Le texte dont je suis le héros

Le 24/07/2005
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par Nounourz, nihil
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
(Texte remanié et rallongé) Ce mastodonte est une tranche de vie stricte : l'intrigue est absente, toute forme d'action est délibéremment refusée, mais y a dix pages. C'est volontairement confus pour refléter les états d'âme du héros à la dérive, reclus dans son appartement. C'est un texte qui refuse tout compromis au confort du lecteur, à éviter si on a la flemme. Article à tiroirs, sombre, tourmenté et obsessionnel. A lire.
Il n’y a rien à raconter. Pas d’histoire, pas de scénario, vous lisez ce qui aurait pu être le script d’un mauvais film. Non pas un film américain, car il n’y aura ni vedette, ni cascades, ni explosions. Le script d’une loose story, sans péripéties, sans happy end, sans rien. Je pourrais aller jusqu’à dire « sans protagonistes » tant il m’est difficile de croire en ma propre existence - autant qu’en celle des quelques individus qui peuplent cet ersatz de vie.

Cette vie à la trame bâclée, ce texte dont je suis le héros, je n’ai même plus la force de le vomir. J’ai tout juste assez de volonté pour… Attendre.
J’ai fermé les volets de ma seule fenêtre donnant sur le monde extérieur. Mon appartement est isolé au fond d’une cour intérieure, les bruits de la ville ne parviennent pas jusqu’à moi. Je suis dans la semi-pénombre, et j’attends. Mon petit deux-pièces est dans un état pitoyable. Dans ma chambre que je ne fréquente plus que par intermittence, des tas de vêtements sales jonchent le sol en attendant une lessive que je repousse sans cesse depuis des mois. Je n’y dors presque plus, lui préférant le canapé du salon. Cette pièce-là est encombrée d’ustensiles divers, canettes de bière vides, cendriers qui débordent. Dans le fond de la pièce, la kitchenette est envahie par des les piles d’assiettes sales en équilibre précaire, et des verres au fond desquels on devine des restes de vin ou de café séché. L’ensemble de la pièce baigne dans les relents d’humidité et de crasse, odeur à laquelle j’ai fini par m’habituer. Je n’ai pas le choix de toute façon : je n’ai pas le courage de faire le ménage ni de ranger.

[01 - Maintenant regardez-vous, et voyez-vous comme vous êtes. Vue d’ensemble : planté au fond d’une pièce, vous êtes devant l’écran, comme souvent. La chaîne hi-fi débite un air indéfinissable et lancinant, mille fois entendu. La lumière artificielle est encore trop intense pour vos yeux fatigués. Vous avez essayé de trouver une activité, en vain ; votre corps avachi sur votre fauteuil pèse bien plus lourd que votre volonté, c’est la seule chose qui vous empêche d’éteindre votre ordinateur pour en finir. Ce serait si simple, mais c’est encore au-delà de vos forces. Inutile de tenter de fermer les yeux, le sommeil ne viendra pas. Vous n’avez d’autre choix que d’attendre, attendre qu’on vous vienne en aide, qu’on vienne vous sortir de votre torpeur. Attendre la fin, sans cesse reportée, de votre calvaire domestique. Attendre, encore et toujours.]

L’inaction précède l’ennui, l’ennui conduit à l’apathie. Je ne fais rien, n’ai envie de rien, tourne vaguement en rond comme un lion en cage. J’aimerais être motivé pour quelque chose, avoir moi aussi un but dans cette existence. Mais je ne parviens pas à m’en donner un. Je ne parviens pas à croire à cette mascarade. Tout m’apparaît si vain et inutile que ça en devient un handicap, un frein à la moindre initiative. Quoique je fasse, cela ne servira à rien. Je ne sers à rien, nous ne servons à rien. Je me demande pourquoi je continue d’exister. Sans doute parce que j’ai trop peur de me suicider. Qui que nous soyons, nous ne sommes que des rouages interchangeables au sein de l’humanité. Que l’un d’entre nous disparaisse : il sera remplacé. Avoir un objectif dans la vie n’est qu’un artifice destiné à détourner notre attention de ce vide qui nous caractérise. Mais je ne suis pas dupe. Je refuse ce compromis tout en sachant qu’il n’y en a pas d’autre possible. Je suis incapable de trouver le moindre sens à cette vie, que je prolonge sans raison. Je passe mon temps à attendre quelque chose, n’importe quoi. Mais il ne se passe jamais rien. Je devrais agir d’une manière ou d’une autre pour obtenir un résultat, sortir, me battre, faire des efforts qui seraient peut-être récompensés. Je devrais faire tout cela, certainement, mais j’ai depuis longtemps banni toute forme d’action. Pour la même raison que le reste : parce que c’est inutile.

Je subis la ronde interminable des minutes qui défilent trop lentement, le temps qui s’échappe d’un robinet mal fermé. Mon existence est mal programmée, elle est coincée dans une boucle sans fin. Du lever au coucher, toujours les mêmes gestes, les mêmes attentes vaines, le même ennui. Et le bordel qui s’entasse dans mon deux-pièces insalubre. L’humidité tâche les murs depuis que le voisin du dessus a eu des fuites de chauffe-eau. Dans la kitchenette, des colonies de moisissures ont envahi les fonds de casseroles, à tel point que c’est tout un nouvel écosystème qui s’y est développé. Entre ces rangées de champignons qui libèrent leurs spores à tout va, les moucherons qui zigzaguent et les asticots dans les restes de viande avariée, j’ai désormais la nausée à chaque fois que je dois traverser cet endroit pour me rendre à la salle de bain. Quelque part dans ma cuisine, un jour, une nouvelle forme de vie bactérienne apparaîtra. Peut-être que ce nouveau microbe sera le germe d’une maladie qui éradiquera l’humanité. Ou peut-être que j’en aurai la chiasse pendant trois jours, ce qui j’en conviens, serait tout de même un changement dans mon quotidien.

Je n’en peux plus d’attendre, mais je n’ai pas le choix. C’est un peu comme si toute l’histoire tournait en boucle. J’ai l’impression d’avoir déjà vécu ça, plus d’une fois. C’est toujours la même histoire, un cercle vicieux. Ennui, flemme, attente, inaction : les quatre composantes de ma vie se succèdent les unes aux autres en une ronde sans fin. Et j’observe la loque que je suis devenu, sans regrets, sans espoir. Les jours se suivent et se ressemblent, il me semble parfois que ma vie a toujours été ainsi. J’en déduis généralement qu’elle le sera jusqu’à la fin. Je retourne en 01.

Je me demande à quand remonte le dernier rangement de mon salon. Je crois que c’est Tiz qui s’en était chargé, il y a deux semaines. Elle était passée par hasard devant chez moi et s’était invitée pour le thé. Le capharnaüm qui régnait alors l’avait horrifiée, elle s’était demandée comment je faisais pour vivre dans un tel taudis. Je me souviens lui avoir répondu que je me demandais comment je faisais pour simplement vivre. Elle avait alors pris balai et éponge, retroussé ses manches, et avait transformé la pièce à grands renforts de monsieur propre et paic citron. Son énergie et sa capacité à faire évoluer les choses m’avaient sidérés. Deux semaines se sont écoulées, l’œuvre de Tiz fait partie du passé. Mon salon propre et rangé n’existe plus que dans ma mémoire, et il me faudra peu de temps pour l’oublier.

