La Zone
La Zone - Un peu de brute dans un monde de finesse
Publication de textes sombres, débiles, violents.
 
 

Progression fractale

Démarré par sniz, Mars 12, 2006, 15:02:58

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sniz

Une suite alternative au premier épisode de la série de lapinchien est en cours de préparation, environs 50% réalisé. Je tenais à vous informer de laisser vos yeux le plus éloigné possible de ce texte.

Voici d'ailleurs quelques rush à ne surtout pas lire :

"Progressivement, à mesure que sous la pression le gaz s'échappe de son cosmos interne pour envahir l'espace extérieur,  il se transforme peu à peu en l'arme de destruction la plus puissante qui soit : un trou noir propulsé à une vitesse proche de celle de la lumière. "

"Tout est information dans le Processus, et en réalité tout y est incroyablement simple. Quelque soit la coupe, quelque soit l'échelle ou la projection qui en est faite, tout y est dual et peut aisément se classer en deux catégories distinctes : matière et antimatière, pensée et conscience, masculin et féminin, sujet et objet, atman et brahman... Tout n'est en son sein qu'action et réaction. La pensée n'existe pas, elle n'y est qu'une illusion."

"Son domaine de perception s'étend ainsi aux poumons de forme sphéroïdale qui entourent la cavité placentaire et ses tissus nourriciers, et dont les innombrables endothéliums, grâce aux îlots de mycélium symbiotique qui récoltent les déchets métaboliques de cyanobactéries autotrophes flottant en quasi-apesanteur, absorbent les gaz qui composent l'atmosphère de ce minuscule planétoïde organique, doté d'une protection magnétique contre les particules ionisées charriées par les vents solaires, fournie à distance par les ceintures de Van Halen qu'engendrent les rotations de petits satellites métalliques, et décrivant à la perfection son orbite chaotique autour de l'attracteur étrange formé par les interactions d'une gigantesque nova rouge et d'une naine blanche, qui absorbent par leurs pôles de majestueuses volutes enluminées du nuage sidéral au milieu duquel elles se trouvent, perdues quelque part dans son immensité de particules de matière baryonique."

Glaüx

"Progressivement, à mesure que sous la pression le gaz s'échappe de son cosmos interne pour envahir l'espace extérieur,  il se transforme peu à peu en l'arme de destruction la plus puissante qui soit : un trou noir propulsé à une vitesse proche de celle de la lumière. "



genre y pète quoi

sniz

voilà quelqu'un qui comprend le fond de ma pensée. ça fait plaisir.

lapinchien

Faudrait que tu penses a me reverser les 300.000€ d'entree en tant que franchisé agréé au fait.

sniz

Voilà pour commencer une version très légèrement retouchée de digressions fractales 1. j'ai essentiellement supprimé les passages qui présentent le processus comme un être doué de personnalité ou qui font de l'humanité un danger pour l'accomplissement de son déroulement. j'ai fait aussi quelques corrections de style mais seulement sur les premiers paragraphes

La (re)lecture de cet épisode est indispensable à toute personne qui souhaiterait aborder mon texte, puisqu'il se présente comme sa suite... Mais je crains qu'après la lecture des 11 pages de cet article, pas un seul humain au monde n'ait assez d'énergie psychique pour embrayer sur le mien



Dans l'obscurité d'un tunnel aux parois humides et palpitantes, au détour d'un goulot cutané orné de pores adipeux qui lubrifient par endroits d'immenses tapis muqueux, prolongés de gouffres tortueux et tapissés par des toisons de poils hérissés, le bruit rauque de soufflements alterne inlassablement avec le son agonisant d'inspirations. Au cœur de cette grotte gigantesque, marbrée de veines bouillonnantes, constellée d'aspérités discontinues et de petits agrégats tumoraux, résonnent des battements réguliers qui proviennent d'une membrane suant d'un appendice translucide, une poche cytoplasmique blanchâtre perlant d'un orifice qui se contracte et se desserre, caché dans une cavité repliée. Le sac se balance de haut en bas et fait onduler l'ensemble de la peau de la voûte par à-coups. À chacune des saccades, une grande giclée d'hémoglobine, émergeant de l'orifice, ruisselle sur la membrane et s'agglomère en petites flaques dans les alvéoles du sol. Le placenta finit par chuter lourdement dans une ornière où le sang éclabousse. De longs filaments d'ovalbumine relient l'œuf à l'orifice qui tousse spasmodiquement ce liquide visqueux, pris d'une soudaine attaque épileptique qui se propage par vagues dans tout le reste du tunnel. Une main tremblotante se dessine lorsqu'elle tend la fine pellicule placentaire. Elle finit par percer et déchirer la poche. Un être à l'agonie s'en extirpe, avec peine et détermination. C'est un individu mature, une femme adulte s'affalant sur un sol meuble qui se prend de convulsions. Elle est ballottée dans tous les sens par le boyau qui se contorsionne de douleur. Elle-même suffoque et vomit du liquide placentaire. Elle n'arrive pas à respirer et cherche frénétiquement de l'air en gesticulant. Ses yeux sont révulsés et elle ne voit rien. Elle tente maladroitement de se lever, mais elle chute à chaque tentative, en glissant sur la peau moite du tube badigeonnée de sécrétions. Son corps nu traîne le placenta en tentant de fuir, et soudain elle trébuche sur son propre cordon ombilical, perd l'équilibre et tombe au travers d'une valvule qu'elle n'a pas remarquée. Mais sa chute est brève... Elle se sent sèchement retenue par ce long cordon tendu qui s'est emmêlé plus haut autour d'une protubérance du boyau. La femme souffre horriblement mais elle peut à présent respirer dans ce goulot ventilé et tamisé d'une lumière rougeâtre. Un courrant d'air nauséabond lui fait reprendre ses esprits. Elle pousse un cri de frayeur, non pas qu'elle ait peur du vide sous ses pieds mais parce qu'elle aperçoit son ventre proéminent et bombé. Elle est enceinte et se souvient :


«Tout était joué d'avance... Pendant longtemps nous nous sommes voilés la face. Nous refusions de nous rendre à l'évidence... Nous avions pourtant en main toutes les cartes, toutes les pièces du puzzle, toutes les preuves indéniables que l'Humanité n'était pas viable, qu'elle finirait un jour ou l'autre par péricliter et disparaître face à son infirmation... Nous sommes pour ainsi dire mort-nés, asphyxiés de tares et de malfaçons. Notre existence, fortuite et inévitable -caractères intrinsèques et propriétés fondamentales communes à l'existant au sens large- n'aura eu d'autre singularité pareille à sa magnificence -dont nous fûmes les seuls et uniques témoins privilégiés, il faut bien le concéder- que son éphémère et médiocre insignifiance...»

Elle vient à peine de naître mais l'assemblage, la connectivité des synapses et la floraison dendritique de ses neurones, sont celles d'une personne d'une trentaine d'années. Ils semblent avoir été méticuleusement façonnés de telle sorte que l'être puisse de manière innée affronter sa réalité. Elle en est consciente, et çà l'intrigue, çà l'excite au point qu'elle en oublie le danger imminent qui la guète. Machinalement, elle enlace, pleine d'amour, son ventre rond et chaud, elle sent la vie battre en elle. Folle de joie et d'impatience, elle replonge dans ses pensées merveilleuses, cette mémoire qui ne lui appartient pas, cet héritage qu'elle a hâte de cerner, de quantifier et d'utiliser :

«Nous sommes le fruit d'un Processus incompréhensible, un algorithme qui cherche à solutionner un problème qui le dépasse... Nous ne sommes qu'une supposition de travail, une piste de réflexion... une hypothèse dans une pile d'hypothèses confrontées entre elles dans le seul but de s'infirmer, de s'éliminer les unes les autres...»

Le cordon visqueux se démêle et la femme glisse par paliers. Elle ne le remarque même pas et poursuit son analyse :

«Je me souviens, blême de honte, de notre naïveté, de notre candeur virginale lorsqu'à la fin du second millénaire, nous avons assisté impuissants -et il faudrait plutôt dire passifs, voire idiots, tantôt ébahis, tantôt ignares, incultes, sans la moindre considération, dédaigneusement autistes- à l'arrivé des messagers qui annonçaient, de manière implacable et mécanique, notre éradication prochaine. Certains d'entre nous avaient observé le phénomène, des «astronomes», des «initiés». Ces récepteurs providentiels croyaient avoir à faire à ce qu'ils avaient catalogué comme «a chute d'une comète fragmentée sur Jupiter». Ils donnèrent modestement leur nom, «Shoemaker-Levy», à cette manifestation à laquelle nous assistions pour la première et dernière fois.»

