Histoires de famille : la mère

Le 30/03/2005
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par Kirunaa
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
La mère décrite ici ressemble trait pour trait à un personnage d'American Beauty, une mère de famille déconnectée et à coté de ses pompes. Texte pathétique et triste, dans ce genre mélancolique qu'affectionne Kirunaa.
La table est mise. Je reconnais la nappe à bordure bleue, c'était déjà ta préférée lorsque nous étions enfants. Tu me souries mais tu n'es pas vraiment là. Pas vraiment avec moi. Je ne suis même pas sûr que tu me voies.
Tu parles pourtant. Des sons sortent de ta bouche. Ils sont souvent incompréhensibles, même si parfois une phrase en ressort, sans rapport avec rien. Je te regarde et te réponds. Tu m'écoutes. Et je sais parfaitement que mes mots ne signifient pas plus pour toi que tes marmottements incessants pour moi.
Tu manges ta soupe doucement, concentrée sur ce que tu fais. C'est incroyable la concentration nécessaire pour une tâche aussi simple. Tu poses ta cuillère et prends ton verre puis, consciencieusement, tu émiettes dedans la tranche de pain que je viens de te donner. D'abord surpris je délaisse mon assiette pour te prendre doucement le poignet et t'arrêter. Mon cœur est comme entouré d'une masse gluante qui l'empêche de battre. "Non Maman, ne fais pas ça". Tu me regardes d’un air interrogateur et prononce le nom de mon frère. Je soupire en fermant les yeux et termine mon plat, l'estomac au bord des lèvres.
Je reprends ensuite mon monologue, te racontant ma vie depuis mon départ, il y à vingt ans. Pourquoi je suis parti, pourquoi je ne t'ai donné que peu de nouvelles, ce qui m'a fait revenir... "un hasard, je pense, mais il était trop tard de toute manière". Tu me regardes de tes yeux vides. Je me rends compte que tu as posé ton verre dans ton assiette et que tu l'as recouvert de beurre. A nouveau mon cœur se serre. Je me lève alors, attrapes du bout des doigts le verre sale et le dépose dans l'évier avant de t'en amener un autre que je remplis d'eau fraîche. Le temps que je me rasseyes, tu l’as renversé soigneusement dans ton assiette en t’aidant de ta cuillère, et tu es en train d’emballer ta fourchette dans ta serviette.
J’ai envie de crier. De te secouer pour forcer la raison à revenir, te réveiller ! Je veux que tu me parles à nouveau comme tu le faisais. Je veux que tu sois toi-même, que tu me regardes, que tu me souries ! Mais je sais que c’est trop tard. Tu n’es plus là. Ton corps n’est plus qu’une enveloppe vide qui effectue des tâches sans savoir ce qu’il fait.

Je te regardes et je comprends, que tout n’est que la punition que je reçois pour t’avoir abandonnée. Doucement ta tête retombe sur ta poitrine maigre. Un ronflement régulier s’échappe maintenant de ta gorge. La honte me submerge. J’ai honte de toi, pauvre épave humaine incapable de la moindre conscience de soi, et plus encore j’ai honte de moi, d’avoir honte de toi.
Je me lève pour te soulever doucement de ta chaise, tu ne pèses rien. Je t’installe dans ton fauteuil et te recouvre d’une couverture. Avant de m’en aller, je nettoie ton visage d’un linge humide…