[02 - Vous sentez bien que vous êtes à coté de la plaque, que vous n’avez pas toutes les cartes en main. Vous déambulez dans votre petite cellule en désordre, sans pouvoir vous arrêter. Quelque chose ne tourne pas rond, vous le sentez confusément, mais vous êtes incapable de comprendre quoi. Il y a quelque chose d’anormal dans cette histoire, ça semble évident. C’est comme si on jouait avec vos nerfs, comme si on se servait de votre apathie contre vous…On vous cache une partie de la vérité, on vous manipule, c’est évident. Pourtant, ce n’est pas si compliqué à comprendre. Cessez de vous voiler la face et vous verrez. Ouvrez les yeux.]
    
Mais il n’existe rien d’autre ici que Moi et Moi-même. Rien d’autre, il n’y a pas de vérité cachée.

Il fut un temps où le désordre ambiant se justifiait par la présence constante de potes, copines ou d’inconnus en ma compagnie. Mon appartement était un carrefour où se croisaient des gens de tous horizons. Passionnants, énergiques, bruyants : en un mot, vivants. La nuit comme le jour mon environnement direct bruissait d’une activité débordante. J’avais sciemment sacrifié mon intimité et ma quiétude pour le bien de la communauté, je me contentais humblement du prestige qu’on accorde aux bienfaiteurs. Autour de moi se nouaient intrigues, confrontations, interactions, pour mon plus grand plaisir. J’étais le rouage vital, mais secret, de toute une machinerie. La clé de voûte.
J’ai oublié depuis quand cette période est révolue. Petit à petit le mouvement s’est ralenti, l’activité s’est éteinte, sans que je ne m’en rende vraiment compte. J’ai retrouvé mon silence et ma solitude, les visites se sont raréfiées. J’ai compris que tous ces gens se passaient très bien de moi, que mes amis n’étaient que des inconnus parmi d’autres. Et qu’ils n’avaient d’intéressants que l’apparence. Aujourd’hui je n’existe plus que pour moi et ma cellule vidée n’est plus que le pôle de mon ennui.
Ces derniers temps, la seule visite régulière que je reçoive est celle d’Andreas, mon dealer. La seule présence que je souhaite réellement, la seule personne que j’attends chaque fois comme le messie. Le seul être humain que je sauverais si j’étais Dieu. Je ne connais plus personne d’autre que lui, tous les autres se sont effacés de ma mémoire, leurs voix, leurs traits sont devenus des informations inutiles. Graduellement, le répertoire de mon téléphone portable s’est vidé, et le numéro d’Andreas en est devenu le centre névralgique. Mais celui-ci a la fâcheuse tendance d’apparaître à des heures absolument improbables. Parfois je ne le vois pas pendant plusieurs jours, à mon grand désarroi. Si je n’ai pas fait de réserves de came, je dois attendre, les membres endoloris, qu’il donne signe de vie. Attendre. Dans ce cas, qui est le plus courant, je me rends en 01, pour attendre encore et encore.

Qu’espériez-vous ? Je ne suis qu’un pauvre camé, c’est ça la seule et unique vérité. Il n’y a pas de manipulateur dans l’ombre, il n’y a pas de faux-semblants. Ce n’est pas un thriller. Qu’attendiez-vous ? Quelque chose de passionnant, de novateur ou au moins de structuré ? Dans le texte dont je suis le héros il n’y a ni personnages à la psychologie élaborée, ni action, ni intrigue. Il n’y a que moi et cette vie que je raconte encore et encore, sur les milliers de lignes que compte mon journal pathétique, et je ne ferai certainement pas le moindre effort pour vous le romancer. Si vous voulez lire de belles phrases, allez acheter un vrai livre ; si vous voulez lire une histoire intéressante, n’importe quelle autre pourra faire l’affaire. Il n’y a rien de passionnant dans ma loose story, il n’y a que l’attente de la came, le soulagement qui survient quelques minutes après la première ligne, le flottement quelques minutes après la seconde, et la torpeur, les yeux mi-clos et le regard dans le vague, quelques minutes après la cinquième. C’est l’histoire d’une vie qui n’en est pas une, dans laquelle le désintérêt morphinique a pris le dessus sur tout le reste.

Hormis Andreas, je n’ai plus vu qui que ce soit depuis des jours et des jours. Ou alors c’est que j’ai oublié. Cet état de fait ne soulève aucune réaction en moi, rien, pas la moindre tristesse, ni de colère contre moi ou contre les autres, ni même cette fierté déplacée des marginaux. L’héroïne a peu à peu occulté tous mes autres besoins, y compris mon instinct grégaire. Je ne sors plus de ma cellule. C’est un miracle que j’aie encore le réflexe de me nourrir - une fois tous les deux jours, je m’octroie une assiette de riz et je la mange sans faim. Le fait de ne plus avoir de nausées à cause de la came ne doit pas être étranger à tout cela. J’ai l’impression que je pourrais arrêter de respirer, là tout de suite, sans que ça change quoi que ce soit pour autant. Tant qu’il y aura la poudre brune, je pourrai me passer de tout le reste. L’attente me convient.
Si j’avais encore la télé, je pense que je passerais mes jours et mes nuits à la regarder, mais elle ne marche plus depuis des mois et je n’ai jamais pris la peine d’en acheter une autre. Elle restera posée en vrac sous mon bureau. Pour le moment, je n’ai pas d’autre option, ni d’autre envie que de me rendre, une nouvelle fois, en 01.

Il ne faut pas croire que comme les gens normaux, j’ai de véritables choix qui se présentent à moi. Tout un éventail de possibilités, de solutions. Ca n’existe plus pour moi. Ma seule alternative, c’est d’attendre le retour d’Andreas.

[03 - Tout ceci pourrait vous sembler tellement confortable. Cette routine permanente parait sinon paisible, au moins acceptable. Ne jamais avoir à décider, se laisser guider sans jamais prendre ses responsabilités, vivre pour et par le hasard (toute notion de destin vous étant bien évidemment refusée). Rester misérablement effondré sur ce fauteuil en attendant que quelque chose survienne dans votre vie. Mais au plus profond de vous, vous comprenez parfaitement qu’une telle inertie ne peut conduire qu’à l’extinction. Le vide. Vous le sentez, n’est-ce pas ?]

Le marchand de sable est passé. Il y a eu le soulagement puis la fébrilité, puis la crainte d’une nouvelle fois tout dilapider, puis à nouveau le soulagement. Comme à chaque fois. Et puis j’ai cessé de me poser des questions et je me suis assis sur le lit, devant la table basse.

Un petit miroir, une carte, une ligne brune, narine gauche, inhalation.

