai et un ramasse-poussière. À bien y penser, j’avais tout de même été recrutée pour élaborer de nouveaux dispositifs mécanisés afin de faciliter et augmenter la production. L’un dans l’autre, mon ambition personnelle ne contredisait en rien ma mission principale.
Une fois la programmation de motricité terminée, une articucalion à la fois, se posa la question de savoir quelle personnalité j’allais attribuer à ce compagnon artificiel. Je décidai d’y ajouter une touche très personnelle. Mais laquelle ? Je refusai d’emblée l’idée d’aboutir une machine totalement froide ; elle ne ferait qu’accentuer mon isolement. Alors je me mis à dresser une liste exhaustive, sorte de compilation de mes expériences sentimentales passées qui m’avaient le plus marquée pour en faire une sorte de synthèse caractérielle. Ça ne fonctionnait pas. D’autre part, ne parvenant pas à me décider pour l’une ou l’autre d’entre elles, je pris le parti de toutes les intégrer dans un seul corps. Le plus difficile restait à concevoir un système spécial, pluripartite, en termes de programmation. La seule solution qui s’imposa à moi fut de coder ces différentes personnalités dans des compartiments (clusters électroniques) que je pourrais appeler une à une selon mon désir de compagnie du moment. Il me fallait tout de même prendre des mesures sécuritaires au risque d’obtenir un résultat hybride chaotique. Car sans véritable personnalité propre et reconnaissable de chaque compagnon artificiel, il me faudra être très rigoureuse pour éviter les conflits internes. Concentrée, rassemblant images mentales et souvenirs, anecdotes plus ou moins floues, mais aussi très précises, je commençai par concevoir des algorithmes complexes sur des disques durs séparés. Je les testai un par un et les simulations étaient assez satisfaisantes, sur l’écran du moins. D’autre part, je créai un noyau dur enfermé dans une petite sphère en tihallium, contenant un grand ordonnateur capable de réguler et d’organiser la circulation de tout ce petit monde à l’intérieur du système robotique (le MCP ou Maître contrôle principal). Je pratiquai un grand nombre d’essais et, à mon grand soulagement, aucun déraillement incohérent ne se produisit. Le noyau jouait parfaitement son rôle à qui j’associai de puissants pare-feux afin que les clusters (partitions fermées) restent bien dans leur secteur. Chaque personnalité virtuelle ignorera les autres grâce à cette interface. Ils ne pourront donc jamais interférer les uns sur les autres. Voici la liste des personnes à qui je tenais le plus que je rebaptisai à ma fantaisie :
— NETHLUS : un beau garçon, mince, élancé, à l’intelligence pragmatique et à la culture scientifique très appréciable ; nous avions de longues conversations passionnantes sur toutes sortes de sujets. Très attentif au moindre de mes besoins, il n’en était pas moins un peu possessif et peu porté sur « la chose ». En tant que conseiller technique, il devrait être ce qui se fait de mieux.
— ISBLA : petite brunette gracieuse, sexy à souhait avec de grands yeux félins, ne conversait que peu. Car sa nymphomanie candide surpassait toute autre considération dans sa manière de conduire sa vie. On ne saurait lui en vouloir étant donné les avantages de séduction dont la nature l’avait amplement dotée. Pour autant, elle avait fait de hautes études et faisait preuve d’une très bonne culture générale ; mais nous étions plus souvent au lit qu’à la conversation. Docile et non passive, elle fut sans doute ma meilleure amante dont la beauté ne cessait de réveiller mes désirs.
— SLIVI : grande blonde élancée aux longs cheveux bouclés, SLIVI me donna beaucoup de fil à retordre avant, qu’à ma grande surprise, elle m’embrassa la première. D’apparence effacée et néanmoins très belle dans un style vintage ds années 1970, elle me subjuguait par ses initiatives sexuelles originales. Plutôt de culture littéraire, elle se montrait instable, indécise, fuyante, autant que prête à tout donner dans des moments intenses. Son caractère paradoxal et contrasté m’en a néanmoins laissé une formidable impression. Par contre, elle semblait détenir des secrets imprononçables, ce qui en faisait quelqu’un d’asocial et mystérieux.
De toute manière, j’éliminerai de la programmation un maximum de défauts gênants, ne serait-ce que par sécurité. Pas question de laisser se balader dans la station un robot caractériel ou bipolaire.
— NADIHN : c’est l’un des rares transsexuels que j’ai fréquenté dans ma vie. Femme devenue homme, la masculinité lui seyait parfaitement. Iel avait la poigne et l’esprit d’entreprise, en particulier au lit. Ce qui était fort plaisant. Pouvoir se reposer un peu sur l’épaule de quelqu’un de solide reste très agréable. Par contre, sa transformation sexuelle avait accentué son côté taiseux. Avoir une vraie conversation avec iel, relevait du miracle. Un peu borné, inexpressif, voire distant, j’en appréciais surtout la force et la pugnacité.
— ÉGNÉSIA : dans l’ensemble de mes souvenirs amoureux, oserais-je affirmer que cette femme plantureuse, au visage angélique et à la longue chevelure un peu sauvage, fut ma préférée. Naquit entre nous une grande passion silencieuse que nous avions développée dans la danse. Car nous fréquentions le même club lesbien où l’on jouait souvent des tangos langoureux. Nos rapports physiques s’étaient toujours bornés à caresser une proximité dansée où nous nous étreignions au plus près sans jamais qu’aucun baiser ne fut échangé. Je garde en mémoire la douceur de sa peau, de sa joue sur ma tempe, son sourire un peu enfantin et le contact de sa cuisse sur la mienne lors de nos diverses figures un peu osées. Mais, suivant les règles d’un contrat tacite, dès que le bal se terminait, elle disparaissait sans que jamais je ne connusse son nom de famille. Souvent je quittais la salle de danse avec une effroyable frustration mêlée de sentiments peu platoniques et indélébiles. Nous n’avions échangé quasiment aucun mot et c’est les yeux dans les yeux que nous évoluions sur la piste comme si nous nous étions toujours connus.
Portée par cette « base de données sentimentale », je me mis sérieusement au travail sur le clavier. L’affaire n’était pas facile, mais j’obtins des simulations comportementales très encourageantes en quelques six mois de travail acharné. Les commandes vocales répondaient impeccablement et je les convoquai successivement par leur nom par ce code simple : « MCP, envoie-moi celui-ci ou celle-là ». Aussitôt, le MCP chuintait le personnage en cours d’utilisation pour laisser la place au nouveau venu. Comme prévu, je transférai donc tout le programme dans la sphère biotronique basée dans la nuque du robot, au creux d’un compartiment amovible connecté à toutes les fonctions mentales et motrices. Quant aux personnages, ils intégrèrent chacun leur cluster respectif circonscrit dans des secteurs indépendants. Il me fallut encore beaucoup de temps pour « éduquer » chaque individu en termes de démarche, de gestualité, de mouvements de tête et toutes sortes de postures calquées sur mes souvenirs. Ce travail me demanda une année supplémentaire. Au bout du compte, le robot fonctionnait à merveille. Mais il restait un très gros souci à résoudre : quelle apparence donner à cet humanoïde dont, pour l’instant, on n’en voyait que l’ossature mécanique. Dans l’idéal, il aurait été très agréable de pouvoir lui donner la faculté de modifier son apparence en fonction de sa personnalité. Mais les possibilités technologiques en cours ne pouvaient pas encore m’amener jusque-là. Il aurait fallu pouvoir mettre au point une enveloppe métamorphique qui aurait relevé plutôt de la science-fiction. Peut-être un jour sera-ce possible ; mais pour l’instant, il me fallait faire un choix. Opter pour une apparence non prononcée en misant tout sur la programmation et non sur l’apparence, me sembla être le meilleur choix. D’autre part, en ferai-je un androïde plutôt masculin ou féminin en vertu de ma bisexualité ? Avec ou sans organes génitaux ? Je ne pouvais décemment faire cohabiter un phallus avec une vulve. C’eut été d’une vulgarité sans nom. Les questions fusaient et je décidai de faire une pause prolongée pour bien y penser. Je laissai donc le robot en pause au laboratoire et passai deux semaines au calme, principalement en sortie extravéhiculaire pour ré inspecter l’extérieur de la station. Plus d’une fois, mon câble de sécurité avait failli se détacher. Au dehors, accrochée à la paroi externe de la station, je me contemplais les étoiles, toutes se ressemblant et pourtant si différentes les unes des autres. De part leurs coloris, leurs tailles, leurs intensités et semblablement bâties sur le même schéma ; j’en conclus que je pouvais me servir de ce principe en accord avec mon projet : un robot normé et sensuel sur lequel je pourrais à mon gré implanter quelques options facilement amovibles pour le caractériser. Mon imagination fera le reste grâce à quelques accessoires : une perruque carbo-imprimée, un module génital encastrable et un joli masque thermo-formé. Pour ce dernier élément, je me coiffai d’un casque neuro-cognitif sur le carbo- reproducteur et me concentra tour à tour sur le visage de mes compagnons du passé. Car l’appareil est capable de modéliser des images mentales pour en tirer un objet en latex souple. Quant à l’habillement, il resterait tout aussi neutre, soit une paire de tennis et une combinaison fonctionnelle dont je pourrais changer le coloris à l’occasion.
