La Zone
La Zone - Un peu de brute dans un monde de finesse
Publication de textes sombres, débiles, violents.
 
 
Menu

Voir les contributions

Cette section vous permet de consulter les contributions (messages, sujets et fichiers joints) d'un utilisateur. Vous ne pourrez voir que les contributions des zones auxquelles vous avez accès.

Voir les contributions Menu

Messages - Lindsay S

#1
= INITIATIVES = / Re : texte collectif - le bain
Novembre 15, 2025, 09:31:41
Anna était déterminée.

Il y a eu beaucoup de versions, évidemment. Certaines écrites à la va-vite sur des serviettes de bar, d'autres dictées par des gens qui entendaient des voix dans les radiateurs. Le récit n'a jamais tenu droit : il penche, il trébuche, il change de timbre comme un poste de radio qu'on secoue. Personne n'a vraiment su qui parlait, ou qui croyait parler, ou si tout ça n'était qu'un seul cerveau fendu en quatre. Mais ce n'est pas grave : dans ce type d'histoire, il faut accepter que la narration se contamine elle-même, comme une fièvre qui s'empare du texte et déplace les bouches d'une phrase à l'autre. Alors oui : Anna était déterminée — du moins, c'est ce qu'affirme la première voix. Les autres suivront comme elles peuvent.

Et déterminé, il faut l'être, pour le découper comme ça, sans s'énerver, sans se louper, sans dévisser, avec passion mais non sans patience, petits bouts par petits bouts, presque même, il faut le dire, avec une sorte de tendresse, bien naturelle ceci dit vu la tonne d'amour qu'elle lui avait donné, et qu'il ne lui avait jamais vraiment rendu.

Donc avec aussi une douceur, mais assez de nerf pour le trancher, assez de force pour casser les parties les plus solides, écarter sans trembler les morceaux contrevenants à la beauté du geste, dégorger sans ciller les bouts tremblants qui lui firent, sur le coup, penser à la gelée de groseille que confectionnait, en été, mamie Zelie, à l'odeur des kilos de sucre qu'elle y mélangeait. A l'odeur du soleil, à l'odeur des plantes bizarres qu'il ne faut pas toucher, à l'odeur d'essence dans la vieille grange, ou à celle d'œuf pourri dans les recoins du canapé.

Avec retenue, bien sûr, car il ne faut jamais rien oublier, ni le bien, ni le maaaaaaaal. Elle se mit à fredonner, tout en malaxant les parties les plus tendres, en les tournant et les retournant, sans jamais se lasser ; ses doigts devenus des bouches, des nez, des sexes, qui absorbaient, transportaient, exacerbaient chaque sensation, le chaud comme le froid, le sec comme l'humide. Et tout en chantonnant elle se souvenait, la pauvre, de la manière stupide, horrible et déprimante, dont tout avait commencé.

Tout avait commencé par un éclat d'écran, un soir d'hiver où la neige tapissait les trottoirs de Paris comme un linceul immaculé, et Anna, blottie sous une couverture usée, avait découvert Philippe Croizon, cet homme-tronc aux épaules d'acier forgé dans l'adversité, dont les vagues de la Manche s'étaient brisées contre la volonté farouche. Ses exploits n'étaient pas des trophées vulgaires, mais des poèmes gravés dans l'écume salée : traverser l'océan Indien à la nage, quatre mille kilomètres de sel et de rage, sans bras ni jambes pour s'accrocher aux courants, seulement ce torse sculpté par la perte, ce cœur qui battait comme un tambour de guerre contre les abysses. Anna l'avait aimé d'abord pour cette absence sublime, ces moignons arrondis comme des racines d'arbre centenaire, vestiges d'un accident qui l'avait dépouillé mais révélé, un corps réduit à l'essentiel, un vaisseau sans voiles naviguant sur la mer des impossibles. Elle imaginait ses nuits à lui, bercées par le ressac des souvenirs, et les siennes s'en trouvaient hantées : elle, aux doigts agiles de couturière, rêvait de caresser ces contours tronqués, de les habiller de tendresse comme on rhabille une statue antique de marbre ébréché.

Philippe, avec ses traversées de détroits – le canal de Suez, la mer Rouge, chaque bras d'eau un défi lancé au destin –, incarnait pour elle l'amour pur, celui qui n'a pas besoin de membres pour enlacer, mais d'une âme qui palpite au rythme des marées indomptables. Elle collectionnait ses interviews comme des reliquaires, relisant ses mots sur la douleur transmutée en triomphe, et dans le silence de son appartement aux murs tapissés de cartes marines, Anna sentait son propre corps s'alourdir d'un désir inédit, viscéral, pour cet homme qui avait dompté les océans sans jamais plier. Cet amour naquit donc en elle comme une marée montante, irrésistible, emportant ses doutes passés dans un tourbillon d'admiration ; elle le voyait en rêve, flottant nu sur les flots, son torse luisant sous le soleil tropical, et elle se réveillait les cuisses humides de cette ferveur océanique. Mais les marées, hélas, ont leurs reflux, et l'amour d'Anna pour Philippe commença à se teinter de sel amer, quand les nouvelles de ses exploits se firent plus rares, remplacées par des silences radio, des absences qui creusaient en elle un vide aussi vaste que les mers qu'il avait conquises.

Petit à petit, la tendresse vira à l'obsession, un poison sucré qui s'infiltra dans ses veines : elle scrutait les forums obscurs pour des bribes de sa vie privée, imaginant ses amours charnels impossibles, et une jalousie acide lui rongeait les entrailles, transformant l'héroïsme en monopole possessif. L'amour devint toxique comme une algue vénéneuse, étouffant ses propres aspirations – Anna abandonna ses toiles inachevées pour des nuits blanches à guetter son ombre sur les réseaux, son corps à elle se fanant en parallèle, pâle et flasque, tandis que le sien, mythique, enflait en idole intouchable. Bientôt, les exploits de Philippe, jadis phares dans sa nuit, se muèrent en reproches muets : pourquoi n'était-il pas à elle, ce torse invincible, pourquoi sa liberté aquatique la condamnait-elle à une immobilité terrestre, enchaînée à un désir qui la rongeait comme une marée noire sur une plage sacrée ? La toxicité s'épanouit en une dépendance funeste, où chaque vague de doute la submergeait, et Anna, les yeux rougis par des larmes salées, se surprit à haïr les eaux qui l'avaient vu triompher, ces mers complices qui le gardaient loin d'elle, prisonnière d'un amour qui puait le varech pourri.

C'est alors que l'image surgit, fulgurante, dans l'un de ces délires fiévreux : Philippe, non plus nageur des abysses, mais une grosse pomme de terre noueuse, terreuse, blottie dans la terre meuble de son admiration, sa peau rugueuse et bosselée évoquant ces moignons qu'elle avait tant chéris, un tubercule gorgé de promesses pourries. Mentalement, elle le dépouilla déjà : cette pomme de terre massive, Philippe en son cœur charnu et fade, nourrie de ses propres sèves amoureuses, mais refusant de germer pour elle, de s'épanouir en une fleur vénéneuse qu'elle seule aurait pu cueillir. L'identification s'opéra dans un frisson de révélation malsaine, où l'amour toxique se cristallisa en cette métaphore organique : il était cette racine enflée, immobile et insatiable, absorbant toute lumière sans rien rendre, un légume difforme qu'il fallait éplucher pour en extraire la moelle, la vérité amère cachée sous l'écorce. Anna, les mains tremblantes d'une excitation nouvelle, fouilla les recoins de sa mémoire pour des outils ancestraux, mais c'est dans un catalogue veterinaires abandonné qu'elle trouva l'instrument divin : une seringue hypodermique pour éléphants, arme démesurée au dard acéré, capable d'injecter l'amour sous la peau la plus épaisse.

La décision mûrit comme une nuit sans lune, dans le silence de sa baignoire ébréchée, où elle imaginait déjà le rituel : l'attaque par surprise, un soir de crachin parisien, quand Philippe, confiant en sa gloire, franchirait le seuil de son antre, ignorant qu'il y entrerait pour la dernière fois en homme-tronc, mais en tubercule prêt à être pelé. Avec une tendresse perverse, elle prépara le bain, versant des huiles essentielles qui embaumaient la pièce d'un parfum de terre humide et de sucre brûlé, mélange alchimique pour adoucir l'épluchage, car cet acte serait un amour ultime, une dissection amoureuse où chaque lambeau de peau arraché révélerait les strates de leur passion empoisonnée. Et lorsque l'aiguille transpercerait la chair, non pour tuer mais pour libérer – une injection de sédatif doux, suivi du scalpel imaginaire de ses ongles –, Anna fredonnerait à nouveau, les yeux mi-clos, tandis que Philippe, flottant inerte dans l'eau tiède, se muait en pomme de terre émondée, sa chair pâle et vulnérable offerte à sa dévotion finale. Ainsi, dans cette baignoire devenue autel païen, l'amour toxique s'accomplirait en un geste suprême, épluchant non seulement la peau mais l'âme, jusqu'à ce que ne reste, au fond de l'eau rougie de souvenirs, le noyau pur et nu d'un homme enfin rendu à elle, pour toujours, dans la tendresse d'un tubercule dénudé.

