Août
Quarante piges. Pas de gosse, pas de mec valable, même pas un chat pour faire semblant d'avoir une vie. À ce stade, la seule chose capable de me flinguer, c'est le temps. Et encore, le temps se fout de moi : il s'ennuie, il traîne exprès.
Je fais partie de cette génération qui ne sait plus lire l'heure autrement qu'en débloquant un écran. Plus de montre, plus de réveil, plus de pendule. Juste ce foutu portable qui sonne pour me rappeler de prendre la pilule – ironie parfaite, vu qu'il n'y a plus rien à contrarier depuis belle lurette.
Mon seul calendrier, c'est le miroir. Chaque matin, le même choc : un visage un millimètre plus fatigué que la veille. Pas assez pour qu'on le remarque, mais assez pour que moi, je le voie.
Le reste du temps, je m'en fous. Presque toujours.
Sauf en août.
En août, mes copines partent à la plage avec leur nouveau jules – vingt-huit ans, imberbe, accent espagnol – pendant que le bureau ferme. Ce mois pourri où même l'indifférence m'échappe.
Le reste de l'année, je flotte dans une anesthésie confortable. Mais août débarque avec ses stories Instagram de corps bronzés et ses "mi amor" susurrés par des gamins qui croient que Nirvana est une marque de fringues.
Les couloirs du bureau sont morts, plus de routine pour camoufler le trou noir. Mes copines en terrasse à Barcelone, transformées en adolescentes par trois mojitos et deux injections de testostérone juvénile.
Et moi, immobile dans mon appart surchauffé, à regarder défiler cette parade estivale de bonheur d'emprunt. Août, le seul mois où mon armure de détachement se fissure. Où le temps file pour les autres et reste collé à mes semelles.
Août s'étire, lourd et languissant, comme un feu qui couve sous la cendre, et je me tiens là, dans le salon silencieux, à contempler les années qui se consument doucement, brûlant mes quarante printemps avec une lenteur cruelle. Les rideaux frémissent à peine sous l'air tiède qui s'infiltre par la fenêtre entrouverte, et dehors, le soleil cogne, implacable, comme pour rappeler que le temps ne s'arrête jamais. Mes souvenirs s'effilochent, lambeaux d'une jeunesse qui s'échappe, et je me demande où s'envolent ces jours que je ne rattraperai plus. La maison, mon refuge, semble elle aussi retenir son souffle, figée dans cette torpeur estivale. Pourtant, une odeur âcre s'immisce, un parfum de brûlé qui gratte la gorge, insidieux. Je fronce les sourcils, tourne la tête, mais ne cherche pas encore la source, trop absorbée par mes pensées. Est-ce l'été qui charrie cette senteur de cendres, ou bien un écho de mes propres regrets qui s'embrasent ? Le ventilateur ronronne, indifférent, brassant cet air qui pique les narines. Je m'assieds sur le canapé, les coussins usés épousant mes formes, et je fixe le mur, là où une photo jaunie me renvoie un sourire d'autrefois. L'odeur persiste, tenace, mais je ne bouge pas, pas encore, laissant mes pensées dériver dans la chaleur. Mes doigts triturent un vieux bracelet, relique d'un été lointain, et je me perds dans le souvenir d'un rire, d'une danse, d'une liberté enfuie. Cette senteur de fumée, elle flotte, elle s'accroche, mais je l'ignore, comme on ignore un pressentiment. Le temps brûle, mes années brûlent, et je reste là, immobile, dans l'attente d'un signe qui ne vient pas. La maison craque doucement, complice de cet instant suspendu, et je respire cet air où se mêlent la nostalgie et ce parfum de cendres dont je ne veux pas encore chercher l'origine.
Ça sent le brûlé. Il y a le feu dans l'immeuble ? Je regarde par la fenêtre. Rien. Je retourne m'asseoir. Il fait tellement chaud, et j'ai tellement mal au dos. Pourtant, ça sent le brûlé.
