LA GARE Où L'ON JETAIT LES VALISES

Le 25/12/2025
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par Claire Le Boucher
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Dossiers / Hommage à H.G.Wells
Cette nouvelle, d’une profondeur saisissante, tisse avec finesse une métaphore à travers l’errance onirique de Jacques dans une gare déserte, lieu symbolique de transition vers l’ailleurs. L’écriture, à la fois poétique et introspective, excelle à transmettre l’angoisse existentielle et la quête de sens du protagoniste, confronté à la perte des attaches matérielles et à ses regrets personnels. Les rencontres avec des personnages comme l’enfant solitaire et Madame Song enrichissent le récit d’une humanité touchante, soulignant des thèmes universels tels que la solitude, la famille et l’acceptation. La progression narrative, marquée par des détails visuels et sensoriels, comme les monticules d’objets abandonnés, culmine dans une résolution émouvante où Jacques trouve la rédemption en accompagnant le petit garçon. Ce texte, d’une subtilité remarquable, invite à une réflexion sur la finitude et la valeur des liens humains, laissant une empreinte durable sur le lecteur.
Le héros de cette nouvelle a eu une existence de 80 ans dans la vraie vie.
La gare où l’on jetait les valises



Il s’était réveillé dans l’obscurité silencieuse. D’habitude, vers cinq heures du matin, le son mélodieux des oiseaux emplissait déjà l’espace sonore, entrecoupé par le passage régulier des trains. Il habitait à proximité d’un viaduc ferroviaire. Il chercha dans le noir ses comprimés pour se rendormir, posés en prévision sur sa table de nuit, mais sa main resta suspendue dans le vide. Sentant la mauvaise humeur arriver, il bougonna et retira son masque de sommeil. Il ne reconnut rien. Il était assis dans une salle d’attente, ouverte sur un hall de gare. Le seul objet familier était sa petite valise, qu’il emportait pour les foires de voitures anciennes. Il portait l’affreux costume gris anthracite et les chaussures en cuir noir que Marina lui avait fait acheter. Il se rappela avec irritation l’insistance de sa femme : « On sait jamais, ça peut servir ».


Il éprouvait la même sensation d’incongruité teintée de réalisme que lorsqu’il rêvait. D’un geste machinal, sa main frôla son poignet à la recherche de sa montre. Elle ne s’y trouvait pas. L’avait-il oubliée, ou pire, perdue ? Il se désola, car la montre était un cadeau précieux de son ami Marc, qui la lui avait offert lors de leur traversée de l’Atlantique sur un voilier. Il y tenait. Pourtant il parvint à se raisonner. Quelqu’un de sage lui avait recommandé un jour d’éviter de s’attacher aux objets. Après tout, Marc restait son ami et cette traversée un de ses meilleurs souvenirs. C’était ça qui comptait.


Il se leva, prit la valise, espérant trouver le panneau d’affichage des départs. C’était son but, car il paraissait évident qu’il n’attendait personne. Sa démarche rapide raisonna dans l’immense salle des pas perdus, vide. « Mais qu’est-ce que je fous là ? ». La question lui resta en tête un moment, puis ce fut le tour de ce rêve, un rêve qu’il avait fait juste avant de se réveiller dans cette gare. Il se souvint que sa femme Marina, et sa fille Charlotte, se lamentaient. Son petit fils, également présent, contenait son chagrin comme il pouvait. Il ignorait pourquoi. Il n’avait pas pu entendre ce que ses proches lui disaient, car un silence absolu enveloppait son rêve. Comme ici, dans cette gare. Quel paradoxe saisissant que le vide qui peuplait ce lieu.


Il connaissait par cœur la gare St Lazare. Il supposa que ce devait être cette gare, transposée dans son monde onirique, alors il se dirigea vers les guichets. De vieux rideaux pourpre étaient tirés derrière les vitres, signifiant que les guichets étaient fermés. Il leva les yeux vers l’horloge. Elle était détraquée, les aiguilles pendaient vers le bas, tandis que la trotteuse essayait de reprendre sa course, en vain. Il haussa les épaules. Les chaussures noires qu’il n’avait pas l’habitude de porter commençaient à lui faire mal. Il avança avec peine vers ce qu’il croyait être la sortie de la rue d’Amsterdam, mais il arriva au quai, qui bordait une voie unique. Il se planta sous le halo du réverbère et contempla la vacuité du décor. La gare était posée dans un endroit désert, juste éclairé par les étoiles. On ne voyait rien dehors, à l’exception des rails et les portiques de caténaires. Énervé, il claudiqua pour revenir à la salle d’attente où il retira ses chaussures et massa ses pieds martyrisés.