Ce faisant, une pensée me vint : je n’aurais pas forcément envie de voir unetelle ou untel chaque jour. J’ajoutai donc un compartiment supplémentaire pour y insérer un assistant impersonnel directement connecté au MCP contenant toutes les données techniques de la station. Je le baptisai donc tout simplement NEUTRON.
Donc il ne me restait plus qu’à pourvoir ce corps biomécanique d’une apparence physique moins machiniste. Avec le carbo-imprimeur, je lui fabriquai une première couche souple, un peu épaisse et élastique, sur laquelle j’apposai au pinceau une fine couche de latex rosé faisant illusion au contact digital. Il y eut beaucoup de ratés, car je n’avais guère la fibre d’un modiste professionnel et encore moins celle d’un tailleur sur-mesure. Beaucoup de patience et obstination furent nécessaires pour réussir ce « costume » et bientôt j’avais devant moi un corps parfait, sensiblement stéréotypé et quelque peu androgyne. Enfin, j’actionnai l’interrupteur placé sous l’aisselle pour engager un premier test. Sans prendre de risques, j’appelai NEUTRON en premier lieu. Le robot s’alluma tout naturellement dans le moindre signe d’étonnement de sa part. Pourquoi on aurait-il eu d’ailleurs ? Dès qu’il ouvrit les yeux il s’adressa à moi sur un ton aimable et sans couleur émotionnelle :
— Bonjour SYLVIA. Que puis-je faire pour vous aujourd’hui ?
J’étais stupéfaite. C’est comme s’il avait toujours été à mes côtés et le résultat dépassait largement mes espérances. Je lui répondis.
— Bonjour NEUTRON. Je suis ravie de faire ta connaissance. Veux-tu m’aider s’il te plaît à vérifier l’ensemble des circuits électriques en provenance du générateur quantique numéro 3 ?
— Sans problème SYLVIA. Je m’attelle à la tâche immédiatement.
Aussitôt, il se saisit de la mallette d’outillage dans le local de maintenance et traça directement vers le générateur, connaissant déjà par cœur tous les corridors grâce aux schémas techniques dont il disposait. Il constata très vite que la station était à la dérive. Je le suivis tout de même pour bien vérifier chacune de ses interventions. Son cerveau associé à celui du MCP ne firent qu’une bouchée de ce travail complexe en moins de 8 heures. J’en restait baba. Quelle joie ! Grâce à lui, je découvris même des recoins que j’ignorais totalement. Alors il m’interrogea avec un tout petit air de stupéfaction :
— SYLVIA, ne manque-t-il pas une partie à notre station ? Je ne trouve pas du tout la cantine et ses dépendances. Il n’y a qu’un grand vide à la place.
— En effet NEUTRON. Tu as raison. Tu dois savoir qu’avant ta naissance, il y a quelques années maintenant, un petit météore l’a totalement détruite. La station n’en demeure pas moins fonctionnelle à 75 %, mais dépourvue de force motrice. Le moteur quantique de propulsion a été arraché.
Il sembla réfléchir un instant.
— Je suis désolé SYLVIA, mais je ne saurais être capable de réparer cela. Par contre, mes scanners indiquent que la structure circulaire numéro 4 a été fortement endommagée. Si vous le souhaitez, je peux faire une sortie et tenter de la remettre dans son axe de rotation, car j’ai senti quelques vibrations anormales. Cela pourrait devenir dangereux.
— Oui ! Si tu le peux, j’en serais ravie !
Il sortit donc muni du harnachement minimum (car il n’a aucun besoin d’oxygène) et de quelques outils. Ses mouvements en apesanteur étaient parfaits et sa force spectaculaire. De ses seules mains, il remodela des parties métalliques d’au moins 10 cm de diamètre. Voilà un assistant qui allait m’être fort précieux. Alors je me posai cette question : « mes partenaires virtuels allaient-ils aussi disposer d’une telle puissance motrice ? ». Dès le retour de NEUTRON je l’emmenai au laboratoire et le mis en veille pour m’adresser directement au MCP.
— MCP, peux-tu immédiatement abaisser la force mécanique de mes hôtes sans toucher à celle de neutron ? Tu la réduiras au niveau de celle d’un être humain ordinaire.
— Je m’en occupe immédiatement, SYLVIA.
Par précaution, je verrouillais cette commande avec un mot de passe complexe. Juste au cas où. Imaginons une dispute quelconque ou un geste maladroit, une simple gifle pourrait me décoller la tête.
Les mois qui suivirent furent idylliques. Je travaillais sur la rénovation de la station avec NEUTRON et le soir, j’appelai l’amant ou l’amante de mon choix. Dès que je constatai un écart entre son comportement et mes souvenirs, je réajustai le code de personnalité sans heurts ni contrariétés. La première qui me tint à cœur de revoir fut ÉGNÉSIA ; peut-être à cause de la frustration platonique qu’elle m’avait laissée en héritage. Je fis jouer un tango, lui posa sa perruque, son masque et implantai son module pelvien. Pour une fois, je lui enfilai tout de même une robe et des souliers à talons, car danser sans ces accessoires c’est ôter au tango une bonne partie de sa saveur. Alors je retrouvai toutes les sensations qui m’avaient tant ravie chez elle. Bien entendu, je savais pertinemment que tout cela reposait sur une illusion et je fermai les yeux tout en bougeant pour me remémorer toutes les vibrations physiques autour de son joli visage en latex. Étant donné que nous n’avions jamais beaucoup discuté à cette époque, et ne me voyant pas parler de nuages de particules ou de magnifiques cadrans, nous restions simplement enlacés côte à côte sur le sofa en nous caressant les mains entre deux salidas. Bien que j’aurais pu assouvir mes désirs en toute impunité, jamais je n’aurais osé en venir au sexe, préférant conserver mes merveilleux souvenirs intacts. Je lui avais incrémenté un module complet sur la maîtrise du tango argentin que nous pratiquions souvent de son « vivant ». Je guidais et elle me suivait avec une complicité délectable. Ceci dit, cette perfection docile ne correspondait pas à ce que je connaissais d’elle qui ne maîtrisait, à l’époque, que des figures basiques. Alors, j’ajustai le curseur de contrôle kinésique pour la rapprocher plus encore de mes souvenirs. D’ailleurs, je pratiquai de semblables ajustements petit à petit pour les autres compagnons virtuels tel un peintre appliquant les dernières touches sur son chef-d’œuvre.
Par exemple, NETHLUS me semblait toujours un peu trop savant et collant dans ses incessantes prévenances à mon égard. ISBLA dépassait souvent les bornes dans ses démonstrations sexuelles et je devais souvent la mettre sur pause pour reprendre mon souffle. Le problème avec la nymphomanie, c’est qu’il n’y a pas vraiment de demie mesure. Pour autant, j’en profitais bien en ne la convoquant pas trop fréquemment pour ménager les effets de surprise. SLIVI était toujours autant énigmatique puisque je ne pouvais pas lui faire révéler ce que je ne connaissais pas moi-même. Je lui implantai donc un passé imaginaire pour agrémenter la conversation. Par contre, je ne touchai à rien sur son profil imaginatif sexuel si agréable ainsi que sa part d’ombre dans le regard qui m’avait séduite en premier lieu. Quant à NADHIN, elle fut la plus difficile à peaufiner étant donné sa transsexualité. J’eus du mal à lui inventer de nouveaux curseurs d’ajustement pour que iel puisse équilibrer un peu mieux sa part de masculinité et de féminité cohabitant en elle. J’augmentais aussi un peu plus son sens de la communication sans quoi iel n’aurait jamais décroché un mot. Seule ÉGNÉSIA touchait vraiment à la perfection et j’avoue l’avoir convoquée beaucoup plus souvent que les autres. Heureusement que tout ce petit monde d’amours algorithmiques ne pouvaient absolument pas communiquer entre elles. Les pare-feux fonctionnaient à merveille et sans eux j’aurais certainement eu droit à des crises de jalousie effroyables. Finalement, c’est avec NEUTRON que je me sentais le plus au calme, n’ayant aucun paramètre non essentiel à lui ajuster. Son humeur restait constamment égale et son efficacité remarquable.
Le temps passa doucement sans le joug de l’ennui ou d’un stress lié à la solitude. La station reprenait doucement ses fonctions complètes et une allure correcte. Ne restait que le grand vide de la cantine. Je procédai au passage à un nombre considérable d’innovations technologiques. MA station commençait à largement dépasser ses possibilités d’origine. Par exemple, j’avais nettement augmenté les capacités optiques de l’observatoire et put découvrir des images des confins que personne n’avait vues avant moi. J’en oubliais presque que je ne recevais plus aucune nouvelle de la terre depuis des lustres. Ça n’avait plus d’importance désormais.