Des millions d'images inconnues et pourtant si familières assaillent l'esprit de la femme par flashs successifs. Elle ne sent pas le cordon craqueler en plusieurs points, et reste pendue, par son ventre tendu, comme un pantin désarticulé, bras et jambes écartés en étoile. Les courants d'airs ascendants la font tanguer dans tous les sens et sa tête heurte à maintes reprises les parois du puits capitonnées de coussinets cellulaires qui amortissent les chocs. Elle fait fi de sa réalité, prisonnière consentante de ses pensées :

«Tout est information dans le Processus, et en réalité tout y est incroyablement simple. Quelque soit la coupe, quelque soit l'échelle ou la projection qui en est faite, tout y est dual et peut aisément se classer en deux catégories distinctes : bosons et fermions, flux et données, vecteurs et points, médiateurs et réactants, forces et matières. Tout n'est qu'action et réaction. La prédictibilité n'y existe pas, elle n'y est qu'une illusion. Le Processus est un calcul itératif arborescent en cours, il est stupide de vouloir en anticiper l'issue de l'intérieur... Il utilise déjà les cycles optimaux de résolution... Une hypothèse qui prend pour quête de prédire l'issue du Processus est inexorablement vouée à l'échec, car l'expression de cette quête enclenche, au sein même du Processus, une infinité de nouvelles tâches qui vont s'exécuter en parallèle, chacune d'elles troublant le devenir qu'elles cherchent à élucider, se transformant en perturbations et vortex, sous-algorithmes de l'algorithme. Toute tentative de compréhension est vaine car elle enrichit la complexité et le caractère incompréhensible du Tout. La longueur des itérations de ces extrapolations condamnées par avance à faillir ne pourrait idéalement que tendre vers la longueur limite des itérations infinitésimales du Processus. Il faudrait pouvoir dépasser cette fréquence absolue de raisonnement pour pouvoir «voir au-delà», ce qui est par définition impossible.»

La femme émerge, groggy... Elle ressent brutalement de multiples douleurs dans tout son corps et se perd dans un long râle. L'enfant qu'elle porte tambourine comme pour protester. Elle est recouverte d'hématomes et comprend, en regardant le ciel, qu'elle a survécu à une chute de plusieurs dizaines de mètres. Elle se trouve à présent sur une corniche surplombant un lac souterrain bouillonnant de sucs gastriques. L'air est saturé des émanations gazeuses du lac. La femme sent sa peau attaquée par l'acidité ambiante. Elle lutte contre cette douleur atroce qui l'empêche de se concentrer mais ne tente rien pour s'enfuir. Il ne semble y avoir aucune échappatoire autour d'elle et, bien plus volontaire que résignée, elle sombre dans un coma bienvenu. Elle y retrouve le fil conducteur de ses souvenirs :

«Shoemaker-Levy», que nous avons pris pour une comète, était en fait un Boson Terminateur, un messager portant une missive annonciatrice de notre fin programmée. Il a ensemencé Jupiter que nous croyions pourtant infertile. Une hypothèse a commencé à y germer sans que nous le pressentions, une hypothèse chargée de nous infirmer, le contrecoup de notre existence même, une de nos antithèses. Il n'a suffit que d'une centaine d'années à Jupiter pour enfanter l'ennemi. Pendant tous ces cycles, nous somnolions, bien trop occupés par nos petites confrontations sub-hypothétiques pour remarquer la colonisation de la géante gazeuse si proche et si lointaine. Nous nous sommes heurtés à nos propres limites tout ce siècle durant : nos doutes récurrents, nos pensés délirantes, nos peurs irrationnelles, qui multipliés par le cardinal de notre population, jamais aussi nombreuse, ont menacé de saturer localement le Processus. Notre imagination sans bornes a provoqué l'émergence d'univers oniriques très complexes dont le devoir est de digérer toute nouvelle piste de réflexion enfantée par le système, par nous entre autres : chacune de nos idées nouvelles a donc fait l'objet de modélisations, de big-bangs et de big-crunchs au-delà de nos dimensions, des mises en pratique systématiques du Processus testant la viabilité de nos théories de plus en plus tenaces et consommatrices de cycles, de plus en plus résiduelles et de moins en moins infirmées et éliminées... »

Le sol tremble de plus belles... La femme ouvre les yeux et assiste à de gigantesques éboulements d'amas de mucus. Ils explosent dans un bruit sourd en impactant le lac d'acide. La paroi du souterrain se gondole localement, comme si un énorme furoncle poussait de l'autre coté. Tout l'espace vital se comprime et l'acide remonte dangereusement. La femme se remet debout avec peine, ressentant de fortes douleurs au ventre. Son instinct de survie lutte de toutes ces forces contre son addiction... Cette jeune fille est une droguée de cette connaissance qu'elle possède sans en connaître l'explication, elle se laisserait bien mourir si cela pouvait l'aider à comprendre... Sa force mentale est encore faible malgré les apparences...Elle a du mal à faire la part des choses et à classer ses priorités, comme un enfant maladroit agissant par instinct. Aussi, se laisse-t-elle de nouveau sombrer :

«Mais quels furent les avantages décisifs de notre Infirmateur ? Et bien, c'est chose courante, à priori, ses avantages furent nos faiblesses héréditaires que lui ne possédait pas, ces tares et indispositions que nous avions accepté de traîner, ces atouts que nous avions concédé, pour survivre à notre environnement aussi hostile que versatile...Oui, c'est çà...C'est bien çà... Tout d'abord, nous sommes apparus sur une planète où la gravité rapportée au rayon de l'atmosphère est beaucoup trop grande... C'est ce rapport singulier pour une planète féconde qui explique principalement l'apparition de notre intelligence sans pareille. D'ordinaire, la vie finit par dominer son environnement par le simple fait de la sélection naturelle, nul besoin pour elle, de comprendre le milieu où elle baigne, d'utiliser des outils, de façonner des technologies pour cela. Ce fut partiellement le cas sur Terre, différents dioptres furent asservis par les seules mutations d'acides désoxyribonucléiques : les océans, les plaines et les reliefs, quelques soient températures et pressions, furent annexées par des organismes basiques vainqueurs de la «grande loterie» sans avoir à recourir à des cerveaux hors du commun... En ce qui concerne les cieux, la conquête ne fut que partielle. De magnifiques espèces d'oiseaux domptèrent admirablement les airs, ils pouvaient voler pendant des heures, planer sur des kilomètres, traverser des océans entiers... C'était considérable, soit, mais cependant ces volatiles étaient infichus d'atteindre la surface du dioptre, la limite entre l'atmosphère et l'espace, se cantonnant à faire du rase-mottes, et ce à cause de l'énergie monumentale que cela impliquait. Nous sommes issus d'un foyer de vie frustré par ce problème, un foyer de vie qui n'a eu de cesse et de relâche que de tenter de s'extraire à la gravité, qui en est devenu obnubilé et qui s'est mis de façon hystérique à générer de la biodiversité pour réussir à s'évader de sa prison primitive. Notre intelligence, si différente de celle du reste de notre biotope, à vu le jour dans ce seul but : permettre à notre foyer de s'extirper du giron de cette mère autoritaire, exigeante ou trop attentionnée pour sa couvée, qu'est cette plissure de l'espace temps qu'autrefois nous nommions la Terre, pour aller à la rencontre de notre antithèse. Nous, Humains, parvînmes à nous affranchir de cet handicap, mais en usant d'artifices ridicules et minables, piètres expressions de cet ersatz d'intelligence du Processus, qu'est notre cerveau. Nos solutions, faites de bricks et de brocs, ne nous menèrent pas bien loin de toutes façons.»

Un amas de mucus froid vient de s'écraser sur la penseuse qui émerge de nouveau, toute engluée... Une espèce de cote géante brisée, éclatée en pointe, vient de percer l'estomac dans lequel elle se trouve... Tout l'acide s'est déversé par la brèche, ce qui a sûrement sauvé sa vie... Cette sensation collante et froide du mucus sur sa peau, l'indispose curieusement et, agacée, elle n'arrive plus à faire abstraction de son environnement pour s'isoler dans ses pensées... Elle passe un petit instant à se nettoyer, irritée. Intriguée ensuite par ce qu'il pourrait bien y avoir derrière la brèche, elle se dirige vers le trou et laisse dépasser sa tête...Un spectacle chaotique s'offre à elle... Un vaste champ d'organes divers souffrant de multiples malformations s'étend à perte de vue sur des reliefs tapissés de chair nécrosée et bordés de denses forêts de longs neurones. Leurs axones sont emportés dans de folles chorégraphies dirigées par de grandes rafales de vent. Leurs dendrites par milliers claquent comme des fouets les uns contre les autres. La femme se sait sur Terre même si elle n'en reconnaît plus la flore... Elle respire une grande bouffée d'air pur qui l'invite à la sérénité et à l'introspection :

«L'ennemi n'a pas buté sur ce problème. Ses précurseurs sont issus d'un foyer bien lointain né de la fécondation d'une planète à l'atmosphère basse et à la gravité faible. La vie n' y a pas rencontré de difficultés particulières pour se soustraire de sa niche. Le milieu y est moins sévère, plus homogène, aussi la biodiversité y est moins foisonnante. C'est une hypothèse très claire pour le Processus, une duplication d'idées, qu'il a déjà expérimentées ailleurs, qui ont fait leurs preuves et sur lesquelles il s'est basé de nouveau. Très rapidement les premiers organismes ont pu sans effort et sans querelles rejoindre les couches supérieures de leur atmosphère, se trouver directement en contact avec le vide sidéral, y barboter prudemment d'abord, y plonger avec de plus en plus d'aisance, de conviction et d'assurance, pour finir par y passer des vies entières en apnée, en autarcie complète, libres et autonomes. Tout cela sans que leur évolution n'ait nullement eu besoin de les affubler d'une quelconque extra lucidité. Toute cette phase n'a été qu'une cascade d'évidences que le Processus a déroulée et reformulée pour aboutir à un doute novateur en terminaison, une nouvelle piste peut-être beaucoup plus avancée que la notre dans son incommensurable réflexion.»