« Ici, vous n’aurez pas besoin de valise ». Une voix grave teintée d’un accent africain venait de s’adresser à lui. L’agent d’entretien tentait d’extirper une poussière invisible du dessous des sièges. « Vous ne voyez pas que cette gare est propre ? Pourquoi balayer ? ». « Ça m’occupe, monsieur. On se sent souvent seul ici ». Il demanda ensuite au balayeur : « Où est le restaurant ? A quelle heure on peut prendre un petit déjeuner ? ». Le visage de l’africain s’éclaira et il aperçut des magnifiques dents blanches qu’il jalousa un peu. « Le restaurant de la gare est fermé depuis une éternité. Le patron est mort et personne n’a repris l’affaire. Dans un endroit pareil, faut être sacrément motivé». Ses yeux tombèrent sur les vieilles baskets du balayeur, qu’il envia aussi.


Il remit ses chaussures en grimaçant et reprit son exploration de la gare, valise à la main, cahin-caha. Un reflet sur une vitre attira son regard. Un homme à l’allure de déterré le regardait. C’était lui, mais il se reconnut à peine dans ces traits affaissés. « Comme j’ai vieilli » pensa-t-il, contrarié. Ces derniers temps, sa fatigue l’obligeait à passer son temps dans le canapé, à s’abrutir de programmes télévisés ineptes.


On lui tirait le bas de sa veste. « Hé. Tu veux jouer avec moi ? » lui demanda une voix enfantine. Un petit garçon blond aux yeux bleus l’interpellait. Le petit se lança dans une vaste explication sur ses jouets, qu’il sortait un à un d’une valisette colorée. « On m’a dit qu’il fallait pas de valise ici, mais moi, j’ai besoin de mes jouets. Comment tu t’appelles ?». La présence de l’enfant l’irrita. Il s’était toujours senti mal à l’aise en présence de gosses. Il répondit pourtant : « Je m’appelle Jacques. Et pourquoi on n’aurait pas besoin de valise ? ». « C’est le grand noir qui nettoie qui dit ça. Tu aimes les trains ? ». Il adorait les trains depuis toujours, il avait même été modéliste. Il s’assit à même le sol près de l’enfant et se mit à jouer avec lui. Son âme d’enfant avait repris sa place. « Tu vois, c’est une loco vapeur de 1944, les allemands l’ont fabriquée juste à la fin de la guerre. Où sont tes parents, mon petit ? » demanda-t-il à l’enfant. « Chais pas. Je les attends. Je les vois quand je dors. A chaque fois ils me promettent de venir me chercher ». Le petit garçon haussa les épaules, resta silencieux un moment, puis la tristesse envahit son visage. « Pourquoi ils sont pas avec moi, mes parents ? ». Il ne put le rassurer et ressentit une pitié dérangeante devant le petit garçon esseulé. Parce qu’il se retrouvait en lui, dans ce même visage et dans la même solitude immense. L’enfant allait sans doute lui demander de rester avec lui. Alors quand le petit garçon dit « Je m’ennuie beaucoup ici », la lâcheté gagna son cœur et il s’éloigna, lui promettant de revenir bientôt.


Il s’interrogea sur le sens de son rêve. « Mais les rêves n’ont pas de sens », se rassura-t-il. Pensif, il emprunta un long couloir qui le ramena à la salle des pas perdus. Son essoufflement l’obligea à s’arrêter un instant. Un long murmure entrecoupait le silence. Le son se fit plus net et il reconnut des pleurs. Une femme aux longs cheveux noirs se lamentait, assise sur un banc. Elle avait des traits fins et asiatiques. Elle lui sourit malgré son chagrin et cette bienveillance le désarma. « J’ai dû laisser ma fille. Ma grande fille est seule maintenant ». « Si votre fille est grande, où est le problème ? ». Elle essuya ses larmes. « On est toujours terriblement inquiet pour ses enfants ». Il eut honte face à la bonté de cette mère. Sa mère à lui ne l’avait ni désiré ni aimé, et pour finir il s’était comporté toute sa vie avec les femmes comme un salaud, dans une sorte de vengeance reportée sur d’autres. Cela avait-il un sens ? Désemparé, il fixa sa valise. Le petit garçon aussi avait une valise. Il demanda à la femme : « Et vous, pourquoi vous n’avez pas de valise ? ». Mais elle s’était déjà levée et se dirigeait vers le quai.


