Tranche de vie de zonard
Je me suis levé à midi. Je vous jure, j'avais un visage anguleux dans la tête, tendu dans le vide comme une contemplation d'imagerie religieuse, un genre de visage de Christ tendant l'autre joue, mais chauve, imberbe, tout blanc, avec une gueule tellement en angles qu'on aurait pu croire celle d'un alien. Pas de barbe, pas de cheveux longs, pas de couronne d'épines. La mélancolie qu'on a sur le monde. Le visage tendu qui se projetait sur le bleu du ciel, en toute pureté.
Ça devait être une projection inconsciente de ma dignité, ou quelque chose comme ça. La façon dont on pourrait être, débarrassé de toutes les anciennes scories mentales, mélangées aux saloperies du quotidien. Ça s'empile et ça se multiplie, avec la routine asseyant ses grosses fesses tout en haut de la pile. Ça fait comme une pyramide, ou quelque chose comme ça. Quelque chose comme ça, quelque chose comme ça. Quelque chose comme ce qu'on est pas quoi, une idée de ce vers quoi on pourrait tendre, au-delà du bourbier qu'on affiche sur la gueule au lever. Une sorte de sens de vérité intrinsèque et finalement visible. Putain, j'avais pas envie de sortir du lit.
Cafés, cigarettes, vitamines, c'était le matin. J'avais encore arrêté de boire, deux jours auparavant. Ça me faisait une vision de tunnel, écrasée, comme une limace dans un souterrain. Le noir complet, j'avais l'esprit qui crissait. Je pensais aux graviers sous le corps de la limace.
Le moindre petit caillou devenait un monde. Une frustration, un type qui te parle mal, une saleté de souvenir familial, une peine qui remonte, et voilà une nouvelle planète autour de laquelle graviter, un nouveau point d'accroche, toutes les pensées qui tournent autour avec des clopes et du café, en arpentant les rues, en bouffant du bitume avec des tonneaux de sable dans la tête. J'étais une grosse bétonnière fumante ; fin de la semaine.
Pour m'aider, après les premiers cafés, j'écoutais du sludge, une musique grasse, lente, dissonante, hurlée, dégageant une sensation globale de violence, de souillure et de désespoir. Le groupe que j'écoutais, ce matin-là, ça s'appelait « le lait de la sangsue », en anglais. Ça me secouait, on aurait dit des chutes sur le trottoir transmuées en notes. J'aimais bien.
C'est des grandes assiettes de rien, les journées comme ça. On attend le foudroiement d'une inspiration, ou une grosse cuite pour tout dénouer, ou encore plus de dépression jusqu'à ce qu'il fasse jour.
C'est comme ça que je fonctionnais, la plupart du temps : quand dépressif et anxieux, encore plus de dépression, de solitude, sobre, jusqu'à ce que j'ai sué toute la noirceur de mes pensées. Un système digestif tout noir : la déprime, c'est un pot à yaourt rempli de goudron, ou de merde, à choisir l'image mentale que l'on préfère ; on se la mange à la petite cuillère, recroquevillé dans son univers comme un gremlins dans le coin sombre d'une pièce. Oreilles longues, visage à pustules, on aspire la soupe en couinant malédictions et aigreur. Quand le pot à yaourt est tout entier avalé, la petite bête rassasiée peut disparaître. Quel état de merde.
Mais c'est un passage obligatoire, ça ou aller voir un psy pendant 10 ans, payé 70 balles de l'heure pour supporter votre fiel à l'état brut, parce que vous le faites pas vous-même. Essayer de refiler votre croix de malheur sous la protection sacrée de l'analyse, ce grand, grand mot, joli masque à stagnation. J'y croyais pas, moi, à l'analyse. Béquille de riches, sape à détermination, calmeur de pauvres, nouvel outil de contrôle des masses. L'analyse, c'est de la dissection de nombril, du vernis sur faiblesse, et payer pour, c'est aller aux putes des émotions. C'est pas ça qu'apportera de l'amour.
Enfin bon, ça ou porter le bien-être en église, en adoration, du jogging, du sport, la bouffe, la pente douce, espérer aller mieux en zigzagant autour des points noirs, se leurrer et se perdre un peu plus loin dans le noir, et s'en barbouiller le visage comme un maquillage de clown. C'est connu pourtant, on répare pas une route en ignorant ses nids de poule.
On vit avec, au coin du feu de l'esprit, on discute gentiment en se regardant bien dans les yeux, en parlant tous en même temps et sans rien entendre ni comprendre, jusqu'à ce que tout le monde se vide et qu'ainsi le calme revienne. Ça prend du temps.
Faut les assumer ses démons, en toute introspection, selon la religion de ceux qui se voient comme les cons qu'ils sont, et la seule église qui vaille, c'est celle de ses exorcismes.
Mais bon, j'affirme, j'affirme et ce jour-là, j'avais pas les couilles. Le gremlins pouvait se mettre la petite cuillère dans le cul.
Je cherchais un autre échappatoire. J'espérais un peu d'amour justement, j'espérais pouvoir m'en tirer à bon compte, par un coup de chance, autrement qu'en me sifflant mon propre ciment. J'avais trop de blues à rattraper, à ressentir, à me passer par la trachée et les veines et tout le système, c'était pas un pot à yaourt qui m'attendait, mais un gros sceau de fromage blanc, comme ceux qu'utilisent les cuisiniers des restaurants. J'avais pris trop de retard pour la croisade ; j'étais même pas parti. Et je devais aller au boulot le lendemain. Ça finissait pas de me décourager.
Et puis de toutes façons il était déjà midi, et le temps que j'émerge il était 15h.
Sans conviction, je suis sorti pour aller me chercher quelque chose à manger, loin de chez moi, histoire de marcher, pour mouliner.
J'ai visé Faidherbe-Chaligny, c'était à une demi-heure de mon appartement, une heure aller-retour. Y'avait plein de choses à manger à Faidherbe, l'embarras du choix, et le temps de la route pour choisir. Je pouvais m'arrêter pour d'autres cafés sur le chemin. C'est bien de boire des cafés, quand on ressasse. Et les cafés, surtout dans les bistrots bien choisis, c'est toujours une possibilité de rencontres. Une femme déjà croisée, des regards échangés, peut-être un échange en conséquence des regards de la fois d'avant, bref une possibilité d'amour à attraper au vol, comme une mouche à miel. Ou comme un gros moustique à éclater sur le mur.