La penseuse est maintenant au milieu d'un champ de cœurs humains surdimensionnés reliés les uns aux autres par un réseau d'artères et de nerfs qui semblent presque tressés. Ils palpitent tous réglés sur la même cadence entonnant un envoûtant concert de percussions. Derrière elle se dresse le dôme organique qu'elle vient de quitter. Il s'est effondré sur lui-même et a cessé de vivre. L'immense construction est recouverte de nécroses. Plusieurs poutres osseuses de sa charpente se sont brisées sous le poids d'une tumeur cancéreuse presque aussi grosse que le dôme. La femme ne se retourne pas sur la dépouille de sa mère... Elle sait à présent qu'elle est née pour une raison précise, pour accomplir une mission sur laquelle elle doit se focaliser... Elle ne la cerne pas encore entièrement mais sa recherche l'obsède et l'obnubile... Elle ne souhaite qu'une chose : finir de booter sa mémoire pour enfin comprendre son ordre de mission et l'exécuter comme un bon petit soldat bien acquis à sa cause... Son corps a été conçu dans ce but... Chaque fois qu'elle tend vers lui son hypothalamus libère de grandes doses de dopamine pour la remercier de sa collaboration... Elle ressent une extase quasi orgasmique chaque fois qu'elle décèle un nouvel indice précieux. Son corps, son unique précepteur et amant, devient par contre le pire des bourreaux lorsque son attention s'égare et s'éloigne du briefing : d'horribles décharges électriques remettent la penseuse sur le droit chemin. Alors que se poursuit son dressage, la jeune femme commence à se sentir frigorifiée, aussi, se blottit-elle auprès d'un des gros cœurs chauds qui se met à la bercer, à la réconforter. Elle s'endort, souriante et rassurée. Son enfant aussi.

«Le second de nos désavantages est lié à la taille minuscule de notre Soleil... C'est une toute petite usine à matière... Même à plein régime thermonucléaire, notre étoile ne dispose pas de la puissance nécessaire pour synthétiser des atomes très complexes, composés d'assez de protons et de neutrons... Les chimies organiques qui ont découlé de son atavisme dans son système, comme celle du Carbonne dont nous sommes issus, gravitent autour de mécanismes trop simples ne pouvant aboutir qu'a des formes de vies aussi chétives et sans avenir que la notre... L'étoile de notre Infirmateur est bien plus grosse que le Soleil. L'organisme de l'ennemi fonctionne selon les règles de la chimie du Plomb. Les réactions qui nous permettent de stocker et libérer de l'énergie, impliquées dans le cycle du phosphore de l'adénosine di et triphosphate, sont des gadgets en comparaison de celles qui oeuvrent dans l'organisme de ces monstres : Leur corps maîtrise naturellement la fusion et la fission froide, il peut à tout moment opérer des millions de transmutations d'atomes divers selon ses besoins, générer et canaliser en leur être des énergies équivalentes à celles dégagées par l'explosion de milliers de mégatonnes de nos bombes atomiques. Ce type de maîtrise énergétique leur a, par ailleurs, été indispensable pour pouvoir vivre dans l'espace. Elle leur assure une longévité inouïe grande de plusieurs de nos millénaires. Grâce à cet atout, ils peuvent rester des décennies sans avoir à s'alimenter et se permettre de nager dans le vide interstellaire à des vitesses vertigineuses. Malgré ces formidables facultés que leur évolution leur a concédées, ces bêtes demeurent de véritables centrales nucléaires ambulantes, de gigantesques forteresses avec des cervelets de poules.»

Il s'est soudainement mis à neiger. La penseuse reste émerveillée par ce spectacle qu'elle n'a vécu que par délégation. Ses yeux s'écarquillent rêveurs et elle ne ressent même pas l'intense décharge qui la rappelle à l'ordre... Elle songe à tout l'imaginaire merveilleux qu'a pu inspirer la neige aux Humains... Pourtant, quelque chose commence à la gêner. Les flocons restent en suspension dans les airs... Elle ne sent pas leur froideur caractéristique... Ils ne se liquéfient pas au contact de sa peau... Cela ne correspond pas au souvenir qu'elle en a. La femme reste dubitative un instant « Ce ne sont pas des flocons... », Panique-t-elle, « Ce sont des Smart Dusts, des poussières intelligentes et autonomes formant de vastes réseaux de détection... des sortes d'exo-organes microscopiques de l'Infirmateur... des récepteurs sensoriels inertes, en sommeil, qui lui permettent d'appréhender le monde... Les Smart Dusts remplacent des yeux dont il n'est pas doté, il en saupoudre son environnement abondamment... Elles sont capables de lui rendre compte des moindres fluctuations thermiques, des moindres variations de pression pour l'avertir de l'imminence d'obstacles ou de cibles en mouvement dans son espace exploré proche... En permanence, l'image mentale du monde qu'il peut en extrapoler est affinée par un autre de ses sens redoutable, celui qui lui permet de naviguer dans l'espace, de surfer dans les courants gravitationnels ascendants en quête de planètes nourricières, un puissant détecteur de bosons de Higgs en faisant un prédateur redoutable...» La femme court à en perdre haleine, mais elle se sait déjà repérée... « Il suffit qu'une de ces poussières malignes détecte une fluctuation pour qu'elle entre en communication avec ses voisines. Elle leur fait part de ses relevés et les réceptrices sont priées de faire passer l'information... Celle-ci se disperse dans un premier temps dans tous les sens, affectant de proche en proche, toutes les Smart Dusts inscrites dans une sphère au rayon croissant... Il ne suffit que de quelques secondes pour que les données remontent jusqu'à l'Infirmateur et que ce dernier retourne un feedback vers la poussière qui l'a renseigné, elle-même informant son informatrice, qui en fait de même, jusqu'à ce que l'exo-organe initiateur soit atteint et qu'un réseau d'acheminement préférentiel de l'information ne soit momentanément formé et configuré...»

Un halo rouge se devine très haut dans les cieux... La femme fonce à toute allure dans le champ sans se retourner, percutant au passage des organes palpitants qui explosent à son contact... A l'horizon, elle a remarqué les ruines d'une ville ancienne recouvertes, presque empaquetées comme des présents, par un immense linceul cutané... Les chapiteaux qu'il forme, sous lesquels on peut deviner les battisses d'un temps à jamais révolu, donnent alors une idée à la penseuse : se glisser sous cette peau, là où les poussières n'ont pas pu s'introduire pour s'extraire du champ de perception de ce qui l'a prise en chasse. Autour d'elle, cependant, il n'y a pas la moindre pierre tranchante qu'elle pourrait utiliser comme outil pour taillader une encoche... Transpirant à grosses gouttes, elle cherche paniquée une solution dans le fouillis de connaissances qu'elle n'a pas encore abordé.

«Si l'Infirmateur avait une raison, il nous considérait sûrement comme une espèce de lichen inoffensif... Nous sommes bien peu de chose face à lui... à l'aube de l'an 2099, les premières intrusions de l'antithèse ont eu lieu... Les rencontres d'objets émettant de puissants rayonnements furent rapportées par de nombreux conducteurs ou passagers d'aéronefs... Ils témoignaient de la présence d'entités volantes inconnues qui affolaient tous leurs instruments de bord se livrant à d'improbables accélérations et d'impossibles variations de leur trajectoire à angle droit, comme si ces objets avaient la possibilité d'annuler leur inertie à tout instant ou reporter leur énergie cinétique entièrement dans une direction voulue... Les témoignages concordants étaient de plus en plus nombreux, et qui plus est, corroborés par le fait que les témoins mourraient à coup sûr dans la semaine qui suivait leur observation, dans d'horribles souffrances. L'affaire ne resta pas bien longtemps secrète car bientôt une tache rouge qui très rapidement se transforma en une nuée d'entités, pouvait être observable dans la nuit à l'œil nu, en provenance de Jupiter, par tout à chacun. Toutes nos tentatives ridicules d'infirmer l'ennemi furent vaines. Nous n'étions pas prêts à l'affronter et la nuée déferla sur Terre sans encombres. Nous étions sur la défensive sans savoir que cela ne servirait à rien. Plusieurs accidents nucléaires occasionnant des milliers de victimes furent imputés à l'effet de panique qui accompagna l'évènement. Ce n'était cependant qu'un prélude ironique du Processus, comme pour nous toucher dans notre orgueil démesuré, pour nous montrer à quel point nous étions faibles et fanfarons. Nous ne maîtrisions même pas nos propres attaques. La suite fût encore plus pathétique. Les intrus prirent possession de toute la stratosphère et se mirent à y baigner paisiblement sans même nous attaquer... Ils nous ignoraient royalement puisant suffisamment de ressources dans ces hautes altitudes. Nous nous sentîmes rassurés un instant. Ces êtres après tout ne nous avaient jamais directement agressé. Nous tentâmes vainement de pactiser avec eux. Nous faisions pourtant preuve de la plus grande ingéniosité dans le codage de nos messages de paix. Ces bêtes étaient tout simplement connes... infoutues de piger une notion aussi abstraite... Notre insistance à les approcher finit par les incommoder, mais j'imagine, un peu comme des lierres grimpants, envahissants une façade, pourraient indisposer le propriétaire des lieux... Elles se mirent à plonger vers nos villes de temps à autres pour faire un peu le ménage et se débarrasser de cette espèce de pollution esthétique inutile que nous représentions...»