Cette fois-ci, j’ai essayé de réfréner ma consommation souvent trop excessive. J’ai pris une ligne, de faible taille, et me suis empêché d’y revenir. L’effet est atténué mais tout de même présent, et mon gramme me durera ainsi jusqu’à une fois et demie plus longtemps. Ce ne sont pas des bouffées de chaleur agréables qui viennent alors à moi, mais une forme de bien-être calme et diffus. Les ennuis que je pouvais avoir à l’esprit se muent en d’anecdotiques tracas que je balaie d’un revers de main. Les petits soucis, eux, disparaissent purement et simplement. Plus rien n’est grave, il n’y a aucune raison de s’en faire. Mes envies ou frustrations sont reléguées au second plan, sortent de ma conscience et sans que je m’en aperçoive sont remplacées par un paisible sentiment de satisfaction. La plupart de mes besoins font de même, je suis rassasié, rasséréné ; ce n’est pas une sensation intense mais plutôt un ressenti qui semble s’installer naturellement. Je reste assis sur mon canapé, un léger sourire aux lèvres, l’existence m’est simple et agréable. Nulle nécessité de faire quelque chose pour me sentir vivre, l’inaction est suffisante : immobile, j’observe rêveusement les secondes s’égrener, se changer en minutes puis en heures tandis que je vagabonde intérieurement dans une semi-béatitude. Plusieurs fois je suis tenté d’en reprendre, attiré par les sirènes de la défonce hardcore ; il me suffirait d’une bonne trace de plus pour atteindre le domaine du plaisir physique que j’affectionne tant. Toutefois, je parviens à me restreindre et me satisfaire de ces simples mais agréables sensations. Il sera toujours temps de me faire un petit extra une autre fois. Porté par ma bonne humeur, je finis par me décider à mettre un peu d’ordre autour de moi. Sous l’effet de l’héro, les initiatives viennent sans effort et je m’acquitte alors aisément de certaines tâches ordinairement insupportables. Sans quitter mon sourire, je vide les cendriers, mets les vêtements sales qui jonchent mon salon dans un grand sac, fais une pile avec la vaisselle sale que je mets à tremper dans l’évier, enlève les quelques déchets qui traînent ici et là. Le bénéfice est certain, ma vue ne sera plus gênée par ces preuves de ma négligence ; content de moi, je sors une bière du frigo et me réinstalle dans le canapé en m’allumant une cigarette. J’appuie sur la télécommande de ma hi-fi, au bout de quelques secondes les enceintes entonnent les premières mesures d’un album de trip-hop qui convient parfaitement à mon humeur. L’après-midi s’écoule en douceur, l’effet s’estompe petit à petit sans que je m’en aperçoive. Je me refais une petite ligne en début de soirée, je m’allonge, ferme les yeux et me laisse porter par la musique. Serein, je finis par m’endormir sur une douce musique dont j’ignore l’interprète. Je retourne en 01.

[04 - Vous voudriez vous lever et sortir un peu. Peut-être aller voir des amis, pour peu qu’il vous en reste, ou faire quelques menus achats. Une petite ballade, prendre un peu l’air, voir du monde. Vous le souhaitez réellement. Ou encore écrire un peu, ou n’importe quoi d’un tant soit peu créatif, pour vous sentir exister. Mais vous ne parvenez pas à décoller de votre fauteuil, et votre regard reste lamentablement attaché à l’écran depuis des heures. Continuez donc à attendre qu’il se passe quelque chose, puisque vous ne savez rien faire d’autre.]
    
Je me réveille, la musique a cessé de jouer. Nous sommes le matin, j’ai dormi plus de dix heures mais je me sens à peine reposé. Les syndromes du manque sont peu intenses, du moins physiquement. Léger mal de ventre, articulations un peu grippées. Moralement, la facture est plus lourde : je tourne en rond dans mes pensées négatives, je n’ai envie de rien, ne veux voir personne. Je tremble, j’ai froid, je suis énervé sans savoir vraiment pourquoi. Quelque part, je réalise que j’ai quand même bien fait de ne pas forcer la dose, la veille. Je suis déjà suffisamment maussade, j’aurais eu mille misères à supporter une crise plus importante. Par prévoyance, j’avais mis de coté un dernier rail pour atténuer les effets de la redescente. Le simple fait de me souvenir de cela, diminue la sensation de malaise. Je le sniffe, narine gauche pour celui-ci. Je sais que cette trace ne me défoncera pas, elle calmera juste ma nervosité et les quelques douleurs qui subsistent. Je n’ai plus désormais qu’à continuer à attendre. Retour à la case départ, je n’ai pas touché vingt mille francs.

Lors de mes débuts de toxicomane, deux lignes suffisaient à me faire plus d’effet qu’un gramme aujourd’hui. Deux lignes, et je sombrais dans un coma éveillé, observant rêve et réalité se mélanger devant mes yeux hagards. C’était l’époque ou il ne fallait surtout pas fumer voire respirer l’odeur d’une cigarette, sous peine d’aller vomir dans les cinq minutes tout aliment ingurgité au cours des dernières douze heures. Je n’ai de cesse que de rechercher cette béatitude contemplative, ce bien-être autarcique qui me faisait oublier le temps, l’existence et toutes ces choses désagréables au demeurant. Mais tout cela m’a échappé, et désormais, je me ruine dans la mauvaise dope, celle qui a pour seul effet d’inciter à tomber le petit sachet en moins d’une nuit ; je ne fais plus de rêves, je ne flotte plus dans ma bulle brune, j’espère encore et toujours une montée qui ne vient jamais.

Et l’attente recommence, une fois de plus, pénible, douloureuse… Des journées entières passées à fixer les murs blancs. Je n’ouvre plus les volets, je bannis de mon mieux toute lumière naturelle de ces lieux. Les bruits de pas dans la cage d’escalier m’angoissent, je monte la musique encore un peu plus. Je ne veux plus croire en l’existence d’un monde hors de mon appartement, je refuse l’idée même d’une réalité extérieure. Je n’ai pas de voisins, les bruits sont des enregistrements diffusés à intervalles réguliers, mes amis sont imaginaires. Mes rares incursions dans ces champs de ruines surpeuplées ne sont que des délires de camé. Rien de tout cela n’existe, il n’y a que moi. Je voudrais être persuadé que ma petite boite bien close a été creusée au centre d’une planète de plomb massif et que j’y serai enfermé à jamais. Seul avec une montagne d’héroïne.

J’ai essayé anxiolytiques et antidépresseurs pour pallier au manque, pour trouver un moyen de rendre l’attente supportable. Je n’y ai gagné qu’une dépendance supplémentaire, un second boulet aux pieds qui freine plus encore la moindre de mes initiatives. Si la vie est changement et mouvement, alors je peux me considérer comme mort ; l’immobilisme est roi et je lui obéis, fidèle sujet, dévoué serviteur. La pratique même du nihilisme m’apparaît trop fatigante, je préfère rester immobile et résigné dans mon canapé, en attente d’un réconfort chimique ou d’un sommeil lourd et vide de songes. Il n’y a pas d’alternative à l’attente. Bercé par l’inaction et la passivité, je glisse imperceptiblement jusqu’en 01.