Mais non, que dalle. De toutes façons, je cherchais des moustiques bien spécifiques, de l'espèce des secoués, ceux qui voient du beau dans la mélasse, et plus encore ceux qui s'accrochent à des mecs qui voient pas le jour. Ça se sent, un truc pareil, pas besoin de mots. C'est comme regarder des hauteurs, un immeuble très haut par exemple, ou le vide du haut d'une falaise, ça attire, c'est beau. Je cherchais le genre de moustique où même quand on le croise, quand on est dans l'état dans lequel j'étais, on ose pas lui parler. Dans ces états-là, vouloir connecter avec une nana, c'est comme vouloir respirer sous l'eau, c'est de la fiction. Mais tout de même, on échange des regards, peut-être même un sourire, et on espère que ça débouchera sur quelque chose, un jour où y'aura plus de vie. L'espoir fait vivre, j'étais dans la fange.
Tout ce que j'accrochais, c'était le regard plat du serveur au tajine. Il était commerçant, il m'appelait frérot à chaque fois qu'il me voyait, avec son espèce de sourire forcé, mais on s'aimait pas. C'était un strict, le type très travailleur, très religieux. Je le suspectais de m'avoir relégué dans la case des gens pas intéressants depuis qu'il m'avait interdit de boire une bière sur sa terrasse, une fois que j'en avais achetée une dans l'épicerie d'à côté avant de venir manger. Pas d'alcool ici. Ça se faisait ailleurs, pourtant.
Il pouvait ne pas avoir tort, pour son classement des gens dignes d'intérêt ou non, mais moi aussi, j'aurais préféré que me soient ouvertes les voix mystiques de la divinité plutôt que de la tise, mais pour l'instant j'y avais pas accès, et à la tise si, sans être sûr que l'un empêche l'autre.
Je préférais le cuistot, un grand chauve chaleureux qui me débarrassait systématiquement, l'autre gueule de prison finissant toujours son service soit au milieu de mon repas, soit avant que j'arrive, ça dépendait du moment du milieu de l'après-midi auquel j'arrivais.
C'était un gentil le chauve. C'était pas une belle nénette écorchée avec laquelle connecter mais c'était déjà ça. Et puis il m'avait bien repéré, moi qui venais toujours bouffer à des heures indues depuis des années : il me faisait le tajine aux pruneaux à la mode traditionnelle maintenant, en enlevant les abricots secs, avec deux œufs durs dedans, comme avait dû lui faire sa maman. J'aimais moins, mais je le disais pas, je faisais avec, comme me l'avait appris la mienne.
J'avalais tout sans appétit, laborieusement, en ne pensant à rien et puis je rentrais.
J'aurais aimé que mon esprit se renouvelle, en fait. Oui oui, rien que ça, quand j'étais capable de penser clairement, quelques secondes par-ci par-là, je me rappelais que c'était ce que je voulais, là-bas, profondément, loin du conscient. Que ça se fasse comme une pâte à pain, avec la levure qui fait son affaire, ça fermente et hop, c'est bon, c'est du pain. Ou le fromage. Toutes les petites saletés qui vivent là-dedans, en prenant bien leur temps, qui fourbillent, jusqu'à ce que l'affaire puante soit mangeable, et succulente. J'espérais que mon âme se renouvelle comme du munster, sans rien faire.
Il y a des petits moines qui prient à la lumière des vitraux et des hommes qui font la même chose en se baladant sur les boulevards, à ceci près qu'il y manque le silence et qu'il y a la débauche, et la merde, et la misère et la richesse qui dégoulinent dedans. Les gens qui affinent leur âme dans les grandes villes sont les saints et les apôtres et tout ça en même temps.
Moi j'affinais rien du tout, je me contentais de regarder les vitraux du coin de l’œil. Je devais attendre que les cieux s'ouvrent, un truc de ce genre. Un petit miracle, une Grande Inspiration. Quand on est tout vaseux comme ça, c'est bien de faire quelque chose de la vase, c'est à ça que ça sert l'inspiration. Des dessins, des gribouillis, comme ces fous qui peinturlurent les murs de l'asile avec leurs excréments, ou Picasso, par exemple.
Moi, j'écrivais. C'est pareil que les dessins, avec la vase. Ça soulage, ça donne l'impression que tout ça n'arrive pas pour rien, que c'est comme ça, et au moins ça arrête un peu tous les pourquoi du c'est comme ça, parce que c'est comme ça, avec la vase. Les pourquoi du tant de solitude, en somme.
Or, quand elle est pas canalisée, la solitude, c'est comme la misère, ça se voit. On devient bizarre, on émane, on perd le sens de ses paroles et on les balance en croyant que c'est du vent, alors que c'est plein de mains comme des harpons qu'on envoie dans toutes les directions, qui n'attrapent jamais rien, qui sont désespérément repoussants, avec tous leurs piquants tranchants et toutes les couleurs de douleur qu'il y a dessus. Ça se voit, ça se voit. On est un peu comme un singe dans sa cage qui balance ses crottes sur les visiteurs pour attirer de l'attention. Les chimpanzés, c'est peut-être pour les faire partir les touristes, mais les paumés, c'est pour avoir de l'attention. Faut que ça s'assume, la solitude, c'est comme tout le reste. C'est pas facile. Faut fermer sa gueule.
Pourquoi je dis tout ça ? Ah, oui : la Grande Inspiration, petit remède à la solitude. C'est quoi un peu d'inspiration, sinon de l'amour créé ex nihilo, pour apprendre à faire un feu avec des morceaux de silex et des brindilles, plutôt que de devoir attendre le tonnerre comme un ahuri, ou vendre ses fesses à la tribu d'à côté ?
Enfin bon, voilà, quand j'arrivais à le savoir, je savais que j'attendais ça, le cul posé par terre, et entre temps, je me mangeais mon attente, placidement, aveuglément, en me contentant de l'espoir accroché à quelque repli larvaire de l'inconscient. Et ces rares fois-là où j'arrivais à le savoir, et bien je savais que la solution à tout ce bazar m'attendait quelque part, à un tournant, sans avoir aucune idée d'où il pouvait se trouver. Probablement très, très loin. Trop loin pour que je le voie en tous cas.