Ah, j'ai oublié le poulet au four, ça doit être ça. Dans la cuisine, je constate que je n'ai même pas pensé à l'enfourner. Pourtant, ça sent vraiment le cramé. Je comprends pas.
Mon lumbago me fait souffrir. Je reprends du paracétamol. Rien à faire, ça sent le poulet grillé. Mais il n'y a rien, c'est étrange. J'ouvre la porte de mon appartement. Rien à signaler dans la cage d'escalier. Même pas de fumée.
Aïe, en refermant la porte, je fais un petit faux mouvement. Un coup de pic à glace dans mes lombaires. J'en ai marre de souffrir, je vais employer les grands moyens : tramadol. Ça commence à agir, mais l'odeur est toujours là. La douleur aussi.
Je n'y comprends rien. Je me rassois dans mon rocking-chair. Mémé se balance, essayant d'oublier. Ça devient intenable, la douleur et l'odeur. Un autre tramadol. Je m'assoupis.
Dans mon sommeil j'ai fait un rêve, ou plutôt, comme dirait notre bon vieux Martin Luther King « i haved a dream » et j'ai concrétisé ce rêve ou alors mon cerveau a concrétisé ce rêve, ce qui reviendrait au même. Ça sentait la merde. Au début il n'y avait pas d'images et ça puait vraiment la merde. Étant donné que j'étais aveugle je n'ai pas pu savoir d'où l'odeur venait, ni même où je me trouvais ni même à quel date nous étions ni même comment je m'appelais comme si j'étais devenue tout à fait amnésique. Il n'y avait que du noir et ce noir sentait la merde de chien et rien d'autre, plus rien d'autre n'existait que la nuit et la puanteur. Je me souviens maintenant pourquoi j'ai tant peur de l'obscurité : l'absence qui creuse son trou dans mon cœur comme dans la terre, l'absence qui m'humilie par sa présence en moi et frappe depuis l'intérieur, une absence qui devient gouffre aux poings rageurs et me fracasse et me ronge de l'intérieur si bien que l'artère aorte n'ose plus, n'ose plus alimenter mon cœur et s'en va s'écouler ailleurs et alors je me retrouve sans repères plantée comme un pic au milieu du vide. Puis il y a eu de la neige comme dans les vieilles télévisions, je crois qu'on appelle ça des télévisions cathodiques mais j'ai un doute sur le terme. J'ai commencé à apercevoir des formes géométriques distordues, des ombres et à entendre un crépitement comme le crépitement d'une cheminée mais je me doutais que le bruit ne venait pas d'une cheminée, si l'odeur ne vient pas de quelque part le bruit non plus. J'ai commencé à me rendre compte qu'il faisait très chaud, du moins moi j'avais très chaud et puisque je suis seule pour en témoigner alors je dirai qu'il faisait une chaleur caniculaire. J'avais la sensation d'être dans un four ; puis la neige a commencée à fondre sous les effets de la chaleur et c'est là que tout m'est apparu : j'ai reconnu les murs de mon appartement mais les murs semblaient mous, ils ressemblaient à des sables mouvants, et c'est alors que j'ai su que j'étais en train de rêver et j'ai soufflé en me disant « pfiou... c'est qu'un rêve ma pauvre, c'est qu'un rêve » puis le crépitement s'est déplacé sous mes pieds et, comme s'il avait planté ses racines sous le sol de mon appartement, a propagé sa chaleur en moi comme les branches d'un arbre et je me suis sentie brûler de l'intérieur, j'ai senti que quelque chose poussait en moi, quelque chose qui ressemblait à une graine mais poussait à une vitesse démentielle et se métamorphosait en arbre, un arbre aux branches épineuses et aux feuilles ardentes ; puis à nouveau je me suis rappelée de l'odeur de la merde et du feu et de la neige et de la solitude et je me suis réveillée en sursaut, trempée de sueurs, suffocante comme si je venais de courir un marathon et qu'enfin, enfin ! tout cela était terminé.