Curieux, il ouvrit sa mallette. Il ne se rappelait pas l’avoir remplie la veille. Elle contenait ses vêtements préférés, adaptés à une banale journée de printemps. Sa bouteille d’eau de Cologne préférée. Son mouchoir à carreaux. Sa combinaison bleue de travail pour le bricolage. Il aurait préféré y dénicher une paire de chaussures de rechange. Et ses papiers ? Soudain fébrile, il fouilla le tout, ainsi que les poches de sa veste mais ne trouva rien. Il fut très inquiet à l’idée de perdre la mémoire en plus de ses papiers, et que personne ne puisse l’identifier.


Le balayeur africain était de nouveau dans son champ de vision. Sous le coup de la colère à cause de ses papiers introuvables, il cria « Hé, vous ! », mais l’agent d’entretien sortait du hall à bonne allure. De là où il se trouvait, il le vit jeter des objets dehors. Il s’approcha. Devant eux se dressait un monticule d’horloges et de montres hors d’usage, semblable à la sculpture « L’heure de tous » de la cour du Havre de la gare St Lazare. Il vociféra, interloqué : « Vous êtes timbré ? Pourquoi vous jetez toutes ces montres ? » et se lança vers le tas pour retrouver la sienne. Impassible, l’agent d’entretien répliqua : « Le temps n’a plus d’importance ici. Comme pour les valises » et reprit son balayage loufoque, puisque la gare était propre.


Ce rêve absurde finit par le mettre hors de lui. Pourquoi n’avait-il pas rêvé du transsibérien par exemple ? Ça aurait été tellement plus excitant. Un vacarme se fit entendre du côté de la voie. Le balayeur ordonna : « Vous feriez mieux d’y aller, c’est votre train ». « Mon train ? Mais quel train ? ».


La rame était à l’arrêt, portes ouvertes. Personne ne descendait. A l’intérieur, des visages curieux regardaient par la fenêtre, à l’affût des rares voyageurs sur le quai. Cette nuit-là, ils n’étaient que trois voyageurs au départ. Lui, la dame asiatique et le petit garçon. « Ne traînez pas, jetez vos valises par là ! ». « Par là » se trouvait un autre monticule de valises jetées, à l’instar de l’autre célèbre sculpture de la gare st Lazare, appelée « Consigne à vie ». Son intuition lui glissa que le seul moyen de s’échapper de ce rêve, c’était d’abandonner sa valise et d’embarquer. L’africain lui tapota l’épaule. « Monsieur. Laissez votre valise et montez ». Il répliqua, sarcastique, en montrant la dame : « Pourquoi elle n’a pas de valise ? ». « Madame Song n’a rien emporté. C’est leur croyance, ils doivent laisser toutes leurs affaires à la maison. Ils ont raison. On part sans rien ». Il regarda Madame Song avec affolement car il comprit soudain pour quelle funeste raison, dans son précédent rêve, sa femme, sa fille et son petit-fils pleuraient. Madame Song lui confirma, « Un jour on vit sa dernière nuit. Sans le savoir. On se couche avec des projets, des rendez-vous, des « à demain ». Et pourtant, parfois, demain n’existe pas ».


L’agent d’entretien leur désigna les passagers du train : « Ils sont venus chercher leurs proches. Ils les attendent depuis des années, parfois. Ils ne peuvent pas descendre. Vous ne reconnaissez personne ? ». Madame Song dit avec sagesse, « Non. C’est moi qui vais attendre ma fille à présent » et elle monta sans hésitation dans le wagon. Il regarda la douce petite femme s’asseoir derrière la vitre et leur adresser un salut. Madame Song était transfigurée, d’une force et d’une beauté sans pareilles.


Il reconnut ses parents à l’intérieur et son cœur se serra. Remplis d’allégresse, ces derniers se bousculaient pour parvenir aux portes et l’appelaient. « Personne n’est venu me chercher. Pourquoi mes parents sont pas là ? ». En entendant la voix du petit garçon, son cœur se serra un peu plus. Il pensa qu’il pouvait se rattraper. Faire quelque chose de bien avant de partir pour de bon. Ne pas se montrer lâche vis-à-vis de lui, comme il l’avait fait tout à l’heure en prenant la fuite. Il empoigna la valise du petit et la jeta avec la sienne sur le tas. Il prit la main du petit garçon et lui dit avec douceur, « Viens mon bonhomme. On va les attendre ensemble. Comment tu t’appelles ? ». Ils prirent place sur la banquette face à Madame Song, qui fit un câlin au petit et leur offrit des nougats d’arachide aux graines de sésame, qu'elle sortit de ses poches. Ses parents le prirent enfin dans leurs bras.

Et le train du 29 mai 2025 s’élança dans la nuit.