Mais l'inspiration ne venait pas. Elle n'était pas venue depuis si longtemps que je doutais même un peu qu'elle ait jamais existé. Peut-être bien dans ma tête, oui, mais pour ce qui est de la réalité, je savais plus. Au cas où, j'en revenais quand même à mon histoire de fromage blanc. Faudrait que je me le farcisse à un moment celui-là, mais pas là non, pas le Grand Noir là, pas le courage. J'en pouvais plus de ces histoires de laitages. Fallait faire diversion.
Et d'ici-là, temporiser, roupiller un peu. Donc je rentrais pour faire une sieste, dans ces mêmes rues fades et sèches que je connaissais pas cœur.
Je pensais : je devrais hiberner. J'étais un ours et je traversais mon hiver. Et un ours qui dort pas en hiver, ça décrépit et ça crève petit à petit. Fallait que je dorme. C'est une excellente diversion que de dormir, et en plus, ça fait digérer.
Mais voilà, on fait pas les choses en un tour de magie comme une idée. Tout le monde a des idées, c'est pas ça qui fait manger. Mais c'est confortable en restant hagard, on est bien avec les idées, à se tenir chaud, c'est douillet.
J'en ai connus, des gens qui pouvaient roupiller quinze heures d'affilée quand le besoin s'en faisait sentir. Ah les béats, les heureux, la bonne conscience ! J'en étais incapable moi, j'étais du genre à continuer de me dessécher sur la durée, jusqu'au sac d'os mental, et ensuite fallait que je me renourrisse tout, tout doucement, à la petite cuillère encore, pour pas que le bide éclate, à la manière de ces histoires de rescapés de camps qu'on entend. Chacun sa peine.
À la petite cuillère du bien-être. Sens inverse. Et d'ici-là, pas de sommeil. C'est-à-dire pas de sieste. Je suis rentré, je me suis couché, parce que tout ça et puis de toutes façons, rien d'autre à faire, et je suis resté la viande dans les draps, vautré comme un inutile, sans même pouvoir dormir pour ne pas m'en rendre compte. Et des journées sont passées comme ça, et des années, et y'en a qui passent leur vie comme ça, à l'égoutter, poissons crevés dans l'évier, vieilles carpes.
Ce sont ceux qui ne réalisent pas même le moment de leur mort et Mon Dieu, Bon Dieu, Seigneur, pitié, pitié accordez-moi la naissance d'un chef-d’œuvre, histoire d'exister un peu, accordez-moi d'accoucher les tremblements, tout plutôt que tout ça, et que ça n'ait pas servi à rien.
Mais pas de sieste, pas de chef-d’œuvre. Et c'est la journée qui passe dans l'aveuglement d'un espoir sans aboutissement, pas d'inspiration, que dalle. Et tous les jours de tous les derniers mois, c'était ça et en fin de compte, les siestes, ratées ou pas, y'en a eu plein. Ça ne change rien.
Et puis rien. Et puis c'était déjà le soir. J'avais toujours pas le courage de faire avec toute cette angoisse, et encore moins le soir, c'est le soir que c'est le pire, c'est là que ça vous embarque, toute la déprime en croisière. Devant vous c'est tout le malheur congestionné, comme un gros caillot en travers. C'est un bloc massif, tout gris, opaque, trop brut pour être affiné, totalement indigeste et absolument incompréhensible. Impossible d'y voir clair, impossible à ressentir. On est juste assommé comme après une bien mauvaise nouvelle, et on reste pantois, penaud et stupide.
J'avais pour programme de tout ravaler pour pouvoir sortir quelques lignes. Pas la grande inspiration, non, mais du jus de cafard à se passer toute la soirée, pour se regrouper, tout doucement, jusqu'à être enfin assez recentré pour écrire quelques mots, trois crottes de lapin. Ou rien du tout même, simplement le calme après le Grand Noir, et pouvoir se coucher tranquillement. Mais je ne voulais que le parpaing de la grande cuite sans gloire, de l'assommoir, oui s'il vous plaît, c'était la soirée au bar que je voyais arriver à grands pas ; combler toute cette flotte.
C'était une autre tranche de rien ça encore, mais au moins c'était pas le mien, c'était le bar, ça me changeait. Au début, je l'avais vu graviter du coin de l’œil seulement, au bout là-bas, là, une petite boule au loin dans ce coin et dans le coin de la tête aussi, un trop rien vraiment, jusqu'à ce que ça arrive devant et que ça prenne toute la place, tout ce néant qui soulage tant.
Je suis ressorti me prendre à manger chinois, à emporter, une bouffe sans goût qui ne sert qu'à remplir une histoire de dire, je suis rentré pour l'avaler et je suis reparti aussitôt en direction du bar.
J'en visais un en particulier. Un petit, du quartier, que je connaissais bien, déjà parce que je travaillais dans le quartier, dans un bar justement, et qu'entre bars, on a tendance à se partager les buveurs comme un troupeau de macaques met en commun ses tiques.
J'avais pas envie de la compagnie, j'y allais en pensant à rien ; c'est ça le sujet. Je voulais juste me bourrer la gueule.
Déjà, les gens, je les voyais tous comme des plantes vertes, et les bars, comme des temples de l'immobilisme. Ça m'empêchait pas d'y aller, je trouvais ça thématique.
Ensuite, la compagnie, j'étais incapable d'en profiter, et dire ça, c'est dire un côté de la pièce, et dire l'autre, c'est que je la faisais fuir, parce que j'étais irrémédiablement pas drôle. En tous cas, pas ce soir-là. Un soir comme ça, un soir de nada, y'a rien à raconter. Et quand on a rien à raconter, on laisse les autres parler, et quand on ne rétorque rien à leurs babillages, ils s'arrêtent.
C'est que c'est pas un exposé, un bla bla de bourré, faut le tenir un peu en haleine, le bourré, partager de l'émotion et de la boisson, pour qu'il vous sorte sa conférence sur sa vie, son cœur, son trop rien à lui, auquel on doit prêter sens avec lui. Et en s'imbibant suffisamment, on finit par sortir notre soupe aussi, qu'on mélange à la mixture, un gros bouillon qu'on touille et qui là encore, à la fin du jour, ne veut rien dire, mais n'a jamais rien voulu dire.
Quoi qu'il en soit, ce soir-là, je savais que j'y arriverais pas. J'aurais pu, j'aurais su, y mélanger des épices à la mélasse, et j'aurais plus du tout vu ça comme une mélasse, et même que ça m'aurait revigoré. Ça m'aurait fait un bien fou. Mais là, non. Là j'avais mon pot à fromage blanc sur le tas, je pouvais plus rien sentir.
