Wagons

Le 26/12/2025
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par Arthus Lapicque
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Les nouvelles d'Arthus Lapicque, dont l’absence nous avait laissés en manque, reviennent avec une délicatesse envoûtante dans ce récit introspectif où l’ordinaire se mue en une méditation captivante sur les non-dits et les fugaces connexions humaines. À travers le regard obsessionnel et sensible du narrateur, l’écriture cisèle avec précision les détails du quotidien – un sourire échangé, un manteau vert, une démarche légère – transformant une banale routine en train en une exploration poétique de l’attirance et de l’introspection. La tension subtile, nourrie par l’indécision du protagoniste et ses questionnements moraux, tisse une atmosphère à la fois mélancolique et troublante, où chaque regard croisé devient un événement chargé de sens. L’absence de dénouement, fidèle à la vie réelle, renforce l’authenticité du texte, tout en laissant le lecteur suspendu à une nostalgie diffuse. Ce retour marque un nouveau jalon dans l’œuvre de l’auteur, dont la plume, toujours aussi introspective et nuancée, continue de captiver par sa capacité à sublimer l’éphémère.
Un récit où il ne se passe rien, ou presque.
1
    Ce matin-là, j’étais pensif, proche de l’hébétude, et je devais imaginer quelque chose d’amusant car au moment où je me connectai au monde extérieur son sourire répondait au mien. Mais depuis quand ? Je venais de me lever, ranger mes affaires, d’enfiler mon sac à dos en mode automatique, tout cela a bien duré quelques minutes durant lesquelles je souriais donc, debout au milieu du wagon qui entrait en gare, sans rien percevoir au-delà des saynètes que mon imagination projetait, sauf que je lui souriais, à elle, assise à droite, deux rangées derrière mon siège, je lui souriais sans le savoir, jusqu’à ce que j’en prenne conscience, et, bizarrement, j’ai maintenu mon sourire, soutenu le sien quelques secondes avant qu’il ne s’accentue, puis j’ai baissé les yeux, j’ai remonté la fermeture éclair de mon manteau, alors qu’elle, restait assise, et j’ai continué de penser à ce sourire, sur le quai, dans le couloir souterrain, jusqu’au lycée.

             2
    Le lendemain, je l’ai revue, même heure matinale, même wagon de queue, et elle m’a lancé ce même sourire auquel je n’ai pas résisté. Je me suis demandé si je la connaissais, rares sont les personnes aussi téméraires pour capter un regard inconnu avec autant d’intensité. Elle s’est assise à la même place, j’étais aussi sur le même siège que la veille, puis nous nous sommes ignorés le reste du trajet, quoique je jetasse de temps à autres une œillade dans le reflet de sa vitre, où nos regards se croisaient furtivement. Je découvris que nous descendions à la même gare. Elle marchait vite, j’ai suivi sa silhouette pour inspecter la forme de son corps, sa démarche, ses vêtements. Son long manteau vert émeraude, légèrement cintré, m’empêchait de bien cerner ses contours, elle bifurqua en haut de l’escalier qui menait à la surface, et nos trajectoires divergèrent.

             3
    Le jour suivant, nous nous sommes souri comme de vieux amis, même wagon, même place. Les autres passagers restaient fidèles à leur poste : en face de moi, côté gauche, deux rangées plus loin, un jeune rasta boudeur qui reniflait sans cesse, tous les jours, peu importe la saison, et descendait trois gares avant la nôtre ; sur ma droite, deux rangées devant elle, un élève de mon lycée attendant ses camarades qui le rejoindraient au prochain arrêt - ils étaient bruyants, et l’un d’eux avait un rire idiot, je montais alors le volume de mes écouteurs. Avant de ranger les copies que je corrigeais, je me suis retourné pour la voir : elle me fixait, assise, la tête inclinée sur son dossier, rêveuse et souriante. Je baissai les yeux, fermai mon sac, mon manteau, et traversai l’allée vers la sortie. Elle, semblait toujours attendre le dernier moment pour se lever. Sur le quai, elle marchait derrière-moi, j’ai profité du demi-tour que m’imposaient les escaliers descendants pour intercepter son sourire en m’enfonçant sous la surface, puis, dans le couloir souterrain, j’ai dû attendre qu’elle me dépasse, je n’avais pas à ralentir, elle marchait vraiment vite, et avant d’atteindre la surface à nouveau, elle me doubla dans l’escalier sans se retourner.