La penseuse émergeant de ses considérations, se voit couverte de sang. Elle se trouve à quatre pattes devant une blessure béante du sol. Un arrière goût désagréable vient d'envahir sa bouche. Elle crache alors un grand morceau de chair qu'elle a déchiqueté avec les dents et plonge sa tête dans l'entaille dont elle extrait une plus grande bouchée. Elle poursuit sa besogne en arrachant de longs lambeaux de viande avec ses mains, évoluant à présent dans une flaque d'hémoglobine. L'infirmateur approche laissant derrière lui une traînée stéréoscopique et une constellation de Smart Dusts scintillantes. La penseuse regarde son poing écarlate. Ses doigts se desserrent lentement et de petits gravas s'échappent de sa paume et retombent dans la flaque qui peu à peu est absorbée par le sol minéral que la femme vient de mettre à jour en creusant. Les cailloux s'imbibent de sang comme des éponges. Il y a un interstice entre la couche rocheuse et la strate organique. Le derme se soulève comme de la moquette mal fixée et la femme glisse ses jambes dans la fente après s'être allongée sur le dos. Elle empoigne enfin le tapis cutané et s'en recouvre comme s'il s'agissait d'une couverture. C'est alors qu'elle ressent une présence derrière elle. Lentement ses yeux basculent en arrière et l'image inversée de l'Infirmateur se fige au centre de son champ de vision. Elle est pétrifiée par l'aura rouge de la bête qui brûle instantanément ses rétines. Sa chair bouillonne et des souvenirs de douleurs identiques, de tortures similaires déjà éprouvées, refont surface.

«Suite à l'exposition prolongée aux rayonnements émis par toute cette nouvelle faune, une multitude de personnes, les plus chanceuses probablement, ont succombé, irradiées... Des villes entières ont été pulvérisées par la chute d'astéroïdes radioactifs colossaux creusant de profonds cratères et soulevant d'énormes lames de fonds dans les mers. Il ne s'agissait pourtant que d'étrons, d'excréments, innocemment et naturellement évacués par les bêtes sans la moindre intention de les utiliser comme des armes. Les survivants quant à eux ont souffert les plus atroces des martyrs... Certaines cellules dans nos organismes sont particulières. Ce sont des cellules souches adultes. Elles possèdent des propriétés extraordinaires proches de celles des cellules souches embryonnaires. Certaines sont impliquées dans des mécanismes de réparation de la peau, du foie, ou du renouvellement des cellules sanguines comme les cellules souches hématopoïétiques de la moelle osseuse. Ces dernières sont dites pluripotentes car elles ont le potentiel de créer diverses cellules spécialisées comme les adipocytes, les lymphocytes, les plaquettes... D'autres, qui nous intéressent plus particulièrement le cas échéant sont dites totipotentes et possèdent le même potentiel de différenciation que les cellules souches embryonnaires. On n'a jamais trop bien su pourquoi elles étaient présentes dans nos organismes, puisqu'elles étaient inhibées, en sommeil... Peut-être étaient-elles tout simplement des résidus, des étais de notre construction ? Ou peut-être bien qu'elles jouaient un rôle de première importance dans l'apparition aléatoire de nouveaux organes permettant à nos espèces par anticipation de survivre aux brusques épurations commandées par les variations incessantes de leurs biotopes ? Quoi qu'il en soit, le rayonnement corporel de l'Infirmateur a eu pour effet de stimuler ces cellules souches totipotentes en sommeil chez la plupart des individus de notre biofratrie, de les soustraire à leur léthargie atavique... Des organes ont commencé à se développer à des endroits inappropriés dans les organismes des survivants... Certains sont morts sur le coup par exemple à la suite d'anévrismes cérébraux occasionnés par l'apparition de dents dans leur cerveau, ou par l'initiation de réactions en chaîne comme la production incessante de nouvelles vertèbres jusqu'à ce que leur colonne ne se brise. Les autres sont devenus complètement fous, affublés de multiples membres, de systèmes nerveux parallèles donnant des instructions contradictoires à leur organisme, liquéfiés dans leur enveloppe charnelle, sursaturés d'informations captées par la démultiplication de leurs organes sensoriels... De violentes et sanglantes batailles de chimères issues de toutes les espèces ayant jusqu'à présent survécu dans notre foyer de vie se répandirent et s'instaurèrent dans tous les biotopes et dioptres terriens. Tout cela bien sûr à cause de la violente rupture d'équilibre engendrée par l'intrusion de l'Infirmateur, aussi candides et naïves eussent été ses intensions... La biodiversité terrestre en subissait le contrecoup et tentait tant bien que mal de survivre en s'adaptant à cette nouvelle donne... Une espèce de consensus fut trouvée au sein des mécanismes organiques issus de la chimie du Carbonne... Une soudaine réaction de polymérisation souda à jamais les destins d'espèces et d'individus autrefois dissociés... Cette strate sédimentaire dans laquelle j'évolue, ce tapis organique vivant en symbiose avec les tumeurs provoquées par les rayonnements de l'Infirmateur, cette espèce de corail organique recouvrant les abysses du milieu de sédentarisation de l'ennemi, est le résultat de ce consensus... l'expression de l'asservissement de la chimie du Carbonne par la chimie du Plomb... Je suis une émanation de ce consensus, un prototype de mécanisme de rébellion et de défense contre l'oppresseur... Peut-être la dernière chance de notre foyer colonisé ?»

Les Smart Dusts s'introduisent dans les poumons de la jeune femme chaque fois qu'elle prend une inspiration... Elle sent l'ennemi l'envahir, pénétrer dans son système sanguin, parcourir tout son être. Sa peau est en ébullition bombardée massivement par le rayonnement de l'Infirmateur. La femme se sait bien trop proche de la source des radiations pour pouvoir espérer survivre...La bête cerne le plus petit de ses soubresauts, le moindre de ses souffles ou battements cardiaques... Elle tient sa proie, prête à porter l'estocade finale... La victime quant à elle se laisse lentement sombrer.

«La strate organique résiduelle entière a conspiré contre l'oppresseur pour me mettre au point, me concevoir dans le secret... une des dernières cellules souches de ce tapis de vie à l'agonie a été reprogrammée, codée pour aboutir à ce que je suis... matériau ? Qu'est-ce qu'un matériau fondamentalement ? Comment pourrait-on définir ce terme ? Pendant longtemps notre réponse se serait pudiquement, moralement, éthiquement cantonnée à «Tout élément permettant à l'Homme de construire des objets, des outils, des battisses... utilisés de manière brute ou raffinés ou impliqués dans des mélanges...» Bien sûr implicitement il se serait agi de matériaux d'origine minérale ou de matière organique morte comme le bois ... Peut-être en reniant dans cette définition nos intuitions primales, barbares qui nous poussaient à concevoir des objets à partir d'os, de viscères séchées, de peaux tannées de bêtes ? ...Sûrement en occultant le fait que les plastiques sont issus de la chimie organique, eux qui semblent si artificiels ? Il aurait semblé ridicule de parler de matériau en parlant du contenu d'un œuf dans la conception d'une recette, d'un gâteau par exemple et pourtant ç'aurait bien été le cas... L'amas de chair, d'os et de neurones que je suis, n'est rien de plus qu'une machine, fruit de la réflexion de la conscience résiduelle si particulière de l'Homme au sein de ce qu'il demeure aujourd'hui de notre foyer de vie originel... Je suis le résultat des techniques et ingénieries les plus abouties dans le domaine de la conception...»