[05 - Quoi que vous en disiez, votre ennui vous convient. N’est-ce pas ? Il vous convient forcément. Vous aimez rester ainsi, seul et immobile avec votre musique, votre écran. Vous pourriez surmonter vos petites turpitudes intimes, faire l’effort douloureux mais envisageable de sortir pour cogner aux portes de vos potes. Vous pourriez harceler vos connaissances au téléphone, les pousser à revenir vous rendre visite, c’est si facile. Mais non. Vous n’êtes plus en position d’accepter qui que ce soit d’autre que vous-même, et encore.]

Je suis donc toujours à la même place, j’ignore combien de temps s’est écoulé. Le téléphone est désespérément silencieux ; son silence assourdissant couvre la musique et les bruits de la ville. Attendre, toujours attendre. Dans ce salon aux odeurs de tabac froid et de nourriture périmée, aux murs chaotiquement ornés d’images glanées dans des magazines ou sur Internet. Des images que je connais par cœur mais dont je fais sans cesse l’inventaire, parce que c’est la seule chose à regarder depuis mon canapé, si l’on fait exception de mon plafond crème ou jaune - je ne sais pas vraiment- parsemé de taches d’humidité et sur lequel se balancent quelques toiles d’araignées poussiéreuses. Ce salon aux allures de caveau qui autrefois accueillait tant de soirées, de fou-rires acides, de mix déchaînés, il suinte aujourd’hui de souvenirs de plus en plus flous, jusqu’au jour ou je me demanderai si tout ceci est réellement arrivé. Il est hanté et ses murs murmurent à mon oreille de doux hymnes à la défonce et à la passivité. Les murs qui me cernent n’ont pas d’oreilles mais une voix pareille à celle des sirènes, irrésistible, dont le chant me fait m’enfoncer de plus en plus profondément dans l’oubli, jusqu’à la noyade, jusqu’à ma ruine et ma déchéance.

Je voudrais qu’une escouade de flics pénètre en trombe dans mon appartement à six heures du matin pour m’arrêter pour détention de stupéfiants. Je voudrais être pris d’une subite crise de delirium et me mettre à trembler, gémir et suffoquer. Je voudrais que ma dernière clope tombe du cendrier sur ce tas de draps sales roulés en boule, sans que je m’en aperçoive, et mette le feu à l’appartement. Tout plutôt que cette insupportable attente, cette apathie sans fond dans lequel je suis embourbé depuis trop longtemps. Je pourrais agir moi-même, plutôt que d’attendre un coup de pouce du sort, mais j’ai bien trop peur de tout ce qui ressemble à un passage à l’acte. J’en appelle aux dieux de l’accident. Je prie chaque seconde qui passe pour la fuite de gaz, le glissement de terrain, l’effondrement subit. Mais rien n’arrive.

Je ne connais pas la peur des lendemains inconnus. Hier, aujourd’hui, demain ne font qu’un dans mon esprit comme dans ma réalité, c’est sans doute pour cela que ma mémoire me joue autant de tours. Ne me demandez pas de dater les péripéties - si tant est qu’on puisse ainsi les qualifier - survenus récemment : j’en suis tout à fait incapable. Chaque matin (ou chaque lever), c’est la même journée qui recommence, si semblable à la précédente que c’en devient écoeurant ; l’impression de sécurité que je tire de cette routine a fini par me rendre nauséeux. Tout se passe toujours de la même manière, strictement. Mais je ne bougerai pas, j’attendrai que ces douleurs dans mon ventre et cette envie de vomir mon existence inutile s’en aillent d’elles-mêmes. Joie, ennui, sérénité chimique ou crise de nerfs, tout finit par passer, il suffit d’en avoir la patience. Et dans ce domaine, je suis surentraîné, champion du monde de l’attente, médaille du refus de l’effort catégorie « flemme extrême ».

Les heures passent, interminables, et avant d’avoir eu le temps de réaliser ce qui se passait, je suis de retour en 01.

[06 - Vous attendez en vain de l’action, des événements, un quelconque retournement de situation, n’importe quoi pour ne plus subir cette attente léthargique interminable. Vous n’aimez guère être bousculé, mais vous n’en pouvez plus. Mais c’est un piège. Il n’y aura ni action, ni bouleversement. Une loose story ne se lance jamais, elle ne peut que s’éteindre lamentablement. Toute péripétie vous est définitivement refusée.]
    
Le marchand de sable est passé. Une fois de plus. Je n’espérais même plus sa venue, à force de l’attendre. On ne peut pas dire que je m’étais fait une raison mais dans le tumulte de mes pensées, l’éventualité de ne plus le voir avait fini par n’être qu’une perspective parmi tant d’autres. Et donc, non content de pointer le bout de son nez, il a amené avec lui une came incroyablement bonne, à croire qu’il a par je ne sais quel miracle perçu mes récentes réflexions sur la qualité de l’héro et s’est mis en tête de me faire mentir. J’ai payé le prix fort - pas loin du double du tarif habituel - mais la qualité se paye, et je suis plutôt content d’avoir choisi de lui faire confiance. Content ? Le mot est faible. C’est une nuée de papillons multicolores qui est entrée par mes narines et s’est frayé un chemin jusqu’au moindre recoin de mon corps en extase.

Il y a moins d’une heure, l’absence d’espoir, la frustration et la douleur d’exister me semblaient infinies ; maintenant et seulement quelques lignes plus tard ce sont la satisfaction, la sérénité, la joie sans autre cause qu’elle-même, qui semblent n’avoir plus de bornes, leur quantité dans mon sang augmentant a chacun de mes battements de cœur. Grands dieux, depuis combien de temps n’avais-je pas pris un tel pied ? Je ne saurais le dire mais j’ai l’impression de redécouvrir des sensations oubliées ; c’est comme une nouvelle première fois, un retour aux sources. Je suis comme un gosse qui viendrait de retrouver sa peluche favorite et jusqu’alors supposée perdue. Comme si je venais de sortir de vingt ans de taule et d’abstinence, et que je me trouvais en train de savourer de charnels plaisirs avec une exquise créature. La dernière comparaison a ceci d’exact que les meilleurs montées d’héro sont parfois comparées à un orgasme, notamment dans le cas de prises par voie intraveineuse, ce qui n’est toutefois pas mon cas.
C’est comme un rêve intensément heureux, et même si on sait qu’on s’éveillera, on n’y pense pas. La réalité n’existe pas, c’est un lointain épouvantail dont les gesticulations ne peuvent m’atteindre. Je voyage les yeux grands ouverts, tournés vers le plafond, et celui-ci s’ouvre en grand pour me laisser m’échapper. Je m’élève, je m’enfuis par la voie des airs. Je franchis les mille frontières d’un monde de plaisirs bruns, je reçois la connaissance des mille secrets du monde des mains d’anges radieux, je savoure la visite de mille lieux enchanteurs teintés de marron et d’ocre. Je flotte paisiblement dans un éther cotonneux sépia. Je suis un roi en un domaine de paix et de béatitude. Le temps s’allonge sans fin. Ca n’aura pas de fin, mes souffrances sont terminées et j’ai disparu dans l’éternité, avalé par le paradis. Je ferme les yeux et cette extase magnifique me guide jusqu’au sommeil.