Et puis de toutes façons, il était fermé le bar. J'arrivais depuis des ridules de petites ruelles devant porte close, volets fermés, c'était pas plus mal.
J'allais au suivant, trois ruelles sombres plus loin. C'était un différent, pas la même faune que nos tiques, au bar d'avant et au mien. C'était un bar à éclatés, le suivant. Les deux derniers aussi, je dis pas, mais c'était des éclatés abrutis là-bas, des éclatés de la vie de quartier, qui parlent et qui parlent et toute cette soupe-là, ils la sortent en même temps qu'ils la boivent, au point que c'est du pareil au même, on ne sait plus si c'est ce qu'ils se sifflent ou ce qu'ils crachent, la défonce.
Là où j'allais ils parlaient aussi, mais ils baragouinaient et ils bavaient, on comprenait rien. Ou alors ils pleuraient sur leur sort misérable, c'était une fois de plus sans intérêt, mais c'était du sans-intérêt honnête ; ça me paraissait honnête. Sauf que j'arrivais devant et que c'était fermé aussi.
Ils devaient se saouler derrière les rideaux, et dans l'autre aussi, les lâches, mais j'osais pas toquer pour voir. Je revenais dans les ruelles sombres en visant le bistrot arabe qu'était tout près de chez moi, demi-tour, dernière solution évitée jusque là : ils n'avaient qu'un mauvais whisky qui donnait de sales gueules de bois là-dedans, et personne n'y parlait français. Enfin si, tout le monde ou presque, mais c'était congés, c'est le moment des langues du pays. Y'avait que le patron qui continuait en français avec moi, un homme tout petit, tout sec, qui m'aimait bien et me parlait de tringler ses énormes serveuses aux énormes seins. Mais je voulais pas ça moi, je recherchais pas ça, je recherchais un peu de douceur. Comme dans les cafés, c'est le regard que je voulais. La possibilité de chaleur, on y désespérait pas. C'était ça ce que je faisais. Bon Dieu ce que j'étais malhonnête. Je m'accrochais désespérément à l'idée de la lumière dans le tunnel. Conclusion : c'était moi la tique.
Les ruelles sombres du quartier étaient mortes. Parce que c'était Août, 23h, mais surtout Août. Je regardais les immeubles, je me disais : c'est drôle, dans les balades à la campagne, on occupe les différents espaces qu'on rencontre au fur-et-à-mesure qu'on marche, et c'est comme ça qu'on les possède. Mais à la ville, ça n'est pas possible. On est toujours pressurisés entre tous les univers qui existent autour de soi et qui définissent, selon le temps et les gens, les mêmes espaces superposés. On est toujours en train de s'adapter à un monde, ou on en sort. On n'y possède pas grand-chose, à la ville. Paris comme un gros feuilleté à la viande.
Ou alors, vraiment, il faut rester complètement anonyme entre tous ces niveaux de vie condensés. Et c'est comme ça qu'on s'en sort le mieux d'ailleurs, dehors, en voyant la foule comme de la nature seulement. Bien que faut éviter de trop s'attarder à la regarder pour s'émerveiller, ou alors en restant bien discret. Et moi je rêvassais, mais d'ici là y'avait personne dans les rues. Je me disais, mince alors, personne, c'est déjà 23h. J'avais de la contemplation de temps perdu dans le planning du soir.
Je retrouvais le boulevard et puis mon bistrot, bondé. Que des travailleurs, c'est ici les vacances, que des hommes, qu'ils boivent juste le coup pour oublier les petits soucis de la journée ou qu'ils se bourrent la gueule pour l'essorer, celle-là après toutes les autres, broyeuses à la longue, l'une après l'autre, encore plus et jamais finies. Elles rendent trop bête pour s'en rendre compte mais faut bien les boire quand même, parce que faut bien exister. Et puis il y a la famille à oublier aussi, la femme et les gosses, restés à la maison, qui de toutes façons ne veulent pas d'eux dans leurs pattes, les préfère aux bars, tout usés qu'ils sont. Enfin bon.
Y'a toujours une exception aux hommes dans ces bars-là, c'est ces serveuses, quasi toujours jeunes ou assez maquillées pour le faire croire, en tous cas jamais vieilles, avec leurs seins énormes et le décolleté qu'il faut.
Dans ce bar, le Cosmos, elle me regardait tout le temps comme un bizarre, la serveuse, car y'en avait qu'une, quelle qu'elle soit, elles changeaient tout le temps. Jamais le même visage, toujours le même profil. Que je l'étais ou pas, bizarre, ne changeait rien à l'affaire. Que j'étais le seul à ne pas avoir l'air d'un ouvrier qui boit pour échapper au travail et à la maison, sûrement plus. Y'avait que les serveuses à le remarquer ça, les hommes s'en foutaient, eux, pour eux j'étais qu'un homme. Ou alors, ils faisaient bien semblant. Je devais tout de même, moi aussi, avoir l'air de vouloir échapper à tout, sans pour autant échapper à rien du tout. En tous cas j'échappais sévère et costaud, doubles whiskies glace et Super Bocks, à ma petite table en terrasse, pépère, à pouvoir foutre mon grand coup de tête dans le mur de l'alcool en vue subjective, ça prenait toute la place, y'avait que ça. C'était mon mur, c'était ma ville.
Comme d'habitude, je me démontais la gueule en un temps limité. La cuite c'était comme un suppositoire, vite-fait bien fait. Un coup de marteau et au lit dans un goût d'avortement, mais trop saoul pour le sentir. Ce soir dans ce bar peinard. Je rêvassais dans mon coin, personne ne me parlait et je ne parlais à personne. Sauf au bout d'un moment le patron, qui revenait et qu'essayait bien, lui, de parler, mais qu'était plus vraiment intelligible. Rôti à point, il abandonnait vite. Plus personne pour me faire chier, ça m'allait bien, en finalité. Et puis je suis rentré chez moi et j'ai zoné sur internet ou devant des films, pendant des heures, complètement débile. La grande création, c'était pas pour tout de suite.
Mais cette fois, j'ai petit à petit commencé à me demander si toute cette esquive n'était pas la peine en soi. La petite peine pour éviter la grande, et petit deviendra grand. Je ne savais plus trop quoi penser, de cette sorte de croix à porter, faite d'esquives. Je ne savais plus trop quoi penser tout court. L'introspection, c'est des asticots qui mangent un corps, pis un jour, c'est tout blanc. Le problème, c'est que c'est mort.
