Le troisième age

Le 06/02/2004
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par Daria
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
La décrépitude est à la mode en ce moment sur le site, preuve en est ce nouveau texte sur la vieillesse, l'isolement et l'enfermement. Ca parait plutôt réaliste, c'est poignant et accablant. A noter : ce texte fait directement référence au texte 'l'âge heureux' du même auteur, qu'il est conseillé de lire ou relire avant celui-ci (vous trouverez le lien vers 'l'âge heureux' dans les articles liés, sur la droite de la page)
Je m’appelle Marie et je veux mourir.
Aujourd’hui j’ai 89 ans et je n’ai plus aucun espoir. Mon reste de vie pèse lourdement sur mon corps en état de délabrement avancé.
La déchéance est arrivée très vite.
Il n’y a pas si longtemps, avec mon mari, nous menions une existence paisible. En assez bonne forme physique, nous ne dépendions de personne ni pour les courses ni pour le reste. Il nous arrivait même encore de faire l’amour. Oh c’était l’amour à notre façon. Bien sur il n’était pas question de pénétration, seulement des caresses mutuelles qui me procuraient à chaque fois du plaisir.
Et puis il est parti sans moi, me laissant anéantie. En même temps que lui est partie ma dernière raison de vivre.
Mes enfants me jugeant incapable de rester seule m’ont mise « chez les vieux ». Je me suis laissée faire sans opposer de résistance. Après tout pourquoi pas, là-bas ou ailleurs, quelle importance.

Dans la maison de retraite, j’ai découvert un monde étrange, avec des usages et des habitudes particuliers.
Le degré de dépendance des résidents est essentiel et détermine des groupes sans rapports les uns avec les autres.

Certains, en pleine santé, mais l’esprit un peu perdu et sans famille pour les prendre en charge, errent sans fin dans les couloirs, passant leur temps a attendre les rares « évènements » réglant leur journée : le journal du matin, le repas de 11 heures 30 , la tisane de l’après midi … ils regardent avec envie les plus chanceux qui ont encore de la famille qui pense à eux. On peut les voir parfois, postés dans l’entrée, prétextant la visite d’un cousin, guetter le ballet des voitures. En vain.

Ceux qui ont encore leur tête et un minimum de mobilité se regroupent dans la salle de séjour. La télé hurle des programmes que personne ne regarde. Des parties de belote s’organisent et donnent lieu à des disputes terribles. Dans ce lieu fermé, le moindre détail prend une importance démesurée, tout est prétexte à récrimination, l’impatience et l’égoïsme sont rois.
Il n’est pas rare que les aides soignantes doivent séparer 2 vieilles et empêcher la plus forte d’assommer l’autre à coup de canne pour une histoire de lampe allumée.

D’autres sont grabataires, ne quitteront plus jamais leur lit. En passant dans le couloir, on peut voir dans l’entrebâillement des portes, des corps décharnés, des visages dont la bouche édentée et vide reste toujours ouverte. Ils dorment, la tête projetée en arrière. Certains ne supportent plus aucun vêtement et reste nus avec uniquement leur couche d’incontinence. La plupart des hommes ont une sonde urinaire et leur poche traîne sur le sol débordant d’un liquide jaunâtre malodorant.

Ayant perdu tout le courage qui m’aidait à surmonter les faiblesses de mon corps, j’ai vite été incapable de marcher. Mes muscles, déjà très faibles, sont devenus pratiquement inexistants. Me détachant de plus en plus de cette vie, je n’ai plus aucune raison de faire des efforts pour parler. Les médicaments, sensés calmer la douleur, me maintiennent dans un état de somnolence permanente.
Je sens la mort toute proche et je rêve, comme quand j’avais 12 ans. Chaque soir, en m’endormant, je me persuade que si je le veux très fort je vais mourir dans la nuit et être débarrassée de cette vie inutile. Et chaque matin mon désespoir est immense de voir le jour se lever …. Comme quand j’avais 12 ans …