La penseuse sursaute... Elle semble émerger d'un terrible cauchemar où sa vie lui aurait filé entre les doigts sans qu'elle ne puisse rien y faire...Tout est sombre autour d'elle... Elle se sent en immersion dans un liquide... Quelques bulles d'air la chatouillent entraînées par la poussée d'Archimède. Elle cligne des yeux et se découvre dans une poche placentaire. Prise de panique, elle inspire une grande gorgée de liquide et manque de peu de se noyer.... Mais instinctivement des deux mains, elle se met à pousser la membrane blanchâtre qui la retient prisonnière, la perce et se déverse avec le liquide à l'extérieur du cocon...Une impression de déjà vécu la gagne... Affolée, elle s'empresse de palper son ventre... Il est rond et chaud...L'enfant n'a rien, il donne même de petits coups de pieds. «J'ai donc rêvé tout cela ?», S'interroge-t-elle, «çà semblait si réel pourtant...C'est sûrement lié au programme de construction de ma mémoire... Sa mise en place ayant lieu bien avant ma naissance, il se peut que je sois la proie de puissants délires pendant mon développement ? C'est bien çà, c'était juste un cauchemar... Une répétition avant la grande représentation...» Puis la penseuse empoigne son cordon ombilical pour ne pas trébucher... Elle tire un grand coup sec et c'est alors qu'une déchirure de lumière point du néant. Un mur de sang coagulé s'effondre... Lux fugit... Une lourde masse chute par l'entaille et tombe brutalement sur le sol. La penseuse remarque alors que ses pieds foulent un sol minéral parsemé de petits cailloux... Elle caresse de la main le plafond du goulot dans lequel elle se trouve... C'est bien une couche épidermique qui transpire... Elle plonge promptement ses yeux vers l'éboulis et pousse alors un horrible cri d'effroi... Elle se voit... C'est elle... Atrocement mutilée et défigurée, mais c'est bien elle... Le cordon ombilical remonte jusqu'à l'entrejambe de sa dépouille... «L'Infirmateur a donc finit par m'avoir... Ses radiations ont eu raison de mon ancienne enveloppe... Mais alors ? Je ne fais pas le poids ? Je suis un échec ? A moins que... Oui c'est çà... Je ne suis pas une attaque directement lancée contre l'Infirmateur... Mais alors... ? Si telle n'est pas ma mission,... ...quelle est-elle ?» La femme est prise de spasmes, petits et espacés au départ, puis de plus en plus violents et proches... Elle tombe à genoux en poussant un long gémissement simultanément prononcé et retenu ... Elle roule, assommée par la dopamine que libèrent ses neurones, et se perd dans un orgasme libérateur...

Une avalanche de Smart Dusts clairsemée de flash rouges s'engouffre par l'entaille... Les lasers dissociés s'unissent et finissent pas s'imposer comme dense lumière ambiante. Plusieurs Infirmateurs se sont réuni à l'extérieur et tournoient menaçants, autour de la brèche... Un éclat d'or point au milieu d'une émulsion écarlate composée d'hémoglobine et de lasers : Un des Infirmateur vient de plonger sa gueule dans la blessure béante de la strate organique et en extrait la première dépouille de la penseuse qui s'embrase et font dans un magma de transmutations alternatives d'atomes d'or en plomb et d'atomes de plomb en or. Un autre Infirmateur attrape le cordon ombilical et expulse d'un violent battement de nageoire le second organisme de la penseuse dans les airs. Il achève sa course contre un gros rocher cartilagineux sur lequel il se concasse et se disloque. Les deux premiers Infirmateurs fondent aussitôt sur le corps et se le partagent férocement, alors qu'un troisième continue de tournoyer dubitatif autour de la brèche... Ses Smart Dusts lui restituent l'image mentale d'un troublant volume visqueux inscrit dans une dangereuse expansion sous la couche épidermique qui enfle et se gondole... Le monstre s'approche prudemment de la brèche d'où soudain une épaisse mousse d'ovalbumine est propulsée comme d'un geyser. Pris de fureur, l'Infirmateur s'infiltre dans l'interstice et se retrouve cerné de cadavres encore chauds empaquetés dans des poches fendues baignant dans une marre de liquide placentaire. Ils sont reliés les uns aux autres par des cordons ombilicaux... Ils s'embrasent tous à l'approche de l'Infirmateur.

La penseuse, qui connaît enfin sa mission, vient d'initier une implacable réaction en chaîne, un cycle impitoyable de vies et de morts. «Je ne suis pas une riposte contre l'Infirmateur...», Clame-t-elle alors que sans effort elle donne naissance à un nouvel Ego et que l'ancien meurt aussitôt sa tâche accomplie, «Je suis une suite logique, une cascade d'évidences...» Chaque nouvel être est déjà fertilisé, adulte et ensemencé, prêt à donner la vie. La cadence des mises à bas et des décès prend un rythme hystérique. Chaque entité nouvelle ressemble à un papier organique froissé qu'on aurait roulé en boule, elle se déplie dans un «pop» comme un matériau à mémoire de forme qu'on aurait stimulé par la chaleur. Les derniers placentas expulsés bouillonnent avant de se craqueler, se fendre et libérer une dizaine de sacs fœtaux percés, de cadavres à peine formés, le tout baignant dans une mousse placentaire épaisse et envahissante. «Un donne Un...», Répète la penseuse devenue le curseur unique de la réaction contrôlée, «Je ne suis qu'une machine... Mon cerveau a été désaxé, excentré, déporté de mon crâne pour me donner de nouveaux potentiels... Je le sens là, au creux du ventre de mon enfant... C'est là que je vis... C'est là que je pense et que je contrôle... Autour de lui, des milliers de travailleurs s'affairent à enduire, amonceler, et construire l'Itération N+2... Tout est clair et limpide maintenant, j'étais déjà intimement convaincue de ma mission avant d'en être certaine... Je me la suis démontrée par récurrence... Le doute ne m'est plus permis...»

L'Infirmateur sous la strate organique pris de panique se débat tant bien que mal... Il consume aussi vite que possible toute la matière autour de lui mais se retrouve rapidement prisonnier d'une cristallisation soudaine d'un déluge de neige carbonique apparu à son interaction. Les Infirmateurs à l'extérieur assistent impuissants à sa capture. La strate organique entière enfle et semble entamer une intrigante danse d'intimidation alors qu'en fait en son antre, la réaction s'est emballée et l'épiderme est repoussé par les naissances en chaîne. Terrifiés les deux Infirmateurs s'enfuient dans deux longs tubes stéréoscopiques vers les hautes sphères pour trouver refuge au sein de leur communauté.

«Tout est information dans le Processus, et en réalité tout y est incroyablement simple. Quelque soit la coupe, quelque soit l'échelle ou la projection qui en est faite, tout y est dual et peut aisément se classer en deux catégories distinctes : Bosons et Fermions, flux et données, vecteurs et points, médiateurs et réactants, forces et matières. Tout n'est qu'action et réaction. La prédictibilité n'y existe pas, elle n'y est qu'une illusion...», La penseuse est hantée par ses considérations primales...Elle se les répète en boucle comme pour se motiver avant d'entamer la seconde phase inévitable de la réaction qu'elle a initiée. Il y a bien assez de matière organique à phagocyter dans la strate pour alimenter ses transformations, attiser sa flamme. «Tout se transforme, rien ne se perd...», La penseuse ne sait pas trop pour quelle raison mais cette considération sonne faux quand elle la met en perspective avec son ordre de mission, «C'est dans cette banalité erronée que ce trouve la clef ! L'échappatoire ! Des lois strictes, une réglementation drastique, régulent les Univers oniriques du Processus qui ne sont en fait que des prisons pour les hypothèses qui y voient le jour... Le Processus est méticuleux et ordonné, il dissocie clairement ses axes de réflexion en paquets consensuels, en catégories et entités qu'il classe. Il met en place des garde-fous pour s'assurer de la pureté de son analyse... Mais la faille justement émane de cette paranoïa, ce désir de contrôle exagéré... Tous les mécanismes de modération, de rétroaction, d'ordonnancement, de hiérarchisation sont de grands consommateurs de cycles de calcul... Les lois de notre Univers peuvent être contournées, violées, bafouées car justement tout n'est qu'information et flux d'information... La matière n'est proie aux forces gravitationnelles que parce des Bosons de Higgs, des Gravitons, circulent et s'échangent entre les masses informant les unes les autres de leur présence respective et invitant leurs Leptons neutres à interagir... Les Quarks positifs n'obéissent qu'aux ordres que les Gluons leurs donnent, les Quarks négatifs ne respectent d'autres directives que celles des Bosons W-,W+ et Z°, les Leptons négatifs ne s'inclinent que devant l'autorité des Photons... Je peux bafouer les lois si je suis plus rapide que les Messagers qui sont censés faire le rapport de la rupture d'équilibre que j'ai occasionnée aux Fermions dont la mission est de contrecarrer toute tentative de violation... Car s'ils ne sont informés que lorsque le méfait a été accompli, ils sont inutiles... J'ai été conçue dans ce but, avoir une longueur d'avance sur les Bosons du Processus en lui dérobant des cycles de calculs... Par quels mécanismes ? Je ne le sais pas... Je sais juste que je le peux...»

La strate organique est maintenant gonflée comme un ballon... Les naissances et les morts, le cycle des itérations de la penseuse semblent s'être essoufflés. Les Infirmateurs surgissent en meute et s'abattent sur l'Epiderme qui s'embrase en un éclair et revêt l'aspect d'un magma en perpétuelle mutation... Les organes à sa surface se disloquent et se recomposent, d'immondes varices se dessinent laissant soudainement jaillir des centaines de grosses aortes qui se rompent inondant les lieux d'une fine et abondante pluie d'hémoglobine. Les Infirmateurs, fous de rage, brûlent tout de leurs radiations.

Au milieu de ce chaos, tapie dans les ruines d'une battisse de l'ancienne ville, perdue au cœur de l'épaisse mousse d'ovalbumine, une poche placentaire palpite et ne semble pas fendue. Il suffit de traverser sa membrane pour retrouver un des cadavres de la penseuse, poumons inondés de liquide. D'entre ses jambes livides en apesanteur, émane un cordon ombilical terminé d'une nouvelle poche palpitante qui lorsqu'on traverse sa membrane nous dévoile à nouveau le même spectacle à une échelle réduite. Il en est de même lorsqu'on pénètre l'œuf dans l'œuf, l'œuf de l'œuf dans l'œuf, l'œuf de l'œuf de l'œuf dans l'œuf. A chaque pas, le cadavre semble de moins en moins abouti et formé... On n'arrive pratiquement plus à reconnaître la penseuse à la dixième itération, à partir de la vingtième on a du mal à l'identifier à un fœtus, au delà de la trentième il n'y a plus qu'un petit conglomérat de viande déchiqueté et un petit cordon ballotté par un léger courant, qui n'est plus relié à rien...

