Serial Edit 30 : chercheuses d'or

Le 17/03/2009
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par Glaüx-le-Chouette
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Rubriques / Serial Edit
La cambrousse profonde : ses bouseux, ses attardés congénitaux, ses amours incestueuses dans la paille de la grange. Hormis ce cadre, peu de choses rattachent ce texte à son prédécesseur, 'le feu' d'Aelez, dont il est inspiré. C'est pas grave, c'est bien quand même. Sans doute trop de contexte pour trop peu d'action, et trop de mots pour raconter une histoire simple. Faut voir. Disons qu'on pourra pas faire signer l'adaptation à Weslay Snipes, mais on fera sans.
Textes précédents :

- Extrait du Faust, de Goethe
- Le pacte par nihil
- L'impact par Glaüx-le-Chouette
- Le trou par Aka
- Le vide par Hag
- La jouissance par Strange
- Der flammenwerfer par Glaüx-le-Chouette
- Le putain d'saïan par Lapinchien
- L'empreinte par Winteria
- Le feu par Aelez
Je dis leur nom sans vraiment l’articuler - très vite - peut-être pour que les frottements de la forêt et les gargouillis de l’étang couvrent tout juste mon murmure ; peut-être surtout pour faire tendre leurs oreilles vers moi. Les oreilles de mes femmes sont comme celles des chats, à cet instant précis. Je dis leur nom tandis qu’incrédules, elles contemplent l’étang flasque, et l’îlot des nénuphars dorés dont je leur ai parlé. Il n’est que gris jaunâtre, à présent qu’elles le voient ; comme tout le reste n’est que gris jaunâtre, au vrai. Je les nomme tandis qu’elles me tournent le dos. Sinon, je ne pourrais pas tirer. Je l’ai fait quelquefois. J’ai été déçu.

J’aime leur regard étonné, quand elles se retournent. Elles virevoltent très lentement, tout en tombant, et je surprends leurs yeux écarquillés juste avant qu’elles ne s’écroulent. J’aime ce regard et ses questions naïves ; j’aime le voir après l’implosion minuscule dans leur dos, entre leurs omoplates. Le coup de feu, la plaie grise de poudre et pas encore noyée d’écarlate, un infime instant, puis leurs pupilles. Un trou noir et sans âme, puis ces deux puits animaux, blessés. C’est très beau.
Mais je m’emporte.

On trompe son ennui comme on peut, à Pittleworth. Accoucheur d’une ville minuscule de rednecks consanguins, c’est un peu triste. Mais il fallait bien que quelqu’un le fasse. Pour rompre la monotonie bovine du quotidien, j’ai des jumeaux, des naissances par le siège, des fausses couches de temps en temps ; au mieux, un roux et les lamentations de la mère, et les imprécations de la grand-mère et, les jours de chance, le père qui tente de le renvoyer au diable à coups de pelle. Parfois, des malformés. Ceux-là, les parents les acceptent à la fois comme une malédiction, et comme une chance donnée par le bon Dieu de prouver leur valeur ; ils le chérissent comme personne. Sauf, bien sûr, s’il est roux.

A la fin de l’été pourtant, et jusqu’à l’automne, on vient me voir davantage. Les saisonniers sont nombre, et repartent sans crier gare ; mais un samedi soir derrière une salle des fêtes, parfois, ils laissent un souvenir de leur peau tannée et de leurs yeux plissés d’aventuriers de magazine, dans le ventre des idiotes de Pittleworth. Les patrons aussi, les gros, laissent un peu de leur gras dans le creux des cuisses et un billet dans la poche des servantes, un jour de canicule. Et puis il y a les frères et les sœurs qui découvrent la vie ensemble, sur la paille de la grange des parents ou derrière le cabanon des sanitaires, au cœur de l’ennui des vacances. Voilà mon fonds de commerce, voilà ceux qui font qu’à chaque saison, je vois arriver chez moi ces jeunes filles timides, aux regards débiles, aux seins crasseux, pour leur confirmer que non, elles n’auront plus leurs règles et jusque bien après la Noël, et que oui, les vomissements continueront encore quelques semaines, et que non, le porridge gardé trois jours dans son saladier sur la toile cirée de la cuisine de madame Johnson n’a rien à voir avec ces maux de ventre-là. Les filles elles aussi, à Pittleworth, trompent l’ennui comme elles peuvent.

En moins de cinq secondes, à leur arrivée, j’évalue la casse, et je prépare mentalement mes ordres et mon ordonnance, préparée de toute éternité pour leur cas, parce que leur cas fut aussi celui de leur mère, et de leur arrière-grand-mère, et sera encore celui de leurs arrière-petites-filles. Pourtant je le sais ; je devrais leur coller une trempe. Leur beugler les valeurs de la vie, celles qu’elles beuglent à l’église en carton-pâte le dimanche en rotant leur milkshake du matin, leur brailler leur connerie au visage et la postillonner sur leur front trop haut bouffé par l’acné. Je devrais. Mais je reste calme. Elles n’y peuvent rien. Elles viennent à moi, la peau plus pâle que la craie du sol, et leur corps se délite, tandis que leurs deux yeux brillent du feu de Dieu au-dessus de leurs joues de paysannes tachées de rouges, en l’attente du verdict : « Vous êtes enceinte ». Elles se mettent à trembler ; la lèvre inférieure en premier.

Alors elles sont fragiles ; alors je peux les apprivoiser. Alors je peux commencer à les sauver.