J'ai fini ma nuit en me penchant sur mes pieds, sur le plancher, et j'ai entrepris de me couper les ongles. Je les ai curés minutieusement, et je me suis couché. Fallait attendre plus longtemps encore, ça allait bien finir par venir.
Ça devait être une projection inconsciente de ma dignité, ou quelque chose comme ça. La façon dont on pourrait être, débarrassé de toutes les anciennes scories mentales, mélangées aux saloperies du quotidien. Ça s'empile et ça se multiplie, avec la routine asseyant ses grosses fesses tout en haut de la pile. Ça fait comme une pyramide, ou quelque chose comme ça. Quelque chose comme ça, quelque chose comme ça. Quelque chose comme ce qu'on est pas quoi, une idée de ce vers quoi on pourrait tendre, au-delà du bourbier qu'on affiche sur la gueule au lever. Une sorte de sens de vérité intrinsèque et finalement visible. Putain, j'avais pas envie de sortir du lit.
Cafés, cigarettes, vitamines, c'était le matin. J'avais encore arrêté de boire, deux jours auparavant. Ça me faisait une vision de tunnel, écrasée, comme une limace dans un souterrain. Le noir complet, j'avais l'esprit qui crissait. Je pensais aux graviers sous le corps de la limace.
Le moindre petit caillou devenait un monde. Une frustration, un type qui te parle mal, une saleté de souvenir familial, une peine qui remonte, et voilà une nouvelle planète autour de laquelle graviter, un nouveau point d'accroche, toutes les pensées qui tournent autour avec des clopes et du café, en arpentant les rues, en bouffant du bitume avec des tonneaux de sable dans la tête. J'étais une grosse bétonnière fumante ; fin de la semaine.
Pour m'aider, après les premiers cafés, j'écoutais du sludge, une musique grasse, lente, dissonante, hurlée, dégageant une sensation globale de violence, de souillure et de désespoir. Le groupe que j'écoutais, ce matin-là, ça s'appelait « le lait de la sangsue », en anglais. Ça me secouait, on aurait dit des chutes sur le trottoir transmuées en notes. J'aimais bien.
C'est des grandes assiettes de rien, les journées comme ça. On attend le foudroiement d'une inspiration, ou une grosse cuite pour tout dénouer, ou encore plus de dépression jusqu'à ce qu'il fasse jour.
C'est comme ça que je fonctionnais, la plupart du temps : quand dépressif et anxieux, encore plus de dépression, de solitude, sobre, jusqu'à ce que j'ai sué toute la noirceur de mes pensées. Un système digestif tout noir : la déprime, c'est un pot à yaourt rempli de goudron, ou de merde, à choisir l'image mentale que l'on préfère ; on se la mange à la petite cuillère, recroquevillé dans son univers comme un gremlins dans le coin sombre d'une pièce. Oreilles longues, visage à pustules, on aspire la soupe en couinant malédictions et aigreur. Quand le pot à yaourt est tout entier avalé, la petite bête rassasiée peut disparaître. Quel état de merde.
Mais c'est un passage obligatoire, ça ou aller voir un psy pendant 10 ans, payé 70 balles de l'heure pour supporter votre fiel à l'état brut, parce que vous le faites pas vous-même. Essayer de refiler votre croix de malheur sous la protection sacrée de l'analyse, ce grand, grand mot, joli masque à stagnation. J'y croyais pas, moi, à l'analyse. Béquille de riches, sape à détermination, calmeur de pauvres, nouvel outil de contrôle des masses. L'analyse, c'est de la dissection de nombril, du vernis sur faiblesse, et payer pour, c'est aller aux putes des émotions. C'est pas ça qu'apportera de l'amour.
Enfin bon, ça ou porter le bien-être en église, en adoration, du jogging, du sport, la bouffe, la pente douce, espérer aller mieux en zigzagant autour des points noirs, se leurrer et se perdre un peu plus loin dans le noir, et s'en barbouiller le visage comme un maquillage de clown. C'est connu pourtant, on répare pas une route en ignorant ses nids de poule.
On vit avec, au coin du feu de l'esprit, on discute gentiment en se regardant bien dans les yeux, en parlant tous en même temps et sans rien entendre ni comprendre, jusqu'à ce que tout le monde se vide et qu'ainsi le calme revienne. Ça prend du temps.
Faut les assumer ses démons, en toute introspection, selon la religion de ceux qui se voient comme les cons qu'ils sont, et la seule église qui vaille, c'est celle de ses exorcismes.
Mais bon, j'affirme, j'affirme et ce jour-là, j'avais pas les couilles. Le gremlins pouvait se mettre la petite cuillère dans le cul.
Je cherchais un autre échappatoire. J'espérais un peu d'amour justement, j'espérais pouvoir m'en tirer à bon compte, par un coup de chance, autrement qu'en me sifflant mon propre ciment. J'avais trop de blues à rattraper, à ressentir, à me passer par la trachée et les veines et tout le système, c'était pas un pot à yaourt qui m'attendait, mais un gros sceau de fromage blanc, comme ceux qu'utilisent les cuisiniers des restaurants. J'avais pris trop de retard pour la croisade ; j'étais même pas parti. Et je devais aller au boulot le lendemain. Ça finissait pas de me décourager.
Et puis de toutes façons il était déjà midi, et le temps que j'émerge il était 15h.
Sans conviction, je suis sorti pour aller me chercher quelque chose à manger, loin de chez moi, histoire de marcher, pour mouliner.
J'ai visé Faidherbe-Chaligny, c'était à une demi-heure de mon appartement, une heure aller-retour. Y'avait plein de choses à manger à Faidherbe, l'embarras du choix, et le temps de la route pour choisir. Je pouvais m'arrêter pour d'autres cafés sur le chemin. C'est bien de boire des cafés, quand on ressasse. Et les cafés, surtout dans les bistrots bien choisis, c'est toujours une possibilité de rencontres. Une femme déjà croisée, des regards échangés, peut-être un échange en conséquence des regards de la fois d'avant, bref une possibilité d'amour à attraper au vol, comme une mouche à miel. Ou comme un gros moustique à éclater sur le mur.