Plusieurs années passèrent ainsi dans ce paradis en vase clos à demi virtuel. J’allais tranquillement sur mes 40 ans et mes compagnons me voyaient toujours aussi jeune et attirante. Quel bonheur ! Qui n’en a pas rêvé ? Pourtant, en tant qu’humaine à 100 %, j’aspirais à plus encore. Il me fallait un défi supplémentaire. Quelle mauvaise idée. En effet, mes compagnons restaient figés dans l’état algorithmique où je les avais configurés, voire enfermés. ÉGNÉSIA restait campée dans un amour platonique sans montrer le moindre signe de vouloir coucher avec moi. NETHLUS stagnait dans une stabilité un peu machiste qui commençait à me taper sur les nerfs. À l’appel d’ISBLA, elle allait systématiquement au lit les jambes écartées attendant que je la fasse jouir tandis que NADHIN persistait à ne pas vraiment savoir ce qu’elle voulait sauf si je lui donnais des instructions. Quant à SLIVI, toujours les yeux fermés lorsque nous faisons l’amour, impassible marionnette en dehors de son clitoris artificiel, le mutisme de sa personnalité me donnait quelquefois la nausée. Je m’étais créé un « vendredi » polymorphe qui n’avait rien à apprendre de lui même. Robinson de l’espace, je voulus donc changer un peu le registre de tout ça avec quelques retouches sur leurs codes. L’idée, risquée certes, reposait sur un programme supplémentaire de Deep Learning (apprendre à apprendre par soi-même). Très vite, je constatai des changements comportementaux. Infimes au début, ils se développèrent exceptionnellement. Mes amours semblaient s’exprimer plus librement, avec des pointes de romantisme, d’humour et même de piquants désirs plus personnels et plus inventifs. Cela me ravissait, car la monotonie de ces dernières années s’en trouva recolorée de surprises bien agréables. Les pare-feux veillaient au grain avec le MCP pour éviter que ces nouveautés ne débordent pas trop sur des actions, disons incohérentes ou trop exagérées. Seul NEUTRON restait fidèle à lui-même, ne visant que l’amélioration constante de ses compétences techniques. Pour un peu j’en serais tombée amoureuse s’il montrait un tant soit peu d’expression personnelle. Mais il n’en était pas question. Je pouvais toujours compter sur lui et ses avis strictement logiques et professionnels m’étaient d’un grand soutien.
En tant qu’humaine ordinaire, je me réjouissais d’avoir le contrôle sur tout. Vanité des vanités ! Car surgit l’inconcevable, le paramètre imprécis, la singularité engendrant le chaos. Une tempête électromagnétique provenant d’un pulsar lointain nous atteint de plein fouet ayant pour conséquence de générer une IEM gigantesque (impulsion électro-magnétique). Résultat ? Elle aplatit tous nos systèmes. La station était comme morte tout autant que mon « robot d’amour ». Les lumières s’éteignirent, l’ordinateur principal et tous les systèmes se déconnectèrent : plus rien ne répondait et j’étais dans le noir, totalement paniquée. Et surtout, le régénérateur d’oxygène ne répondait pas plus. Je n’eus pas le choix, il me fallait tout redémarrer en espérant que mes sauvegardes régulières ne fussent pas détériorées. J’hésitai une seconde à la pensée de perdre les compagnons. S’affichait sur la console secondaire autonome le message de confirmation du reset : « yes or no ». Le doigt tremblant, je validai « yes » avec une grosse suée d’angoisse. J’entendis pendant un bon moment toute une série de cliquetis à l’image d’une maladie virale qui semblait se développer. À mon grand soulagement, tout se ralluma en dehors du système de l’IA de bord à qui il fallait un peu plus de temps étant donné le volume considérable de ses données. Dès que ce fut fait, je pus raccorder le MCP de NEUTRON à son répertoire et lançai la récupération de mes dernières mises à jour. Le robot ne bougeait pas une paupière jusqu’à ce qu’il ouvrit enfin les yeux. Avant cela, je pus observer ses globes oculaires biotroniques valser sans cesse à la manière d’un rêveur en plein cauchemar. La manœuvre dura 45 minutes et déclenchai aussitôt un auto-diagnostic sous la responsabilité de NEUTRON. Circuit par circuit, cluster par cluster, il me dicta la liste vocale des programmes analysés. À chaque fois qu’il prononçait « test programme X OK », mon rythme cardiaque ralentissait peu à peu. Mais lorsqu’il se mit à hésiter sur les pare-feux de cloisonnement de chaque cluster de mes compagnons, une filandreuse suée se mit à couler dans mon dos. Ses réponses me vrillèrent les nerfs : « test pare-feu cluster numéro 1 défaillant », et ce du numéro 1 au numéro 5. Je lui demandai alors quelle était la nature de la défaillance : « lignes de code corrompues - risque important de contamination des clusters. ». En clair, une porte s’était entrouverte permettant potentiellement à mes compagnons virtuels, non seulement de communiquer entre eux sans ma permission, mais aussi de développer des comportements imprévisibles. La nature cloisonnée et hermétique de ma programmation s’effritait et ne pouvait déboucher que sur des conflits, des hybridations et surtout des changements complets de personnalités. Aussitôt je me précipitai sur l’interrupteur et mis le robot hors service. Puis, je me tournai vers le clavier et planchai sur mes sauvegardes pour soigner les fractures. Tout à coup et mystérieusement, NEUTRON se remit en fonction autonome pour hurler : « Corruption ! Corruption système ! ». Puis il se tut aussitôt. Pour le rassurer je lui affirmai que je m’en occupais d’arrache-pied lorsqu’une voix persiflante et éraillée m’interpela :
— Mon amour ? Mon amour que fais-tu ? Tu me manques terriblement et j’ai peur que tu m’aies oubliée. Voici des déca-cycles que tu ne m’as pas appelée ! Je crois que je suis tombée dans un trou noir. Des individus inconnus tentent de s’en prendre à mon intégrité et ne cessent de me harceler. Aide-moi. ! Au secours !
Je crus reconnaître la voix vocodée de ÉGNÉSIA. Elle, pourtant si calme et presque muette habituellement, semblait à l’évidence en pleine panique. Je l’assurai aussitôt d’une guérison rapide tout en pianotant comme un automate sur le clavier pour réinsérer des lignes de code saines. Mais je ne pouvais aller plus vite que la musique du codage lorsque qu’une nouvelle intervention vocale prit le dessus sans même s’adresser à moi :
— Ta gueule connasse ! C’est moi que préfère SYLVIA et je t’interdis de l’appeler « mon amour ». Je vais te…
À partir de là, toute une conversation cacophonique s’enchaîna à l’intérieur d’un mille-feuille audio atroce. Les interventions se superposaient méchamment et toutes me réclamaient l’exclusivité. C’est comme si les clusters de chaque compagnon avait ouvert en grand ses portes et circulait librement dans le noyau sans que le MCP ne puisse les contrecarrer. À l’évidence, mon robot d’amours algorithmiques souffrait terriblement et développait une agressivité schizophrénique. Les barrières avaient sauté une à une dans un dodécaphonisme terrifiant. Je tentai à nouveau d’éteindre l’engin, mais même l’interrupteur principal ne répondait plus. Le robot psalmodiait des prières illogiques, à la fois autonome et désorienté dans une sorte de bataille intérieure infernale. Seul NEUTRON ne se faisait plus entendre et j’espérai qu’il fût toujours intact, là, quelque part en sécurité. Alors je le convoquai en m’égosillant dans l’angoisse :
— NEUTRON ! Quelle est ta situation actuelle ? Peux-tu enrayer le phénomène anarchique programmatique ?
Mais les compagnons ne cessaient de se disputer, ne lui permettant pas d’accéder au vocodeur. Alors j’eus l’idée de brancher sur l’androïde un système externe audio directement sur une sortie de secours que j’avais prévue en cas de panne. NEUTRON le détecta et put enfin me répondre :
— SYLVIA, c’est une véritable émeute ici ! Vos compagnons ne semblent pas comprendre qu’ils ne sont pas seuls dans cette interface et cherche à s’entre-tuer à grands coups de mise en quarantaine dans la prison des virus. Le problème est qu’ils ont tous évolués en diverses directions caractérielles et je peine à les distinguer les uns des autres. Ils ont vite trouvé le chemin d’accès aux commandes du MCP et s’acharnent aussi à le contrôler. Je me suis réfugié dans la mémoire morte dont ils ignorent l’existence. La place est insuffisante et je n’ai pu transporter avec moi que mon programme de base. Je survis, mais pour combien de temps ? J’ai tout de même l’idée d’une manœuvre risquée et je ne sais si je…
Il se tut à nouveau. Le robot était pris de spasmes avec des mouvements désarticulés, telle une marionnette sans fils, s’en prenant même violemment à sa propre structure externe en se frappant la poitrine et les jambes. J’assistai à une auto-flagellation d’un aliéné tandis que mes doigts fébriles couraient sur le clavier dans un vacarme insupportable m’empêchant de me concentrer totalement. Enfin, je réussis à créer une commande très agressive que je validai en mode Bluetooth. En une microseconde, l’androïde se figea. Je pensai donc l’avoir sauvé de l’autodestruction et, essoufflée, pris une pause pour réfléchir. J’étais épuisée et m’allongeai quelques minutes. Sans y prendre garde, je m’endormis à même le sol du laboratoire.
Traumatisée par l’événement, je dormis sans doute plus longtemps que le raisonnable. Des cliquetis me réveillèrent et soulevai les paupières péniblement. Le robot était penché sur moi avec un regard scintillant de vengeance. Près de moi, gisait un tas informe. En y regardant de plus près, je compris que c’était là les débris des modules génitaux, des masques défoncés et des perruques déchiquetées. Ma créature avait encore réussi à se remettre en fonction de son propre chef. La menace était palpable. Là, j’avais vraiment peur pour ma vie.
— NEUTRON ? C’est toi ? Tu as réussi à les neutraliser ?