Il faudrait préciser qu'à partir d'ici, plus personne ne sait exactement qui raconte. Les témoignages retrouvés sont couverts de ratures, de griffures, de phrases écrites dans des encres différentes. Certains fragments semblent provenir d'Anna, d'autres d'un observateur qui n'a jamais existé, et quelques paragraphes paraissent dictés par un esprit goguenard qui n'a aucun lien avec l'affaire. Les enquêteurs ont parlé d'une "pollinisation narrative", un phénomène rare où les voix se fécondent mutuellement jusqu'à produire un récit mutant, ingérable, proliférant. Le texte change donc de gorge, de souffle, de conscience — sans prévenir. C'est normal. C'est la seule manière que cette histoire a trouvée pour continuer à exister.


Philippe ne put s'empêcher de traîner là encore un bon moment se délectant du changement de couleur de son épiderme. La dépouille de Anna s'affaissait de plus en plus, mais il ne voulait pas la laisser couler sous la surface de l'eau du bain. Il la retint de ses pieds pour lui permettre de continuer à contempler son visage si beau, si extatique à l'image de sainte Thérèse. Il resta là au moins une heure avant de s'en lasser et finit par sortir du bain tout empourpré. Dégoulinant d'hémoglobine, il la contempla encore quelques minutes. Cette dépouille que n'emporterait pas Charon dans sa barque à travers le Styx, ne provoquait chez lui aucune émotion. C'était loin d'être la première et pourtant il s'attendait toujours à un miracle. Lequel ? Il ne le savait pas lui-même. Tandis que l'eau rougie commençait à déborder de la vasque, pénétrant le plancher jusqu'à traverser le plafond chez le voisin du dessous, il se dit qu'il était temps pour lui de mettre les voiles. Il s'épongea à toute vitesse et enfila ses vêtements. Puis, il sortit de l'appartement comme il était venu tel un indésirable voyeur. Comme à son habitude, il s'effaça dans la foule de la rue, ne cessant de contempler son trophée : un petit bracelet qu'il avait prélevé au poignet de sa victime. Quelques heures plus tard, l'inondation ayant fait ses effets, le voisin du dessous commença à s'inquiéter et alla alerter la concierge. Le tandem courut dans les escaliers et la bonne femme ouvrit avec son passe la porte d'Anna. En découvrant le cadavre, à peine visible sous l'hémoglobine, la femme se mit à hurler tandis que le voisin restait muet la bouche grande ouverte. Il leur fallut quelques minutes pour sortir de leur trauma et appeler la police. On imagine facilement la suite de la scène du crime remplie à ras bord d'uniformes et d'un inspecteur. Principal en charge, un certain lieutenant du nom de Albert Cresson, n'eut pas de réaction tangible. Car c'était la 3e victime du même genre qu'il rencontrait en quelques semaines. On déboucha la baignoire pour découvrir le corps inerte que la brigade scientifique s'empressa d'examiner ; ils ne trouvèrent aucune trace visible de la moindre agression. Alors ?

Plus tard, on rassemblera toutes les versions dans une boîte en carton humide, et personne ne saura trancher laquelle était la vraie. Les voix continueront de se répondre à travers le papier, comme si chacune refusait de mourir seule. Les experts parleront de dissociation, les médiums d'infiltration spectrale, les psy de psychose partagée. Aucun n'aura raison, ou peut-être qu'ils auront tous raison en même temps. Le dossier sentira la moisissure, la mer et le sucre brûlé. Et chaque fois qu'on l'ouvrira, on entendra un chuchotement différent, comme si le texte tentait encore de se réécrire lui-même pour retrouver une cohérence qui ne viendra jamais. Après tout, certaines histoires ne veulent pas être racontées : elles préfèrent se raconter toutes seules, d'une voix à l'autre, d'un cadavre à l'exquis suivant.

L'eau débordait lentement, inondant la salle de bain et emportant avec elle, toute la crasse de ce monde.
#2
= INITIATIVES = / Re : Texte collectif Parafoutra
Novembre 09, 2025, 20:52:19
C'est son truc, à Machin, de creuser : il adore la surprise, l'excitation - ça le ramène en enfance.

Les pâtés de sable pleins de crottes de chat, les gâteaux de terre avec une feuille pour faire la cerise.
Il creusait partout, gamin. Et sa mère, elle, fermait les yeux.
Elle ne voyait pas la boue, ni le voisin.
Lui aussi aimait creuser.
Mais pas dans le sable.
Dans l'âme des gosses.

Forcément, ça abîme, ces trucs-là.
Alors maintenant, quand il creuse, ce n'est plus pour jouer à la marchande.
Il cherche pas des coquillages.
Il déterre les preuves. Les autres.
Parfois, juste pour voir si dessous, c'est enfin vide.

Il a cherché tous les moyens de le combler. Tous. Sous les bégonias de sa mère, il a enterré tout ce qu'il pouvait trouver, de mort ou de vivant, incapable de lui résister. A chaque fois qu'il remuait le sol, de ses petits doigts boudinés, il ressentait un plaisir indicible, quelque chose qui lui chatouillait le ventre, lui titillait la cervelle. L'impression qu'il fouraillait à l'intérieur de lui-même, qu'il se touchait sans se toucher. Le sentiment de remplir son vide. Mais dés qu'il sortait ses doigts du sol, la magie disparaissait. Machin redevenait un petit garçon vide, triste et sans avantages. Son voisin, par-dessus la haie, le saluait, et sa maman l'appelait pour manger.
En grandissant, le vide s'élargissait, et son besoin de manipuler, et d'enterrer, grandissait. Il creusait partout, tout le temps. La plupart des gens, normalement constitués, se demandaient : qu'est-ce qu'il cherche ?
Sa mère répondait : il essaie de se trouver. Tous s'accordaient au moins sur ce point : Machin, il creuse bien.

Il a bien tenté d'autres trous, Machin. Pas que dans la terre.
Dans les femmes, aussi, un peu, pour voir si c'était pareil.
Elles disaient qu'il était maladroit, qu'il allait trop profond ou pas au bon endroit.
Lui, il cherchait juste ce petit bruit, ce frémissement de l'intérieur, comme quand la pelle touche un caillou.
Mais rien.
Toujours cette impression d'avoir creusé à côté.
Alors il s'est mis à creuser dans le travail, dans les heures supplémentaires, dans les formulaires, dans tout ce qui pouvait remplir.
Et puis, quand il s'est rendu compte que tout ça ne faisait que déplacer la boue d'un trou à l'autre, il a arrêté d'essayer de comprendre.
Il s'est dit qu'il fallait creuser utile.