J'étais sa femme. Oui, j'étais aveuglée par l'amour que j'avais pour lui.Tout était noir puisque sa lumière n'éclairait plus le chemin de ma vie. Un homme tellement exceptionnel, comme l'humanité n'en produit que trop peu. J'ai eu du mal à m'en remettre. Je me mens à moi même. Je ne m'en remets pas. Je ne m'imagine pas vivre une autre histoire. J'aime encore cet homme. Chaque jour, je me remémore sa voix douce et ferme. Ces éclats de rire lorsque je faisais une étourderie, et qu' il me disait que J'étais un clone de Pierre Richard en féminin. Ses angoisses ou j'essayais de le rassurer. Je soupire. Et sa peau musquée que je respirais doucement, profondément, ma tête blottie contre son épaule. Tout son réconfort, son charisme, me faisait me sentir exister, me sentir une femme aimée, une femme.
L'odeur de brûlé, tenace, s'accroche à mes narines, et maintenant, cette puanteur de merde, lourde, organique, qui envahit l'air. Je me lève, vacillante, et scrute le miroir : rien d'anormal, sauf ce regard éteint, ces cernes qui creusent des vallées sous mes yeux. Pourtant, l'odeur persiste, et une chaleur sourde irradie de mon bassin, comme si un feu couvait là, quelque part, au creux de moi. Je pose une main sur mon ventre, puis plus bas, et c'est là que je comprends, dans un éclat de lucidité absurde : c'est moi qui brûle, c'est mon cul qui s'embrase. J'ai le feu au cul ! Une combustion spontanée, ridicule, grotesque, née de l'absence, de ces années sans toucher, sans désir, sans un corps pour rallumer le mien. Mes reins crient, mon lumbago n'était qu'un mensonge, un leurre pour masquer ce foyer ardent qui dévore ma chair immobile. Je ris, un rire rauque, presque animal, parce que l'idée est trop absurde : mon corps, privé de caresses, s'est mis à s'autodétruire, à s'enflammer de l'intérieur. La solitude, ce vide qui me ronge, a pris les commandes, allumant des braises là où plus rien ne vit. Je titube vers la fenêtre, espérant que l'air extérieur étouffe ce brasier intime, mais le soleil d'août rigole, complice de ma déroute. Mes hanches fument, métaphoriquement ou non, je ne sais plus, et je m'imagine consumée, réduite en cendres par ce feu de frustration, ce manque cruel de peau contre peau. Quinze ans sans amour, sans sexe, et voilà que mon corps se rebelle, s'immole dans un ultime cri de révolte. Je m'effondre sur le canapé, riant et suffoquant, tandis que l'odeur de brûlé et de merde s'entremêle, signature olfactive de ma combustion spontanée, ironique et tragique, d'une femme que le désir a abandonnée.
Alors je tente la méthode radicale : direction la salle de bain. J'ouvre le robinet d'eau froide à fond, comme si j'allais baptiser ma chair en furie dans le Jourdain. Le premier contact est un coup de poignard polaire dans mes cuisses, mais le feu refuse de mourir. Pire, la vapeur qui s'élève autour de moi ressemble à un spectre moqueur, un djinn qui me souffle : « Trop tard, ma vieille, le brasier est intérieur. » Je reste là, trempée, grelottante et bouillante à la fois, mi-sorcière au bûcher, mi-lotte surgelée oubliée dans un four préchauffé. Puis je capitule et file au congélateur : opération Ben & Jerry. Trois pots, quatre cuillères, aucune dignité. Je les attaque comme on éteint un incendie avec un extincteur : à la chaîne, méthodique, sans laisser de répit. Ma langue engourdie, mes dents qui claquent... le froid descend enfin, lentement, vers mon ventre, puis plus bas. C'est presque jouissif, ce choc thermique. Si j'avais su que l'orgasme post-quarantaine passerait par la crème glacée, j'aurais économisé sur les sextoys.
Au réveil, effrayée, je vois ma peau marron craquelée. Avec la canicule, dans mon appartement sous les toits, ma peau a brûlé. Les antalgiques court-circuitent l'alarme de la douleur.
Le mois où même en avoir rien à foutre devient insupportable.