             4
    Absente aujourd’hui. Enfin, absente dans le wagon habituel, car il a fallu que nous descendions pour que je l’aperçoive. Avec quelqu’un. Toujours souriante, elle racontait quelque chose à ce jeune homme - cheveux longs, brun, barbe de trois jours, petit mais bien bâti. Ils venaient du wagon de tête et riaient tous les deux. Je les ai suivis, me suis rapproché, surtout pour entendre sa voix, à elle. J’ai cru apercevoir un sourire en coin à mon adresse mais je n’en suis pas sûr du tout. Sa voix était quelconque.

             5
    Je l’ai soupçonnée de changer de wagon à cause des bruits que produisaient nos voisins habituels, entre reniflements et rires idiots, je ne pouvais que saluer son geste et me suis incrusté dans le wagon de tête moi aussi. Elle était bien là, déjà assise, des lunettes sur le bout du nez, concentrée sur un écran de PC. Aucune trace du jeune homme. Je pris le temps de m’assoir à la même place que dans l’autre wagon. Je me suis tourné vers elle et nous nous sommes souri. Quelque chose a cédé dans mon ventre, une sensation vive. Je suis allé aux toilettes, et pendant que je m’essuyais, j’eus soudain peur qu’elle m’attende à la sortie. Mais elle n’y fut pas. Je suis descendu avant elle, et l’ai laissée passer devant moi au milieu des escaliers. Sa courte veste en cuir, que je n’avais alors pas remarquée, découvrait ses fesses moulées dans un jean bleu clair. Fesses qui balançaient gracieusement sur des jambes, trop fines à mon goût, elle semblait si légère, et ce n’est d’ailleurs pas ses formes qui m’excitèrent, mais ce mouvement de marche, cette ondulation qui confondait la vue et le toucher, comme une caresse mentale.

             6
    Plusieurs jours d’absence. Je m’inquiète. Moi qui m’étais levé à la même heure alors que je commençais plus tard, aucun signe d’elle à bord. J’ai parcouru les différents wagons, feignant de chercher quelqu’un, enfin pas vraiment, puisque je la cherchais, mais au cas où je serais tombé sur elle, j’aurais fait semblant de poursuivre ma quête et peut-être en simuler l’échec. Sauf qu’elle n’était nulle part. Je ruminais. Pile au moment où je commençais à consigner nos interactions - car j’avais pris la décision de lui adresser la parole, de faire évoluer cette rencontre afin d’écrire quelque chose digne d’être lu - voilà qu’elle disparaît.

             7
    Plusieurs matinées à me poster près des escaliers descendants, observant le défilé complet qui sort du train pour être sûr de ne pas la rater. Elle a réellement disparu. Enfin, je m’étais plus ou moins résigné jusqu’à ce qu’elle sorte du wagon de queue, je ne l’espérais plus, et je devais avoir l’air bête, à faire le poireau sur le quai, son visage blanc glissant au-dessus de cette rivière de têtes, et moi affectant de chercher une autre que la sienne. Son sourire sursauta quand elle m’aperçut, le mien devait être un peu crispé car je décelai de l’embarras dans son regard. Je la laissai descendre, attendis la fin du défilé pour donner le change, puis me pressai dans l’escalier pour la rejoindre. Mais elle était déjà trop loin. Elle portait une jupe.