En surface, des tsunamis de nécroses se propagent sur toute la strate organique en s'éloignant du point de contact avec les Infirmateurs. Le tapi de vie se meurt dans sa globalité alors qu'au point de contact même il redouble de vitalité. De grands yeux émanant du magma de chair, localisent les Infirmateurs avant d'exploser dans un tourbillon d'hémoglobine. Des moignons apparaissent de-ci de-là momentanément, et sombrent dans des vortex d'annihilations et de rayonnements gamma. Les Infirmateurs transpercent les tours de l'ancienne ville qui dégoulinent de graisse caramélisée telle d'improbables bougies, mais alors qu'ils se regroupent en formation et entreprennent un virage à angle droit, le chapiteau de chair enfante de gigantesques mains qui se replient en poings avant de s'abattre violemment sur plusieurs des entités et d'imploser avec elles dans une tornade de cartilages, de broyats d'os, de chair, de cristaux de plomb et d'or, d'intenses bombardements photoniques, agrémentés de fusillades d'éclairs et de poignées de Smart Dusts. La nuée d'Infirmateurs tente un repli mais alors que les derniers monstres percent le chapiteau, le magma organique se transforme en de multiples tranchées bordées de crocs acérés, des mâchoires qui déchiquètent les entités à la traîne. Les derniers Infirmateurs se dispersent radialement et tentent de rejoindre individuellement la stratosphère dans un feu d'artifice stéréoscopique pour échapper au courroux de la biosphère. Mais c'est peine perdue... La globalité de la strate organique explose dans l'unité, générant une intense onde de choc sphérique qui rattrape les fuyards et les brise en plein vol. Les couches de matière périphérique de la Terre sont vaporisées dans le vide interplanétaire alors que sa mince écorce se morcelle. Des plaques tectoniques entières plient, cassent et se soulèvent avant de sombrer telles de gigantesques navires en flammes dans le manteau de lave, immense océan magmatique mis à nu...

Peut-être plus au même instant, mais à des cycles de calcul très approchés, à des niveaux subatomiques, une ondulation subsiste. La penseuse poursuit sa propagation récursive et sa frénétique miniaturisation, suivie d'une queue de comète, un cortège de Bosons divers pris de cours, n'ayant pas anticipé les multiples infractions aux lois universelles qu'ils sont censés empêcher mais que la penseuse a commis sans vergogne. Ils avertissent, avec un retard certain, divers Fermions alentours qui sont happés par des champs de force incommensurables et qui interagissent violemment avec les itérations N-M de la penseuse, où le retard N-M croit exponentiellement à chaque cycle de calcul volé par elle au Processus. Les enveloppes N-M sont réprimées avec la plus grande des sévérités, à la hauteur du crime commis, par la pure et simple annihilation mais l'itération N survit avec de plus en plus d'aisance. L'amplitude de l'onde penseuse décline jusqu'à atteindre 10-54 mètres, barrière de Planck au-delà de laquelle plus rien ne peut exister. Une sphère de néant croît par effet de zoom et la happe...



sniz

Progressions fractales

Introduction : les leurres de la pensée

Tout commence par l'instant de jouissance suprême. Celui où je suis à la fois le néant total et l'infini. L'unique chose qui m'y préoccupe est l'avènement de celui que je vais enfanter. Tout le reste constitue un magma informe et indifférencié, que cependant je sens inévitablement déferler en moi. Mais paradoxalement, je perçois avec une grande clarté que je suis trop infime pour exister véritablement. Cet antagonisme exerce une tension extrême qui m'interdit tout espoir de garder le contrôle. Alors je me laisse aller...

Je ressens aussitôt l'effet du premier attribut de ma progéniture. Celui qui permet à toute évolution de s'opérer, y compris la mienne. Je peux le sentir se déployer et s'étendre. Son inséparable frère, celui qui contient tout, y compris moi-même, fait simultanément de même. Dès les premiers instants de son éclosion, cette bulle d'espace-temps entre en quintessence et entame immédiatement sa vertigineuse inflation. Ma décompression impose à sa dilatation une vitesse de loin supérieure à la célérité de la lumière. Mon métabolisme est lui aussi extrêmement rapide : baryons et mésons se matérialisent puis s'annihilent en mon sein de manière chaotique, selon une période caractéristique approchant 10-43 secondes. Cela me semble durer  une éternité, mais ma fréquence de perception de l'écoulement du temps se ralentit de manière logarithmique, et environs un milliardième de seconde après l'éphémère apparition du premier lepton, les particules de matière et d'antimatière primordiales voient le jour au cœur de l'indescriptible ouragan qui fait rage en moi. Pendant que ma vitesse d'expansion ralentit spectaculairement, je suis parcouru par un frisson : j'impose pendant un bref instant aux nucléons et aux anti-nucléons de se repousser mutuellement. Malgré l'intensité des turbulences, il leur faut moins d'un millième de seconde pour s'ordonner et faire de moi une entité parfaitement duale, scindée en deux intra-mondes quasi-symétriques et indépendants...

Le temps continue subjectivement à s'accélérer et mon expansion ralentit. Ma physiologie se complexifie et il me devient impossible de rester conscient de tous les phénomènes qui se déroulent en moi. Je délègue alors cette conscience aux êtres qui  pourront dorénavant évoluer dans mes tissus et je poursuis lentement ma détente...

. .. ... .. .

Son passé confus se fond dans un néant intemporel duquel sa volonté, encore très rudimentaire et très fragile mais à chaque cycle plus puissante et plus inflexible, cherche à s'extraire par tous les moyens. Ses étirements et ses contorsions se font de plus en plus amples. Subitement, ce vouloir semble avoir trouvé l'équilibre métastable qu'il cherchait, et se met immédiatement en devoir de creuser un puits de potentiel en créant les rétroactions qui y permettront l'établissement d'une homéostasie durable... C'est ainsi que, quelques cycles de calcul plus tard, sa conscience commence à émerger graduellement, s'édifiant et s'organisant peu à peu dans la figure archétypale d'une jungle épaisse... Elle n'est d'abord que le théâtre de phénomènes dispersés et indifférenciés, mais les sensations qui la composent se précisent et se focalisent rapidement sur une entité aux dimensions plus réduites, mais qui sera bientôt douée de pensée. Celle-ci tressaille et ouvre les yeux.

Presque tout ce qui l'entoure lui paraît complètement flou et il ne parvient en fait à distinguer nettement que ce qui se trouve au centre de son champ de vision. Ses nombreux instincts s'éveillent. L'un d'eux domine rapidement les autres, et une peur primitive des menaces potentielles dissimulées dans l'inconnu environnant s'empare de lui. Le penseur serre les mâchoires, prêt à mordre. Soudain, un projectile traverse les airs et sectionne une liane d'ayahuasca qui s'élevait juste à côté de sa tête. Sous l'effet de l'impact, il en émerge un tourbillon évanescent de données sub-hypothétiques en accrétion logique, qui gonfle en s'étiolant. En regardant dans la direction d'où est venue cette salve, il discerne entre les troncs d'arbres une sorte de nuage mécanique sombre, dont la surface est animée de rapides mouvements tectoniques, à la faveur desquels apparaissent furtivement des protubérances parcourues par des éclairs de forme hélicoïdale, et dont l'activité générale semble ordonnée par un processus automatisé. Mais il n'a pas le temps d'approfondir son observation, car un second tir le touche au mollet. Sa jambe, puis son corps tout entier se transforment en un réseau tubulaire charriant des variables d'analyse parcourant des fonctions d'autocorrélation complexes, et des solutions protéiformes d'équations physio-tensorielles. Mais son esprit, qui à cet instant devient fonctionnel, s'engloutit immédiatement dans l'écoulement d'une dialectique déjà planifiée, pendant que des décharges orgasmiques le parcourent de part en part :

«Le monde est un espace de dimension infinie dont l'organisation est gérée par le Processus. Chaque nouvel univers se voit affecter un sous-ensemble infini des vecteurs de la base dénombrable. Le fait qu'aleph 0 soit égal à son carré, qui se traduit comme l'existence d'une bijection entre N et NxN, explique pourquoi le Processus peut extraire un nombre illimité de sous-ensembles disjoints et infinis d'un seul et même ensemble primordial. Dans notre lignée d'univers, sept seulement de ces dimensions seront utilisées lors de la genèse de l'espace-temps, les autres restant disponibles pour la création des univers sub-hypothétiques. Cependant, si on se fie au caractère rigoureusement dichotomique des stratégies d'analyse mises en œuvre par le Processus, on peut en toute confiance supposer qu'il a étudié la fonctionnalité d'autres types de configuration...»

