Serial Edit 29 : le feu

Le 29/01/2009
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par Aelez
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Rubriques / Serial Edit
De l'edit précédent (une très obscure et lyrique histoire de vaches mortes), celui-ci garde le charme pittoresque de la province anglaise et les fermiers idiots, tout en y ajoutant une fillette sourde. De quoi faire un excellent texte comique, à vue de nez. Sauf que c'est plutôt un genre de drame des temps modernes qui se joue là, enfin je crois. On a l'impression que cet edit essaie piteusement de restituer un sentiment de panique intense avec des effets spéciaux très cheaps et une bande-son à la Benny Hill. Pas très convaincant, pour le coup.
Textes précédents :

- Extrait du Faust, de Goethe
- Le pacte par nihil
- L'impact par Glaüx-le-Chouette
- Le trou par Aka
- Le vide par Hag
- La jouissance par Strange
- Der flammenwerfer par Glaüx-le-Chouette
- Le putain d'saïan par Lapinchien
- L'empreinte par Winteria
On gueule son nom sans vraiment l'articuler - très vite - peut-être parce qu'on a peur que nos cris ne couvrent ses appels à elle. On sait que ça sert à rien : ma fille est sourde comme un pot depuis son premier jour. C'est comme ça que Dieu l'a faite. Mais on gueule quand même ; parce qu'on a comme une pression dans la poitrine, ou entre les épaules, je sais pas bien, et qu'on a besoin de la détirer pour continuer à avancer.

C'est drôle comme Dieu trompe l'ennui parfois. Le coin est un peu triste il faut dire, alors de temps en temps, Il met de l'animation. De l'eau, la pluie, la grêle, qui nous pourrissent les récoltes. D'autres années, c'est le sainfoin qui manque, et l'ivraie et le trèfle, et les brebis qui crèvent de bouffer du mauvais fourrage. C'est un peu comme les plaies d'Egypte, à l'échelle de Pittleworth.

Mais le feu, ça, on avait jamais eu.
Le climat ne s'y prête pas trop normalement, alors on ne se méfie pas vraiment.

Il y a moins d'une demi heure, j'allais me coucher sans penser à rien, abruti de la même fatigue que tous soirs avant. Là, mon plus grand fils est entré en trombe, tout haletant, et dégueulant des phrases sans queues ni têtes, qui me faisaient le regarder avec des yeux ronds. C'est ma femme qui l'a calmé, pour qu'il puisse nous expliquer. Il avait senti quelque chose - l'odeur pourrie du foin qui crame - puis il avait vu un de ses frères entrer dans la grange avec un baquet d'eau, et l'autre en sortir en crachant ses poumons, avec les chiens qui courraient en rond autour, rendus fous.
En réalité, je ne sais pas comment j'ai pu entendre toute l'histoire, parce qu'en moins de cinq secondes, j'étais dehors, j'évaluais la casse. Et je donnais des ordres à droite et à gauche pour qu'on sorte tout de la grange et qu'on aille chercher de l'eau.
Des seaux, des seaux qu'il nous fallait, alors j'ai aboyé à ma femme d'aller en chercher. Et comme elle ne bougeait pas, je me suis retourné, prêt à lui foutre une bonne trempe pour qu'elle se ressaisisse, et peut être aussi pour me calmer moi-même, je dois avouer.
Mais quand j'ai vu sa tête, ça m'a arrêté. Elle avait la peau plus pâle que la craie du sol, et son corps avait l'air mort alors que ses yeux brillaient du feu de Dieu au dessus de ses joues rouges, comme si elle réfléchissait tellement fort que toute son énergie s'était concentrée dans sa tête. Et puis elle s'est mise à trembler, et elle a dit, sans presque bouger les lèvres : « La petite… Où est la petite ? ».

On a couru partout, mon grand fils et moi, en laissant la mère s'effondrer. On a fouillé la maison, la cour, alors que le feu rongeait la grange et attaquait la bergerie.

Maintenant je suis là, au milieu des flammes. Il n'y a plus que moi et mon grand fils, les autres s'activent dehors : on a décidé d'abandonner la grange et d'éloigner les bêtes du brasier, qui crache ses foutues flammes aussi loin qu'il peut.
A l'intérieur il n'y a plus que nous, et on essaye de se tailler un chemin dans la fournaise, à grand coups de nos bottes et de mouchoirs sur le visage.
Au début on avançait vite. On courrait encore quand on est rentrés. Mais à l'intérieur, c'est un monde qui tourne au ralentit. Même enragé comme on l'est, on est obligé de prendre garde à chaque mouvement. Ca craque au dessus, ça grince à droite, et même là où ça ne bouge pas, les courants de vapeur nous font croire que les murs sont déformés.

Il fait une chaleur monstrueuse. De l'eau coule sur mon visage. Pas des larmes d'angoisse ou de désolation - je n'ai pas suffisamment ma tête pour ressentir des choses pareilles - non, de l'eau utilitaire, froide, comme si mes yeux espéraient encore éteindre le feu dans l'air autour.

On est loin de la porte, maintenant, et toujours pas de trace de ma fille. On crie, on appelle, peut-être qu'on panique un peu.
Et on tend l'oreille dans le silence qui crépite.
Brusquement, un grand vacarme me souffle vers l'avant. Et un cri de mon fils. Un pan du plancher haut vient de tomber pour nous séparer, lui barrant la route jusqu'à moi. Et condamnant pour moi le chemin vers la sortie. Il me fixe, tremblant de tout son grand corps bouleversé. Ses lèvres bafouillent : sortir / brûler / trop tard. Mais peu importe maintenant, je dois retrouver sa sœur. Ma fille. Coincée là quelque part.
Je me retourne, j'avance vers l'échelle, aussi décidé qu'on peut l'être. Et j'entends encore l'autre ahuri brailler derrière. Je grimpe aux barreaux. Là-haut, c'est aussi la fournaise. Des craquements, de nouveau. Et en bas il crie : il faut que je redescende / rien à faire / tous brûler vifs / tant pis pour moi / s'en va.

La fumée m'empêche de voir. Mais j'entends : tout s'écroule. Les flammes montent d'en bas, aspirées par l'unique fenêtre de l'étage. Elles sont au dessus de moi, autour.
Et je comprends. Perdu. J'ai voulu sauver mon enfant, je nous ai perdus tous les deux.
De nouvelles larmes remplissent mes yeux. Des vraies larmes, cette fois. Puis soudain je panique. Je cours vers la fenêtre, décidé à sauter, mais en dessous, tout brûle aussi. Je suis mort.

Et je la vois. Derrière la grange. Elle était là, tout ce temps. La petite. Ses grands yeux illuminés par le brasier.
Et alors que mes cheveux s’enflamment, je souris de voir les siens soulevés par le vent.