Il aurait pu, Machin, plonger ses mains dans les veines rougies de la terre, prospecteur infatigable, à la poursuite de pépites qui font chanter les foules et les marchés lointains. S'esquinter la santé avec du mercure à hautes doses.
Il aurait pu chevaucher les vagues déchaînées sur une plateforme pétrolière, là où l'océan gronde comme un amant jaloux, et forer jusqu'au cœur noir des abysses pour en extraire le sang visqueux du monde.
Il aurait pu dompter le schiste rebelle, expert en fracturation hydraulique, injectant des torrents d'eau et de secrets chimiques pour libérer le gaz emprisonné, ce souffle fantôme qui allume les chaumières et noircit les cieux.
Il aurait pu gravir les échelles du pouvoir, de la boue aux conseils d'administration, où l'on mesure la fortune en barils et en barres de graphite.
Il aurait pu devenir le maître des profondeurs insondables, un Prométhée moderne arrachant le feu souterrain aux dieux colériques de la géologie.
Mais les promesses des filons d'or ne l'ont jamais ému autant que le murmure des racines sous la pelouse municipale.
Les tempêtes océaniques, pour violentes qu'elles fussent, ne lui offraient pas la quiétude d'un sol qui se souvient des pluies d'hier.
Les explosions contrôlées du fracking, ces éclats de foudre artificielle, ne résonnaient pas comme le craquement intime d'une pelletée dans l'humus.
Les salaires ronflants, les primes de risque, les voyages en jets privés – tout cela n'était que papier friable face à la chair tangible de la terre.
Aussi, par un caprice pragmatique, bassement ancré dans le quotidien des petites retraites et des loyers modestes, Machin opta pour le manteau bleu du fossoyeur municipal.
Chaque aube, il franchissait les grilles rouillées du cimetière, son domaine secret où le temps se mesure en strates de silence.
Il aimait retourner la terre humide, cette argile gorgée de regrets et de rosée, pour en faire le meilleur des composts humains, alchimie lente et pieuse.
Avec une précision d'orfèvre, il creusait les lits éternels, six pieds de profondeur où les âmes s'allongeaient enfin sans feindre.
Certains passaient leur existence dans les voûtes fraîches des caves, affinant des fromages aux croûtes parfumées d'herbes oubliées.
D'autres caressaient des cuvées sombres, veillant sur le vin qui mûrit en murmures de tanins et de soleil captif.
Lui, dans son atelier à ciel nu, travaillait des corps en décomposition, ces vignes humaines qui s'entrelacent dans la pourriture fertile.
Il affinait avec amour les chairs qui fondent, les os qui blanchissent, les chairs qui se muent en humus nourricier pour les herbes folles.
Il savait épier les vers comme un maître fromager guette les moisissures nobles, et les pluies comme un vigneron attend les vendanges.
Chaque monticule refermé était une œuvre accomplie, un terroir neuf où la mort engraisse la vie en cycles invisibles.
Et dans ce labeur humble, Machin retrouvait l'écho de ses pâtés d'enfance : creuser non plus pour jouer, mais pour que le vide, enfin, se remplisse de promesses vertes.

Quelle ne fut pas sa surprise, à Machin, lorsqu'un jour on lui apporta, tout froid, raide comme piquet, le cadavre de son pire ami : son vieux voisin.
Il se trouvaient tous les deux, comme autrefois, foin de lys ou de jasmin - seuls, avec la terre, mais sans jardin. Face au trou béant qui attendait son nouvel amant, Machin resta coi, un long moment. Le cadavre de « Monsieur Pimpim » prenait l'air, prenait le vent – très bien. La pelle attendait, rongeant son frein. Le ciel s'abaissait, comme une presse hydraulique géante, au dessus d'eux. Au loin, une conne jouait du Yann Tiersen au piano – Mélie Poulain. Les grosses gouttes commencèrent à trouer la boue, poinçonner la glaise. Elles martelaient le rythme sur le torse de Monsieur Pimpim. Sur sa têtes, son gros ventre plein de gaz mortifères, et des couilles sans doute encore remplies de désirs interdit. Et la pelle attendait toujours. Elle savait que Machin, quand il réfléchissait, fallait lui foutre la paix. Elle aimait la pluie, ça tombait bien.
Mélie Poulain prit fin. Machin dégoulinait, la terre s'écartelait. Monsieur Pimpim aimait mettre ses doigts dedans, dans le temps.
Puis les tendre à Machin, en souriant


Il regarda le corps comme on regarde un trésor qu'on n'ose pas ouvrir, les doigts collés à la pelle, la pluie qui s'acharne comme un public impatient. Il sentit, très net, ce basculement : fallait-il rendre à la terre ce qui lui appartenait encore, ou creuser plus profond dans le spectacle de la chair ?
Machin prit la décision comme on arrache une rustine : sans cérémonie, parce que quelque chose dans sa gorge demandait une réponse immédiate. Il posa la pelle sur le sol, posa sa main sur le front froid de Monsieur Pimpim. Le contact était un contrat. Il retira la veste du mort — petit tissu râpé, odeur de tabac éteint — et trouva, sous la peau, des choses qui faisaient écho à ses propres trous : une petite cicatrice mal refermée, un bruit sourd quand il pressait le ventre creux. Il sourit sans plaisir, comme on sourit à une vieille connaissance qu'on n'a jamais vraiment aimée. Puis, sans colère ni dégoût, seulement par curiosité professionnelle et par l'habitude du geste, il commença à fouiller. Pas pour voler, non : pour savoir. Pour lire la carte que la mort avait tracée sous la peau. Il laissa ses doigts chercher, découvrir, inventer des raisons. Chaque muscle qu'il déplaçait parlait — regrets, mensonges, petites lâchetés — et Machin les rangeait comme des pierres précieuses ou des cailloux qu'on préfère ne pas montrer. Quand il eut fini, il assembla les organes avec la même indifférence qu'on répare une chaussette qui aurait encore des choses à vivre.
Avec la même économie que pour un montage de jardinerie, il tissa autour de son cou un collier grotesque : morceaux intimes alternant avec brins de ficelle tirés d'un sac, comme si l'on inventait un bijou funéraire à la mesure d'un regret. Ce n'était pas exhibition ni sacrilège gratuit ; c'était un acte de couture avec la mort, un point final cousu à la va-vite sur une histoire qui refusait de disparaître proprement.

Il se plaça ensuite au bord du trou, regarda le voisin une dernière fois. Le geste qui suivit fut d'une simplicité presque domestique : il posa une main sur la poitrine raide, comme on caresse une nappe avant de la replier, puis il s'allongea. Il se fit l'écrin volontaire de la même glaise ; il laissa le vent et la pluie conjuguer les derniers rituels. La terre retomba, sur la terre humide, et Machin sentit chaque part de son âme inutile se couvrir, chaque souvenir se tasser. Il avait choisi la clôture la plus radicale : ne plus laisser le vide le ronger depuis l'extérieur, mais l'ensevelir de l'intérieur, avec ce qu'il tenait pour complice.


Mais sous la terre qui s'effritait déjà en une étreinte molle, Machin sentit un soubresaut primal le secouer, comme si la glaise refusait de le digérer si vite et lui renvoyait, par capillarité, le goût salé de ces après-midis interdits où les doigts du voisin fouillaient plus bas que les racines des bégonias. Il se redressa d'un bond muet, les yeux rivés sur le corps de Monsieur Pimpim qui, même raidi par l'au-delà, semblait l'inviter à une dernière danse souterraine, ses chairs flasques comme un sol labouré attendant la semence. La pluie avait cessé, laissant un silence gorgé d'odeurs – terre remuée, tabac froid, et ce relent âcre de mort qui n'était que la fermentation d'un désir trop longtemps composté. Piner, pour Machin, n'avait plus rien d'un vice ou d'une vengeance ; c'était l'outil ultime, la pelle charnelle qui transperçait les strates de l'autre pour y déterrer les échos de son propre abîme, là où l'enfance s'était fissurée comme une motte sous la binette. Son sexe se dressa, turgescent et impérieux, non pas par luxure brute mais par une géologie instinctive, un appendice minéral forgé dans les limons de ses nuits hantées, prêt à forer jusqu'au magma refoulé. Il empoigna les hanches du cadavre avec une tendresse de terrassier, écartant les cuisses inertes comme on écarte les lèvres d'une plaie fertile, et s'enfonça d'un coup sec, violent, dans ce boyau froid qui céda sans un cri, sans un spasme, offrant une résistance molle pareille à celle d'un humus gorgé d'eau. Chaque poussée était une excavation frénétique, un godet de tractopelle raclant les parois de l'altérité pour en extraire des pépites de vérité – ces éclats de honte partagée, ces murmures d'enfance où le voisin avait été le premier à creuser en lui, laissant un cratère que seul ce va-et-vient obscène pouvait combler. Le corps de Monsieur Pimpim ballottait sous l'assaut, ses chairs se modelant autour de l'intrus comme l'argile autour d'une racine invasive, et Machin y vit, dans ce frottement humide et sans vie, le miroir de son vide : un tunnel creusé dans un tunnel, un moi profond occulté qui surgissait enfin, suintant de sève noire et de regrets pétrifiés. Il accéléra, haletant comme un foreur en pleine veine, sentant sous ses coups de reins les os du bassin craquer doucement, non pas en brisure mais en capitulation, libérant des gaz fantômes qui emplirent l'air d'un parfum de caveau violé. Bientôt, l'orgasme le traversa non comme une décharge mais comme une coulée de lave, un dépôt sédimentaire qui scella le fond de la fosse intime, mélangeant sa semence à la boue intérieure du mort, fertilisant ce qui n'était plus qu'un compost d'âmes emmêlées. Et quand il se retira, épuisé, le sexe ramolli comme une lame émoussée, Machin contempla l'œuvre accomplie : un trou plus profond, un secret exhumé, où son moi occulté gisait enfin nu, prêt à être enseveli avec son complice éternel. La pelle, oubliée contre la paroi, sembla alors superflue ; creuser, c'était cela, désormais – une pénétration totale, un enfouissement réciproque qui rendait la terre complice de tous les silences.