             8
    Je suis arrivé en avance à la gare, me promettant de lui adresser la parole, mais sans savoir comment l’aborder. Je réfléchissais à des phrases d’accroche en l’attendant, seul dans le wagon de tête du mercredi matin. La voix grésillante annonça le départ imminent, et je la vis s’engouffrer in extremis par la porte la plus proche du conducteur. Elle portait une veste en jean ouverte et j’imaginai qu’elle avait vérifié chaque wagon avant de rentrer dans le bon, autrement dit, celui où j’étais. Nous étions trois passagers avec un ado ébouriffé qui scrollait sur son portable, et la contrôleuse qui circulait dans l’allée centrale. Elle s’assit sur un siège en face du mien, mais à l’opposé ; je ne voyais que le haut de sa tête, ses cheveux noirs, son front blanc, et quelquefois en me dressant, ses yeux bleus, d’un bleu opaque. Je perdis mes moyens et abandonnai mon projet d’accostage. A quoi cela rimait ? Marié, deux enfants, qu’espérais-je ? Avait-elle vu mon alliance ? Pour ma part, je n’avais pas encore regardé ses doigts. Je me tassai un peu plus dans mon fauteuil et examinai mon reflet à gauche pour me recoiffer, je grattais les quelques squames dont j’étais affligé, mais certains résistaient au coin de ma moustache, j’humectai alors mon index avant de poursuivre, et en levant les yeux, je pris conscience avec effroi que nous pouvions voir nos visages à l’envers dans la vitre du porte-bagage qui surplombait notre allée. Elle rêvassait sur le paysage qui prenait forme avec le soleil levant, j’espérais juste qu’elle n’avait pas surpris mes gestes cosmétiques ridicules qui auraient pu la dégoûter. Nos regards s’attirèrent vite dans ce reflet inversé, et l’avantage, c’est qu’il résidait un doute quant à ce que nous visions. Nous aurions pu chacun fixer le vide en cette direction, et nous pouvions profiter à loisir de nous contempler secrètement. Sa peau était blanche, un peu marquée sur le front par quelques points roses, des boutons peut-être, ce que je pouvais observer seulement hors du reflet car celui-ci gommait les défauts, enfin j’avais l’impression qu’elle ne portait aucun maquillage. M’étant définitivement résigné à ne rien faire - d’habitude je lis toujours, ou corrige des copies -, je quittais parfois le reflet pour admirer le paysage, revenir à elle, dans le reflet, et hors du reflet. Puis, vers la fin du trajet, alors que nous étions beaucoup plus nombreux dans le wagon, une vague puissante s’est soulevée à l’intérieur de mon ventre, je réalisai que nos yeux ne se quittaient plus, et je commençais à avoir des pensées érotiques d’une intensité extraordinaire. Le moindre de ses gestes m’était destiné, les doigts dans ses cheveux, ses petites caresses sur la tempe, puis sa main disparut des différents champs de vision pour s’enfoncer dans l’inconnu. Mon imagination s’emballa, et une érection douloureuse s’écrasa contre ma cuisse, c’était encore pire quand j’imaginais qu’elle savait. Je ne pouvais décidément plus lui adresser la parole, toute tentative de communication verbale se serait transformée en maladresses et tremblements. Nous entrâmes en gare et je voulais la voir debout, mais je craquai en me levant le premier pour enfiler mes affaires et remonter l’allée. Elle, toujours assise, semblait encore attendre le dernier moment, je passai donc à côté, lui appuyai un sourire confus, raté, qu’elle me renvoya, puis je sortis d’un pas lent, descendis l’escalier, m’engouffrai dans le couloir souterrain, grimpai à la surface. Je m’arrêtai en haut pour regarder mon écran de téléphone et enfin me retourner. J’ai pu croiser son regard avant de capter celui d’un collègue qui m’interpella. Nous nous saluâmes et engageâmes une conversation formelle en avançant vers le lycée. J’eus le temps de voir sa silhouette au loin, dans une robe noire, et à cet instant, j’en ai voulu à mon collègue de m’avoir diverti du plaisir de la contempler dans cette tenue.