Sa conscience, en proie à une agitation extrême, s'identifie à présent à un ouragan mnésique qui entraîne par bribes des nuées de souvenirs épars qu'on a recueillis pour le penseur dans l'infinité d'univers sub-hypothétiques qu'il a engendrés. Son attention se localise rapidement, comme si elle effectuait au cœur du maelström une plongée vertigineuse en direction d'une constellation d'impressions particulières. Quelque part, à l'intérieur d'une sorte de nuage de Oort, dans le foyer central de ce microcosme psychique, se trouve une forme sphérique rouge et jaune à la surface de laquelle évoluent d'autres tempêtes, et où se dirige une comète inéluctablement déviée de son orbite par le champ gravitationnel de Jupiter. L'onde de choc créée par la collision soulève d'immenses gerbes de gaz, qui dans leurs mouvements dantesques adoptent les formes furieuses de monstres infirmateurs déchaînés, projetant sur leur passage des déluges de neutrons dévastateurs, pendant que, spectateur impuissant de ce titanesque holocauste, il voit s'approcher de lui à pleine vitesse la gigantesque auréole rouge radioactive qui se déploie autour de  la zone d'impact. Mais, au moment où il va y être englouti, coupant court à ces visions oniriques peu utiles, son esprit reprend le programme d'analyse, pendant que son corps jouit encore une fois de cette bonne action :

«Tout est information dans le Processus, et en réalité tout y est incroyablement simple. Quelque soit la coupe, quelque soit l'échelle ou la projection qui en est faite, tout y est dual et peut aisément se classer en deux catégories distinctes : stabilité et mouvement, souvenirs et sensations, matière et énergie, axiomes et théorèmes, espace et temps... Tout n'est en son sein qu'action et réaction. La pensée n'existe pas, elle n'y est qu'une illusion. Seul le Processus possède les algorithmes qui permettent l'expression de données abstraites car, en contradiction avec les convictions de la plupart des créatures qui en font l'expérience, toute formulation d'hypothèses –la classe formée par ces dernières constituant l'unique catégorie causale des phénomènes cosmogènes- coïncide avec la création d'un univers, dont la dynamique est calculée afin qu'au cours du temps, la probabilité d'apparition des circonstances permettant l'expérimentation de l'hypothèse tende exponentiellement vers 1. La direction temporelle de l'univers sub-hypothétique ainsi créé étant orthogonale à celle le long de laquelle évolue l'entité ayant fait appel aux compétences du Processus, même si la réalisation de ce test a nécessité une phase préliminaire de plusieurs milliards d'années, l'ensemble des informations fournies lui est instantanément renvoyé, ce qui lui permet de nourrir l'illusion qu'elle en détient le procédé d'obtention. C'est la raison pour laquelle, l'appelant «réflexion», les humains se l'attribuaient avec toute la prétention qui les caractérisait.»

Le penseur se sent maintenant fragmenté en millions de petites unités blanches indépendantes, comme s'il était une bruine de flocons de neige suspendus et immobiles dans les airs. «Ouvre les yeux». Chacun de ses petits moi se met alors à sonder très attentivement l'espace qui l'entoure. Soudain, au niveau du sol, une perturbation apparaît ; sa signature ressemble à celle d'un être animé et autonome. Alors que l'alerte se propage de proche en proche, ce qu'il ressent comme une intense chair de poule, il affine sa perception de l'anomalie : c'est un humain femelle, apparemment alourdi dans la partie médiane inférieure par la présence d'un parasite assez volumineux. «Ouvre les yeux». D'abord, elle cherche à s'enfuir, mais après avoir fait quelques mètres, elle se laisse choir et, oubliant tous les dangers qui l'entourent, sombre dans une sorte de rêverie bienheureuse. Il peut maintenant percevoir chaque trait de son visage, goûter entièrement au sourire qu'elle arbore et dans lequel il se perd, comme hypnotisé, éperdu, amoureux à la folie. Peu à peu, son identification à elle devient totale, il commence à ressentir ses émotions, à partager sa rêverie, et à s'éloigner de la conscience collective des Smart Dusts. «Ouvre les yeux.» Le penseur-penseuse peut maintenant commander ses nouveaux membres et se met en devoir de sauver sa bien-aimée, en ordonnant à son corps de déchiqueter à pleine dent les fibres musculaires tapissant le sol, qui se contractent et se tordent à chaque morsure. «Ouvre les yeux». Les filaments d'actine et de myosine qu'elle crache frénétiquement à chaque bouchée s'en vont rejoindre les moisissures et les débris organiques en putréfaction qui sont amoncelés alentours. «Ouvre les yeux». Elle parvient bientôt à se glisser sous la biomasse végétative, mais une sorte d'appendice charnel métallique la saisit à la taille et l'arrache d'un geste puissant à son piètre refuge. «Ouvre les yeux». L'infirmateur lui répète son injonction : «Ouvre les yeux». Paniquée, elle empoigne au niveau de son nombril le membre mécanique et froid du monstre qui l'étreint, et tente de s'extraire de son emprise en se contorsionnant. «Ouvre les yeux». C'est alors qu'elle perçoit sous ses doigts, à l'intérieur de la tige, une pulsation périodique dont elle connaît parfaitement l'intensité et le rythme... Elle comprend, enfin. Peu à peu, elle prend conscience des muscles idoines, qu'elle parvient dès lors à contracter, et elle ouvre lentement les yeux. Pour la première fois de son existence, elle s'extirpe de ses chimères pour commencer à appréhender le monde qui l'entoure. Elle a ainsi tout le loisir de s'apercevoir qu'en réalité, elle n'est rien d'autre qu'un fœtus en gestation secouant rageusement le cordon ombilical qui le nourrit... Mais au même moment, quelque chose en lui le force implacablement à refermer les yeux et à continuer le chargement de sa mémoire :

«La conscience se distingue fondamentalement de la pensée. Si cette dernière, ou du moins le mécanisme qui en a l'apparence, peut être considérée comme un véritable luxe, la conscience est ce qu'il y a de plus banal, puisque le Processus la dispense à tous les éléments de tous les univers. Mais parmi eux, seule une infime partie est également douée de volonté. Cette dernière est indispensable à l'élaboration du mouvement, et ceux qui la possèdent cherchent à augmenter le domaine des possibilités qu'elle leur permet d'atteindre. En général, une minuscule partie d'entre eux seulement parviennent à envoyer les tentacules de leur volonté hors de leur espace-temps, à travers les dimensions inter-hypothétiques, jusqu'à l'interface d'où ils peuvent accéder à certains algorithmes du Processus. Cela se traduit d'un point de vue matériel par une baisse locale d'entropie. La plupart des univers abritent de telles entités, mais il en existe pourtant qui s'avèrent irrémédiablement stériles. A l'inverse, les cascades d'univers où régnaient les humains ont produit de tels cyclones d'hypothèses qu'ils ont failli réduire les performances du Processus d'une quantité qui aurait pu influer à 10-50 près sur le résultat des itérations du calcul dont la différence d'indice avec la nôtre est de moins de 20 milliards de e-folds.  Ce risque de saturation, qui aurait presque pu devenir légèrement significatif, était dû à la facilité avec laquelle, par un hasard incompréhensible,  ils étaient parvenus à mettre sous le joug de leur volonté un organe qu'ils appelaient «cerveau», et qui était une incroyable machine à traverser les dimensions.»

Dès qu'il émerge de ces considérations, le penseur rouvre les yeux et entreprend d'examiner les alentours. Loin derrière la membrane qui le sépare du monde extérieur, à travers le réseau de veines arborescentes qui courent à sa surface, il peut voir rayonner faiblement quelque chose qui ressemble à deux énormes soleils, l'un pourpre et l'autre ambré. Mais subitement, sa conscience se met à s'étendre pour se fondre dans l'être qui lui procure ses ressources, comme cela arrive aux fœtus qui s'identifient à leur mère... Il obtient ainsi une proprioception de l'ensemble du liquide amniotique dans lequel il baigne, puis des parois de l'œuf et, au-delà, d'organes externes aux étranges propriétés histologiques. Tout ce qui se trouve à l'intérieur de cette bulle en expansion accélérée, dont son cerveau est le centre, devient une annexe de son corps, soumise à sa volonté. Simultanément, quelque chose en lui envisage cette extension comme la propagation d'une onde qui remonterait le long d'un tentacule, depuis l'extrémité sensible où se trouve son œuf, vers le véritable centre de décision du céphalopode, permettant ainsi le retour progressif de sa conscience à la totalité de ce qu'il est et a toujours réellement été. Son domaine de perception s'étend ainsi aux poumons de forme sphéroïdale qui entourent la cavité placentaire et ses tissus nourriciers, et dont les innombrables endothéliums, grâce aux îlots de mycélium symbiotique qui récoltent les déchets métaboliques de cyanobactéries autotrophes flottant en quasi-apesanteur, absorbent les gaz qui composent l'atmosphère de ce minuscule planétoïde organique, doté d'une protection magnétique contre les particules ionisées charriées par les vents solaires, fournie à distance par les ceintures de Van Halen qu'engendrent les rotations de petits satellites métalliques, et décrivant à la perfection son orbite chaotique autour de l'attracteur étrange formé par les interactions d'une gigantesque nova rouge et d'une naine blanche, qui absorbent par leurs pôles de majestueuses volutes enluminées du nuage sidéral au milieu duquel elles se trouvent, perdues quelque part dans son immensité de particules de matière baryonique. Au  moment où il parvient à ce niveau, le penseur se sent renouer avec la conscience de ce nuage, mais sombre aussitôt dans ses réflexions instinctives :

«Si le Processus est l'unique fournisseur d'accès à la pensée, il est aussi le seul être de notre monde qui ne soit pas doué de conscience, bien qu'il soit également le seul qui puisse la dispenser aux créatures qui peuplent les univers. C'est afin qu'aucune volonté ne puisse tenir à la fois pensée et conscience sous son empire que le Processus ne permet pas aux entités hypothétiques penseuses de maîtriser consciemment le mouvement de leurs tentacules, et qu'il laisse la majorité d'entre elles conjecturer à tort qu'elles possèdent l'intelligence. Une telle volonté deviendrait en effet indépendante du Processus et pourrait alors formuler ses propres postulats, pourvu qu'elle amasse suffisamment d'énergie créatrice. Il lui serait alors possible d'engendrer son propre système de résolution, de concurrencer localement le Processus en anticipant ses calculs, et sans aucun doute de l'y paralyser en générant un bruit blanc quantique capable de perturber le déroulement des big bangs  et la mise en place du test des hypothèses.»

