Serial Edit 31 : le dépeceur

Le 20/03/2009
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par Hag
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Toujours aussi intrigué et fasciné par l'art, le zonard s'échine à disséquer la vocation artistique. Et comme d'hab, retombe sur la conclusion typique : l'Art est un temple, les artistes des profanateurs et le public un troupeau d'abrutis et de pédants prosternés sur le parvis. RAS, donc. Hag en vient même à se passer d'action ou d'intrigue pour ressasser ces clichés. Ca se lit très bien et c'est loin d'être con, mais on en sort avec une certaine impression de déjà-vu.
Textes précédents :

- Extrait du Faust, de Goethe
- Le pacte par nihil
- L'impact par Glaüx-le-Chouette
- Le trou par Aka
- Le vide par Hag
- La jouissance par Strange
- Der flammenwerfer par Glaüx-le-Chouette
- Le putain d'saïan par Lapinchien
- L'empreinte par Winteria
- Le feu par Aelez
- Chercheuses d'or par Glaüx-le-Chouette
Je dis son nom, bien fort, distinctement, je le crie presque ; et par les micros devant moi rassemblés ma voix tonne autour de la salle, autour des gradins et de l'auditoire captivé, qui n'attendait que cela. Tous du regard je les balaie, je les vois qui ouvrent les yeux de surprise, certains la bouche même, et tous cherchent le lien fabuleux que mes paroles ont tissé entre ces quelques mots et la toile monumentale révélée derrière moi. Et j'attends, et je contemple le spectacle, et la foule qui toujours se comportera de la même ridicule façon : après l'étonnement viendra un temps de réflexion, certains en silence, et certains se concertant, puis quelqu'un applaudira. Le calme se fera brièvement, et, comme dans un rêve, je verrai éclater les foyers d'applaudissements qui bientôt auront contaminés la foule étendue, et rapidement tous, même les plus sages, les plus posés, tous auront été touchés par ma fièvre et m'applaudiront, m'acclameront génie, et si je le voulais par dix fois ils m'acclameraient Imperator et Caesar. Ce sont là mes légions, fidèles, dont je fais la fortune et qui contribuent à la mienne.

Vient le vernissage. L'oeuvre a rejoint ses soeurs dans la galerie, c'est à la fin du parcours qu'elle trône, à deux mètres du sol ciré aussi lisse qu'un de ces lacs pétrifiés, seule dans sa propre salle, ses trente mètres carrés écrasant de toute leur superficie l'humain s'aventurant à son voisinage. Et c'est là, parmi la multitude d'insectes circonvoisins admiratifs, curieux, flagorneurs, Moi, l'Artiste, le Dieu aux mains donnant la vie je fais semblant d'être modeste, de considérer leurs questions, de penser mes réponses, ce que je raconte sans une pensée ils l'avalent goulûment, je sème mes paroles tel le prophète d'un nouvel art. En face de ma toile immense représentant une fleur jaune sur fond gris, dans un silence solennel, prenant la voix du conteur, je leur raconte des conneries. Je me fous de leur gueule d'obséquieux, de critiques, de parvenus, de crétins infoutus de penser à ce qu'ils voient sans Mon explication ; et cela même ils l'absorbent. Ils sont beaux mes esclaves qui demain parleront de moi, en bien, voir en mal pour quelques originaux moins abrutis que leurs semblables, élevant toujours plus haut le magnifique temple de mon succès, bâtis sur les cendres de la libre pensée, de l'art et du bon goût.

J'étais l'artiste de la famille, celui qui à Noël dessine au feutre argenté des rennes sur les cartes, celui qui dessine dans son coin les mêmes vaisseaux spatiaux. Celui qui alors qu'il grandit apprend que la hauteur d'une tête est de trois nez et demi, et qu'un corps fait huit têtes de haut pour deux de large. Celui qui lors de sa puberté se perfectionne en dessinant les femmes à poil sur lesquelles il se masturbe ensuite, celui qui décide enfin de ne pas aller en école d'art parce qu'il estime ne plus avoir besoin d'aide pour créer. J'avais alors développé ma propre culture artistique et cherchais opinion sur ces courants étranges, les vents mystérieux poussant les fous à exposer des photos de chaises, des empilement de voiture, à s'enfermer dans des bunkers immaculés ou à emballer le Reichstag sans autre raison que la quête de l'Art, cette bête que tout le monde dit avoir vu mais que seul les incultes prétendent connaître. Je quittais bientôt les rivages calmes du dessin sans prétention qui jusque là m'avait nourris, et exalté je partait en quête de l'Hydre.