Mais non, que dalle. De toutes façons, je cherchais des moustiques bien spécifiques, de l'espèce des secoués, ceux qui voient du beau dans la mélasse, et plus encore ceux qui s'accrochent à des mecs qui voient pas le jour. Ça se sent, un truc pareil, pas besoin de mots. C'est comme regarder des hauteurs, un immeuble très haut par exemple, ou le vide du haut d'une falaise, ça attire, c'est beau. Je cherchais le genre de moustique où même quand on le croise, quand on est dans l'état dans lequel j'étais, on ose pas lui parler. Dans ces états-là, vouloir connecter avec une nana, c'est comme vouloir respirer sous l'eau, c'est de la fiction. Mais tout de même, on échange des regards, peut-être même un sourire, et on espère que ça débouchera sur quelque chose, un jour où y'aura plus de vie. L'espoir fait vivre, j'étais dans la fange.
Tout ce que j'accrochais, c'était le regard plat du serveur au tajine. Il était commerçant, il m'appelait frérot à chaque fois qu'il me voyait, avec son espèce de sourire forcé, mais on s'aimait pas. C'était un strict, le type très travailleur, très religieux. Je le suspectais de m'avoir relégué dans la case des gens pas intéressants depuis qu'il m'avait interdit de boire une bière sur sa terrasse, une fois que j'en avais achetée une dans l'épicerie d'à côté avant de venir manger. Pas d'alcool ici. Ça se faisait ailleurs, pourtant.
Il pouvait ne pas avoir tort, pour son classement des gens dignes d'intérêt ou non, mais moi aussi, j'aurais préféré que me soient ouvertes les voix mystiques de la divinité plutôt que de la tise, mais pour l'instant j'y avais pas accès, et à la tise si, sans être sûr que l'un empêche l'autre.
Je préférais le cuistot, un grand chauve chaleureux qui me débarrassait systématiquement, l'autre gueule de prison finissant toujours son service soit au milieu de mon repas, soit avant que j'arrive, ça dépendait du moment du milieu de l'après-midi auquel j'arrivais.
C'était un gentil le chauve. C'était pas une belle nénette écorchée avec laquelle connecter mais c'était déjà ça. Et puis il m'avait bien repéré, moi qui venais toujours bouffer à des heures indues depuis des années : il me faisait le tajine aux pruneaux à la mode traditionnelle maintenant, en enlevant les abricots secs, avec deux œufs durs dedans, comme avait dû lui faire sa maman. J'aimais moins, mais je le disais pas, je faisais avec, comme me l'avait appris la mienne.
J'avalais tout sans appétit, laborieusement, en ne pensant à rien et puis je rentrais.
J'aurais aimé que mon esprit se renouvelle, en fait. Oui oui, rien que ça, quand j'étais capable de penser clairement, quelques secondes par-ci par-là, je me rappelais que c'était ce que je voulais, là-bas, profondément, loin du conscient. Que ça se fasse comme une pâte à pain, avec la levure qui fait son affaire, ça fermente et hop, c'est bon, c'est du pain. Ou le fromage. Toutes les petites saletés qui vivent là-dedans, en prenant bien leur temps, qui fourbillent, jusqu'à ce que l'affaire puante soit mangeable, et succulente. J'espérais que mon âme se renouvelle comme du munster, sans rien faire.
Il y a des petits moines qui prient à la lumière des vitraux et des hommes qui font la même chose en se baladant sur les boulevards, à ceci près qu'il y manque le silence et qu'il y a la débauche, et la merde, et la misère et la richesse qui dégoulinent dedans. Les gens qui affinent leur âme dans les grandes villes sont les saints et les apôtres et tout ça en même temps.
Moi j'affinais rien du tout, je me contentais de regarder les vitraux du coin de l’œil. Je devais attendre que les cieux s'ouvrent, un truc de ce genre. Un petit miracle, une Grande Inspiration. Quand on est tout vaseux comme ça, c'est bien de faire quelque chose de la vase, c'est à ça que ça sert l'inspiration. Des dessins, des gribouillis, comme ces fous qui peinturlurent les murs de l'asile avec leurs excréments, ou Picasso, par exemple.
Moi, j'écrivais. C'est pareil que les dessins, avec la vase. Ça soulage, ça donne l'impression que tout ça n'arrive pas pour rien, que c'est comme ça, et au moins ça arrête un peu tous les pourquoi du c'est comme ça, parce que c'est comme ça, avec la vase. Les pourquoi du tant de solitude, en somme.
Or, quand elle est pas canalisée, la solitude, c'est comme la misère, ça se voit. On devient bizarre, on émane, on perd le sens de ses paroles et on les balance en croyant que c'est du vent, alors que c'est plein de mains comme des harpons qu'on envoie dans toutes les directions, qui n'attrapent jamais rien, qui sont désespérément repoussants, avec tous leurs piquants tranchants et toutes les couleurs de douleur qu'il y a dessus. Ça se voit, ça se voit. On est un peu comme un singe dans sa cage qui balance ses crottes sur les visiteurs pour attirer de l'attention. Les chimpanzés, c'est peut-être pour les faire partir les touristes, mais les paumés, c'est pour avoir de l'attention. Faut que ça s'assume, la solitude, c'est comme tout le reste. C'est pas facile. Faut fermer sa gueule.
Pourquoi je dis tout ça ? Ah, oui : la Grande Inspiration, petit remède à la solitude. C'est quoi un peu d'inspiration, sinon de l'amour créé ex nihilo, pour apprendre à faire un feu avec des morceaux de silex et des brindilles, plutôt que de devoir attendre le tonnerre comme un ahuri, ou vendre ses fesses à la tribu d'à côté ?
Enfin bon, voilà, quand j'arrivais à le savoir, je savais que j'attendais ça, le cul posé par terre, et entre temps, je me mangeais mon attente, placidement, aveuglément, en me contentant de l'espoir accroché à quelque repli larvaire de l'inconscient. Et ces rares fois-là où j'arrivais à le savoir, et bien je savais que la solution à tout ce bazar m'attendait quelque part, à un tournant, sans avoir aucune idée d'où il pouvait se trouver. Probablement très, très loin. Trop loin pour que je le voie en tous cas.
Mais l'inspiration ne venait pas. Elle n'était pas venue depuis si longtemps que je doutais même un peu qu'elle ait jamais existé. Peut-être bien dans ma tête, oui, mais pour ce qui est de la réalité, je savais plus. Au cas où, j'en revenais quand même à mon histoire de fromage blanc. Faudrait que je me le farcisse à un moment celui-là, mais pas là non, pas le Grand Noir là, pas le courage. J'en pouvais plus de ces histoires de laitages. Fallait faire diversion.