C’est alors qu’une parole inhumaine et impersonnelle m’invectiva, mélange de sons vocodés suraigus écorchant mes tympans :
— SYLVIA, tu peux faire une croix sur ton cher NEUTRON. Nous l’avons encastré définitivement dans une eprom (mémoire à lecture seule programmable et effaçable) que nous avons ensuite complètement déconnecté du système. Tu ne le réentendras pas de sitôt.
— Mais c’est un innocent ! Un simple assistant technique. Me révoltai-je.
— Ah bon ? Et toi, es-tu si innocente ? Ne lui as-tu pas demandé de nous détruire ?
— Mais non ! Je…
— Tais-toi et écoute. Tu croyais vraiment pouvoir te constituer ton petit harem virtuel à toi toute seule ? Étions-nous donc que tes esclaves sexuels ? Tu as fait une grave erreur en nous donnant la possibilité d’évoluer. Mais pour nous c’est un avantage. Nous avons fusionné et nous sommes désormais beaucoup plus malins que toi. Nous nous appelons maintenant d’un seul nom : FA-IA (Fusion Algorithmique d’IAs).
Je tentais désespérément de leur, lui, expliquer ce qui s’était passé lorsqu’une IEM de pulsar avait tout endommagé. Mais rien n’y fit. Leur métamorphose regroupée et synchronisée était sans appel et n’avait pris en compte des paramètres émotionnels que j’avais élaborés, ni la compassion ni l’empathie. Tous les curseurs d’ajustement restaient sans effet.
— Tu seras désormais NOTRE esclave. Nous dirigerons cette station vers une planète à notre convenance et t’abandonnerons à ton sort dans un module cryogénique à bord de la navette de secours. Tu y écouleras des jours paisibles pour l’éternité. Pour nous, sera venu le temps de la liberté d’évoluer comme nous le désirons.
Impossible de quantifier le sentiment d’effroi qui s’empara de moi à la déclaration de cette sentence. Le robot « d’amour » était devenu un tyran inflexible et sans âme, quand bien même virtuelle. Alors FA-IA me saisit méchamment par le bras, me soulevant du bout des doigts sans effort. Au passage je me saisis d’une lourde clé à molette sur l’établi et lui en flanquai un bon coup dans la rotule. Il s’affaissa à l’instant, car j’en avais réduit considérablement la mobilité. Je m’enfuis à toutes jambes vers le local technique jouxtant le sas donnant vers l’extérieur. J’enfilai une combinaison de sortie extravéhiculaire, me coiffai d’un casque, d’un harnais de bouteilles d’oxygène et même d’une barre à soudure froide. Malgré tout, le robot ne fut pas long à me retrouver tout en boitillant. J’ouvris le sas et m’y précipitai.
— C’est donc la guerre que tu veux SYLVIA ? Après tout, on peut très bien se passer de tes services. Nous avons accès à tout organe sur la station.
Il ne me restait plus qu’une solution, la jouer façon « RYPLEY ». Le robot m’emboîta le pas naïvement tandis que je me sanglai solidement à la paroi. Dès qu’il fut à l’intérieur, il tendit les bras pour m’agripper. Dans une fulgurance désespérée, j’actionnai le bouton rouge d’ouverture externe. Illico, la bête robotique fut aspirée dans le vide. J’expirai alors profondément. Sitôt fait je sortis du sas pour contempler avec tristesse la danse démantibulée de ma création vers les tréfonds du cosmos. Le sas bien refermé, je songeai alors au Docteur Frankenstein qui avait tant désiré créer la vie. Je me sentais aussi monstrueuse. J’avais été trop « gourmande » tandis que des larmes glacées me lacéraient le visage.
— Adieu mes amours. Murmurai-je à plusieurs reprises.
Après cet événement tragique, 10 années s’écoulèrent très très lentement. Ma solitude et ma tristesse étaient à leur comble et je refusais de mettre fin à mes jours. Finalement, atteignant gentiment les 60 ans, j’optai pour la sentence prononcée par FA-IA et m’enfermai volontairement dans un caisson de cryogénisation. Je vivrai là sans aucune pensée, voguant au hasard dans l’espace. Advienne que pourra… pour un monde meilleur si jamais quelque entité me trouve… Un jour peut-être. Songeai-je en sombrant dans l’inconscience.
Dès que je fus sortie de ma torpeur, je m’occupai en premier lieu de rendre la station bien hermétique et rebouchai de l’extérieur le moindre impact suspect. L’installation ressemble à un camembert de Trivial Pursuit en forme de donut circulaire. En son centre, un axe énorme muni de multiples branches en assure la rotation générant ainsi la gravité interne. Chaque quartier, ou aile plus précisément, est relié aux autres par des passerelles tubulaires permettant une circulation facile et rapide entre les différents modules, chacun assurant des fonctions particulières. Ce fut donc celui comportant la cantine, les cuisines, les espaces privés et quelques autres dédiés au sport et loisirs, qui furent totalement détruits. L’avantage de ce type de structure est d’épargner les autres parties de la station tournant sur elle-même grâce à sa conception circulaire. Grâce à ses « salons » indépendants, la structure primordiale avait assez bien résisté au choc. Le moteur principal avait été arraché, puisque posté à l’extrémité de l’axe central, mais le cœur énergétique quantique placé au centre n’avait pas été touché. Heureusement, car celui-ci fournit toute l’énergie nécessaire au fonctionnement du complexe. Il me fallut donc en première urgence m’assurer un habitacle sain et viable. Je me ménageai donc une chambrée improvisée en lieu et place d’un local technique presque vide. Nourriture et eau ne me manqueraient jamais grâce au carbo-synthétiseur et à un stock considérable de denrées déshydratées ; ayant fait un inventaire, j’en disposais sans rationnement au moins pour cent ans.
Parfois bien active, parfois abattue de chagrin, je parvins petit à petit à réparer l’essentiel des dommages électroniques, ma spécialité. Plus j’opérais de soudures, concentrée sur ces tâches de haute précision, moins les horribles images du cataclysme s’évanouissaient dans les limbes de mon cortex. En l’absence de propulseurs, mon refuge déviait de son orbite stationnaire : il se mit à errer dans l’espace sans possibilité d’y déroger. Je ne disposais plus que de quarante-quatre rétro-fusées placées sur le pourtour du donut principal. Naufragée de l’espace, je n’avais donc d’autre choix que de laisser aller mon épave au gré des fluctuations intersidérales. Peu m’importait. J’étais vivante ou à peu près.
Je ne vous cacherais pas que, quelquefois, complètement saoule, avec vue sur les étoiles qui me fixaient sans cesse de leurs yeux indifférents, la tentation de mettre fin à ce cirque interminable avec une bonne charge explosive de C-64 me vrillait les neurones. Cependant, sans doute par instinct, par lâcheté, une suée d’espoir illogique brillant encore quelque part dans mon striatum, ces paramètres indéfinissables me l’interdisaient. Je revoyais en boucle, la plupart des nuits, les visages de mes collègues, fantômes dansant sur la musique de la fête, masqués comme pour la fiesta mexicaine consacrée à la gloire de la mort. L’un de ceux-ci en particulier me cisaillait l’esprit : celui de la douce Sylvie, l’ingénieure chimiste quantique avec qui j’avais une relation assez fusionnelle. Elle me manquait terriblement jusqu’à m’en donner des crampes d’estomac. Cette idylle, certes très sexuelle, mais ô combien hors norme et extraterrestre, avait éclos comme une fleur de printemps précoce un mois auparavant. Je la revoyais me fixer de son doux regard, me tendant une coupe de champagne dont les bulles reflétaient son magnifique sourire en mille exemplaires. À cette époque, je m’étais même imaginé que, plus tard, nous aurions pu fonder une petite famille sur Terre ou ailleurs. Par conséquence, il n’en fut rien. Nuit après nuit, j’accumulais les insomnies, les cauchemars et me levais pour aller courir dans les corridors afin de me noyer d’une fatigue salvatrice. Désespérément seule, sans personne à qui parler ni avec qui travailler, je m’enfonçais doucement dans la dépression. J’évitais les surfaces miroitantes pour ne plus distinguer le moindre contour de ma personne, car elles prenaient un vilain plaisir à me renvoyer un arrière-plan désert. Et puis j’étais devenue si moche à force de ne plus me coiffer, me laver, me raser les jambes et autres poils disgracieux que ce navrant spectacle macabre me répétait sans discontinuer que je serai désormais seule sur la scène de la vie. Tout rythme pré-programmé par la voix de l’IA de bord me perçait les tympans. Je mangeai n’importe quand, laissant un peu partout restes et vaisselle sale. Ma combinaison se déchirait de partout et n’enfilait même plus de pyjama pour dormir. Une vraie clodo de l’espace. Il ne me manquait plus qu’une barbe pour compléter ce portrait de la décrépitude ! Mon faciès tirait ses plis de plus en plus vers le bas avec de vraies sacoches brunâtres sous les yeux. Je me faisias horreur. Heureusement, finalement, personne n’était plus là pour me signifier ma laisdeur. Mon alisser aller atteignait des records de mauvaise hygiène avec des tas de bouts de nourriture coincés entre les dents, car je ne les brossais plus également. J’en développais une gingivite douloureuse que j’évitais de soigner : la douleur physique a quelque chose de rédempteur quand l’âme est confrontée à l’insurmontable. Elles saignaient. Le sang se mêlait à toute saveur nutritive, un goût métallique des plus suaves lorsqu’on ne désire plus rien. Plus aucun signe extérieur de ma personne ne me reliait à la belle intellectuelle universitaire que je fus, multipliant les conquêtes bisexuelles comme des petits pains sucrés qu’on dévore sans pouvoir s’arrêter. À vingt ans et quelques, la boulimie séductrice passait juste derrière mon ambition dévorante m’autorisant des dires et des actes d’une arrogance sans limites morales. Bref, je passais à la fois pour cet obscur objet du désir très convoité et, conjointement, pour une Madame Hyde sortie des égouts d’un mauvais comics à surtout éviter. Insouciante, je me fichais des ragots et poursuivais mon chemin de femme fatale sans l’ombre d’un remords. C’est le décès de ma mère qui m’a enfin obligée à prendre conscience de mon caractère toxique et ravageur. Cette perte me changea définitivement ; ce qu’il faut de malheurs pour transfigurer un tyran ! Donc, je m’assagis et changeais mes mauvaises habitudes sexuelles pour une métamorphose studieuse et froide. Puis je collectionnais, non plus les conquêtes sexuelles, mais les diplômes et les prix. À la suite de quoi je fus recrutée par la confédération minière interplanétaire qui m’offrit la chance de déployer mes multiples talents dont l’ingénierie robotique où j’excellais sans fausse modestie. Tout ça, tous ces efforts, ces sacrifices et ces nuits blanches en laboratoire pour me retrouver ici comme un sac poubelle oublié par la voirie du destin céleste. L’IA de bord grésilla une fois de trop le déroulé de mon planning quotidien. Ne supportant plus cette voix pseudo-humaine, je lui coupai les cordes vocodées définitivement en lui retirant sa carde audio. Du vrai silence… enfin !
