Fuseaux horaires

Le 29/12/2025
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par Lieutaud Pierrre
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Dossiers / Hommage à H.G.Wells
Cette nouvelle, à la croisée du réalisme et du fantastique, explore avec une originalité captivante le thème du télescopage de l'espace et du temps, utilisant le décalage horaire comme point de départ pour une réflexion poétique et métaphysique. L’écriture, fluide et évocatrice, plonge le lecteur dans l’esprit désorienté de Paul, où la fatigue et le jetlag se mêlent à une expérience surréaliste, matérialisée par des bannières diaphanes qui ouvrent des portails temporels. La richesse des images, comme les foules bigarrées surgissant d’interstices ou la montre manipulant le temps, confère une dimension onirique et universelle, bien que l’absence de résolution narrative puisse laisser certains lecteurs sur leur faim. La tension entre le commun (l’aéroport, les taxis) et l’extraordinaire (les visions temporelles) est habilement maintenue, créant une atmosphère envoûtante. En somme, ce texte brille par sa capacité à transformer une expérience banale en une méditation profonde sur la fluidité du temps et de la perception humaine.
Un texte sur le télescopage de l'espace et du temps
Fuseaux horaires



- Mesdames, messieurs, nous venons d’atterrir a Miami-Floride-Usa. Il est 22 heures, heure locale…
Sa montre indiquait 8 heures. Dix heures de plus…Paul avait pensé aux fuseaux horaires qu’ils avaient survolés, aux gens qui vivaient dans ces quartiers d’oranges dessinés sur le globe terrestre, au temps que l’avion avait rattrapé, dépassé, au cache-cache de sa course avec le soleil… Sa tête bourdonnait, un petit tic tac battait dans ses oreilles. Il avait suivi les passagers dans le grand hall…Dehors, derrière les grandes vitres, la file des taxis attendait. Il s’était assis sur une banquette en regardant les gens….Bientôt, ils iraient se coucher, bientôt ils vivraient la nuit qu’il avait déjà vécue….
Tout commença à ce moment précis et à cet endroit. Il tirait le remontoir de sa montre et avançait les aiguilles pour la mettre à l’heure du nouveau monde. Une heure, se dit-il, en finissant le premier tour de quadrant tout en vérifiant l’heure de l’horloge…A cet instant, il sentit une pression contre son épaule droite. Il tourna la tête et ne vit personne. Il pensa que son bras, longtemps appuyé contre l’accoudoir du fauteuil de l’avion s’était ankylosé et lui faisait mal, et puis il aperçut devant lui une espèce de bannière, verticale, diaphane qui ondulait doucement comme si un vent léger la caressait. Elle semblait sortir du sol, s’élevait dans l’aérogare, toute droite, passait à travers les plafonds translucides et se perdait au fond du ciel.
La fatigue, la faim ou la soif brouillaient son esprit... Il chercha des yeux un bar, se leva, prit sa valise et se dirigea vers le comptoir. La bannière suivait, indifférente aux passagers qui semblaient ne pas la voir et aux chariots de bagages qu’elle traversait sans bruit.
Comme fixée en haut du ciel à un mécanisme inconnu, elle le suivait et s’arrêta devant le quadrant de l’horloge. Il avait rêvé, la fatigue, le décalage…
Paul tourna les aiguilles encore d’un tour… Un souffle traversa le hall, une deuxième bannière verticale trancha l’aérogare du sol au plafond, s’écarta lentement de la première, ouvrant un espace d’où se déversait, il ne trouva pas d’autre mot pour décrire ce qu’il avait sous les yeux, un petit monde turbulent et affairé qui déboula dans l’aérogare en cherchant la sortie. Il vit passer devant lui des écossais, des russes, des mongols, des japonais…. Il fit glisser le doigt sur la molette de la montre et tourna les aiguilles d’un nouveau tour de quadrant. Les deux bannières se rapprochèrent, se rejoignant peu à peu, la foule inconnue se précipitait dans cet interstice de plus en plus étroit qui finit par se combler pendant qu’une autre bannière descendait du plafond, dévoilant un autre espace d’où jaillissait une autre foule. Des femmes qui semblaient très à l’aise faisaient de grands gestes pour dire au revoir ou bonjour à on ne savait qui, des hommes portaient des valises et des paquets en se parlant à voix basse, des enfants se chamaillaient en riant. Il s’approcha. Une femme aux grands yeux marchait dans la foule. Je l’ai vue hier a l’aéroport d’Oulan-Bator, se rappela Paul… Elle passa devant lui, il la salua, heureux de voir enfin une personne connue, mais pendant qu’il faisait faire à ses aiguilles un tour de plus, la bannière s’était mise en marche, rasant le sol pour ne rien perdre de cette foule et de ce qu’elle portait, elle passa sans bruit sur ses pieds en lustrant ses chaussures et emporta si vite la femme aux grands yeux qu’elle n’eut pas le temps de lui répondre. Un nouvel espace se refermait. Il essaya de la suivre, tendit le bras pour la retenir, mais son épaule droite endolorie arrêta son geste. Paul aperçut sa robe, coincée entre les deux bannières qui se rapprochaient…Je tirerai si fort que ces portes s’ouvriront, pensa-t-il, je tirerai si fort qu’elle reviendra, mais il ne put empêcher le pan de sa robe de disparaître dans une espèce de laminoir où il hésita à mettre les doigts, et plus tard il le regretta, car c’était la seule façon de la rejoindre et de retourner là-bas.
Un par un, les taxis se détachaient du trottoir comme de petits navires en partance. Une heure sonna.…Il devait finir de mettre sa montre à l’heure du pays, sinon il raterait ses rendez-vous, il prendrait les crépuscules pour des aurores, les repas du soir pour des petits déjeuners, la lune pour un soleil voilé... Il avança les aiguilles de cinq tours de quadrant et il pressa le remontoir.
Alors, cinq bannières jaillirent du sol, l’une après l’autre et traversèrent la voûte transparente de l’aérogare. Cinq bannières qui l’entouraient et se rejoignaient en haut du ciel. Il pensa aux quartiers d’orange, aux scorpions entourés de cercles de feu et à d’autres choses déplacées et illogiques qui venaient de ses souvenirs d’enfance. Dans l’espace qui séparait chaque bannière, des foules de gens, sortaient, allaient et venaient, suivaient leur route et se croisaient en s’ignorant comme s’ils étaient seuls au monde.
L’horloge sonna. Les bannières se mirent en marche, glissant sur le sol ciré de l’aérogare en décrivant un grand cercle. C’était comme si un énorme soufflet se refermait. Chaque petite foule faisait maintenant demi tour et regagnait sa place avant que ne se ferme son intervalle de temps. L’horloge sonna encore, Paul regarda sa montre. Elle était maintenant à l’heure du nouveau monde, le hall de l’aéroport de Miami-Floride-USA était vide et à travers la voûte translucide, il vit briller les étoiles.