[07 - Laissez-vous aller. Acceptez une fois pour toutes le fait que vous ne vivez que pour et par l’apathie. Toutes les explications, les causes et les conséquences de cette apathie sont désuètes, il n’y a plus qu’elle qui compte. Vous comme moi, nous sommes perdus, condamnés à stagner dans l’attente, prisonniers de nos faiblesses dérisoires, de nos addictions respectives. Le vide de votre vie et de la mienne ne doit plus nous sembler si insupportable, il est notre raison d’être, notre seul mode de vie. Vous et moi, unis dans les rets de la fossilisation intellectuelle. Etes-vous bien certains de comprendre ce que je vous dis ?]

Mon sommeil semble avoir été plutôt long et profond : un rapide coup d’œil à la fenêtre m’informe que la nuit est tombée, et le radio-réveil indique une heure avancée de la nuit. A peine réveillé, je suis pris de nausées et de courbatures ; inutile d’espérer me rendormir dans ces conditions. Sur la table basse, un sachet vide me nargue, au milieu des mégots et des canettes de bière. Je l’agite, le remue dans tous les sens, et parviens à rassembler sur un boîtier de CD une ligne de la taille d’une demi allumette qui bien évidemment ne me fera aucun effet. Mon corps est douloureux, mon esprit est douloureux, la situation est pénible tout autant qu’habituelle. Mais à quoi est-ce que je m’attendais au juste ? A ce que cela ne finisse jamais ? Ah, ça… pour l’avoir espéré, je l’ai espéré. En vain. La came a beau être d’excellente qualité, elle n’en est pas moins vouée à s’épuiser rapidement. Et pour être monté aussi haut dans les paradis artificiels, mon organisme me présente maintenant sa facture ; et je sais d’ores et déjà que la note va être salée.

J’ai beau m’y attendre, tenter de m’y préparer, les redescentes sont de plus en plus insupportables. Au début de ma carrière de toxicomane, de faibles quantités me propulsaient au paradis, et les effets secondaires étaient quasi-inexistants. Mais avec l’habitude, le fameux phénomène de tolérance a pris une ampleur démesurée. Il m’arrive à présent de sniffer des doses trois fois supérieures à celles de mes débuts, qui me feront voyager moins haut et moins longtemps. Et que je paie beaucoup plus cher, une fois le charme rompu. Le démon que j’ai invoqué réclame son dû, et si j’avais le choix, je préfèrerais qu’il saisisse mes meubles et ma hi-fi. Malheureusement, il y a un ratio plaisir/souffrance à respecter. Chacune de mes incursions dans le monde des rêveries brunes équivaut désormais à faire un emprunt à 100 % : si je monte au septième ciel, je redescends jusqu’au quatorzième sous-sol où je reste bloqué deux fois plus longtemps, parfois davantage.

Le quatorzième sous-sol, celui de la salle des tortures. Un avant-goût de l’enfer ; si jamais mon âme devait s’y rendre une fois achevée ma vie de débauche, elle n’y serait nullement dépaysée. Je reste immobile, les douleurs musculaires rendent difficile le moindre mouvement. Je sais que je devrais boire pour atténuer les crampes, mais l’absorption de liquide ou de nourriture est aussitôt suivie d’un refus catégorique de la part de mon estomac. Auparavant, cela se traduisait par l’expulsion quasi-immédiate de l’aliment dans mes toilettes, mais je me suis depuis entraîné à ne pas vomir. Pour compenser, les douleurs abdominales se sont intensifiées.
Torture mentale et psychologique, à la béatitude succède l’abattement le plus extrême. La lumière et la couleur quittent mon esprit, mon monde est désormais en gris et noir. Plus rien n’a d’intérêt, plus rien n’existe excepté une souffrance face à laquelle je suis impuissant. La volonté m’a quitté, je n’ai plus envie de rien - hormis un nouveau gramme d’héro. Parfois, dans ces situations, je parviens à trouver une distraction quelconque, mais cette fois-ci ce n’est pas le cas. Aucun livre, CD ou film ne me fait envie, aucune visite ne sera capable de me sortir de me sortir du gouffre dans lequel je suis précipité. Je ne puis que laisser mon esprit divaguer. Je me perds dans un dédale de raisonnements de plus en plus alambiqués, de constats désabusés et amers, de regrets et de frustrations. L’ennui devient palpable, je reste à végéter en ressassant mes idées noires. Le temps recommence à passer trop lentement, ma colère recommence à enfler sans trouver le moyen de s’exprimer. J’en ai assez de cette vie, de cette boue dans laquelle je m’enlise constamment. Je tourne en rond, je monte et descends, cette existence n’est qu’un pénible voyage dans des montagnes russes. A ce stade, ce n’est plus de la déprime mais du désespoir. J’ai beau chercher une raison à tout cela, je n’en trouve pas, le contrôle de mon présent m’échappe comme celui de mon futur. Je suis impuissant, sans ressource face à ce vide qui me caractérise. Je voudrais agir mais n’en ai ni la volonté, ni la force. Je voudrais cesser de penser, mais l’inaction mène inéluctablement à l’introspection. Je voudrais changer la donne, mais je ne suis qu’un spectateur passif dans un théâtre qui joue et rejoue la même pièce, jour après jour.

Ce n’est pas possible, ce n’est pas logique. Les sensations passées sont trop lointaines, les souvenirs trop flous. J’essaie de me remémorer ces divins instants tenter de m’y noyer, pauvres substituts. Ma raison me dit que seuls quelques jours se sont écoulés depuis le dernier réapprovisionnement. Mais malgré cela, j’ai l’impression que cela fait des mois que je ne me suis pas sniffé ne serait-ce qu’une minuscule pointe d’héroïne. Que depuis des mois, je vis ces mêmes instants d’attente vaine et d’existence passive, m’enfonçant un peu plus à chaque minute dans ma propre tombe, creusée avec mes petites mains, à même le sol de mon insalubre grotte.

Je n’en peux plus, il faut que je parte à la recherche d’Andreas.

[08 - Vous savez très bien que vous n’êtes pas un être adapté au milieu extérieur. Hors de votre appartement, vous dépérissez. Mais il est des obligations vitales que vous devez honorer, et c’est alors comme si on vous traînait de force dans la rue, une vraie torture. La lumière est trop forte pour vos pauvres yeux habitués à la douce lueur de l’écran. Les bruits de circulation, les conversations deviennent un fracas insupportable, étranger. Les gens que vous croisez vous sont hostiles, chaque démarche est un obstacle insurmontable. Ce monde n’est pas le votre, vous y êtes indésirable. Chaque pas en avant fait monter en vous une envie renouvelée de vous enfuir. Votre cellule. Votre petite cellule chaude et douillette.]