Le fœtus rougeâtre qui se forme en elle leur importe peu, au fond, ni mon ordonnance. Bon sens de paysanne. Elles pensent au reste. A la suite. Les gens d’ici n’ont pas d’amour ; ils ont des garde-manger et des traites à payer. Alors en quelques jours, parfois même en quelques instants, elles pourraient basculer dans l’immonde, dans le fatalisme outrancier de ces sales bêtes-là, dans l’apoétique et les nécessités rationnelles. Elles pourraient devenir, avant même la naissance de leur problème, des mères rednecks modèles, des sacrifices vivants. Moi, je les sauve de toute leur laideur native. Je leur donne le salut ; puis je reprends.

Il s’agit d’être plus fort que leur gosse. Plus fort que leur éducation. Plus fort et plus audible que leur roman familial déplorable, de les faire princesses et nobles quand elles sont filles de loques. Il s’agit de leur donner, quelques jours, quelques semaines, la chance de vivre, l’espoir de s’évader par le haut. Puis les tuer en plein vol.

Je n’aime pas qu’on meure vile ; je n’aime pas qu’on vive en victime. Ne dites pas que je fais le mal. Je leur offre le seul bien qu’elles auront jamais.

Ce tout premier jour, je les garde longtemps dans mon cabinet. Je leur parle. Je pose mes avant-bras et mes paumes à plat sur le bureau ; puis insensiblement, je me penche, pesant, solide, la masse de mon corps portée en avant. Elles sentent cela. La stabilité. Face au brasier des obligations, des projets secs et des fatalités qui commence à prendre, dans leur cerveau, c’est comme un autre brasier ; dans leur cœur. Une flamme de compassion qui vient leur caresser les sens. Je leur parle et leur parle encore, de ma voix la plus sourde et la plus profonde, et je ne les laisse pas repartir, pas même se lever, tant que je n’ai pas vu leur regard s’arrêter, cesser de fuir et de bouillir, et devenir d’une autre flamme, non plus celle, blanche, de la peur, mais celle d’un espoir en moi, d’une confiance et d’une forme de sérénité. Dorée.
Pourtant je n’ai cure de les apaiser. Bien au contraire. Je veux davantage. Deux jours plus tard, toujours, je les appelle. Je leur donne rendez-vous, un rendez-vous informel, dans un restaurant vaguement miteux, qu’elles connaissent bien ; celui où tout se passe, à Pittleworth. Pour excuse, je prétends avoir à leur donner divers conseils de nutrition pour leur grossesse. Mais je n’en aurais pas besoin. J’arrive toujours très en avance, je m’assieds, et je sirote une bière en les attendant.

Il fait une chaleur monstrueuse, dans ce restaurant. Un de ces wagons désaffectés puis transformés en cafétéria. Le délice des touristes ; mais les touristes, à Pittleworth, on les voit à la télévision. Pourtant le propriétaire veut bien faire, même pour les perdants qui lui servent de clients, ou pour l’honneur ; beaucoup de café dans les tasses, beaucoup de lait en poudre dans le café, beaucoup de sel dans les frites, et la climatisation au maximum. Fierté de plouc.
Moi, je tends l’oreille dans le silence et le crépitement de l’huile ; j’attends les pas de la fille, dans la poussière de la rue. Elles sont toujours à l’heure, et le plus souvent, cinq minutes en avance. Puis elles entrent, me trouvent dans la cafétéria vide, et s’assoient à mon invitation. Elles me fixent, tremblantes, à nouveau bouleversées, à nouveau perdues. En deux jours, je le sais, elles ont affronté les parents, les grands-parents, les amies vipérines (mais que je verrai néanmoins plus tard dans la saison, ou la saison suivante), les cousins et cousines fatalistes qui ne font plus que survivre, au même mal. Après deux jours, elles sont plus abattues et fragiles encore qu’au tout premier moment.

Lorsque la conversation s’engage, elles bafouillent, perdent leurs mots. Je les écoute avec attention, je surveille du regard leurs lèvres qui butent sur des « m’en sortir / ressources / trop tard » ; j’accompagne leur langue qui s’accroche à des « il faut que je trouve / tous contre moi / sais pas comment faire / parti sans rien laisser ». Dans leurs yeux, c’est d’abord à nouveau le vent froid et brûlant de la peur. Un vent de sel. Puis à mesure qu’elles me voient suivre leurs paroles à la trace, les accompagner, et pencher à nouveau mon corps au-dessus de la table, et mon regard qui s’enroule autour d’elles, l’autre flamme revient. Celle de l’oubli et de la fuite en avant.

Il ne faut pas plus de trois rencontres pour qu’elles soient à moi. Jamais davantage que trois rencontres. La troisième, je les mène au bord de l’étang qu’elles ne connaissent pas, voir l’îlot qu’elles ne connaissent pas, mais dont elles rêvent depuis que je leur en ai parlé. Voir l’îlot des nénuphars dorés, au milieu de la vase grise et poisseuse, voir la métaphore de leur vie. Après trois longues après-midi à se laisser peu à peu enrober par mes mots et mon regard, elles savent ce qu’est une métaphore, un nénuphar, l’or et l’espoir ; après trois longues après-midi à caresser leur imagination, à la charmer, à la faire danser hors de son panier d’osier sale, j’ai réussi à leur faire croire à l’or des nénuphars, et au bonheur malgré tout.

Et tandis qu’elles me tournent le dos et que je sors mon arme en silence, je sais leurs yeux illuminés encore par cet espoir, même fixés sur les fleurs pourries. Leurs grands yeux qui essaient encore de croire, même face à la réalité jaunâtre. C’est ce regard que je veux. C’est ma proie.

Puis j’enflamme une allumette, et tout en fumant, le poing serré dans ma poche et l’idée de leur regard noir pur et jaune sale au creux de mon poing, je souris de voir leurs cheveux onduler encore quelques instants dans l’eau épaisse.