Et un jour, peut-être, quelqu'un viendra le déterrer, lui aussi, à son tour ?
#3
= INITIATIVES = / Re : Texte collectif Parafoutra
Novembre 09, 2025, 13:03:11
C'est son truc, à Machin, de creuser : il adore la surprise, l'excitation - ça le ramène en enfance.

Les pâtés de sable pleins de crottes de chat, les gâteaux de terre avec une feuille pour faire la cerise.
Il creusait partout, gamin. Et sa mère, elle, fermait les yeux.
Elle ne voyait pas la boue, ni le voisin.
Lui aussi aimait creuser.
Mais pas dans le sable.
Dans l'âme des gosses.

Forcément, ça abîme, ces trucs-là.
Alors maintenant, quand il creuse, ce n'est plus pour jouer à la marchande.
Il cherche pas des coquillages.
Il déterre les preuves. Les autres.
Parfois, juste pour voir si dessous, c'est enfin vide.

Il aurait pu, Machin, plonger ses mains dans les veines rougies de la terre, prospecteur infatigable, à la poursuite de pépites qui font chanter les foules et les marchés lointains. S'esquinter la santé avec du mercure à hautes doses.
Il aurait pu chevaucher les vagues déchaînées sur une plateforme pétrolière, là où l'océan gronde comme un amant jaloux, et forer jusqu'au cœur noir des abysses pour en extraire le sang visqueux du monde.
Il aurait pu dompter le schiste rebelle, expert en fracturation hydraulique, injectant des torrents d'eau et de secrets chimiques pour libérer le gaz emprisonné, ce souffle fantôme qui allume les chaumières et noircit les cieux.
Il aurait pu gravir les échelles du pouvoir, de la boue aux conseils d'administration, où l'on mesure la fortune en barils et en barres de graphite.
Il aurait pu devenir le maître des profondeurs insondables, un Prométhée moderne arrachant le feu souterrain aux dieux colériques de la géologie.
Mais les promesses des filons d'or ne l'ont jamais ému autant que le murmure des racines sous la pelouse municipale.
Les tempêtes océaniques, pour violentes qu'elles fussent, ne lui offraient pas la quiétude d'un sol qui se souvient des pluies d'hier.
Les explosions contrôlées du fracking, ces éclats de foudre artificielle, ne résonnaient pas comme le craquement intime d'une pelletée dans l'humus.
Les salaires ronflants, les primes de risque, les voyages en jets privés – tout cela n'était que papier friable face à la chair tangible de la terre.
Aussi, par un caprice pragmatique, bassement ancré dans le quotidien des petites retraites et des loyers modestes, Machin opta pour le manteau bleu du fossoyeur municipal.
Chaque aube, il franchissait les grilles rouillées du cimetière, son domaine secret où le temps se mesure en strates de silence.
Il aimait retourner la terre humide, cette argile gorgée de regrets et de rosée, pour en faire le meilleur des composts humains, alchimie lente et pieuse.
Avec une précision d'orfèvre, il creusait les lits éternels, six pieds de profondeur où les âmes s'allongeaient enfin sans feindre.
Certains passaient leur existence dans les voûtes fraîches des caves, affinant des fromages aux croûtes parfumées d'herbes oubliées.
D'autres caressaient des cuvées sombres, veillant sur le vin qui mûrit en murmures de tanins et de soleil captif.
Lui, dans son atelier à ciel nu, travaillait des corps en décomposition, ces vignes humaines qui s'entrelacent dans la pourriture fertile.
Il affinait avec amour les chairs qui fondent, les os qui blanchissent, les chairs qui se muent en humus nourricier pour les herbes folles.
Il savait épier les vers comme un maître fromager guette les moisissures nobles, et les pluies comme un vigneron attend les vendanges.
Chaque monticule refermé était une œuvre accomplie, un terroir neuf où la mort engraisse la vie en cycles invisibles.
Et dans ce labeur humble, Machin retrouvait l'écho de ses pâtés d'enfance : creuser non plus pour jouer, mais pour que le vide, enfin, se remplisse de promesses vertes.

Quelle ne fut pas sa surprise, à Machin, lorsqu'un jour on lui apporta, tout froid, raide comme piquet, le cadavre de son pire ami : son vieux voisin.
Il se trouvaient tous les deux, comme autrefois, foin de lys ou de jasmin - seuls, avec la terre, mais sans jardin. Face au trou béant qui attendait son nouvel amant, Machin resta coi, un long moment. Le cadavre de « Monsieur Pimpim » prenait l'air, prenait le vent – très bien. La pelle attendait, rongeant son frein. Le ciel s'abaissait, comme une presse hydraulique géante, au dessus d'eux. Au loin, une conne jouait du Yann Tiersen au piano – Mélie Poulain. Les grosses gouttes commencèrent à trouer la boue, poinçonner la glaise. Elles martelaient le rythme sur le torse de Monsieur Pimpim. Sur sa têtes, son gros ventre plein de gaz mortifères, et des couilles sans doute encore remplies de désirs interdit. Et la pelle attendait toujours. Elle savait que Machin, quand il réfléchissait, fallait lui foutre la paix. Elle aimait la pluie, ça tombait bien.
Mélie Poulain prit fin. Machin dégoulinait, la terre s'écartelait. Monsieur Pimpim aimait mettre ses doigts dedans, dans le temps.
Puis les tendre à Machin, en souriant


Il regarda le corps comme on regarde un trésor qu'on n'ose pas ouvrir, les doigts collés à la pelle, la pluie qui s'acharne comme un public impatient. Il sentit, très net, ce basculement : fallait-il rendre à la terre ce qui lui appartenait encore, ou creuser plus profond dans le spectacle de la chair ?
Machin prit la décision comme on arrache une rustine : sans cérémonie, parce que quelque chose dans sa gorge demandait une réponse immédiate. Il posa la pelle sur le sol, posa sa main sur le front froid de Monsieur Pimpim. Le contact était un contrat. Il retira la veste du mort — petit tissu râpé, odeur de tabac éteint — et trouva, sous la peau, des choses qui faisaient écho à ses propres trous : une petite cicatrice mal refermée, un bruit sourd quand il pressait le ventre creux. Il sourit sans plaisir, comme on sourit à une vieille connaissance qu'on n'a jamais vraiment aimée. Puis, sans colère ni dégoût, seulement par curiosité professionnelle et par l'habitude du geste, il commença à fouiller. Pas pour voler, non : pour savoir. Pour lire la carte que la mort avait tracée sous la peau. Il laissa ses doigts chercher, découvrir, inventer des raisons. Chaque muscle qu'il déplaçait parlait — regrets, mensonges, petites lâchetés — et Machin les rangeait comme des pierres précieuses ou des cailloux qu'on préfère ne pas montrer. Quand il eut fini, il assembla les organes avec la même indifférence qu'on répare une chaussette qui aurait encore des choses à vivre.
Avec la même économie que pour un montage de jardinerie, il tissa autour de son cou un collier grotesque : morceaux intimes alternant avec brins de ficelle tirés d'un sac, comme si l'on inventait un bijou funéraire à la mesure d'un regret. Ce n'était pas exhibition ni sacrilège gratuit ; c'était un acte de couture avec la mort, un point final cousu à la va-vite sur une histoire qui refusait de disparaître proprement.

Il se plaça ensuite au bord du trou, regarda le voisin une dernière fois. Le geste qui suivit fut d'une simplicité presque domestique : il posa une main sur la poitrine raide, comme on caresse une nappe avant de la replier, puis il s'allongea. Il se fit l'écrin volontaire de la même glaise ; il laissa le vent et la pluie conjuguer les derniers rituels. La terre retomba, sur la terre humide, et Machin sentit chaque part de son âme inutile se couvrir, chaque souvenir se tasser. Il avait choisi la clôture la plus radicale : ne plus laisser le vide le ronger depuis l'extérieur, mais l'ensevelir de l'intérieur, avec ce qu'il tenait pour complice.

Et un jour, peut-être, quelqu'un viendra le déterrer, lui aussi, à son tour ?
#4
= INITIATIVES = / Re : Texte collectif Parafoutra
Novembre 08, 2025, 19:56:05
C'est son truc, à Machin, de creuser : il adore la surprise, l'excitation - ça le ramène en enfance.

Les pâtés de sable pleins de crottes de chat, les gâteaux de terre avec une feuille pour faire la cerise.
Il creusait partout, gamin. Et sa mère, elle, fermait les yeux.
Elle ne voyait pas la boue, ni le voisin.
Lui aussi aimait creuser.
Mais pas dans le sable.
Dans l'âme des gosses.