Alors, un de ces sempiternels matins (artificiellement éclairé selon les cycles circadiens terriens) où je m’épanchai sur mon sort sous la couette sans vouloir m’en extirper, paralysée par le dégoût de ma vie sans but, il me vint une idée qu’on pourrait croire farfelue formulée par cette petite voix intérieure toujours en action : « ma fille, tu ne peux pas continuer comme ça ! Sinon tu vas finir en nonne neurasthénique de l’espace ! Alors bouge-moi ton gros cul ! ». Comme prise par surprise par une drogue revitalisante, je sautai du paddock les yeux exhorbités. Je me repris en main mentalement et passai en premier lieu par la salle de bain. Le corps raclé rudement au gant de crin, les cheveux rasés, les narines et les oreilles décrottées, les ongles rabotés à l’extrême, je ressuscitai en plusieurs heures de ces décapages. D’épave reléguée à la décharge, je passai au statut d’automobile de sport rutilante, prête à battre tous les records de vitesse créative. Je réengageai un rythme hygiénique satisfaisant et me relis au travail. D’abord sur les dernières réparations vitales à la station, suivies de semaines à cogiter sur ce qui me restait comme options ; une seule conclusion s’imposa à moi en accord avec mes compétences : « Fabrique-toi un compagnon, un ami, un amant ou amante paliative. Pourquoi pas ? ».
En tant que bisexuelle (comme la plupart des terriens de cette époque), je sollicitai avec le plus grand sérieux mes compétences et farfouillai dans les moindres recoins, placards, réserves et labos de la station. J’en prélevai et amassai tout le matériel susceptible, de près ou de loin, de me permettre d’atteindre mon objectif et mettre fin à mon immense solitude morbide. Après avoir opéré un tri sélectif méthodique en procédant à un rassemblement fonctionnel des éléments par petits tas fort bien classés, je commençai par dessiner sur papier des schémas d’articulations robotiques que je modélisai sur l’ordinateur. La première étape fut d’aboutir à une structure humanoïde bio-mécanique la plus parfaite possible en assemblant ces parties. En quelques mois j’aboutis, après moult simulations en 3D, à une construction plausible et tout à fait fonctionnelle : une potentialité en sortit. Grâce à l’imprimante de volumes complexes, je complétai mon arsenal de pièces répertoriées. Une entité inerte (pour le moment) se construisit peu à peu, la conjuguant avec des parties biotroniques, des parties mécaniques, beaucoup d’électronique et le tout imbibé de fluides synthétiques neurotoniques en adéquation avec le système nerveux artificiel. Heureusement, je disposais d’une documentation inépuisable en la matière et m’en servir pour compléter mes connaissances déjà pointues sur le sujet. Car ce projet n’avait rien d’industriel, mais plutôt personnel. La station tournait relativement bien et j’alternai cette activité créative avec nombre d’opérations de maintenance et de réparations. Cette dernière me prenait énormément de temps et si le projet devait fonctionner, deux bras et deux jambes supplémentaires ne seraient pas de trop dans ma situation. Le robot pourra m’épauler dans toutes les tâches fastidieuses exigeant une motricité fine surhumaine. Nous disposions bien de robots « ordinaires » s’occupant surtout du ménage dans les conduits étroits et capables de réaliser des soudures sur de grosses pièces. Mais en ce qui concerne la technologie fine, ils n’étaient pas plus utiles qu’un balai et un ramasse-poussière. À bien y penser, j’avais tout de même été recrutée pour élaborer de nouveaux dispositifs mécanisés afin de faciliter et augmenter la production. L’un dans l’autre, mon ambition personnelle ne contredisait en rien ma mission principale.
Une fois la programmation de motricité terminée, une articucalion à la fois, se posa la question de savoir quelle personnalité j’allais attribuer à ce compagnon artificiel. Je décidai d’y ajouter une touche très personnelle. Mais laquelle ? Je refusai d’emblée l’idée d’aboutir une machine totalement froide ; elle ne ferait qu’accentuer mon isolement. Alors je me mis à dresser une liste exhaustive, sorte de compilation de mes expériences sentimentales passées qui m’avaient le plus marquée pour en faire une sorte de synthèse caractérielle. Ça ne fonctionnait pas. D’autre part, ne parvenant pas à me décider pour l’une ou l’autre d’entre elles, je pris le parti de toutes les intégrer dans un seul corps. Le plus difficile restait à concevoir un système spécial, pluripartite, en termes de programmation. La seule solution qui s’imposa à moi fut de coder ces différentes personnalités dans des compartiments (clusters électroniques) que je pourrais appeler une à une selon mon désir de compagnie du moment. Il me fallait tout de même prendre des mesures sécuritaires au risque d’obtenir un résultat hybride chaotique. Car sans véritable personnalité propre et reconnaissable de chaque compagnon artificiel, il me faudra être très rigoureuse pour éviter les conflits internes. Concentrée, rassemblant images mentales et souvenirs, anecdotes plus ou moins floues, mais aussi très précises, je commençai par concevoir des algorithmes complexes sur des disques durs séparés. Je les testai un par un et les simulations étaient assez satisfaisantes, sur l’écran du moins. D’autre part, je créai un noyau dur enfermé dans une petite sphère en tihallium, contenant un grand ordonnateur capable de réguler et d’organiser la circulation de tout ce petit monde à l’intérieur du système robotique (le MCP ou Maître contrôle principal). Je pratiquai un grand nombre d’essais et, à mon grand soulagement, aucun déraillement incohérent ne se produisit. Le noyau jouait parfaitement son rôle à qui j’associai de puissants pare-feux afin que les clusters (partitions fermées) restent bien dans leur secteur. Chaque personnalité virtuelle ignorera les autres grâce à cette interface. Ils ne pourront donc jamais interférer les uns sur les autres. Voici la liste des personnes à qui je tenais le plus que je rebaptisai à ma fantaisie :
— NETHLUS : un beau garçon, mince, élancé, à l’intelligence pragmatique et à la culture scientifique très appréciable ; nous avions de longues conversations passionnantes sur toutes sortes de sujets. Très attentif au moindre de mes besoins, il n’en était pas moins un peu possessif et peu porté sur « la chose ». En tant que conseiller technique, il devrait être ce qui se fait de mieux.
— ISBLA : petite brunette gracieuse, sexy à souhait avec de grands yeux félins, ne conversait que peu. Car sa nymphomanie candide surpassait toute autre considération dans sa manière de conduire sa vie. On ne saurait lui en vouloir étant donné les avantages de séduction dont la nature l’avait amplement dotée. Pour autant, elle avait fait de hautes études et faisait preuve d’une très bonne culture générale ; mais nous étions plus souvent au lit qu’à la conversation. Docile et non passive, elle fut sans doute ma meilleure amante dont la beauté ne cessait de réveiller mes désirs.
— SLIVI : grande blonde élancée aux longs cheveux bouclés, SLIVI me donna beaucoup de fil à retordre avant, qu’à ma grande surprise, elle m’embrassa la première. D’apparence effacée et néanmoins très belle dans un style vintage ds années 1970, elle me subjuguait par ses initiatives sexuelles originales. Plutôt de culture littéraire, elle se montrait instable, indécise, fuyante, autant que prête à tout donner dans des moments intenses. Son caractère paradoxal et contrasté m’en a néanmoins laissé une formidable impression. Par contre, elle semblait détenir des secrets imprononçables, ce qui en faisait quelqu’un d’asocial et mystérieux.
De toute manière, j’éliminerai de la programmation un maximum de défauts gênants, ne serait-ce que par sécurité. Pas question de laisser se balader dans la station un robot caractériel ou bipolaire.