Quarante piges. Pas de gosse, pas de mec valable, même pas un chat pour faire semblant d'avoir une vie. À ce stade, la seule chose capable de me flinguer, c'est le temps. Et encore, le temps se fout de moi : il s'ennuie, il traîne exprès.
Je fais partie de cette génération qui ne sait plus lire l'heure autrement qu'en débloquant un écran. Plus de montre, plus de réveil, plus de pendule. Juste ce foutu portable qui sonne pour me rappeler de prendre la pilule – ironie parfaite, vu qu'il n'y a plus rien à contrarier depuis belle lurette.
Mon seul calendrier, c'est le miroir. Chaque matin, le même choc : un visage un millimètre plus fatigué que la veille. Pas assez pour qu'on le remarque, mais assez pour que moi, je le voie.
Le reste du temps, je m'en fous. Presque toujours.
Sauf en août.
En août, mes copines partent à la plage avec leur nouveau jules – vingt-huit ans, imberbe, accent espagnol – pendant que le bureau ferme. Ce mois pourri où même l'indifférence m'échappe.
Le reste de l'année, je flotte dans une anesthésie confortable. Mais août débarque avec ses stories Instagram de corps bronzés et ses "mi amor" susurrés par des gamins qui croient que Nirvana est une marque de fringues.
Les couloirs du bureau sont morts, plus de routine pour camoufler le trou noir. Mes copines en terrasse à Barcelone, transformées en adolescentes par trois mojitos et deux injections de testostérone juvénile.
Et moi, immobile dans mon appart surchauffé, à regarder défiler cette parade estivale de bonheur d'emprunt. Août, le seul mois où mon armure de détachement se fissure. Où le temps file pour les autres et reste collé à mes semelles.
Août s'étire, lourd et languissant, comme un feu qui couve sous la cendre, et je me tiens là, dans le salon silencieux, à contempler les années qui se consument doucement, brûlant mes quarante printemps avec une lenteur cruelle. Les rideaux frémissent à peine sous l'air tiède qui s'infiltre par la fenêtre entrouverte, et dehors, le soleil cogne, implacable, comme pour rappeler que le temps ne s'arrête jamais. Mes souvenirs s'effilochent, lambeaux d'une jeunesse qui s'échappe, et je me demande où s'envolent ces jours que je ne rattraperai plus. La maison, mon refuge, semble elle aussi retenir son souffle, figée dans cette torpeur estivale. Pourtant, une odeur âcre s'immisce, un parfum de brûlé qui gratte la gorge, insidieux. Je fronce les sourcils, tourne la tête, mais ne cherche pas encore la source, trop absorbée par mes pensées. Est-ce l'été qui charrie cette senteur de cendres, ou bien un écho de mes propres regrets qui s'embrasent ? Le ventilateur ronronne, indifférent, brassant cet air qui pique les narines. Je m'assieds sur le canapé, les coussins usés épousant mes formes, et je fixe le mur, là où une photo jaunie me renvoie un sourire d'autrefois. L'odeur persiste, tenace, mais je ne bouge pas, pas encore, laissant mes pensées dériver dans la chaleur. Mes doigts triturent un vieux bracelet, relique d'un été lointain, et je me perds dans le souvenir d'un rire, d'une danse, d'une liberté enfuie. Cette senteur de fumée, elle flotte, elle s'accroche, mais je l'ignore, comme on ignore un pressentiment. Le temps brûle, mes années brûlent, et je reste là, immobile, dans l'attente d'un signe qui ne vient pas. La maison craque doucement, complice de cet instant suspendu, et je respire cet air où se mêlent la nostalgie et ce parfum de cendres dont je ne veux pas encore chercher l'origine.
Ça sent le brûlé. Il y a le feu dans l'immeuble ? Je regarde par la fenêtre. Rien. Je retourne m'asseoir. Il fait tellement chaud, et j'ai tellement mal au dos. Pourtant, ça sent le brûlé.