Forcément, ça abîme, ces trucs-là.
Alors maintenant, quand il creuse, ce n'est plus pour jouer à la marchande.
Il cherche pas des coquillages.
Il déterre les preuves. Les autres.
Parfois, juste pour voir si dessous, c'est enfin vide.

Et un jour, peut-être, quelqu'un viendra le déterrer, lui aussi, à son tour ?
#5
= INITIATIVES = / Texte collectif Parafoutra
Novembre 08, 2025, 10:44:06
tadam!
#6
= INITIATIVES = / Re : Hackathon litteraire : MDLC4
Septembre 05, 2025, 08:13:22
Oh ouiii vivement!!
#7

Août

Quarante piges. Pas de gosse, pas de mec valable, même pas un chat pour faire semblant d'avoir une vie. À ce stade, la seule chose capable de me flinguer, c'est le temps. Et encore, le temps se fout de moi : il s'ennuie, il traîne exprès.

Je fais partie de cette génération qui ne sait plus lire l'heure autrement qu'en débloquant un écran. Plus de montre, plus de réveil, plus de pendule. Juste ce foutu portable qui sonne pour me rappeler de prendre la pilule – ironie parfaite, vu qu'il n'y a plus rien à contrarier depuis belle lurette.

Mon seul calendrier, c'est le miroir. Chaque matin, le même choc : un visage un millimètre plus fatigué que la veille. Pas assez pour qu'on le remarque, mais assez pour que moi, je le voie.

Le reste du temps, je m'en fous. Presque toujours.
Sauf en août.

En août, mes copines partent à la plage avec leur nouveau jules – vingt-huit ans, imberbe, accent espagnol – pendant que le bureau ferme. Ce mois pourri où même l'indifférence m'échappe.

Le reste de l'année, je flotte dans une anesthésie confortable. Mais août débarque avec ses stories Instagram de corps bronzés et ses "mi amor" susurrés par des gamins qui croient que Nirvana est une marque de fringues.

Les couloirs du bureau sont morts, plus de routine pour camoufler le trou noir. Mes copines en terrasse à Barcelone, transformées en adolescentes par trois mojitos et deux injections de testostérone juvénile.

Et moi, immobile dans mon appart surchauffé, à regarder défiler cette parade estivale de bonheur d'emprunt. Août, le seul mois où mon armure de détachement se fissure. Où le temps file pour les autres et reste collé à mes semelles.

Août s'étire, lourd et languissant, comme un feu qui couve sous la cendre, et je me tiens là, dans le salon silencieux, à contempler les années qui se consument doucement, brûlant mes quarante printemps avec une lenteur cruelle. Les rideaux frémissent à peine sous l'air tiède qui s'infiltre par la fenêtre entrouverte, et dehors, le soleil cogne, implacable, comme pour rappeler que le temps ne s'arrête jamais. Mes souvenirs s'effilochent, lambeaux d'une jeunesse qui s'échappe, et je me demande où s'envolent ces jours que je ne rattraperai plus. La maison, mon refuge, semble elle aussi retenir son souffle, figée dans cette torpeur estivale. Pourtant, une odeur âcre s'immisce, un parfum de brûlé qui gratte la gorge, insidieux. Je fronce les sourcils, tourne la tête, mais ne cherche pas encore la source, trop absorbée par mes pensées. Est-ce l'été qui charrie cette senteur de cendres, ou bien un écho de mes propres regrets qui s'embrasent ? Le ventilateur ronronne, indifférent, brassant cet air qui pique les narines. Je m'assieds sur le canapé, les coussins usés épousant mes formes, et je fixe le mur, là où une photo jaunie me renvoie un sourire d'autrefois. L'odeur persiste, tenace, mais je ne bouge pas, pas encore, laissant mes pensées dériver dans la chaleur. Mes doigts triturent un vieux bracelet, relique d'un été lointain, et je me perds dans le souvenir d'un rire, d'une danse, d'une liberté enfuie. Cette senteur de fumée, elle flotte, elle s'accroche, mais je l'ignore, comme on ignore un pressentiment. Le temps brûle, mes années brûlent, et je reste là, immobile, dans l'attente d'un signe qui ne vient pas. La maison craque doucement, complice de cet instant suspendu, et je respire cet air où se mêlent la nostalgie et ce parfum de cendres dont je ne veux pas encore chercher l'origine.

Ça sent le brûlé. Il y a le feu dans l'immeuble ? Je regarde par la fenêtre. Rien. Je retourne m'asseoir. Il fait tellement chaud, et j'ai tellement mal au dos. Pourtant, ça sent le brûlé.

Ah, j'ai oublié le poulet au four, ça doit être ça. Dans la cuisine, je constate que je n'ai même pas pensé à l'enfourner. Pourtant, ça sent vraiment le cramé. Je comprends pas.

Mon lumbago me fait souffrir. Je reprends du paracétamol. Rien à faire, ça sent le poulet grillé. Mais il n'y a rien, c'est étrange. J'ouvre la porte de mon appartement. Rien à signaler dans la cage d'escalier. Même pas de fumée.

Aïe, en refermant la porte, je fais un petit faux mouvement. Un coup de pic à glace dans mes lombaires. J'en ai marre de souffrir, je vais employer les grands moyens : tramadol. Ça commence à agir, mais l'odeur est toujours là. La douleur aussi.

Je n'y comprends rien. Je me rassois dans mon rocking-chair. Mémé se balance, essayant d'oublier. Ça devient intenable, la douleur et l'odeur. Un autre tramadol. Je m'assoupis.

Dans mon sommeil j'ai fait un rêve, ou plutôt, comme dirait notre bon vieux Martin Luther King « i haved a dream » et j'ai concrétisé ce rêve ou alors mon cerveau a concrétisé ce rêve, ce qui reviendrait au même. Ça sentait la merde. Au début il n'y avait pas d'images et ça puait vraiment la merde. Étant donné que j'étais aveugle je n'ai pas pu savoir d'où l'odeur venait, ni même où je me trouvais ni même à quel date nous étions ni même comment je m'appelais comme si j'étais devenue tout à fait amnésique. Il n'y avait que du noir et ce noir sentait la merde de chien et rien d'autre, plus rien d'autre n'existait que la nuit et la puanteur. Je me souviens maintenant pourquoi j'ai tant peur de l'obscurité : l'absence qui creuse son trou dans mon cœur comme dans la terre, l'absence qui m'humilie par sa présence en moi et frappe depuis l'intérieur, une absence qui devient gouffre aux poings rageurs et me fracasse et me ronge de l'intérieur si bien que l'artère aorte n'ose plus, n'ose plus alimenter mon cœur et s'en va s'écouler ailleurs et alors je me retrouve sans repères plantée comme un pic au milieu du vide. Puis il y a eu de la neige comme dans les vieilles télévisions, je crois qu'on appelle ça des télévisions cathodiques mais j'ai un doute sur le terme. J'ai commencé à apercevoir des formes géométriques distordues, des ombres et à entendre un crépitement comme le crépitement d'une cheminée mais je me doutais que le bruit ne venait pas d'une cheminée, si l'odeur ne vient pas de quelque part le bruit non plus. J'ai commencé à me rendre compte qu'il faisait très chaud, du moins moi j'avais très chaud et puisque je suis seule pour en témoigner alors je dirai qu'il faisait une chaleur caniculaire. J'avais la sensation d'être dans un four ; puis la neige a commencée à fondre sous les effets de la chaleur et c'est là que tout m'est apparu : j'ai reconnu les murs de mon appartement mais les murs semblaient mous, ils ressemblaient à des sables mouvants, et c'est alors que j'ai su que j'étais en train de rêver et j'ai soufflé en me disant « pfiou... c'est qu'un rêve ma pauvre, c'est qu'un rêve » puis le crépitement s'est déplacé sous mes pieds et, comme s'il avait planté ses racines sous le sol de mon appartement, a propagé sa chaleur en moi comme les branches d'un arbre et je me suis sentie brûler de l'intérieur, j'ai senti que quelque chose poussait en moi, quelque chose qui ressemblait à une graine mais poussait à une vitesse démentielle et se métamorphosait en arbre, un arbre aux branches épineuses et aux feuilles ardentes ; puis à nouveau je me suis rappelée de l'odeur de la merde et du feu et de la neige et de la solitude et je me suis réveillée en sursaut, trempée de sueurs, suffocante comme si je venais de courir un marathon et qu'enfin, enfin ! tout cela était terminé.