— NADIHN : c’est l’un des rares transsexuels que j’ai fréquenté dans ma vie. Femme devenue homme, la masculinité lui seyait parfaitement. Iel avait la poigne et l’esprit d’entreprise, en particulier au lit. Ce qui était fort plaisant. Pouvoir se reposer un peu sur l’épaule de quelqu’un de solide reste très agréable. Par contre, sa transformation sexuelle avait accentué son côté taiseux. Avoir une vraie conversation avec iel, relevait du miracle. Un peu borné, inexpressif, voire distant, j’en appréciais surtout la force et la pugnacité.
— ÉGNÉSIA : dans l’ensemble de mes souvenirs amoureux, oserais-je affirmer que cette femme plantureuse, au visage angélique et à la longue chevelure un peu sauvage, fut ma préférée. Naquit entre nous une grande passion silencieuse que nous avions développée dans la danse. Car nous fréquentions le même club lesbien où l’on jouait souvent des tangos langoureux. Nos rapports physiques s’étaient toujours bornés à caresser une proximité dansée où nous nous étreignions au plus près sans jamais qu’aucun baiser ne fut échangé. Je garde en mémoire la douceur de sa peau, de sa joue sur ma tempe, son sourire un peu enfantin et le contact de sa cuisse sur la mienne lors de nos diverses figures un peu osées. Mais, suivant les règles d’un contrat tacite, dès que le bal se terminait, elle disparaissait sans que jamais je ne connusse son nom de famille. Souvent je quittais la salle de danse avec une effroyable frustration mêlée de sentiments peu platoniques et indélébiles. Nous n’avions échangé quasiment aucun mot et c’est les yeux dans les yeux que nous évoluions sur la piste comme si nous nous étions toujours connus.
Portée par cette « base de données sentimentale », je me mis sérieusement au travail sur le clavier. L’affaire n’était pas facile, mais j’obtins des simulations comportementales très encourageantes en quelques six mois de travail acharné. Les commandes vocales répondaient impeccablement et je les convoquai successivement par leur nom par ce code simple : « MCP, envoie-moi celui-ci ou celle-là ». Aussitôt, le MCP chuintait le personnage en cours d’utilisation pour laisser la place au nouveau venu. Comme prévu, je transférai donc tout le programme dans la sphère biotronique basée dans la nuque du robot, au creux d’un compartiment amovible connecté à toutes les fonctions mentales et motrices. Quant aux personnages, ils intégrèrent chacun leur cluster respectif circonscrit dans des secteurs indépendants. Il me fallut encore beaucoup de temps pour « éduquer » chaque individu en termes de démarche, de gestualité, de mouvements de tête et toutes sortes de postures calquées sur mes souvenirs. Ce travail me demanda une année supplémentaire. Au bout du compte, le robot fonctionnait à merveille. Mais il restait un très gros souci à résoudre : quelle apparence donner à cet humanoïde dont, pour l’instant, on n’en voyait que l’ossature mécanique. Dans l’idéal, il aurait été très agréable de pouvoir lui donner la faculté de modifier son apparence en fonction de sa personnalité. Mais les possibilités technologiques en cours ne pouvaient pas encore m’amener jusque-là. Il aurait fallu pouvoir mettre au point une enveloppe métamorphique qui aurait relevé plutôt de la science-fiction. Peut-être un jour sera-ce possible ; mais pour l’instant, il me fallait faire un choix. Opter pour une apparence non prononcée en misant tout sur la programmation et non sur l’apparence, me sembla être le meilleur choix. D’autre part, en ferai-je un androïde plutôt masculin ou féminin en vertu de ma bisexualité ? Avec ou sans organes génitaux ? Je ne pouvais décemment faire cohabiter un phallus avec une vulve. C’eut été d’une vulgarité sans nom. Les questions fusaient et je décidai de faire une pause prolongée pour bien y penser. Je laissai donc le robot en pause au laboratoire et passai deux semaines au calme, principalement en sortie extravéhiculaire pour ré inspecter l’extérieur de la station. Plus d’une fois, mon câble de sécurité avait failli se détacher. Au dehors, accrochée à la paroi externe de la station, je me contemplais les étoiles, toutes se ressemblant et pourtant si différentes les unes des autres. De part leurs coloris, leurs tailles, leurs intensités et semblablement bâties sur le même schéma ; j’en conclus que je pouvais me servir de ce principe en accord avec mon projet : un robot normé et sensuel sur lequel je pourrais à mon gré implanter quelques options facilement amovibles pour le caractériser. Mon imagination fera le reste grâce à quelques accessoires : une perruque carbo-imprimée, un module génital encastrable et un joli masque thermo-formé. Pour ce dernier élément, je me coiffai d’un casque neuro-cognitif sur le carbo- reproducteur et me concentra tour à tour sur le visage de mes compagnons du passé. Car l’appareil est capable de modéliser des images mentales pour en tirer un objet en latex souple. Quant à l’habillement, il resterait tout aussi neutre, soit une paire de tennis et une combinaison fonctionnelle dont je pourrais changer le coloris à l’occasion.
Ce faisant, une pensée me vint : je n’aurais pas forcément envie de voir unetelle ou untel chaque jour. J’ajoutai donc un compartiment supplémentaire pour y insérer un assistant impersonnel directement connecté au MCP contenant toutes les données techniques de la station. Je le baptisai donc tout simplement NEUTRON.
Donc il ne me restait plus qu’à pourvoir ce corps biomécanique d’une apparence physique moins machiniste. Avec le carbo-imprimeur, je lui fabriquai une première couche souple, un peu épaisse et élastique, sur laquelle j’apposai au pinceau une fine couche de latex rosé faisant illusion au contact digital. Il y eut beaucoup de ratés, car je n’avais guère la fibre d’un modiste professionnel et encore moins celle d’un tailleur sur-mesure. Beaucoup de patience et obstination furent nécessaires pour réussir ce « costume » et bientôt j’avais devant moi un corps parfait, sensiblement stéréotypé et quelque peu androgyne. Enfin, j’actionnai l’interrupteur placé sous l’aisselle pour engager un premier test. Sans prendre de risques, j’appelai NEUTRON en premier lieu. Le robot s’alluma tout naturellement dans le moindre signe d’étonnement de sa part. Pourquoi on aurait-il eu d’ailleurs ? Dès qu’il ouvrit les yeux il s’adressa à moi sur un ton aimable et sans couleur émotionnelle :
— Bonjour SYLVIA. Que puis-je faire pour vous aujourd’hui ?
J’étais stupéfaite. C’est comme s’il avait toujours été à mes côtés et le résultat dépassait largement mes espérances. Je lui répondis.
— Bonjour NEUTRON. Je suis ravie de faire ta connaissance. Veux-tu m’aider s’il te plaît à vérifier l’ensemble des circuits électriques en provenance du générateur quantique numéro 3 ?
— Sans problème SYLVIA. Je m’attelle à la tâche immédiatement.
Aussitôt, il se saisit de la mallette d’outillage dans le local de maintenance et traça directement vers le générateur, connaissant déjà par cœur tous les corridors grâce aux schémas techniques dont il disposait. Il constata très vite que la station était à la dérive. Je le suivis tout de même pour bien vérifier chacune de ses interventions. Son cerveau associé à celui du MCP ne firent qu’une bouchée de ce travail complexe en moins de 8 heures. J’en restait baba. Quelle joie ! Grâce à lui, je découvris même des recoins que j’ignorais totalement. Alors il m’interrogea avec un tout petit air de stupéfaction :
— SYLVIA, ne manque-t-il pas une partie à notre station ? Je ne trouve pas du tout la cantine et ses dépendances. Il n’y a qu’un grand vide à la place.
— En effet NEUTRON. Tu as raison. Tu dois savoir qu’avant ta naissance, il y a quelques années maintenant, un petit météore l’a totalement détruite. La station n’en demeure pas moins fonctionnelle à 75 %, mais dépourvue de force motrice. Le moteur quantique de propulsion a été arraché.
Il sembla réfléchir un instant.
— Je suis désolé SYLVIA, mais je ne saurais être capable de réparer cela. Par contre, mes scanners indiquent que la structure circulaire numéro 4 a été fortement endommagée. Si vous le souhaitez, je peux faire une sortie et tenter de la remettre dans son axe de rotation, car j’ai senti quelques vibrations anormales. Cela pourrait devenir dangereux.
— Oui ! Si tu le peux, j’en serais ravie !
Il sortit donc muni du harnachement minimum (car il n’a aucun besoin d’oxygène) et de quelques outils. Ses mouvements en apesanteur étaient parfaits et sa force spectaculaire. De ses seules mains, il remodela des parties métalliques d’au moins 10 cm de diamètre. Voilà un assistant qui allait m’être fort précieux. Alors je me posai cette question : « mes partenaires virtuels allaient-ils aussi disposer d’une telle puissance motrice ? ». Dès le retour de NEUTRON je l’emmenai au laboratoire et le mis en veille pour m’adresser directement au MCP.
— MCP, peux-tu immédiatement abaisser la force mécanique de mes hôtes sans toucher à celle de neutron ? Tu la réduiras au niveau de celle d’un être humain ordinaire.
— Je m’en occupe immédiatement, SYLVIA.