Mâchoires serrées, poings fermés, paupières baissées, je referme la porte qui me sépare du reste du monde. C’est fini, je le sais. Je ne pourrai plus franchir cette frontière de mon plein gré. Je ne veux plus rien avoir à faire avec mes semblables. Cette réalité de cauchemar n’existe plus à mes yeux et je me retrancherai dans mon refuge jusqu’à la fin. Tenter d’oublier à jamais. Serrure à double tour, verrou, chaîne de sécurité. Et je pousse un meuble devant la porte. Je fais le tour des pièces en hâte pour fermer les volets, calfater les interstices avec des chiffons. J’arrache les ampoules à pleines mains, sans me préoccuper des esquilles de verre qui se plantent dans mes paumes. Plus de lumière, plus de bruit, plus rien. Enfin je m’abats, les mains sur le visage, sur mon lit, et je ne bouge plus.

Rien. Toujours au fond du lit. 14h40. Il faudrait que je dorme, je n’en peux plus, mais je me sens inquiet sans raison. Je tourne et me retourne sans m’arrêter. J’allume une cigarette. Je regarde mon téléphone portable pour voir si personne n’essaie de me joindre. 14h50. Sueurs froides. J’ai un peu mal à la tête, ça passera, mais il y a trop de lumière. Je ne sais pas d’où ça vient, j’ai calfaté de mon mieux les interstices entre les volets. C’est juste la luminosité du jour, ça m’énerve. Je regarde l’heure au réveil : 14h53. Je me retourne encore. Je crois que j’ai gémi. Je ne suis pas sur et certain, avec la musique, mais je crois que ce bruit sourd venait de moi. Je me demande ce qu’il faut en conclure.

Rien. Toujours au fond du lit. 16h05. Je veux dormir mais je ne peux pas. J’allume une cigarette, encore une. Il faut qu’on me vienne en aide. Mais qui. Il y a une odeur d’humidité dégoûtante qui flotte dans l’air. Je me mets à gratter le papier peint, à coté de ma tête, enlevant des petits lambeaux les uns après les autres. Il n’y a personne. Rien. Toujours au fond du lit.

Brusquement je me dis que le téléphone est peut-être en train de sonner et que pour une raison inconnue, je ne l’entends pas. Je me penche pour l’attraper sur la table de chevet et je sursaute : un appel en absence. Le numéro est inconnu et je n’ai pas de messages. Je n’ai rien entendu. Est-ce que je me suis endormi sans m’en apercevoir ?

Rien. Toujours au fond du lit. 18h40.

Bercé par l’apathie, je n’ai pas encore voulu affronter cette éventualité, mais c’est d’heure en heure plus évident : le prochain ravitaillement ne pourra pas se faire avant un intervalle de temps qui s’annonce plutôt long. Le dernier gramme m’a coûté les yeux de la tête, et a été acquis au détriment de mes repas de la semaine. Mon unique espoir réside en la venue d’une connaissance quelconque susceptible de m’avancer de l’argent, mais les rares personnes qui passaient encore me voir il y a peu semblent avoir définitivement oublié mon existence. Je regarde une nouvelle fois mon portable, mais ça ne sert à rien : non Andreas n’essaie pas de me joindre et personne ne viendra plus à mon secours.

[09 - Vous n’attendez plus rien depuis bien longtemps, mais, pris dans le circuit, vous n’avez plus le temps de penser à rien. Et c’est ce qui vous retient. Le vide et l’apathie. L’extatique solitude des naufragés, la déréliction bénie, dériver encore et encore. Vous vous laissez couler sans bruit. Consentant et soumis. C’est comme ça que je vous préfère. Continuez à lire et à la fermer.]

Ca ne va plus. Quelque chose a changé, insensiblement, je ne sais pas quoi. Quelque chose ne va pas. Comme si l’air s’était brusquement densifié. Ma respiration se raccourcit, je regarde autour de moi, au bord de la panique, mais je ne comprends pas ce qui est différent. Je sens la tension qui monte, mes muscles se contractent involontairement. C’est comme un tremblement de terre imperceptible, une sourde vibration qui réveille mon instinct de bête traquée.
Soudain l’ampoule de la lampe s’éteint en un claquement, j’ai même cru la voir exploser, et une seconde je crois sentir des tessons minuscules se ficher dans ma peau. Mais non, c’est du délire. Je me recroqueville dans mon canapé. Une odeur de court-circuit et de mort. Alerte. Les ombres s’agrandissent autour de moi, m’enserrent dans leurs mâchoires de pénombre. Alerte. Je sens mes artères battre à tort et à travers. Alerte, alerte, alerte.
Me calmer, je dois me calmer. Mais brutalement tous les murs se mettent à hurler, en un sursaut de stupeur je les vois s’avancer vers moi, bousculant les meubles. Ils me jettent au centre de la pièce pour se refermer sur moi, me broyer entre leurs mâchoires de béton. Mon appartement s’effondre sur lui-même. Les débris du bureau et du matériel hi-fi concassé m’enserrent. Ca va trop vite, je n’ai pas le temps d’esquisser un geste de fuite désespéré. Je ne peux rien faire d’autre que contempler ma fin, et m’abandonner totalement, me laisser dévorer par ma boite.
A l’instant même où je me résigne, j’ouvre les yeux, pour contempler mon cadavre.
Paniqué, je lance un regard circulaire sur la pièce. Mais non : rien n’a changé. Hélas. Ce n’était qu’un cauchemar.
Est-ce que… Je me retourne pour saisir mon portable. Est-ce que c’est la sonnerie qui m’a réveillé ? Mais non, l’écran est noir, vide. Aucun appel en absence.

Je garde mon téléphone en main. Toutes les deux minutes, je regarde l’écran pour vérifier qu’on n’essaie pas de me joindre. Je ne comprends pas ce qu’il se passe. C’est comme si je changeais progressivement de monde, que je me mettais involontairement à occulter des pans entiers de la réalité. J’ai l’impression que des huissiers pourraient débarquer avec tout un contingent de déménageurs, et embarquer tous mes meubles sans même que je m’en aperçoive. Je dois être en train de dérailler. Est-ce que je suis en train de dérailler ? C’est comme un compte-à-rebours qui redémarre sans arrêt. Six, cinq, quatre, trois, deux… 01 : tout le monde (re)descend.

Cette situation devait bien finir par se déverrouiller un jour, par déboucher sur quelque chose. Il a fallu que la seule issue n’en soit pas une, et que je sombre dans le chaos.

[10 - Vous n’en pouvez plus d’attendre, mais vous n’avez pas le choix. C’est un peu comme si toute l’histoire tournait en boucle. Vous avez l’impression d’avoir déjà vécu ça, plus d’une fois. C’est toujours la même histoire. Vous aviez cru trouver une issue, mais vous êtes à nouveau coincé dans la même impasse. Ca vous saoule, toute cette histoire vous saoule, ça tourne en rond, c’est répétitif, lassant, ça n’avance pas.
Ce scénario est piégé, il n’y a plus d’espoir, il ne vous reste plus qu’à quitter l’histoire dès maintenant.
4…
3…
2…
1…
]

Rien. Toujours au fond de mon lit. Rien de rien de rien.