Ah, j'ai oublié le poulet au four, ça doit être ça. Dans la cuisine, je constate que je n'ai même pas pensé à l'enfourner. Pourtant, ça sent vraiment le cramé. Je comprends pas.
Mon lumbago me fait souffrir. Je reprends du paracétamol. Rien à faire, ça sent le poulet grillé. Mais il n'y a rien, c'est étrange. J'ouvre la porte de mon appartement. Rien à signaler dans la cage d'escalier. Même pas de fumée.
Aïe, en refermant la porte, je fais un petit faux mouvement. Un coup de pic à glace dans mes lombaires. J'en ai marre de souffrir, je vais employer les grands moyens : tramadol. Ça commence à agir, mais l'odeur est toujours là. La douleur aussi.
Je n'y comprends rien. Je me rassois dans mon rocking-chair. Mémé se balance, essayant d'oublier. Ça devient intenable, la douleur et l'odeur. Un autre tramadol. Je m'assoupis.
Dans mon sommeil j'ai fait un rêve, ou plutôt, comme dirait notre bon vieux Martin Luther King « i haved a dream » et j'ai concrétisé ce rêve ou alors mon cerveau a concrétisé ce rêve, ce qui reviendrait au même. Ça sentait la merde. Au début il n'y avait pas d'images et ça puait vraiment la merde. Étant donné que j'étais aveugle je n'ai pas pu savoir d'où l'odeur venait, ni même où je me trouvais ni même à quel date nous étions ni même comment je m'appelais comme si j'étais devenue tout à fait amnésique. Il n'y avait que du noir et ce noir sentait la merde de chien et rien d'autre, plus rien d'autre n'existait que la nuit et la puanteur. Je me souviens maintenant pourquoi j'ai tant peur de l'obscurité : l'absence qui creuse son trou dans mon cœur comme dans la terre, l'absence qui m'humilie par sa présence en moi et frappe depuis l'intérieur, une absence qui devient gouffre aux poings rageurs et me fracasse et me ronge de l'intérieur si bien que l'artère aorte n'ose plus, n'ose plus alimenter mon cœur et s'en va s'écouler ailleurs et alors je me retrouve sans repères plantée comme un pic au milieu du vide. Puis il y a eu de la neige comme dans les vieilles télévisions, je crois qu'on appelle ça des télévisions cathodiques mais j'ai un doute sur le terme. J'ai commencé à apercevoir des formes géométriques distordues, des ombres et à entendre un crépitement comme le crépitement d'une cheminée mais je me doutais que le bruit ne venait pas d'une cheminée, si l'odeur ne vient pas de quelque part le bruit non plus. J'ai commencé à me rendre compte qu'il faisait très chaud, du moins moi j'avais très chaud et puisque je suis seule pour en témoigner alors je dirai qu'il faisait une chaleur caniculaire. J'avais la sensation d'être dans un four ; puis la neige a commencée à fondre sous les effets de la chaleur et c'est là que tout m'est apparu : j'ai reconnu les murs de mon appartement mais les murs semblaient mous, ils ressemblaient à des sables mouvants, et c'est alors que j'ai su que j'étais en train de rêver et j'ai soufflé en me disant « pfiou... c'est qu'un rêve ma pauvre, c'est qu'un rêve » puis le crépitement s'est déplacé sous mes pieds et, comme s'il avait planté ses racines sous le sol de mon appartement, a propagé sa chaleur en moi comme les branches d'un arbre et je me suis sentie brûler de l'intérieur, j'ai senti que quelque chose poussait en moi, quelque chose qui ressemblait à une graine mais poussait à une vitesse démentielle et se métamorphosait en arbre, un arbre aux branches épineuses et aux feuilles ardentes ; puis à nouveau je me suis rappelée de l'odeur de la merde et du feu et de la neige et de la solitude et je me suis réveillée en sursaut, trempée de sueurs, suffocante comme si je venais de courir un marathon et qu'enfin, enfin ! tout cela était terminé.