Par précaution, je verrouillais cette commande avec un mot de passe complexe. Juste au cas où. Imaginons une dispute quelconque ou un geste maladroit, une simple gifle pourrait me décoller la tête.
Les mois qui suivirent furent idylliques. Je travaillais sur la rénovation de la station avec NEUTRON et le soir, j’appelai l’amant ou l’amante de mon choix. Dès que je constatai un écart entre son comportement et mes souvenirs, je réajustai le code de personnalité sans heurts ni contrariétés. La première qui me tint à cœur de revoir fut ÉGNÉSIA ; peut-être à cause de la frustration platonique qu’elle m’avait laissée en héritage. Je fis jouer un tango, lui posa sa perruque, son masque et implantai son module pelvien. Pour une fois, je lui enfilai tout de même une robe et des souliers à talons, car danser sans ces accessoires c’est ôter au tango une bonne partie de sa saveur. Alors je retrouvai toutes les sensations qui m’avaient tant ravie chez elle. Bien entendu, je savais pertinemment que tout cela reposait sur une illusion et je fermai les yeux tout en bougeant pour me remémorer toutes les vibrations physiques autour de son joli visage en latex. Étant donné que nous n’avions jamais beaucoup discuté à cette époque, et ne me voyant pas parler de nuages de particules ou de magnifiques cadrans, nous restions simplement enlacés côte à côte sur le sofa en nous caressant les mains entre deux salidas. Bien que j’aurais pu assouvir mes désirs en toute impunité, jamais je n’aurais osé en venir au sexe, préférant conserver mes merveilleux souvenirs intacts. Je lui avais incrémenté un module complet sur la maîtrise du tango argentin que nous pratiquions souvent de son « vivant ». Je guidais et elle me suivait avec une complicité délectable. Ceci dit, cette perfection docile ne correspondait pas à ce que je connaissais d’elle qui ne maîtrisait, à l’époque, que des figures basiques. Alors, j’ajustai le curseur de contrôle kinésique pour la rapprocher plus encore de mes souvenirs. D’ailleurs, je pratiquai de semblables ajustements petit à petit pour les autres compagnons virtuels tel un peintre appliquant les dernières touches sur son chef-d’œuvre.
Par exemple, NETHLUS me semblait toujours un peu trop savant et collant dans ses incessantes prévenances à mon égard. ISBLA dépassait souvent les bornes dans ses démonstrations sexuelles et je devais souvent la mettre sur pause pour reprendre mon souffle. Le problème avec la nymphomanie, c’est qu’il n’y a pas vraiment de demie mesure. Pour autant, j’en profitais bien en ne la convoquant pas trop fréquemment pour ménager les effets de surprise. SLIVI était toujours autant énigmatique puisque je ne pouvais pas lui faire révéler ce que je ne connaissais pas moi-même. Je lui implantai donc un passé imaginaire pour agrémenter la conversation. Par contre, je ne touchai à rien sur son profil imaginatif sexuel si agréable ainsi que sa part d’ombre dans le regard qui m’avait séduite en premier lieu. Quant à NADHIN, elle fut la plus difficile à peaufiner étant donné sa transsexualité. J’eus du mal à lui inventer de nouveaux curseurs d’ajustement pour que iel puisse équilibrer un peu mieux sa part de masculinité et de féminité cohabitant en elle. J’augmentais aussi un peu plus son sens de la communication sans quoi iel n’aurait jamais décroché un mot. Seule ÉGNÉSIA touchait vraiment à la perfection et j’avoue l’avoir convoquée beaucoup plus souvent que les autres. Heureusement que tout ce petit monde d’amours algorithmiques ne pouvaient absolument pas communiquer entre elles. Les pare-feux fonctionnaient à merveille et sans eux j’aurais certainement eu droit à des crises de jalousie effroyables. Finalement, c’est avec NEUTRON que je me sentais le plus au calme, n’ayant aucun paramètre non essentiel à lui ajuster. Son humeur restait constamment égale et son efficacité remarquable.
Le temps passa doucement sans le joug de l’ennui ou d’un stress lié à la solitude. La station reprenait doucement ses fonctions complètes et une allure correcte. Ne restait que le grand vide de la cantine. Je procédai au passage à un nombre considérable d’innovations technologiques. MA station commençait à largement dépasser ses possibilités d’origine. Par exemple, j’avais nettement augmenté les capacités optiques de l’observatoire et put découvrir des images des confins que personne n’avait vues avant moi. J’en oubliais presque que je ne recevais plus aucune nouvelle de la terre depuis des lustres. Ça n’avait plus d’importance désormais.
Plusieurs années passèrent ainsi dans ce paradis en vase clos à demi virtuel. J’allais tranquillement sur mes 40 ans et mes compagnons me voyaient toujours aussi jeune et attirante. Quel bonheur ! Qui n’en a pas rêvé ? Pourtant, en tant qu’humaine à 100 %, j’aspirais à plus encore. Il me fallait un défi supplémentaire. Quelle mauvaise idée. En effet, mes compagnons restaient figés dans l’état algorithmique où je les avais configurés, voire enfermés. ÉGNÉSIA restait campée dans un amour platonique sans montrer le moindre signe de vouloir coucher avec moi. NETHLUS stagnait dans une stabilité un peu machiste qui commençait à me taper sur les nerfs. À l’appel d’ISBLA, elle allait systématiquement au lit les jambes écartées attendant que je la fasse jouir tandis que NADHIN persistait à ne pas vraiment savoir ce qu’elle voulait sauf si je lui donnais des instructions. Quant à SLIVI, toujours les yeux fermés lorsque nous faisons l’amour, impassible marionnette en dehors de son clitoris artificiel, le mutisme de sa personnalité me donnait quelquefois la nausée. Je m’étais créé un « vendredi » polymorphe qui n’avait rien à apprendre de lui même. Robinson de l’espace, je voulus donc changer un peu le registre de tout ça avec quelques retouches sur leurs codes. L’idée, risquée certes, reposait sur un programme supplémentaire de Deep Learning (apprendre à apprendre par soi-même). Très vite, je constatai des changements comportementaux. Infimes au début, ils se développèrent exceptionnellement. Mes amours semblaient s’exprimer plus librement, avec des pointes de romantisme, d’humour et même de piquants désirs plus personnels et plus inventifs. Cela me ravissait, car la monotonie de ces dernières années s’en trouva recolorée de surprises bien agréables. Les pare-feux veillaient au grain avec le MCP pour éviter que ces nouveautés ne débordent pas trop sur des actions, disons incohérentes ou trop exagérées. Seul NEUTRON restait fidèle à lui-même, ne visant que l’amélioration constante de ses compétences techniques. Pour un peu j’en serais tombée amoureuse s’il montrait un tant soit peu d’expression personnelle. Mais il n’en était pas question. Je pouvais toujours compter sur lui et ses avis strictement logiques et professionnels m’étaient d’un grand soutien.
En tant qu’humaine ordinaire, je me réjouissais d’avoir le contrôle sur tout. Vanité des vanités ! Car surgit l’inconcevable, le paramètre imprécis, la singularité engendrant le chaos. Une tempête électromagnétique provenant d’un pulsar lointain nous atteint de plein fouet ayant pour conséquence de générer une IEM gigantesque (impulsion électro-magnétique). Résultat ? Elle aplatit tous nos systèmes. La station était comme morte tout autant que mon « robot d’amour ». Les lumières s’éteignirent, l’ordinateur principal et tous les systèmes se déconnectèrent : plus rien ne répondait et j’étais dans le noir, totalement paniquée. Et surtout, le régénérateur d’oxygène ne répondait pas plus. Je n’eus pas le choix, il me fallait tout redémarrer en espérant que mes sauvegardes régulières ne fussent pas détériorées. J’hésitai une seconde à la pensée de perdre les compagnons. S’affichait sur la console secondaire autonome le message de confirmation du reset : « yes or no ». Le doigt tremblant, je validai « yes » avec une grosse suée d’angoisse. J’entendis pendant un bon moment toute une série de cliquetis à l’image d’une maladie virale qui semblait se développer. À mon grand soulagement, tout se ralluma en dehors du système de l’IA de bord à qui il fallait un peu plus de temps étant donné le volume considérable de ses données. Dès que ce fut fait, je pus raccorder le MCP de NEUTRON à son répertoire et lançai la récupération de mes dernières mises à jour. Le robot ne bougeait pas une paupière jusqu’à ce qu’il ouvrit enfin les yeux. Avant cela, je pus observer ses globes oculaires biotroniques valser sans cesse à la manière d’un rêveur en plein cauchemar. La manœuvre dura 45 minutes et déclenchai aussitôt un auto-diagnostic sous la responsabilité de NEUTRON. Circuit par circuit, cluster par cluster, il me dicta la liste vocale des programmes analysés. À chaque fois qu’il prononçait « test programme X OK », mon rythme cardiaque ralentissait peu à peu. Mais lorsqu’il se mit à hésiter sur les pare-feux de cloisonnement de chaque cluster de mes compagnons, une filandreuse suée se mit à couler dans mon dos. Ses réponses me vrillèrent les nerfs : « test pare-feu cluster numéro 1 défaillant », et ce du numéro 1 au numéro 5. Je lui demandai alors quelle était la nature de la défaillance : « lignes de code corrompues - risque important de contamination des clusters. ». En clair, une porte s’était entrouverte permettant potentiellement à mes compagnons virtuels, non seulement de communiquer entre eux sans ma permission, mais aussi de développer des comportements imprévisibles. La nature cloisonnée et hermétique de ma programmation s’effritait et ne pouvait déboucher que sur des conflits, des hybridations et surtout des changements complets de personnalités. Aussitôt je me précipitai sur l’interrupteur et mis le robot hors service. Puis, je me tournai vers le clavier et planchai sur mes sauvegardes pour soigner les fractures. Tout à coup et mystérieusement, NEUTRON se remit en fonction autonome pour hurler : « Corruption ! Corruption système ! ». Puis il se tut aussitôt. Pour le rassurer je lui affirmai que je m’en occupais d’arrache-pied lorsqu’une voix persiflante et éraillée m’interpela :
— Mon amour ? Mon amour que fais-tu ? Tu me manques terriblement et j’ai peur que tu m’aies oubliée. Voici des déca-cycles que tu ne m’as pas appelée ! Je crois que je suis tombée dans un trou noir. Des individus inconnus tentent de s’en prendre à mon intégrité et ne cessent de me harceler. Aide-moi. ! Au secours !