[11 - Trop tard. Vous n’avez pas eu le courage de vous enfuir de cette prison étroite. Vous vous êtes une fois de plus laissé porter par l’apathie, l’inertie a eu raison de vous. Entendez-moi, car je suis votre conscience : vous n’êtes plus en mesure de vous échapper. Désormais plus rien n’aura de sens]

Plus rien n’a de sens.

[12 - Plus rien n’aura de sens.]

Plus rien n’a de sens.

[13 - Rien n’a jamais eu de sens.]

Plus rien n’a de sens.

Tic tac, tic tac, tic tac, tic tac…

Rien. Toujours au fond du lit. Je ne sais pas quelle heure il est et je m’en fous : je veux dormir. Je n’en peux plus de tout ça, il faut que ça s’arrête. Maintenant. Je ne me sens plus capable de supporter les quatre volontés des détraqués qui décident de mon destin. Je n’en plus de cette vie trafiquée, réarrangée pour me faire souffrir chaque minute un peu plus. Il faut que je m’extraie de cette prison, par tous les moyens. Rien de tout ceci n’est vrai. J’en ai marre. Ouvre les yeux, rien de tout ceci n’existe. De la fiction, un putain de texte stupide pour déséquilibrés. Mais non.

[14 - Maintenant, vous souhaitez que ça passe plus vite. Vous n’en pouvez plus et vous avez envie que ça cesse. Envie d’être arrivés à la fin. C’est vraiment trop long, trop monotone, c’est toujours la même chose, les mêmes complaintes répétées encore et encore, on en sort jamais. Depuis quelque temps déjà vous avez commencé à ne plus prêter attention aux détails, votre conscience ne perçoit que le strict minimum, les fractures nettes dans la continuité de l’histoire. Vous survolez le reste. Vous avez l’impression qu’on se moque de vous, qu’on vous fait volontairement subir les pires avanies, l’ennui, la déchéance, l’inaction. On se moque ouvertement de vous, et vous n’y pouvez rien. Frustrant, non ?
Soyez rassuré : la fin est proche.
]

Je sais que vous êtes là. Je sens votre présence, tout autour de moi, je vous sens là, tout près, à épier et analyser chacun de mes non-gestes, chacune de mes non-pensées… Ca fait trop longtemps que vous me persécutez… Laissez-moi. Laissez-moi ! Je vous sens m’observer quand je m’endors, je vous entends rire derrière mes murs. Je vous vois derrière l’écran de mon ordinateur, en train de vous divertir à mes dépens. Vous trouvez tellement amusant de taper contre les parois fines de mon bocal, encore et encore, tandis que je m’asphyxie et que je meurs. Je sens votre fascination malade, votre incapacité à détacher votre sale regard de mon agonie larvaire. Vous vous nourrissez des images pathétiques de mon pauvre spectacle. Vous en serez pour vos frais, aucune satisfaction ne vous sera accordée. Votre attention malsaine braquée sur moi, et moi comme une bête traquée qui s’efforce de restreindre le bruit de sa respiration. J’ai besoin de crier à l’aide, mais je ne veux pas de votre secours. Je sais que vous êtes là ! Sortez de votre putain d’indifférence passive et entendez-moi !

J’ai eu moi aussi une vie. Moi aussi j’ai lu, appris, ri, pleuré... Un écheveau de souvenirs un peu ternis, emmêlés, sans doute en partie inventés me sert de passé. J’ai connu mes instants de joie, de rage, d’amour même. Tout un tas d’histoires lénifiantes, piquantes ou amusantes à raconter, des visages d’amis, de membres de ma famille. Des sourires, des engueulades, tout ça. Je suis beaucoup plus que ce pantin désarticulé que vous voyez, qui gît lamentablement dans une boite à chaussures hermétique. Moi aussi j’ai existé. Mais aujourd’hui quand je dors, je ne rêve plus.

Je regarde mes fenêtres fermées, verrouillées. Je me vois en train de m’en approcher, la lumière de l’autre coté. Pas de larmes, pas de questions. Je sens tout mon poids partir de l’avant, et je passe au travers. Je visualise la scène encore et encore, j’en redéfinis chaque détail jusqu’à la nausée, je m’imprègne jusqu’à l’ivresse de la froideur du carreau contre ma peau, la première fêlure et l’éclatement, le verre fiché dans ma peau. La rue béante qui s’ouvre à moi, vertige fugace, puis le vide. Bien conserver les mains dans le dos pour se garder de la tentation d’amortir le choc. Vous aussi vous imaginez sans difficulté cette chute et cette mort, rapide et indolore. Vous l’envisagez comme une option possible et même souhaitable, une solution, une issue lamentable certes, mais une issue quand même.
Mais je suis toujours sur mon lit, à demi allongé, les yeux dans le vide, et je ne bouge pas d’un centimètre. Plusieurs fois dans la journée je me dit : « je le fais. J’y vais ». Mais je ne le fais pas, je me contente de regarder la fenêtre. Trop lâche pour affronter la vie, trop lâche pour me supprimer. Même mon suicide n’est envisageable que dans mon imagination et la vôtre, je suis condamné à vivre tout en souhaitant mourir.

Au-delà de mon aliénation je sais que je ne suis pas seul. J’ai perçu votre hideuse présence et j’entends vos interrogations de moutons stupides. Vous m’écoutez, vous me regardez. Vous n’avez pas plus de volonté que moi, vous êtes comme moi, effondrés dans votre inertie, dans vos manies pourries. Vous voudriez le nier mais vous êtes comme moi. Je suis votre conscience en train de mourir.
Je sais que vous êtes avec moi, derrière ce mur de silence, à écouter mon agonie. L’analyser, la déchiffrer. Et la partager. Vous souffrez avec moi. Soyez mes frères et mes soeurs dans la déchéance, suivez mes pas sans me juger. Je sais que maintenant, vous me comprenez, et que vous m’entendez. La route n’est plus longue, nous ne sommes tous qu’en sursis, ne l’oubliez pas. Le silence est total, dehors et dedans.

[15 - Comme prévu, la conclusion sera décevante et n’apportera rien. Eternel recommencement et aucun espoir à l’horizon. Sachez-le et acceptez-le : vous avez tout simplement perdu votre temps. Cette histoire ne servira à rien.]