«Je comprends tout, maintenant... Jusqu'à présent, je n'étais qu'une intra-conscience intégrée à une structure supérieure, confinée à l'intérieur d'une sorte de récepteur-activateur sensoriel dont la fonction est de déployer ses appendices extra-hypothétiques pour remonter à travers les dimensions jusqu'à l'interface de commande du Processus, y activer la réalisation locale de ses tâches cosmogènes, et récolter des données abstraites utiles. En d'autres termes, ce à quoi j'étais réduit, et que je perçois maintenant comme une simple annexe de ma personne, est un organe qui a pour fonction de penser... Oui, maintenant je sais... L'univers qui m'a vu naître a, comme tous les autres, été créé par le Processus à la demande d'une entité penseuse évoluant dans un univers hyper-hypothétique d'ordre supérieur. Le but de cette création est de confronter deux sub-hypothèses : matière contre antimatière. J'ai eu la chance d'être doué d'une volonté. Celle-ci m'a permis de chercher comment obtenir la pensée. Après des éons entiers d'essais infructueux, par l'effet d'un hasard inopiné, j'ai réussi à acquérir une configuration qui m'a permis, après avoir généré suffisamment de néguentropie, de formuler et tester à mon tour une seule hypothèse simple. Deux éléments chimiques de base semblaient permettre la concrétisation d'une entité penseuse formée de matière baryonique : le carbone et le plomb. Un univers dans lequel l'antimatière a été évincée dès les premiers instants a donc été créé. Il n'en restait que quelques traces à peine décelables. Chaque élément a pu s'établir à sa manière dans le système qui lui correspondait. Le carbone, qui est sorti vainqueur, a engendré une forme de vie unique en son genre, de par la facilité avec laquelle elle émet des hypothèses : les humains. J'ai donc passé l'éon suivant à mettre en application le peu de données que j'avais obtenues, jusqu'à réussir la gestation d'un fœtus humain. Dès que son esprit a été suffisamment stable pour pouvoir «penser», je lui ai fait effectuer le boot des souvenirs de toutes les consciences des univers sub-hypothétiques. Maintenant, je suis en possession d'un organe qui me permet de penser autant que je le désire. Il doit cependant me trouver une solution au plus vite, car les volontés antimatérielles ont peut-être elles aussi déjà trouvé un moyen de créer des penseuses. Peut-être même d'ailleurs cette solution a-t-elle été le fruit de la chimie de l'anti-carbone...»

«Lorsqu'une entité évoluant dans un univers donné se trouve en possession de l'information permettant d'infirmer ses concurrentes et de solutionner le problème qui est la raison d'être de la création de son cosmos, elle absorbe par un effet d'osmose quantique toutes les autres consciences qui jusque-là coexistaient avec elle. Celles-ci se trouvent alors réunies au sein de l'être-univers total, celui qui a été témoin du big bang, et auquel, puisqu'elles en étaient un fragment, elles n'ont jamais cessé d'être intimement reliées, tout en étant insurmontablement séparées les unes des autres, incapables de s'extraire de leur individualité. C'est à cet instant que l'univers en question entame son big crunch. L'entité fédératrice se métamorphose ensuite en la donnée qui sera promue solution de l'hypothèse, et intègre, à différents degrés, les expériences de chacune de ces consciences, avant d'être acheminée par les soins du Processus vers l'univers hyper-hypothétique immédiatement supérieur où se trouve la penseuse qui l'a sollicitée. Cette dernière aura donc accès, avec plus ou moins de difficulté –les humains n'y sont, à quelques exceptions près, jamais parvenus- à ce gigantesque réseau de souvenirs qui peuvent, dans certains cas, être mobilisés par une couche profonde du subconscient.»

Le nuage sidéral est majoritairement constitué d'atomes d'hydrogène. Un simple électron en orbite autour d'un proton. Les électrons fonctionnent comme une porte donnant sur un espace interne à trois dimensions où un gaz de photons et de neutrinos subit 1023 fois par seconde une implosion qui le contracte jusqu'à atteindre la masse critique de Chandrasekhar, puis de ce fait une explosion qui provoque de nouveau sa pulvérisation et sa décompression. Au cours de chacune de ces pulsations respiratoires, les électrons ouvrent leur porte et changent de configuration pour mettre leur intérieur en contact avec l'extérieur. Au cœur du nuage, l'un d'eux est porteur d'une énergie extraordinairement excédentaire et bondit au hasard des chocs entre molécules d'un atome d'hydrogène à l'autre, ionisant sa cible à chaque saut. Pendant ce temps, le fœtus penseur se répète inlassablement ses considérations primales : «Tout est information dans le Processus, et en réalité tout y est incroyablement simple. Quelque soit la coupe, quelque soit l'échelle ou la projection qui en est faite, tout y est dual et peut aisément se classer en deux catégories distinctes : matière et antimatière, pensée et conscience, masculin et féminin, sujet et objet, atman et brahman... Tout n'est en son sein qu'action et réaction. La pensée n'existe pas, elle n'y est qu'une illusion.» Il ne sait pas pourquoi, mais cette litanie semble influer sur les cycles de l'électron libre. Son gaz interne se condense de plus en plus puissamment et, au fur et à mesure qu'il avale une fraction toujours plus importante de la matière contenue dans les particules voisines, approche de la configuration d'un trou noir supermassif.

«Ca y est... c'est plus fort que moi... j'ai la solution... je sais ce que je dois faire... je ne sais pas comment je le fais... mais ça a l'air de fonctionner...» Très rapidement, le nuage tout entier est broyé et aspiré à l'intérieur de l'électron libre, le fœtus penseur n'ayant plus aucune utilité. Alors qu'il ne reste que quelques volutes de matière, la volonté du nuage, toujours sans comprendre comment elle y parvient, génère un souffle qui catapulte l'électron vers le demi-espace où règne l'antimatière. Il accumule ainsi de l'énergie cinétique, jusqu'à atteindre une vitesse relativiste dont les effets potentialisent les mécanismes de structuration du trou noir qu'il contient. Il est entouré d'une escorte de particules électriquement neutres, chargées de le protéger dans les premiers temps contre les collisions avec d'éventuelles antiparticules. Sous la pression, le gaz s'échappe progressivement de son cosmos interne et envahit l'espace extérieur. Cette matière s'accumule autour de lui et le transforme peu à peu en l'arme de destruction la plus puissante qui soit : un trou noir propulsé à une vitesse voisine de celle de la lumière. Bientôt, il devient capable d'ingérer l'antimatière : il piège en lui les photons générés par les annihilations matière-antimatière, toujours plus nombreuses. Cette fois, la victoire est écrasante. L'antithèse n'a même pas eu le temps de réagir. Bientôt, la déformation qu'il impose à la géométrie de l'espace-temps devient telle que les superamas de galaxies antimatérielles se laissent irrésistiblement glisser le long des géodésiques. Ils acquièrent presque instantanément une accélération gigantesque, avant d'être engloutis sans ménagement, le nourrissant constamment de centaines de trous noirs mineurs. Son rayon de Schwarzchild s'allonge exponentiellement. La structure globale de l'espace-temps finit par se raidir autour de lui. La contrainte devient vertigineuse. Elle dépasse ce qu'un univers est en mesure de supporter. Toutes les consciences qui l'habitaient se dissolvent. Puis se recombinent ensemble. Subitement, il y a rupture. Et tout s'effondre définitivement.

C'est un chaos extrême.
La fureur de Shiva.
Incommensurable.
Inénarrable.

. .. ...

Dourak Smerdiakov

M'emmerdais tellement que j'ai eu l'idée de le lire. Puis j'a vu que ça commençait par "introduction".

Au secours.

Je vais ouvrir une bouteille.
Pour le débat citoyen et convivial dans le respect indivisiblement démocratique de la diversité multi-culturelle des valeurs républicaines oecuméniques.

PATAPLOUF

OUAI C çA  NIQUE TA MERE