Et d'ici-là, temporiser, roupiller un peu. Donc je rentrais pour faire une sieste, dans ces mêmes rues fades et sèches que je connaissais pas cœur.
Je pensais : je devrais hiberner. J'étais un ours et je traversais mon hiver. Et un ours qui dort pas en hiver, ça décrépit et ça crève petit à petit. Fallait que je dorme. C'est une excellente diversion que de dormir, et en plus, ça fait digérer.
Mais voilà, on fait pas les choses en un tour de magie comme une idée. Tout le monde a des idées, c'est pas ça qui fait manger. Mais c'est confortable en restant hagard, on est bien avec les idées, à se tenir chaud, c'est douillet.
J'en ai connus, des gens qui pouvaient roupiller quinze heures d'affilée quand le besoin s'en faisait sentir. Ah les béats, les heureux, la bonne conscience ! J'en étais incapable moi, j'étais du genre à continuer de me dessécher sur la durée, jusqu'au sac d'os mental, et ensuite fallait que je me renourrisse tout, tout doucement, à la petite cuillère encore, pour pas que le bide éclate, à la manière de ces histoires de rescapés de camps qu'on entend. Chacun sa peine.
À la petite cuillère du bien-être. Sens inverse. Et d'ici-là, pas de sommeil. C'est-à-dire pas de sieste. Je suis rentré, je me suis couché, parce que tout ça et puis de toutes façons, rien d'autre à faire, et je suis resté la viande dans les draps, vautré comme un inutile, sans même pouvoir dormir pour ne pas m'en rendre compte. Et des journées sont passées comme ça, et des années, et y'en a qui passent leur vie comme ça, à l'égoutter, poissons crevés dans l'évier, vieilles carpes.
Ce sont ceux qui ne réalisent pas même le moment de leur mort et Mon Dieu, Bon Dieu, Seigneur, pitié, pitié accordez-moi la naissance d'un chef-d’œuvre, histoire d'exister un peu, accordez-moi d'accoucher les tremblements, tout plutôt que tout ça, et que ça n'ait pas servi à rien.
Mais pas de sieste, pas de chef-d’œuvre. Et c'est la journée qui passe dans l'aveuglement d'un espoir sans aboutissement, pas d'inspiration, que dalle. Et tous les jours de tous les derniers mois, c'était ça et en fin de compte, les siestes, ratées ou pas, y'en a eu plein. Ça ne change rien.
Et puis rien. Et puis c'était déjà le soir. J'avais toujours pas le courage de faire avec toute cette angoisse, et encore moins le soir, c'est le soir que c'est le pire, c'est là que ça vous embarque, toute la déprime en croisière. Devant vous c'est tout le malheur congestionné, comme un gros caillot en travers. C'est un bloc massif, tout gris, opaque, trop brut pour être affiné, totalement indigeste et absolument incompréhensible. Impossible d'y voir clair, impossible à ressentir. On est juste assommé comme après une bien mauvaise nouvelle, et on reste pantois, penaud et stupide.
J'avais pour programme de tout ravaler pour pouvoir sortir quelques lignes. Pas la grande inspiration, non, mais du jus de cafard à se passer toute la soirée, pour se regrouper, tout doucement, jusqu'à être enfin assez recentré pour écrire quelques mots, trois crottes de lapin. Ou rien du tout même, simplement le calme après le Grand Noir, et pouvoir se coucher tranquillement. Mais je ne voulais que le parpaing de la grande cuite sans gloire, de l'assommoir, oui s'il vous plaît, c'était la soirée au bar que je voyais arriver à grands pas ; combler toute cette flotte.
C'était une autre tranche de rien ça encore, mais au moins c'était pas le mien, c'était le bar, ça me changeait. Au début, je l'avais vu graviter du coin de l’œil seulement, au bout là-bas, là, une petite boule au loin dans ce coin et dans le coin de la tête aussi, un trop rien vraiment, jusqu'à ce que ça arrive devant et que ça prenne toute la place, tout ce néant qui soulage tant.
Je suis ressorti me prendre à manger chinois, à emporter, une bouffe sans goût qui ne sert qu'à remplir une histoire de dire, je suis rentré pour l'avaler et je suis reparti aussitôt en direction du bar.
J'en visais un en particulier. Un petit, du quartier, que je connaissais bien, déjà parce que je travaillais dans le quartier, dans un bar justement, et qu'entre bars, on a tendance à se partager les buveurs comme un troupeau de macaques met en commun ses tiques.
J'avais pas envie de la compagnie, j'y allais en pensant à rien ; c'est ça le sujet. Je voulais juste me bourrer la gueule.
Déjà, les gens, je les voyais tous comme des plantes vertes, et les bars, comme des temples de l'immobilisme. Ça m'empêchait pas d'y aller, je trouvais ça thématique.
Ensuite, la compagnie, j'étais incapable d'en profiter, et dire ça, c'est dire un côté de la pièce, et dire l'autre, c'est que je la faisais fuir, parce que j'étais irrémédiablement pas drôle. En tous cas, pas ce soir-là. Un soir comme ça, un soir de nada, y'a rien à raconter. Et quand on a rien à raconter, on laisse les autres parler, et quand on ne rétorque rien à leurs babillages, ils s'arrêtent.
C'est que c'est pas un exposé, un bla bla de bourré, faut le tenir un peu en haleine, le bourré, partager de l'émotion et de la boisson, pour qu'il vous sorte sa conférence sur sa vie, son cœur, son trop rien à lui, auquel on doit prêter sens avec lui. Et en s'imbibant suffisamment, on finit par sortir notre soupe aussi, qu'on mélange à la mixture, un gros bouillon qu'on touille et qui là encore, à la fin du jour, ne veut rien dire, mais n'a jamais rien voulu dire.
Quoi qu'il en soit, ce soir-là, je savais que j'y arriverais pas. J'aurais pu, j'aurais su, y mélanger des épices à la mélasse, et j'aurais plus du tout vu ça comme une mélasse, et même que ça m'aurait revigoré. Ça m'aurait fait un bien fou. Mais là, non. Là j'avais mon pot à fromage blanc sur le tas, je pouvais plus rien sentir.
Et puis de toutes façons, il était fermé le bar. J'arrivais depuis des ridules de petites ruelles devant porte close, volets fermés, c'était pas plus mal.