Le marchand de sable est passé. Je ne me rappelle plus quand ni comment, là n’est plus la question. Je me fous de ces détails matériels, je suis déjà loin. Je ne suis plus qu’une perpétuelle explosion de bien-être, frissons délicieux qui arrivent par vagues et s’additionnent les uns aux autres, jouissance tourbillonnante et ocre.
Soyons clair : je ne reviendrai pas. Je n’ai plus le courage d’affronter ces redescentes cauchemardesques, je ne veux plus, je n’en ai plus la force. Aussi, juste avant le premier rail, j’ai rassemblé sur la table basse toute ma réserve. Tout ce que mes derniers billets m'ont permis d'acheter. Toute ma came, ma brune, mon amour. J’y ai ajouté une bonne partie du contenu de mon armoire à pharmacie. Anxiolytiques, somnifères, antalgiques : tout est prêt pour la défonce ultime, un dernier plongeon dans le paradis en poudre.
Il n’est plus temps de se lamenter. Plus temps de se frapper la tête des deux poings. La vie n’a définitivement plus rien à m’apporter, et je n’ai plus rien en commun avec ceux dont j’ai voulu m’entourer. Je n’ai pas de regrets, je ne ferai pas d’adieux. Je prends le large sans me retourner, et en regardant le fond de l’océan sans ciller.

Il y a, disposée en deux monticules sur ce miroir et à coté, une quantité d’héroïne suffisante pour que ce voyage soit le dernier - sept fois les doses habituelles. Un aller simple pour la fin du calvaire. Je caresse l'overdose du doigt, la prépare, minutieusement, calcule tout, froidement. Ma tolérance, ma résistance, tout. J'irai jusqu'au bout du voyage, cette fois. Narine gauche, narine droite, narine gauche, narine droite, et ainsi jusqu’à la disparition complète du premier petit tas. Il m’en reste juste assez, pour parachever mon overdose : lorsque je serai au plus haut, je prendrai tout le reste d’un coup puis les médicaments, et je partirai une fois pour toutes dans un paroxysme de sensations extatiques.

Les montées se sont succédées les unes aux autres, et mon corps n’en est plus un au sens propre du terme ; le plaisir continu exacerbe cette impression d’être devenu un braquemart géant oscillant en permanence aux limites de l’orgasme. Cependant il n’y a pas d’éjaculation ni de dernier soubresaut précédant un endormissement rapide. Au contraire, l’extase dure et perdure et me fait perdre la tête.
J’ai de plus en plus de difficultés à garder les yeux ouverts, tout est flou autour de moi. La tête me tourne, mon corps irradié de plaisir repose sur un nuage en rotation. Je suis en permanence au bord de l’évanouissement, mais je me force à rester éveillé le plus longtemps possible. Je veux dévorer jusqu’à l’ultime seconde cette dernière montée au ciel, je veux que ce voyage soit un paroxysme de bonheur. Mon corps est secoué de spasmes, de tremblements traduisant les vagues de chaleur qui affluent en moi, de plus en plus fortes. L’extase est seule vérité, immanente, immortelle ; mes contrariétés passées me semblent irréelles, vaguement lointaines, comme issues d’un mauvais rêve dont je viendrais de m’échapper. Quant à d’éventuelles futures sources de mécontentement, de frustration et d’ennui, elles m’apparaissent pour le moment tout simplement inimaginables. Retourner en 01 ? Je ne sais plus ce que cela signifie. Ma mémoire est soudainement devenue incapable d’explorer les souvenirs antérieurs aux deux dernières heures, par conséquent, aussi loin que je m’en souvienne, c’est mon existence entière qui semble n’avoir été qu’une béatitude terriblement intense.

Je sais désormais pourquoi je suis en vie et dois le rester : c’est parce qu’il me sera encore possible, dans le futur, de ré-expérimenter cette jouissance brune et opiacée. Je fais à l’heure ou j’écris ces quelques lignes un merveilleux voyage en des terres inconnues, et la perspective de le refaire de nouveau un jour est suffisamment alléchante pour couper court à toutes les idées suicidaires que j’ai pu avoir. Les médicaments attendront, ce n’est pas aujourd’hui que je partirai. J’ai découvert le bonheur et mon but dans la vie, plus rien ne pourra m’en détourner, pas même ces pauvres descentes, qui ne sont que des fantômes grinçants, irréels au cœur d’une ivresse incroyablement belle. De bien faibles désagréments en comparaison des transports d’exaltation sublime que je ressens. Le démon de l’héroïne a pour argument principal - et convaincant en diable - qu’il finit toujours par répondre aux requêtes et faire son apparition pour le plus grand ravissement de qui l’a pris pour maître. Ma condition d’esclave est donc à ce point agréable que ça en devient invraisemblable si je tente d’y réfléchir tant soit peu…

J’ai perdu la notion de durée, je ne sais pas depuis combien de temps je me trouve dans cet état. Je commence à avoir la nausée. Plus, il m’en faut encore plus. Encore une trace, les montées ne cessent d’affluer, les sensations sont décuplées. Je… c’est indescriptible… Jamais je n’aurais cru pouvoir ressentir un jour de telles choses. C’est bien au-delà de tout ce qu’on peut connaître, meilleur que tout ce que j’aurais pu imaginer. Mes yeux… Je ne parviens plus à les garder ouverts. Je ne ressens plus le canapé en dessous de moi, je ne perçois plus mon corps que comme un générateur d’orgasmes en série branché en surtension. Rester éveillé… profiter jusqu’à la dernière seconde… Je vais sombrer dans l’inconscience… Mon dieu… Les pensées s’entrechoquent dans mon crâne… Ultime nirvana… Sublime plongeon final… Dernier sursaut… avant… la fin…tête qui tourne… Je…
    
[16 - Plusieurs heures se sont écoulées dans la plus profonde sérénité, et vous n’avez toujours pas amorcé la redescente. D’ailleurs, cette pensée vous traverse l’esprit un court instant, mais vous n’y prêtez guère attention. Ivre d’une félicité aussi intense qu’artificielle, vous savourez le moment présent, et laissez votre esprit divaguer au milieu d’agréables pensées. Vos plans précis, vos calculs minutieux s'évanouissent, se délitent doucement dans l'extase et fondent. Tout ceci n'a aucune importance, et vous êtes trop bien pour songer à quoi que ce soit de sérieux ou de désagréable. Vous finirez bien par perdre conscience. Sur la table basse, les médicaments et ce qui reste du second monticule de came attendront leur heure. Vous vous réveillerez un jour, sain et sauf évidemment, prêt pour un nouveau voyage… ou un nouveau plongeon dans l’enfer du manque. Mais pour l’heure il est temps de fermer les yeux et de se laisser aller, paisiblement, dans l’inconscience. Peu à peu, vous oubliez. Vous oubliez. Vous oubliez. Vous oubliez. Vous oubliez. Encore et encore.
    


Rendez-vous en
01.]

Attendre, encore et toujours. Supporter le poids du monde sur mes frêles épaules, dans l’attente de brèves explosions de plaisir, si satisfaisantes mais si rares. Je n’ai plus rien pour combler l’ennui, rien qui vaille la peine d’être vécu, personne qui vaille la peine d’être connu. Ma vie se borne à l’attente, passive et interminable, et je l’accepte. C’est ma vie. Ma loose story.
Il n’y a plus rien à raconter. Plus d’histoire, plus de scénario. Désormais, tout est vrai.