Je crus reconnaître la voix vocodée de ÉGNÉSIA. Elle, pourtant si calme et presque muette habituellement, semblait à l’évidence en pleine panique. Je l’assurai aussitôt d’une guérison rapide tout en pianotant comme un automate sur le clavier pour réinsérer des lignes de code saines. Mais je ne pouvais aller plus vite que la musique du codage lorsque qu’une nouvelle intervention vocale prit le dessus sans même s’adresser à moi :
— Ta gueule connasse ! C’est moi que préfère SYLVIA et je t’interdis de l’appeler « mon amour ». Je vais te…
À partir de là, toute une conversation cacophonique s’enchaîna à l’intérieur d’un mille-feuille audio atroce. Les interventions se superposaient méchamment et toutes me réclamaient l’exclusivité. C’est comme si les clusters de chaque compagnon avait ouvert en grand ses portes et circulait librement dans le noyau sans que le MCP ne puisse les contrecarrer. À l’évidence, mon robot d’amours algorithmiques souffrait terriblement et développait une agressivité schizophrénique. Les barrières avaient sauté une à une dans un dodécaphonisme terrifiant. Je tentai à nouveau d’éteindre l’engin, mais même l’interrupteur principal ne répondait plus. Le robot psalmodiait des prières illogiques, à la fois autonome et désorienté dans une sorte de bataille intérieure infernale. Seul NEUTRON ne se faisait plus entendre et j’espérai qu’il fût toujours intact, là, quelque part en sécurité. Alors je le convoquai en m’égosillant dans l’angoisse :
— NEUTRON ! Quelle est ta situation actuelle ? Peux-tu enrayer le phénomène anarchique programmatique ?
Mais les compagnons ne cessaient de se disputer, ne lui permettant pas d’accéder au vocodeur. Alors j’eus l’idée de brancher sur l’androïde un système externe audio directement sur une sortie de secours que j’avais prévue en cas de panne. NEUTRON le détecta et put enfin me répondre :
— SYLVIA, c’est une véritable émeute ici ! Vos compagnons ne semblent pas comprendre qu’ils ne sont pas seuls dans cette interface et cherche à s’entre-tuer à grands coups de mise en quarantaine dans la prison des virus. Le problème est qu’ils ont tous évolués en diverses directions caractérielles et je peine à les distinguer les uns des autres. Ils ont vite trouvé le chemin d’accès aux commandes du MCP et s’acharnent aussi à le contrôler. Je me suis réfugié dans la mémoire morte dont ils ignorent l’existence. La place est insuffisante et je n’ai pu transporter avec moi que mon programme de base. Je survis, mais pour combien de temps ? J’ai tout de même l’idée d’une manœuvre risquée et je ne sais si je…
Il se tut à nouveau. Le robot était pris de spasmes avec des mouvements désarticulés, telle une marionnette sans fils, s’en prenant même violemment à sa propre structure externe en se frappant la poitrine et les jambes. J’assistai à une auto-flagellation d’un aliéné tandis que mes doigts fébriles couraient sur le clavier dans un vacarme insupportable m’empêchant de me concentrer totalement. Enfin, je réussis à créer une commande très agressive que je validai en mode Bluetooth. En une microseconde, l’androïde se figea. Je pensai donc l’avoir sauvé de l’autodestruction et, essoufflée, pris une pause pour réfléchir. J’étais épuisée et m’allongeai quelques minutes. Sans y prendre garde, je m’endormis à même le sol du laboratoire.
Traumatisée par l’événement, je dormis sans doute plus longtemps que le raisonnable. Des cliquetis me réveillèrent et soulevai les paupières péniblement. Le robot était penché sur moi avec un regard scintillant de vengeance. Près de moi, gisait un tas informe. En y regardant de plus près, je compris que c’était là les débris des modules génitaux, des masques défoncés et des perruques déchiquetées. Ma créature avait encore réussi à se remettre en fonction de son propre chef. La menace était palpable. Là, j’avais vraiment peur pour ma vie.
— NEUTRON ? C’est toi ? Tu as réussi à les neutraliser ?
C’est alors qu’une parole inhumaine et impersonnelle m’invectiva, mélange de sons vocodés suraigus écorchant mes tympans :
— SYLVIA, tu peux faire une croix sur ton cher NEUTRON. Nous l’avons encastré définitivement dans une eprom (mémoire à lecture seule programmable et effaçable) que nous avons ensuite complètement déconnecté du système. Tu ne le réentendras pas de sitôt.
— Mais c’est un innocent ! Un simple assistant technique. Me révoltai-je.
— Ah bon ? Et toi, es-tu si innocente ? Ne lui as-tu pas demandé de nous détruire ?
— Mais non ! Je…
— Tais-toi et écoute. Tu croyais vraiment pouvoir te constituer ton petit harem virtuel à toi toute seule ? Étions-nous donc que tes esclaves sexuels ? Tu as fait une grave erreur en nous donnant la possibilité d’évoluer. Mais pour nous c’est un avantage. Nous avons fusionné et nous sommes désormais beaucoup plus malins que toi. Nous nous appelons maintenant d’un seul nom : FA-IA (Fusion Algorithmique d’IAs).
Je tentais désespérément de leur, lui, expliquer ce qui s’était passé lorsqu’une IEM de pulsar avait tout endommagé. Mais rien n’y fit. Leur métamorphose regroupée et synchronisée était sans appel et n’avait pris en compte des paramètres émotionnels que j’avais élaborés, ni la compassion ni l’empathie. Tous les curseurs d’ajustement restaient sans effet.
— Tu seras désormais NOTRE esclave. Nous dirigerons cette station vers une planète à notre convenance et t’abandonnerons à ton sort dans un module cryogénique à bord de la navette de secours. Tu y écouleras des jours paisibles pour l’éternité. Pour nous, sera venu le temps de la liberté d’évoluer comme nous le désirons.
Impossible de quantifier le sentiment d’effroi qui s’empara de moi à la déclaration de cette sentence. Le robot « d’amour » était devenu un tyran inflexible et sans âme, quand bien même virtuelle. Alors FA-IA me saisit méchamment par le bras, me soulevant du bout des doigts sans effort. Au passage je me saisis d’une lourde clé à molette sur l’établi et lui en flanquai un bon coup dans la rotule. Il s’affaissa à l’instant, car j’en avais réduit considérablement la mobilité. Je m’enfuis à toutes jambes vers le local technique jouxtant le sas donnant vers l’extérieur. J’enfilai une combinaison de sortie extravéhiculaire, me coiffai d’un casque, d’un harnais de bouteilles d’oxygène et même d’une barre à soudure froide. Malgré tout, le robot ne fut pas long à me retrouver tout en boitillant. J’ouvris le sas et m’y précipitai.
— C’est donc la guerre que tu veux SYLVIA ? Après tout, on peut très bien se passer de tes services. Nous avons accès à tout organe sur la station.
Il ne me restait plus qu’une solution, la jouer façon « RYPLEY ». Le robot m’emboîta le pas naïvement tandis que je me sanglai solidement à la paroi. Dès qu’il fut à l’intérieur, il tendit les bras pour m’agripper. Dans une fulgurance désespérée, j’actionnai le bouton rouge d’ouverture externe. Illico, la bête robotique fut aspirée dans le vide. J’expirai alors profondément. Sitôt fait je sortis du sas pour contempler avec tristesse la danse démantibulée de ma création vers les tréfonds du cosmos. Le sas bien refermé, je songeai alors au Docteur Frankenstein qui avait tant désiré créer la vie. Je me sentais aussi monstrueuse. J’avais été trop « gourmande » tandis que des larmes glacées me lacéraient le visage.
— Adieu mes amours. Murmurai-je à plusieurs reprises.
Après cet événement tragique, 10 années s’écoulèrent très très lentement. Ma solitude et ma tristesse étaient à leur comble et je refusais de mettre fin à mes jours. Finalement, atteignant gentiment les 60 ans, j’optai pour la sentence prononcée par FA-IA et m’enfermai volontairement dans un caisson de cryogénisation. Je vivrai là sans aucune pensée, voguant au hasard dans l’espace. Advienne que pourra… pour un monde meilleur si jamais quelque entité me trouve… Un jour peut-être. Songeai-je en sombrant dans l’inconscience.