Vieillesse

Le 17/11/2003
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par Kirunaa
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Kirunaa revient avec un texte sur la vieillesse, l'écoulement inexorable du temps, la solitude. Un constat bien sombre et bien déprimant qui donne envie de crever jeune.
Je suis vieille et fatiguée. J’ai fêté mon cent sixième anniversaire hier. Enfin, célébré serait plus exact. « Ils » ont célébré mon cent sixième anniversaire hier. Le directeur, les infirmières, et quelques autres pensionnaires qui sont toujours présents lorsqu’une raison se présente de manger des gâteaux tout l’après midi. Des jeunes.
Je suis fatiguée de ce corps qui n’en fini pas de mourir. Mon docteur me félicite et me trouve en excellente santé. Cela me fait doucement rire. Mes jambes ont perdu leur galbe magnifique et sont maintenant deux cannes desséchées, couvertes de varices. Les bas de contention ont remplacé la fine résille de ma jeunesse. Mes bras sont décharnés et la chair pend ridiculement sous mon menton. Mes ongles sont jaunis, secs et cassants, et je ne vois plus assez bien pour les manucurer et les vernir moi même. C’était ma petite coquetterie personnelle : avoir toujours des ongles impeccables. Ma mémoire et ma parole sont encore fort aiguisées, mais ma langue me trahit en refusant de se mouvoir suffisamment lestement pour que mes réparties soient aussi cinglantes que je le souhaiterais. Il me faut un temps infini pour accomplir la moindre tâche, et mes articulations sont comme pleines de sable.
Lucienne, la seule vraie amie que j’avais ici, m’a quittée le mois dernier. Elle aurait pu être ma fille, mais nous partagions une grande complicité. Je me souviens de mes quinze ans… la guerre et la peur. Je me souviens de mes vingt ans, années folles, robes à paillettes et fanfreluches, des zazous qui traînaient avec leur air bizarre. L’un d’entre eux a su voler mon cœur. Nous avons continué notre chemin ensemble, et je me souviens de mes trente ans, de nos cinq beaux enfants. Nous partions en vacances sur les bords de la Dordogne, j’avais le bébé sur les genoux. Je me souviens de mes quarante ans, de cette guerre honteuse et de la peur de voir mon grand fils y partir. Y rester. Je me souviens de mes cinquante ans. Je pensais déjà que bientôt je mourrais, mais c’est mon unique fille qui m’a précédée. Je me souviens de mes soixante ans, du rock and roll et des jeunes qui dansaient dans les rues au son du transistor. Je me souviens de mes soixante dix ans, lorsque mon pays s’est soudain soulevé contre lui même, avant de se colorer de teintes étranges, oranges et vertes, et de fumées qui rendaient malade. Je me souviens de mes quatre-vingt ans, de la mort de mon mari adoré et de mon jeune fils, emporté par le cancer. Sa femme s’est remariée et je ne vois plus ma petite fille depuis des années. Je me souviens de mes quatre-vingt-dix ans, des enterrements successifs de tous mes amis. Je me souviens de mes cent ans…
Aujourd’hui je suis toute seule, et je n’aspire qu’à rejoindre tous ceux qui m’ont quittée depuis si longtemps. Qu’ai je donc oublié d’accomplir qui me retiens encore sur terre ? Dois-je aussi voir mourir mes petits enfants ?
Je suis fatiguée de la répétition des jours qui n’en finissent pas d’être tous semblables. Je suis fatiguée des nouvelles du journal télévisé qui sont toujours les mêmes, toujours aussi mauvaises.
J’ai vu trois siècles et deux millénaires, j’ai eu une vie bien remplie, j’ai été heureuse. Si je n’ai pas eu de métier, j’ai élevé mes enfants pour qu’ils soient de bons humains et qu’ils aient le discernement de comprendre où était leur bonheur. Depuis des années j’appelle la mort qui ne veut pas venir à moi.
Dehors il neige et je suis à l’hiver de ma vie. Quand aurai-je donc le droit de me reposer ?