Dans cette torpeur, je m'égare, happée par une vieille obsession, un amour de jeunesse qui me colle à la peau comme une sueur d'été, poisseuse et indélébile. François Berléand, cet homme au regard perçant, à la voix rauque qui vibrait dans mes os, occupe encore un recoin sombre de mon âme, là où les souvenirs se tordent comme des braises mal éteintes. Je revois ses rôles, ces films d'avant l'an 2000 qui tournaient en boucle sur l'écran cathodique de ma chambre d'adolescente : Le Retour de Martin Guerre, où son témoignage discret volait la scène à Depardieu, Milou en mai, avec son ironie mordante dans une campagne française gorgée de soleil, ou encore Camille Claudel, où son intensité, aux côtés d'Adjani, me donnait des frissons que je croyais interdits. Chaque réplique, chaque rictus, je les connaissais par cœur, les murmurais dans le noir comme des prières païennes, les lèvres tremblantes, le souffle court. Je l'imaginais, François, mon héros de celluloïd, penché sur moi, ses mains calleuses effleurant ma peau dans un fantasme fiévreux, jusqu'à ce que l'impossible devienne réel. Une nuit d'été, dans un hôtel miteux aux rideaux tachés, nos corps s'étaient trouvés, un secret volé au monde, une étreinte où sa voix, plus rauque encore dans l'intimité, me chuchotait des mots crus, mélange de tendresse et d'urgence. Ses doigts, nerveux, traçaient des promesses sur ma hanche, et l'odeur de sa peau, un mélange de tabac froid et de musc, s'était gravée en moi, plus tenace que n'importe quel parfum. Ce moment, furtif, presque irréel, avait consumé mes nuits d'adolescente, me laissant pantelante, rêvant de ses lèvres sèches contre les miennes, de son rire qui éclatait quand je trébuchais sur mes propres désirs. Pourtant, une rumeur absurde circulait entre copines, chuchotée à l'heure des confidences autour d'un cendrier débordant : François aurait, disait-on, perdu ses couilles lors d'un pique-nique grotesque, piégé sur un champ de mines, une anecdote si délirante qu'elle en devenait mythique. Je n'y croyais qu'à moitié, mais cette fable, mêlée de ridicule et de tragédie, s'était incrustée dans mon imaginaire, comme une cicatrice d'un amour juvénile trop grand pour mon cœur. Je revois encore ses yeux, plissés par un sourire narquois, comme s'il savait que ce secret, vrai ou faux, ne ferait qu'attiser ma dévotion. Et dans la chaleur d'août, ces souvenirs s'enflamment, rallumant un feu que je croyais éteint, un brasier où dansent nos étreintes perdues et les échos d'un François qui n'appartenait qu'à moi.

On avait commencé léger, sans promesses ni plan sur la comète. Mais déjà, la chaleur tournait à l'orage. Cet amour d'été n'avait que trop duré ; à l'automne, je m'éveillai en proie à une révélation brutale : François ne me méritait pas. Ou plutôt, je m'en étais convaincue, comme on s'arrache un pansement en espérant que la plaie cicatrise plus vite. J'avais alors tourné la page – ou fait semblant – pour Pedro. Pedro, moniteur de planche à voile, dents éclatantes, bronzage intégral et accent qui roulait comme les vagues. Le genre à faire croire que la vie se résume à « prendre le large » – jusqu'au jour où il prendrait surtout le large avec la caisse, la voiture, et peut-être même la voisine. Je savais, dès la première nuit, qu'il vieillirait mal : bedaine de bière, cheveux clairsemés, et une manière de parler aux gosses qui les ferait tous finir en analyse. Car oui, il y aurait des gosses. Et un jour, Pedro me laisserait avec eux, sans pension, sans maison, et la certitude glaciale que je m'étais plantée d'homme... encore. Dans ma tête, j'étais déjà sa femme.

J'étais sa femme. Oui, j'étais aveuglée par l'amour que j'avais pour lui. Tout était noir puisque sa lumière n'éclairait plus le chemin de ma vie. Un homme tellement exceptionnel, comme l'humanité n'en produit que trop peu. J'ai eu du mal à m'en remettre. Je me mens à moi même. Je ne m'en remets pas. Je ne m'imagine pas vivre une autre histoire. J'aime encore cet homme. Chaque jour, je me remémore sa voix douce et ferme. Ces éclats de rire lorsque je faisais une étourderie, et qu' il me disait que J'étais un clone de Pierre Richard en féminin. Ses angoisses ou j'essayais de le rassurer. Je soupire. Et sa peau musquée que je respirais doucement, profondément, ma tête blottie contre son épaule. Tout son réconfort, son charisme, me faisait me sentir exister, me sentir une femme aimée, une femme.

L'odeur de brûlé, tenace, s'accroche à mes narines, et maintenant, cette puanteur de merde, lourde, organique, qui envahit l'air. Je me lève, vacillante, et scrute le miroir : rien d'anormal, sauf ce regard éteint, ces cernes qui creusent des vallées sous mes yeux. Pourtant, l'odeur persiste, et une chaleur sourde irradie de mon bassin, comme si un feu couvait là, quelque part, au creux de moi. Je pose une main sur mon ventre, puis plus bas, et c'est là que je comprends, dans un éclat de lucidité absurde : c'est moi qui brûle, c'est mon cul qui s'embrase. J'ai le feu au cul ! Une combustion spontanée, ridicule, grotesque, née de l'absence, de ces années sans toucher, sans désir, sans un corps pour rallumer le mien. Mes reins crient, mon lumbago n'était qu'un mensonge, un leurre pour masquer ce foyer ardent qui dévore ma chair immobile. Je ris, un rire rauque, presque animal, parce que l'idée est trop absurde : mon corps, privé de caresses, s'est mis à s'autodétruire, à s'enflammer de l'intérieur. La solitude, ce vide qui me ronge, a pris les commandes, allumant des braises là où plus rien ne vit. Je titube vers la fenêtre, espérant que l'air extérieur étouffe ce brasier intime, mais le soleil d'août rigole, complice de ma déroute. Mes hanches fument, métaphoriquement ou non, je ne sais plus, et je m'imagine consumée, réduite en cendres par ce feu de frustration, ce manque cruel de peau contre peau. Quinze ans sans amour, sans sexe, et voilà que mon corps se rebelle, s'immole dans un ultime cri de révolte. Je m'effondre sur le canapé, riant et suffoquant, tandis que l'odeur de brûlé et de merde s'entremêle, signature olfactive de ma combustion spontanée, ironique et tragique, d'une femme que le désir a abandonnée.

Alors je tente la méthode radicale : direction la salle de bain. J'ouvre le robinet d'eau froide à fond, comme si j'allais baptiser ma chair en furie dans le Jourdain. Le premier contact est un coup de poignard polaire dans mes cuisses, mais le feu refuse de mourir. Pire, la vapeur qui s'élève autour de moi ressemble à un spectre moqueur, un djinn qui me souffle : « Trop tard, ma vieille, le brasier est intérieur. » Je reste là, trempée, grelottante et bouillante à la fois, mi-sorcière au bûcher, mi-lotte surgelée oubliée dans un four préchauffé. Puis je capitule et file au congélateur : opération Ben & Jerry. Trois pots, quatre cuillères, aucune dignité. Je les attaque comme on éteint un incendie avec un extincteur : à la chaîne, méthodique, sans laisser de répit. Ma langue engourdie, mes dents qui claquent... le froid descend enfin, lentement, vers mon ventre, puis plus bas. C'est presque jouissif, ce choc thermique. Si j'avais su que l'orgasme post-quarantaine passerait par la crème glacée, j'aurais économisé sur les sextoys.

Au réveil, effrayée, je vois ma peau marron craquelée. Avec la canicule, dans mon appartement sous les toits, ma peau a brûlé. Les antalgiques court-circuitent l'alarme de la douleur.

Le mois où même en avoir rien à foutre devient insupportable.
#8
Août

Quarante piges. Pas de gosse, pas de mec valable, même pas un chat pour faire semblant d'avoir une vie. À ce stade, la seule chose capable de me flinguer, c'est le temps. Et encore, le temps se fout de moi : il s'ennuie, il traîne exprès.

Je fais partie de cette génération qui ne sait plus lire l'heure autrement qu'en débloquant un écran. Plus de montre, plus de réveil, plus de pendule. Juste ce foutu portable qui sonne pour me rappeler de prendre la pilule – ironie parfaite, vu qu'il n'y a plus rien à contrarier depuis belle lurette.

Mon seul calendrier, c'est le miroir. Chaque matin, le même choc : un visage un millimètre plus fatigué que la veille. Pas assez pour qu'on le remarque, mais assez pour que moi, je le voie.