Je me noyais alors parmi la masse des artistes du dimanche, qui dessine les mêmes natures mortes à la gouache ou l'acrylique, les mêmes nus au fusain, les mêmes campagnes à l'aquarelle. J'essayais dans mon coin de faire exploser le dessin, ce me semblait peu original mais nécessaire, de tout mes muscles, je donnais des coups de crayon furieux, j'écrasais mes pinceaux de martre Tobolski contre les toiles impassibles ; je me fatiguais, je hurlais, je frappais, seul, dans le grenier reconverti, jusque le soir à la lumière nulle de l'ampoule jaune, je me déchaînais, je naissais, l'Art m'accouchait dans une débauche de sueur, de drogues, de rage. Mais enfin je me sentais naître. On me traita de sous-Bacon, de sous-Pollock, de sous-Duchamp. On riait de mes délires, de mes fantasmes, de mon idéalisme. On parlait de moi. Je m'en foutais encore, j'étais lancé dans ma chasse merveilleuse, je trouvais toujours où exposer, les amateurs fauchés ne pouvant s'offrir un Dariush faisaient mon fond de commerce. Je plongeais toujours.

Certains disaient évidemment que je fuyais. Ma famille avait commencé, malgré quelques plats reproches, à me soutenir dans mon virement artistique, mais s'était bientôt éloignée, effrayée par la tournure des évènements ; je ne pouvais leur en vouloir, je n'y pensais pas vraiment, j'avais bien un autre sujet de préoccupation. Certains amis aussi avaient pris quelques distances, d'autre étaient restés, mes quelques expositions m'avaient par ailleurs rapprochés d'autres artistes locaux ; je ne vivais pas coupé du monde, je sortais souvent, la nature m'inspirait plus que tout autre chose, il faut dire que je concevais toujours l'art comme idéalement lié à une certaine beauté, et je tenais la nature comme mère de la beauté, et inspiratrice universelle. Je cherchais ses liens intrinsèques avec l'Art, je la recopiais, la recréais, la disséquais, la torturais ; ainsi faisais-je de tout ce qui m'intriguait, méthodiquement, frénétiquement.

A vrai dire, personne, pas même mes amis artistes, ne comprenait vraiment bien mes préoccupations. Eux-mêmes tenaient l'Art comme un acquis, ou bien une notions figée depuis l'académisme, ou encore un vaste bazar, une antiquité que la seconde moitié du vingtième siècle avait mise en pièce sans vraiment rien bâtir sur son cadavre, un terrain vague où chacun allait faire son marché en se basant sur des notions n'étant jamais que personnelles. Je voulais aller plus loin qu'eux, aller plus loin que les concepts éculés, aller plus loin que le triste assouvissement artistique contemporain qui, épuisé, n'avait guère plus la force de se battre, de se lever, de briser à nouveau ses chaînes. Je me voyais en sauveur, en messie. Ma démarche que d'aucun voyait destructive n'avait d'autre but que d'essayer de me libérer des fers des préjugés, je voulais détruire les portes murées de mon inconscient, je ne voulais pas les peindre, pas tourner autour en spéculant, simplement j'essayais de les pulvériser à la masse. Et cueillir subséquemment l'Art dans sa plus simple tenue, le recueillir, l'apprivoiser, ou plus simplement le voir, apprendre de lui, ultimement le représenter.

Et il advint qu'une réponse m'apparut. A vrai dire, je fus assez déçu.

A cette époque, j'avais parcouru mon chemin, mes expositions se multipliaient comme je propageais mes oeuvres tordues qui commençaient à s'apprécier, et à s'estimer. Quelques articles plus ou moins moyens dans des revues d'art parfois en vue m'avaient attirés les courriers de curieux, sympathisants, désolés, ou d'imbéciles qui voulaient m'offrir une solution préfabriquée. Je pouvais donc espérer vivre de ma passion ; ça m'arrangeait fort, les tissus couverts des traces épaisses et colorées de mes délires trouvaient souvent un acheteur qui y voyait là quelque esthétisme agréable à ses yeux, je n'étais pas de mon côté fâché de me faire de l'argent de ce que je venais à considérer comme des échecs, des essais dont la puissance n'avait pas été suffisante pour me propulser assez loin.

Et ce fut donc une après-midi étouffante, mon atelier sous les toits brûlait de la lourde chaleur des régions de l'est lorsque vient l'été, le soleil baissant éclairait encore ma toile, je ne savais pas quelle heure il pouvait bien être. J'étais à mon ouvrage, en une transe, quand je m'arrêtai. J'y étais. Ce fut moins une impression d'accomplissement qu'un certain mal-être, la sensation nette que j'étais arrivé au bout de mon chemin, et que quoi que je fasse je ne pourrai pas aller plus loin. Ce fut sur cette révélation que je déduisis ma théorie, péniblement vérifiée durant toute ces années.