J'allais au suivant, trois ruelles sombres plus loin. C'était un différent, pas la même faune que nos tiques, au bar d'avant et au mien. C'était un bar à éclatés, le suivant. Les deux derniers aussi, je dis pas, mais c'était des éclatés abrutis là-bas, des éclatés de la vie de quartier, qui parlent et qui parlent et toute cette soupe-là, ils la sortent en même temps qu'ils la boivent, au point que c'est du pareil au même, on ne sait plus si c'est ce qu'ils se sifflent ou ce qu'ils crachent, la défonce.
Là où j'allais ils parlaient aussi, mais ils baragouinaient et ils bavaient, on comprenait rien. Ou alors ils pleuraient sur leur sort misérable, c'était une fois de plus sans intérêt, mais c'était du sans-intérêt honnête ; ça me paraissait honnête. Sauf que j'arrivais devant et que c'était fermé aussi.
Ils devaient se saouler derrière les rideaux, et dans l'autre aussi, les lâches, mais j'osais pas toquer pour voir. Je revenais dans les ruelles sombres en visant le bistrot arabe qu'était tout près de chez moi, demi-tour, dernière solution évitée jusque là : ils n'avaient qu'un mauvais whisky qui donnait de sales gueules de bois là-dedans, et personne n'y parlait français. Enfin si, tout le monde ou presque, mais c'était congés, c'est le moment des langues du pays. Y'avait que le patron qui continuait en français avec moi, un homme tout petit, tout sec, qui m'aimait bien et me parlait de tringler ses énormes serveuses aux énormes seins. Mais je voulais pas ça moi, je recherchais pas ça, je recherchais un peu de douceur. Comme dans les cafés, c'est le regard que je voulais. La possibilité de chaleur, on y désespérait pas. C'était ça ce que je faisais. Bon Dieu ce que j'étais malhonnête. Je m'accrochais désespérément à l'idée de la lumière dans le tunnel. Conclusion : c'était moi la tique.
Les ruelles sombres du quartier étaient mortes. Parce que c'était Août, 23h, mais surtout Août. Je regardais les immeubles, je me disais : c'est drôle, dans les balades à la campagne, on occupe les différents espaces qu'on rencontre au fur-et-à-mesure qu'on marche, et c'est comme ça qu'on les possède. Mais à la ville, ça n'est pas possible. On est toujours pressurisés entre tous les univers qui existent autour de soi et qui définissent, selon le temps et les gens, les mêmes espaces superposés. On est toujours en train de s'adapter à un monde, ou on en sort. On n'y possède pas grand-chose, à la ville. Paris comme un gros feuilleté à la viande.
Ou alors, vraiment, il faut rester complètement anonyme entre tous ces niveaux de vie condensés. Et c'est comme ça qu'on s'en sort le mieux d'ailleurs, dehors, en voyant la foule comme de la nature seulement. Bien que faut éviter de trop s'attarder à la regarder pour s'émerveiller, ou alors en restant bien discret. Et moi je rêvassais, mais d'ici là y'avait personne dans les rues. Je me disais, mince alors, personne, c'est déjà 23h. J'avais de la contemplation de temps perdu dans le planning du soir.
Je retrouvais le boulevard et puis mon bistrot, bondé. Que des travailleurs, c'est ici les vacances, que des hommes, qu'ils boivent juste le coup pour oublier les petits soucis de la journée ou qu'ils se bourrent la gueule pour l'essorer, celle-là après toutes les autres, broyeuses à la longue, l'une après l'autre, encore plus et jamais finies. Elles rendent trop bête pour s'en rendre compte mais faut bien les boire quand même, parce que faut bien exister. Et puis il y a la famille à oublier aussi, la femme et les gosses, restés à la maison, qui de toutes façons ne veulent pas d'eux dans leurs pattes, les préfère aux bars, tout usés qu'ils sont. Enfin bon.
Y'a toujours une exception aux hommes dans ces bars-là, c'est ces serveuses, quasi toujours jeunes ou assez maquillées pour le faire croire, en tous cas jamais vieilles, avec leurs seins énormes et le décolleté qu'il faut.
Dans ce bar, le Cosmos, elle me regardait tout le temps comme un bizarre, la serveuse, car y'en avait qu'une, quelle qu'elle soit, elles changeaient tout le temps. Jamais le même visage, toujours le même profil. Que je l'étais ou pas, bizarre, ne changeait rien à l'affaire. Que j'étais le seul à ne pas avoir l'air d'un ouvrier qui boit pour échapper au travail et à la maison, sûrement plus. Y'avait que les serveuses à le remarquer ça, les hommes s'en foutaient, eux, pour eux j'étais qu'un homme. Ou alors, ils faisaient bien semblant. Je devais tout de même, moi aussi, avoir l'air de vouloir échapper à tout, sans pour autant échapper à rien du tout. En tous cas j'échappais sévère et costaud, doubles whiskies glace et Super Bocks, à ma petite table en terrasse, pépère, à pouvoir foutre mon grand coup de tête dans le mur de l'alcool en vue subjective, ça prenait toute la place, y'avait que ça. C'était mon mur, c'était ma ville.
Comme d'habitude, je me démontais la gueule en un temps limité. La cuite c'était comme un suppositoire, vite-fait bien fait. Un coup de marteau et au lit dans un goût d'avortement, mais trop saoul pour le sentir. Ce soir dans ce bar peinard. Je rêvassais dans mon coin, personne ne me parlait et je ne parlais à personne. Sauf au bout d'un moment le patron, qui revenait et qu'essayait bien, lui, de parler, mais qu'était plus vraiment intelligible. Rôti à point, il abandonnait vite. Plus personne pour me faire chier, ça m'allait bien, en finalité. Et puis je suis rentré chez moi et j'ai zoné sur internet ou devant des films, pendant des heures, complètement débile. La grande création, c'était pas pour tout de suite.
Mais cette fois, j'ai petit à petit commencé à me demander si toute cette esquive n'était pas la peine en soi. La petite peine pour éviter la grande, et petit deviendra grand. Je ne savais plus trop quoi penser, de cette sorte de croix à porter, faite d'esquives. Je ne savais plus trop quoi penser tout court. L'introspection, c'est des asticots qui mangent un corps, pis un jour, c'est tout blanc. Le problème, c'est que c'est mort.
J'ai fini ma nuit en me penchant sur mes pieds, sur le plancher, et j'ai entrepris de me couper les ongles. Je les ai curés minutieusement, et je me suis couché. Fallait attendre plus longtemps encore, ça allait bien finir par venir.