Le reste du temps, je m'en fous. Presque toujours.
Sauf en août.

En août, mes copines partent à la plage avec leur nouveau jules – vingt-huit ans, imberbe, accent espagnol – pendant que le bureau ferme. Ce mois pourri où même l'indifférence m'échappe.

Le reste de l'année, je flotte dans une anesthésie confortable. Mais août débarque avec ses stories Instagram de corps bronzés et ses "mi amor" susurrés par des gamins qui croient que Nirvana est une marque de fringues.

Les couloirs du bureau sont morts, plus de routine pour camoufler le trou noir. Mes copines en terrasse à Barcelone, transformées en adolescentes par trois mojitos et deux injections de testostérone juvénile.

Et moi, immobile dans mon appart surchauffé, à regarder défiler cette parade estivale de bonheur d'emprunt. Août, le seul mois où mon armure de détachement se fissure. Où le temps file pour les autres et reste collé à mes semelles.

Août s'étire, lourd et languissant, comme un feu qui couve sous la cendre, et je me tiens là, dans le salon silencieux, à contempler les années qui se consument doucement, brûlant mes quarante printemps avec une lenteur cruelle. Les rideaux frémissent à peine sous l'air tiède qui s'infiltre par la fenêtre entrouverte, et dehors, le soleil cogne, implacable, comme pour rappeler que le temps ne s'arrête jamais. Mes souvenirs s'effilochent, lambeaux d'une jeunesse qui s'échappe, et je me demande où s'envolent ces jours que je ne rattraperai plus. La maison, mon refuge, semble elle aussi retenir son souffle, figée dans cette torpeur estivale. Pourtant, une odeur âcre s'immisce, un parfum de brûlé qui gratte la gorge, insidieux. Je fronce les sourcils, tourne la tête, mais ne cherche pas encore la source, trop absorbée par mes pensées. Est-ce l'été qui charrie cette senteur de cendres, ou bien un écho de mes propres regrets qui s'embrasent ? Le ventilateur ronronne, indifférent, brassant cet air qui pique les narines. Je m'assieds sur le canapé, les coussins usés épousant mes formes, et je fixe le mur, là où une photo jaunie me renvoie un sourire d'autrefois. L'odeur persiste, tenace, mais je ne bouge pas, pas encore, laissant mes pensées dériver dans la chaleur. Mes doigts triturent un vieux bracelet, relique d'un été lointain, et je me perds dans le souvenir d'un rire, d'une danse, d'une liberté enfuie. Cette senteur de fumée, elle flotte, elle s'accroche, mais je l'ignore, comme on ignore un pressentiment. Le temps brûle, mes années brûlent, et je reste là, immobile, dans l'attente d'un signe qui ne vient pas. La maison craque doucement, complice de cet instant suspendu, et je respire cet air où se mêlent la nostalgie et ce parfum de cendres dont je ne veux pas encore chercher l'origine.

Ça sent le brûlé. Il y a le feu dans l'immeuble ? Je regarde par la fenêtre. Rien. Je retourne m'asseoir. Il fait tellement chaud, et j'ai tellement mal au dos. Pourtant, ça sent le brûlé.

Ah, j'ai oublié le poulet au four, ça doit être ça. Dans la cuisine, je constate que je n'ai même pas pensé à l'enfourner. Pourtant, ça sent vraiment le cramé. Je comprends pas.

Mon lumbago me fait souffrir. Je reprends du paracétamol. Rien à faire, ça sent le poulet grillé. Mais il n'y a rien, c'est étrange. J'ouvre la porte de mon appartement. Rien à signaler dans la cage d'escalier. Même pas de fumée.

Aïe, en refermant la porte, je fais un petit faux mouvement. Un coup de pic à glace dans mes lombaires. J'en ai marre de souffrir, je vais employer les grands moyens : tramadol. Ça commence à agir, mais l'odeur est toujours là. La douleur aussi.

Je n'y comprends rien. Je me rassois dans mon rocking-chair. Mémé se balance, essayant d'oublier. Ça devient intenable, la douleur et l'odeur. Un autre tramadol. Je m'assoupis.

Dans mon sommeil j'ai fait un rêve, ou plutôt, comme dirait notre bon vieux Martin Luther King « i haved a dream » et j'ai concrétisé ce rêve ou alors mon cerveau a concrétisé ce rêve, ce qui reviendrait au même. Ça sentait la merde. Au début il n'y avait pas d'images et ça puait vraiment la merde. Étant donné que j'étais aveugle je n'ai pas pu savoir d'où l'odeur venait, ni même où je me trouvais ni même à quel date nous étions ni même comment je m'appelais comme si j'étais devenue tout à fait amnésique. Il n'y avait que du noir et ce noir sentait la merde de chien et rien d'autre, plus rien d'autre n'existait que la nuit et la puanteur. Je me souviens maintenant pourquoi j'ai tant peur de l'obscurité : l'absence qui creuse son trou dans mon cœur comme dans la terre, l'absence qui m'humilie par sa présence en moi et frappe depuis l'intérieur, une absence qui devient gouffre aux poings rageurs et me fracasse et me ronge de l'intérieur si bien que l'artère aorte n'ose plus, n'ose plus alimenter mon cœur et s'en va s'écouler ailleurs et alors je me retrouve sans repères plantée comme un pic au milieu du vide. Puis il y a eu de la neige comme dans les vieilles télévisions, je crois qu'on appelle ça des télévisions cathodiques mais j'ai un doute sur le terme. J'ai commencé à apercevoir des formes géométriques distordues, des ombres et à entendre un crépitement comme le crépitement d'une cheminée mais je me doutais que le bruit ne venait pas d'une cheminée, si l'odeur ne vient pas de quelque part le bruit non plus. J'ai commencé à me rendre compte qu'il faisait très chaud, du moins moi j'avais très chaud et puisque je suis seule pour en témoigner alors je dirai qu'il faisait une chaleur caniculaire. J'avais la sensation d'être dans un four ; puis la neige a commencée à fondre sous les effets de la chaleur et c'est là que tout m'est apparu : j'ai reconnu les murs de mon appartement mais les murs semblaient mous, ils ressemblaient à des sables mouvants, et c'est alors que j'ai su que j'étais en train de rêver et j'ai soufflé en me disant « pfiou... c'est qu'un rêve ma pauvre, c'est qu'un rêve » puis le crépitement s'est déplacé sous mes pieds et, comme s'il avait planté ses racines sous le sol de mon appartement, a propagé sa chaleur en moi comme les branches d'un arbre et je me suis sentie brûler de l'intérieur, j'ai senti que quelque chose poussait en moi, quelque chose qui ressemblait à une graine mais poussait à une vitesse démentielle et se métamorphosait en arbre, un arbre aux branches épineuses et aux feuilles ardentes ; puis à nouveau je me suis rappelée de l'odeur de la merde et du feu et de la neige et de la solitude et je me suis réveillée en sursaut, trempée de sueurs, suffocante comme si je venais de courir un marathon et qu'enfin, enfin ! tout cela était terminé.

L'odeur de brûlé, tenace, s'accroche à mes narines, et maintenant, cette puanteur de merde, lourde, organique, qui envahit l'air. Je me lève, vacillante, et scrute le miroir : rien d'anormal, sauf ce regard éteint, ces cernes qui creusent des vallées sous mes yeux. Pourtant, l'odeur persiste, et une chaleur sourde irradie de mon bassin, comme si un feu couvait là, quelque part, au creux de moi. Je pose une main sur mon ventre, puis plus bas, et c'est là que je comprends, dans un éclat de lucidité absurde : c'est moi qui brûle, c'est mon cul qui s'embrase. J'ai le feu au cul ! Une combustion spontanée, ridicule, grotesque, née de l'absence, de ces années sans toucher, sans désir, sans un corps pour rallumer le mien. Mes reins crient, mon lumbago n'était qu'un mensonge, un leurre pour masquer ce foyer ardent qui dévore ma chair immobile. Je ris, un rire rauque, presque animal, parce que l'idée est trop absurde : mon corps, privé de caresses, s'est mis à s'autodétruire, à s'enflammer de l'intérieur. La solitude, ce vide qui me ronge, a pris les commandes, allumant des braises là où plus rien ne vit. Je titube vers la fenêtre, espérant que l'air extérieur étouffe ce brasier intime, mais le soleil d'août rigole, complice de ma déroute. Mes hanches fument, métaphoriquement ou non, je ne sais plus, et je m'imagine consumée, réduite en cendres par ce feu de frustration, ce manque cruel de peau contre peau. Quinze ans sans amour, sans sexe, et voilà que mon corps se rebelle, s'immole dans un ultime cri de révolte. Je m'effondre sur le canapé, riant et suffoquant, tandis que l'odeur de brûlé et de merde s'entremêle, signature olfactive de ma combustion spontanée, ironique et tragique, d'une femme que le désir a abandonnée.

