Ushas et son soleil

Le 15/11/2004
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par Tyler D
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Une fiction étrange et rongée par une fièvre hallucinatoire, ayant pour cadre l'Inde des moins-que-riens. L'avilissement, la misère et la came démolissent pierre après pierre la spiritualité millénaire d'une civilisation en train de sombrer. A lire pour l'étrangeté opressante, lancinante du texte.
Bravant l’implacable pesanteur de la fournaise urbaine, une volée de détritus dérisoires, mue par un frêle soupir, compose de célestes volutes parmi les constellations de poussières…
Songe lointain et monotone que les relents de pourriture qui imprègnent la moiteur du jour, mirages confus que les spectres éphémères qui fuient dans l’intarissable cohue de la multitude. Seule irrégularité dans l’uniforme succession des instants, une brise infidèle remue par intermittences l’engourdissement de ma torpeur.

Un essaim de mouches s’active autour du petit tas de merde qui repose non loin sur le parterre desséché, au milieu des ordures et des feuilles mortes, un autre sur le cadavre du rat, maintenant irrécupérable, que nous n’avons pas eu le cœur de dépecer hier soir. L’ombre que procure la soupente de cette vieille voie ferrée est mon seul abri face à l'impitoyable oppression de la canicule, et les lambeaux de tissu maculés de crasse et de sang qui composent ma couche ne me protègent que sommairement contre la dureté de la traverse en bois.

Sûrya est parti récupérer quelques cartons et plastiques usagés dont il tentera de tirer quelques roupies pour nous acheter un peu de bouffe et d’opium. Et jusqu’au soir je l’attends, plongée dans mes rêveries enfiévrées. Sûrya, mon amant, mon âme, où est-tu ? Lorsque je ferme les yeux je te vois encore, parmi les étoiles, traversant fougueusement les infinis pour me rejoindre, j’oublie alors le mal qui me ronge, je m’élance vers toi loin de l’infâme cloaque de cette cité insensible et, glissant sur les mélodies sinueuses des sitars divines, nous valsons tous deux entre les mondes, libres à jamais…

Mais je te sens mollement remuer en moi, toi que je ne connais pas encore, être sans devenir porté par une mère malade, et mon rêve s’estompe pour laisser place à la douleur lancinante qui tourmente mes entrailles. L’effet des drogues s’amenuise et mon corps tout entier, abandonné par le soulagement et l’énergie précaires qu’elles me procurent, s’effondre impuissant dans un océan de vertiges.

Sûrya, ma vigueur, mon souffle, j’ai besoin de toi, où es-tu ?

Est-ce encore un délire de mon esprit déliquescent ? Une de ces maquerelles dodues qui sillonnent les quartiers délabrés à la recherche d’adolescentes désespérées me toise de son regard inquisiteur. Elle me laissera tranquille de toutes façons, je suis trop faible pour intéresser ce genre de rapaces. Son image se trouble, l’ivresse de ma fièvre me rattrape et je ne sais plus…

Le soir est tombé, Sûrya n’est pas revenu. J’ai faim, je n’ai rien mangé depuis quatre jours, je n’ai plus de forces, je ne peux plus bouger. Sûrya ! Mon seul espoir, que fais-tu ? Si je m’endors maintenant, ce sommeil sera le dernier, jamais plus l’Aurore ne s’unira au Soleil, jamais plus je ne te verrai. Mais cette pente est si douce, si sereine, elle m’appelle, je veux l’épouser et descendre avec elle vers le crépuscule…

Bonne nuit, soleil

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(note : dans la série "texte à écouter en lisant un disque", celui-ci est directement inspiré de "little indian" par Nils Petter Molvaer que vous pouvez écouter ici )