J'étais sa femme. Oui, j'étais aveuglée par l'amour que j'avais pour lui.Tout était noir puisque sa lumière n'éclairait plus le chemin de ma vie. Un homme tellement exceptionnel, comme l'humanité n'en produit que trop peu. J'ai eu du mal à m'en remettre. Je me mens à moi même. Je ne m'en remets pas. Je ne m'imagine pas vivre une autre histoire. J'aime encore cet homme. Chaque jour, je me remémore sa voix douce et ferme. Ces éclats de rire lorsque je faisais une étourderie, et qu' il me disait que J'étais un clone de Pierre Richard en féminin. Ses angoisses ou j'essayais de le rassurer. Je soupire. Et sa peau musquée que je respirais doucement, profondément, ma tête blottie contre son épaule. Tout son réconfort, son charisme, me faisait me sentir exister, me sentir une femme aimée, une femme.
L'odeur de brûlé, tenace, s'accroche à mes narines, et maintenant, cette puanteur de merde, lourde, organique, qui envahit l'air. Je me lève, vacillante, et scrute le miroir : rien d'anormal, sauf ce regard éteint, ces cernes qui creusent des vallées sous mes yeux. Pourtant, l'odeur persiste, et une chaleur sourde irradie de mon bassin, comme si un feu couvait là, quelque part, au creux de moi. Je pose une main sur mon ventre, puis plus bas, et c'est là que je comprends, dans un éclat de lucidité absurde : c'est moi qui brûle, c'est mon cul qui s'embrase. J'ai le feu au cul ! Une combustion spontanée, ridicule, grotesque, née de l'absence, de ces années sans toucher, sans désir, sans un corps pour rallumer le mien. Mes reins crient, mon lumbago n'était qu'un mensonge, un leurre pour masquer ce foyer ardent qui dévore ma chair immobile. Je ris, un rire rauque, presque animal, parce que l'idée est trop absurde : mon corps, privé de caresses, s'est mis à s'autodétruire, à s'enflammer de l'intérieur. La solitude, ce vide qui me ronge, a pris les commandes, allumant des braises là où plus rien ne vit. Je titube vers la fenêtre, espérant que l'air extérieur étouffe ce brasier intime, mais le soleil d'août rigole, complice de ma déroute. Mes hanches fument, métaphoriquement ou non, je ne sais plus, et je m'imagine consumée, réduite en cendres par ce feu de frustration, ce manque cruel de peau contre peau. Quinze ans sans amour, sans sexe, et voilà que mon corps se rebelle, s'immole dans un ultime cri de révolte. Je m'effondre sur le canapé, riant et suffoquant, tandis que l'odeur de brûlé et de merde s'entremêle, signature olfactive de ma combustion spontanée, ironique et tragique, d'une femme que le désir a abandonnée.
Alors je tente la méthode radicale : direction la salle de bain. J'ouvre le robinet d'eau froide à fond, comme si j'allais baptiser ma chair en furie dans le Jourdain. Le premier contact est un coup de poignard polaire dans mes cuisses, mais le feu refuse de mourir. Pire, la vapeur qui s'élève autour de moi ressemble à un spectre moqueur, un djinn qui me souffle : « Trop tard, ma vieille, le brasier est intérieur. » Je reste là, trempée, grelottante et bouillante à la fois, mi-sorcière au bûcher, mi-lotte surgelée oubliée dans un four préchauffé. Puis je capitule et file au congélateur : opération Ben & Jerry. Trois pots, quatre cuillères, aucune dignité. Je les attaque comme on éteint un incendie avec un extincteur : à la chaîne, méthodique, sans laisser de répit. Ma langue engourdie, mes dents qui claquent... le froid descend enfin, lentement, vers mon ventre, puis plus bas. C'est presque jouissif, ce choc thermique. Si j'avais su que l'orgasme post-quarantaine passerait par la crème glacée, j'aurais économisé sur les sextoys.
Au réveil, effrayée, je vois ma peau marron craquelée. Avec la canicule, dans mon appartement sous les toits, ma peau a brûlé. Les antalgiques court-circuitent l'alarme de la douleur.
Le mois où même en avoir rien à foutre devient insupportable.