L'Art, c'est la beauté. C'est l'expression profonde et spontanée de l'agréable, visuel ou intellectuel. C'est ce qui se contemplait pour lui-même, qui se suffit à lui-même. L'oeuvre se doit d'être fragile, faible, l'oeuvre est manipulée par le spectateur, si jamais elle cherche à se justifier, à s'expliquer, à influencer, alors elle trahit sa nature sincère, vulnérable et ne mérite pas son nom. L'art est personnel, chacun l'apprécie au jour de son expérience, de son inconscient, chacun le voit en différents avatars, surgissant de l'imprévu, frappant de nulle part, hurlant au coin des yeux, disparaissant quand on le cherche. Et un bref instant en face de moi je l'avais vu nu ; et je ne savais plus quoi faire.

Si je n'avais plus désormais d'objectif, au moins avais-je toujours commerce fleurissant. Je continuais donc à produire des toiles, qui certes s'accordaient à la mienne vision de l'art, mais qui, et je le savais et y pensais avec dépit, ne pourraient jamais obtenir une reconnaissance universelle satisfaisante, car de par la nature volatile de l'art, la seule référence demeurait parmi ces médiocres de critiques qui parvenaient à réunir plus ou moins une majorité autour de leurs babils prétentieux. Je continuais donc sur mon chemin, puisque ça plaisait aux hommes. Je riais tristement des articles qui croyaient pouvoir pénétrer mes coups de pinceaux las ; on me disait héritier du futurisme et du pop-art, on clamait que je voulais démonter la peinture, que c'était de l'auto-destruction, du génie, que Marc, voir Möser, pouvaient être fiers de moi. Je m'y attendais, mon désappointement néanmoins se nourrissait de ces stupides déclarations, et je me perdais, j'errais, je peignais comme un mort, souvent absent, défoncé. Je partais, je fuyais. J'avais fini, je n'avais, n'étais plus rien.

Et j'ai décidé, un soir, de me venger. L'art m'avait amené dans une impasse, il miroitait trop de promesses, certes dues véritablement à ma tradition artistique bourgeoise, mais j'étais trop faible pour vouloir faire une différence. J'avais eu du verre étamé quand j'attendais de l'or, de l'eau pure en place du nectar, j'étais brisé et amer.

Alors j'ai continué à peindre. Gaiement. J'ai commencé à prendre la parole, à rédiger mes propres articles, je décidais de prendre arbitrairement le parti d'un critique contre un autre, de faire volte-face pour des raisons imbéciles qui ne manquaient pas d'être qualifiées de subtiles, justes. Je me qualifiais moi même de nouveau Warhol, je déclenchais d'un mot des tempêtes de commentaires emportés autant que ridicules. J'arrivais au sommet de la renommée, alors que je m'enfonçait dans les gouffres coruscants de l'hypocrisie et des querelles de clochers ; et on me disait éclairé, et on me traitait en prophète, et jamais je ne cherchais à démentir, je cultivais la fausse modestie et récoltais le succès, l'argent et les entrées gratuites dans tous les bouquins d'art contemporain. Je m'érigeais en guide, en meneur, et même on ne me contestait pas ce rang. J'avais rejetés mes vieux idéaux qui m'avaient si longtemps porté, je revêtais le chaud habit du mensonge et de la corruption. Je m'abandonnais au luxe, cela faisait longtemps que les riches agents, les investisseurs, les musées avaient remplacés au rang des acheteurs les amateurs éclairés et les riches mécènes. Je ne mettais plus aucune force dans mes peintures, j'avais abandonné l'Art comme je sentais qu'il m'avait déçu, j'avais foutu ce sage encombrant à la porte d'un coup de pied au cul.

J'avais été initié, et maintenant je devenais pute, je vendais mon pinceau pour de l'argent, je démantelais l'Art pour de l'argent, je trahissais mon ancien ami pour de l'argent, ma face de dieu distribuait au monde des parodies d'art, des tableaux diminués, mauvais. Partout je faisais la pute, je prenais des commandes aussi peu inspirées que rémunérées, chaque exposition était plus simple, moins inspirée que la précédente, je payais mes repas dans les palaces à coups de bites au stylo sur les dessous de tables, je serrais les mains des présidents et des rois et prenais la parole lors des inaugurations de musées. Je me foutais d'eux tous, je leur balançais à la gueule des cadavres, du vomi, je les regardais s'agiter, misérables, avec leurs fiertés, leurs prétentions, je les méprisaient. Ils m'adoraient. Ils n'ont pas cessé.

Et me voici dans cette nouvelle exposition, dont la pièce maîtresse est cette fleur jaune immense sur fond gris terne appelée aléatoirement "L'or joyeux", ils sont tous telles des mouches agglutinés autour, leurs regards brillent comme ceux des enfants. Je les regarde gentiment, je souris de les voir s'extasier encore.