             9
    Absente ce matin. J’en profite pour me relire dans le wagon et me rends compte que, mal interprétée, cette série de textes pourrait me faire passer pour quelqu’un de dérangé ; un psychopathe, paranoïaque et obsédé, qui fantasme le comportement de sa future jeune et innocente victime. Et c’est tentant si l’on apprécie les fictions dont le narrateur n’est pas digne de confiance, je pense à Lolita de Nabokov, au Tunnel de Sábato... Mais je n’ai pas l’intention de produire une œuvre littéraire, encore moins me comparer à ces deux écrivains. Je rends simplement compte du réel en essayant de m’exprimer correctement, sans fioriture, ou peu, car si je devais me censurer esthétiquement parlant, ce ne serait pas moi. Je ne prétends pas non plus être fiable, au contraire, ma subjectivité dépend de mon expérience, et les éléments que je retiens, et ceux que je manque, me sont constitutifs. Puis il faut tenir compte de l’influence de toutes mes lectures sur ma manière d’écrire ; peut-être sélectionné-je inconsciemment ces éléments afin de composer une cohérence fictive à l’instar des auteurs qui m’ont le plus marqué - la littérature a ce pouvoir : éduquer notre regard, orienter nos sens, qu’on le veuille ou non, et déterminer nos points de focalisation. Enfin en toute logique, cette histoire n’aura ni dénouement, ni chute, comme dans la vraie vie. A moins que je change de comportement et tente de lui donner davantage une tournure dramatique. Mais que dois-je faire concrètement ? Si je reprends depuis le début, notre premier sourire croisé est né d’une coïncidence, les suivants me semblent toujours un mystère, mais, peut-être se méfie-t-elle de moi désormais, vu que je n’ose jamais lui adresser la parole, cela doit lui paraître étrange, voire inquiétant, d’où le changement de wagon, les regards embarrassés et signes de gêne. Je ne sais pas. J’aurais dû lui parler plus tôt, j’ai probablement loupé le coche et maintenant je suis un indécis sans intérêt, un empoté qu’elle essaie d’éviter, pire, un pervers dont la persistance à peine discrète prend des allures de harcèlement. Et puis il y a toujours cette angoisse en filigrane, me dire que chaque rencontre est peut-être la dernière. Mais pourquoi imaginer ne jamais la revoir m’est aussi douloureux ?

             Terminus
    Peut-être bien un an jour pour jour que nous nous étions quittés, puisque je ne l’ai jamais plus croisée dans le train. Nous étions, moi, ma femme et mes deux enfants, en train de nous promener en ville, les garçons voulaient voir un énorme engin de chantier ôter les pavés d’une rue. En attendant, mon épouse s’est rendue dans une boutique un peu plus loin afin de trouver un sac-à-dos pour le petit dernier qui allait entrer à l’école en septembre prochain. Les enfants ne se lassaient pas, et j’avais beau les inciter à quitter le trottoir pour rejoindre leur mère dans la boutique, ils refusaient de bouger, les yeux rivés sur le chantier. Je me suis surpris à dériver au bout de la rue, rêvassant, laissant les garçons à leur spectacle, et mon regard s’est directement accroché au sien. J’ai mis une demi-seconde à comprendre de qui il s’agissait, ce visage familier m’a immédiatement ramené dans notre train, notre wagon. Elle venait à ma rencontre, accompagnée d’un homme avec des lunettes, élégamment habillés tous les deux, et ils ont bifurqué juste devant moi, dans une rue perpendiculaire à la nôtre, avant de sortir de mon champ de vision. Je me suis demandé si j’étais bien coiffé. J’ai fait quelques pas pour les voir s’éloigner. Elle tournait la tête derrière-elle, je la fixais, elle à chuchoté à l’oreille de son ami, ou son frère, que sais-je. Elle me souriait. J’ai souri. Puis la foule l’a engloutie.