Ad orgasmum aeternum

Le 05/10/2004
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par Taliesin
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Hommage assumé à Thiéfaine (référence incontournable pour les papys de la Zone), le texte utilise l'univers de ce gars et pioche sans complexe dans ses standards. On navigue donc dans un environnement urbain déglingué hanté de personnages bizarroïdes, décalés. Les passages en italique sont des citations directes, le reste est parsemé de clins d'oeil qui ne gêneront pas la lecture des non-initiés, mais feront tiquer les fans. Chouette repompage.
Je ne sais plus où je l’avais rencontrée, peut-être à Hambourg, à Belfast ou Glasgow, dans un de ces îlots lépreux et insalubres en marge des quartiers rénovés, une zone d’immeubles délabrés investie par les dingues et les paumés, promise à terme aux bulldozers de la normalisation urbaine. Je traînais là mon spleen et ma déshérence, au milieu d’une faune interlope d’anges déchus et de clochards célestes, junkies déglingués qui avaient traversé le miroir sans un seul espoir de retour, parias désenchantés d’une société périmée dont ils refusaient les règles et le conformisme. J’étais devenu l’un d’eux, pâle fantôme au passé dilué dans les brumes de l’errance, pantin désespéré en partance pour un futur qui n’existait pas, croyant tromper dans la drogue et l’alcool l’ennui et l’angoisse d’un présent morne et insipide.
Je marchais sans but à travers des ruelles jonchées de détritus et de papiers gras, aux pavés disjoints gagnés par une végétation d’herbes folles. Barrant l’horizon, une palissade de chantier craquait, sinistre, sous les rafales du vent d’Ouest. Des affiches en lambeaux s’animaient en une chorégraphie gauche et incertaine, fouettant le bois de leurs claquements arythmiques. Dans un ciel de plomb roulaient de lourds nuages noirs, présages de vacarmes et d’orages. Sur ma droite, un immeuble lézardé aux murs gris et sales achevait de s’effondrer lentement au fil du temps. Elle était là, assise sur des gravats à l’entrée de l’immeuble, spectre blafard perdu dans la froideur crépusculaire d’une journée à l’agonie, princesse d’un palais en ruine, Cendrillon des catacombes, indifférente à la pluie qui tressait d’arachnéennes gouttelettes sur sa chevelure sombre.

pauvre petite fille sans nourrice
arrachée du soleil
il pleut toujours sur ta valise
et t'as mal aux oneilles
tu zones toujours entre deux durs
entre deux SOS
tu veux jouer ton aventure
mais t'en crèves au réveil...


Je m’approchai, cherchant à accrocher son regard. Elle ne me prêtait aucune attention, immobile, les bras enserrant ses genoux, fixant au loin, derrière moi, un point imaginaire au-delà de la palissade. Blouson et jupe noirs, oiseau hagard recroquevillé. Je m’assis à coté d’elle, lui proposai une cigarette, elle, me remerciant d’un sourire timide, me toisa longuement de son regard curieux et énigmatique. Elle me tendit en échange une bouteille d’alcool, whisky pur malt, eau de feu sur ma langue, chaleur dans mon corps. La pluie battante dressait autour de nous un rideau serré d’aiguilles cristallines. Elle me prit la main et m’invita dans son antre, au détour d’un escalier obscur, parking, sous-sol, ventre creux de l’immeuble. Murs suintants d’humidité dégouttant en rigoles sur le sol ciment fissuré. La pâleur de ses jambes comme un fanal dans la pénombre. Puis, la lueur d’une lampe projetant des ombres qui s’étiraient, étranges et languides, sur le béton des parois. Dans le halo livide apparut un matelas et quelques couvertures, c’est là qu’elle essayait de survivre, cloîtrée dans sa solitude et sa désespérance, recluse de la nuit urbaine, retranchée aux confins de la démence.

tu fais semblant de rien
tu craques ta mélanco
de 4 à 5 heures du matin
au fond des caboulots
et tu remontes à contrecoeur
l'escalier de service
tu voudrais qu'y ait des ascenseurs
au fond des précipices


Assis l’un en face de l’autre, nous contemplions nos déchéances, jaugeant d’un œil lucide le poids de nos déroutes. Elle avait posé près d’elle un sachet de poudre blanche, invitation à s’évader hors du carcan de nos doutes. Inutile de lui demander comment elle se procurait sa dose. Môme kaléidoscope, reine du bitume, vendant son corps pour de la came, marchandant sa beauté pour quelques thunes. De l’amour elle ne connaissait que ces étreintes tarifées et furtives, sans tendresse, sans sentiments, le dégoût aux lèvres et le cœur à la dérive. Je lui ai pris la main, elle m’a sourit, visage diaphane soudain illuminé d’une étincelle de vie, s’est approchée de moi pour venir se blottir entre mes bras. Nous nous sommes embrassés longuement, elle m’a serré plus fort, enfant perdue dans un monde cynique et corrompu, elle cherchait là quelques parcelles d’éternité dans sa quête d’absolu. Un peu surpris par ce qu’elle m’offrait, je me laissais faire, elle m’a attiré à elle et nous avons basculé, enlacés l’un à l’autre, vers un ailleurs illusoire, voleurs de temps avides d’étancher notre soif d’infini.

maintenant tu m'offres tes carences
tu cherches un préambule
quelque chose qui nous foute en transe
qui fasse mousser nos bulles
mais si t'as peur de nos silences
reprends ta latitude
il est minuit sur ma fréquence
et j'ai mal aux globules


La lumière diffuse éclairait sa peau blanche et nue, frémissante sous mes caresses. Ma tête entre ses cuisses nacrées, je sentais ses ongles s’enfoncer dans ma nuque. Mes doigts effleuraient sa poitrine, son bassin cambré s’agitait de soubresauts spasmodiques. Je me suis relevé pour m’engouffrer en elle, mêlant nos corps androgynes en une fusion éphémère et ultime. Mouvements synchrones de nos sexes l’un vers l’autre, nous laissant éreintés de jouissance et de plaisir, plénitude passagère et paisible de petite mort, instants intemporels d’une fugace sérénité que l’on voudrait prolonger à l’infini pour s’y anéantir totalement.

Assise sur le matelas, elle faisait chauffer la cuiller à la flamme d’un briquet. Appuyé sur un coude, je la voyais, attentive et concentrée sur son alchimie, remplissant la seringue d’un geste assuré. Elle a préparé deux doses, puis m’a fixé d’un regard interrogateur, j’ai compris alors qu’elle ne voulait pas partir seule, qu’elle avait peur du grand voyage et qu’elle m’attendait pour l’accompagner. D’un hochement de tête, j’ai acquiescé, je n’avais rien à perdre, plus rien à espérer. Elle a fait fondre le reste de la poudre, autour de mon bras a serré le garrot, j’ai senti l’aiguille s’enfoncer sous ma peau. Le chaud liquide s’est répandu dans mes veines, irradiant mon corps d’une chaleur soudaine, intense et bienfaisante. Je la percevais comme dans un rêve, se shootant à son tour, avant de s’allonger sur moi et de poser ses lèvres sur les miennes, dernier signe d’adieu avant le départ pour un autre coté lointain et mystérieux, vers les champs morbides et stériles du néant.

Ils ne se réveilleront pas, endormis à jamais. Le matin les a trouvé unis l’un à l’autre. Amants d’une heure….ou pour l’éternité.