Alors je tente la méthode radicale : direction la salle de bain. J'ouvre le robinet d'eau froide à fond, comme si j'allais baptiser ma chair en furie dans le Jourdain. Le premier contact est un coup de poignard polaire dans mes cuisses, mais le feu refuse de mourir. Pire, la vapeur qui s'élève autour de moi ressemble à un spectre moqueur, un djinn qui me souffle : « Trop tard, ma vieille, le brasier est intérieur. » Je reste là, trempée, grelottante et bouillante à la fois, mi-sorcière au bûcher, mi-lotte surgelée oubliée dans un four préchauffé. Puis je capitule et file au congélateur : opération Ben & Jerry. Trois pots, quatre cuillères, aucune dignité. Je les attaque comme on éteint un incendie avec un extincteur : à la chaîne, méthodique, sans laisser de répit. Ma langue engourdie, mes dents qui claquent... le froid descend enfin, lentement, vers mon ventre, puis plus bas. C'est presque jouissif, ce choc thermique. Si j'avais su que l'orgasme post-quarantaine passerait par la crème glacée, j'aurais économisé sur les sextoys.


Au réveil, effrayée, je vois ma peau marron craquelée. Avec la canicule, dans mon appartement sous les toits, ma peau a brûlé. Les antalgiques court-circuitent l'alarme de la douleur.

Le mois où même en avoir rien à foutre devient insupportable.
#9
CitationC'est exactement ça, je me permets un léger ajustement pour que ce soit un peu plus fluide et plus facile d y entrer 
Août

Quarante piges. Pas de gosse, pas de mec valable, même pas un chat pour faire semblant d'avoir une vie. À ce stade, la seule chose capable de me flinguer, c'est le temps. Et encore, le temps se fout de moi : il s'ennuie, il traîne exprès.

Je fais partie de cette génération qui ne sait plus lire l'heure autrement qu'en débloquant un écran. Plus de montre, plus de réveil, plus de pendule. Juste ce foutu portable qui sonne pour me rappeler de prendre la pilule – ironie parfaite, vu qu'il n'y a plus rien à contrarier depuis belle lurette.

Mon seul calendrier, c'est le miroir. Chaque matin, le même choc : un visage un millimètre plus fatigué que la veille. Pas assez pour qu'on le remarque, mais assez pour que moi, je le voie.

Le reste du temps, je m'en fous. Presque toujours.
Sauf en août.

En août, mes copines partent à la plage avec leur nouveau jules – vingt-huit ans, imberbe, accent espagnol – pendant que le bureau ferme. Ce mois pourri où même l'indifférence m'échappe.

Le reste de l'année, je flotte dans une anesthésie confortable. Mais août débarque avec ses stories Instagram de corps bronzés et ses "mi amor" susurrés par des gamins qui croient que Nirvana est une marque de fringues.

Les couloirs du bureau sont morts, plus de routine pour camoufler le trou noir. Mes copines en terrasse à Barcelone, transformées en adolescentes par trois mojitos et deux injections de testostérone juvénile.

Et moi, immobile dans mon appart surchauffé, à regarder défiler cette parade estivale de bonheur d'emprunt. Août, le seul mois où mon armure de détachement se fissure. Où le temps file pour les autres et reste collé à mes semelles.

Ça sent le brûlé. Il y a le feu dans l'immeuble ? Je regarde par la fenêtre. Rien. Je retourne m'asseoir. Il fait tellement chaud, et j'ai tellement mal au dos. Pourtant, ça sent le brûlé.

Ah, j'ai oublié le poulet au four, ça doit être ça. Dans la cuisine, je constate que je n'ai même pas pensé à l'enfourner. Pourtant, ça sent vraiment le cramé. Je comprends pas.

Mon lumbago me fait souffrir. Je reprends du paracétamol. Rien à faire, ça sent le poulet grillé. Mais il n'y a rien, c'est étrange. J'ouvre la porte de mon appartement. Rien à signaler dans la cage d'escalier. Même pas de fumée.

Aïe, en refermant la porte, je fais un petit faux mouvement. Un coup de pic à glace dans mes lombaires. J'en ai marre de souffrir, je vais employer les grands moyens : tramadol. Ça commence à agir, mais l'odeur est toujours là. La douleur aussi.

Je n'y comprends rien. Je me rassois dans mon rocking-chair. Mémé se balance, essayant d'oublier. Ça devient intenable, la douleur et l'odeur. Un autre tramadol. Je m'assoupis.

Au réveil, effrayée, je vois ma peau marron craquelée. Avec la canicule, dans mon appartement sous les toits, ma peau a brûlé. Les antalgiques court-circuitent l'alarme de la douleur.

Le mois où même en avoir rien à foutre devient insupportable.


#10
LindsayS
 —
10:12
je me souviens pas avoir reçu de mail annonçant la publication de mon premier texte... Et si les gens font comme j'ai fait : aller sur textes à la pelle, envoyer quelques textes et attendre un retour, alors peut être qu'ils ne savent pas ou attendent des nouvelles qu'ils ont gagnés.
lapinchien
 —
10:15
Oui. Il y aurait beaucoup à faire pour améliorer le site techniquement mais @ArpenteurKK est tout seul et très occupé en ce moment mais n'hésite pas à poster tes idées comme celles-ci sur le forum au rayon Ministère de la maintenance
LindsayS
 —
10:16
je vois bien un mail type genre "vous avez gagné! Votre texte a été sélectionné par notre équipe pour une publication le .... Merci encore pour votre contribution blablabla"
#11


Objet : LaZone.org : Squat numérique dans les ruines du web

Texte d'aperçu : LaZone.org un espace sauvage et libre où les mots crient, râlent, dérangent. Pas de pub, pas d'algorithmes, juste une écriture brute qui refuse de se plier aux standards du net. Un squat numérique pour les textes et les voix qui n'ont plus leur place ailleurs.

Contenu mail :

Titre : COMMUNIQUÉ POUR CEUX QUI LISENT EN DIAGONALE

Texte :
LaZone.org c'est pas un site. C'est une décharge. Un squat numérique. Un rade crasseux où les mots sentent la sueur, la bile et parfois un peu l'encre. Ici, on écrit comme on crache, comme on saigne, comme on rigole nerveusement en matant le monde partir en vrille.

C'est pas un projet. Pas une start-up. Pas un "collectif d'auteurs engagés". C'est un foutoir. Un asile textuel. Une bouche d'égout d'où sortent des nouvelles, des journaux dépressifs, des fictions absurdes, des coups de gueule, des cadavres exquis et des pamphlets contre tout et parfois contre rien. Les contributeurs ? Des voix sans vitrine, sans CV LinkedIn, qui préfèrent le fond à la façade.

Pas de pub. Pas d'algorithmes. Pas de stratégie de contenu. Pas d'ambition.
Rien que du texte. Brut. Parfois mauvais. Parfois génial. Toujours libre.

On est pas là pour séduire. On est là pour exister.
Pour ceux qui ne trouvent pas leur place dans le web propre, marchand, poli.
Pour ceux qui vomissent les likes, les influenceurs, les IA qui écrivent des poèmes pour chiens morts.
Pour ceux qui ont quelque chose à dire, même si c'est moche. Surtout si c'est moche.

LaZone.org, c'est un refuge pour les âmes en bordel.
Un crachoir pour l'écriture sauvage.
Une secte sans gourou.
Un site qui n'a pas changé de design depuis 2001, parce que franchement, on s'en bat les pixels.

Tu veux lire ? Viens.
Tu veux écrire ? Fous ton texte sur le tas.
Tu veux comprendre ? Mauvaise porte.
#12
Les contributeurs ? Des voix sans vitrine, sans CV LinkedIn, qui préfèrent le fond à la façade.

si ca vous parle?
#13
Je pense qu'aujourd'hui, plus tu en montres et plus on te voit (j'l'ai cherché longtemps celle-là)

donc forcément des lives auraient une belle visibilité toutefois, est ce que cette démarche putaclic est réellement celle recherchée : cela augmenterait certainement la communauté de consommateurs et de trolls.

Heureusement, je ne suis pas photogénique !
#15
j'avais capté quelques GNIIII et (JE SUIS UN VILAIN CANAILLOU)

PS je ne ferai aucun commentaire sur le texte que j'ai posé ce soir *ange*.