La Zone
La Zone - Un peu de brute dans un monde de finesse
Publication de textes sombres, débiles, violents.
 
 

Les héritiers de Kahun - 3 : Habbel

Démarré par sniz, Juillet 31, 2005, 19:15:19

« précédent - suivant »

sniz

Le chien marqua un arrêt, le museau légèrement relevé et la truffe au vent. Il devait encore flairer la présence de quelque redoutable prédateur. Tout cela commençait à impatienter Dvitsevin. Il portait un œil méfiant sur les deux Umalates qui l'accompagnaient. Ces derniers ne connaissaient que très peu la langue de Kahun, ce qui limitait considérablement les possibilités de communication avec eux et réduisait les échanges aux strictes nécessités de la mission. Les deux métèques conversaient -toujours très brièvement- dans leur jargon inintelligible, se retournant vers lui en riant lorsque, dans un passage difficile ou en fin de journée, il commençait à donner des signes de faiblesses alors que ses guides ne peinaient pas le moins du monde, ce qui lui donnait à penser qu'ils se payaient joyeusement sa tête. Cette goguenardise s'était déclarée lors de leur premier bivouac, lorsqu'il avait véhémentement refusé de participer à leurs jeux homosexuels. Comme il ne leur accordait aucune confiance, il était constamment sur ses gardes et depuis qu'ils étaient partis il n'avait jamais dormi que d'un œil. Il commençait d'ailleurs à fatiguer sérieusement. Sans compter que la progression était devenue particulièrement difficile. L'air était lourd, les moustiques ne leurs laissaient pas une seconde de répit et il fallait être extrêmement vigilant. De plus, la région qu'ils parcouraient depuis la veille était un véritable labyrinthe. Jamais il n'avait vu un amalgame aussi dense d'obstacles naturels. Ils devaient franchir des bras de rivières infestés de serpents ou des marécages abritant des crocodiles, escalader des parois abruptes et y hisser le chien sans se faire mordre, traverser de longues grottes obscures où se tapissaient des chauves-souris prêtes à venir leur sucer le sang, ou encore grimper aux arbres et se déplacer de branches en branches pour franchir des ravins ou des zones peuplées d'une faune dangereuse. Heureusement, le flair du chien était infaillible. Dvitsevin se demanda comment ce simple étudiant, citadin de surcroît, pouvait bien réussir à se repérer avec une telle précision dans une région aussi dangereuse.

Vindu s'était assis sur une basse branche d'un épicéa, assez haut pour ne pas être importuné par les menus insectes qui proliféraient au niveau du sol. Il n'avait plus de vivres et sa réserve d'eau était vide. La déshydratation commençait à lui donner de légers mais tangibles maux de têtes. Il aurait pu y remédier en mangeant des fruits, mais il ne connaissait pas les plantes qui poussaient ici et, ne sachant lesquelles étaient toxiques, il préférait se retenir le plus longtemps possible, en espérant arriver avant d'être forcé à ces dangereuses expérimentations. D'après ce qu'il savait, il ne devait plus être loin de sa destination. Il regarda d'un oeil vide cette espèce de boule sombre autour de laquelle virevoltaient des centaines d'insectes. Elle était accrochée sur cette même branche, un peu plus loin du tronc. L'un des arbres* de Kurtogdel lui expliquait comment utiliser le liquide contenu dans la petite outre en peau de chèvre que Vesya lui avait remis. Il s'agissait d'un mélange qui modifiait le fonctionnement habituel de ses processus perceptifs et lui permettait d'amplifier ses sensations, surtout olfactives. Il pouvait alors éviter les territoires de chasse des fauves, que ceux-ci marquaient de leur urine, suivre les pistes plus sûres des herbivores et le cas échéant capter de suffisamment loin la présence des dangers, pour autant qu'il ne se trouvassent pas dans l'ombre olfactive générée par le vent. L'envers de la médaille était que cette drogue réduisait ses capacités d'analyse et qu'il lui fallait parfois beaucoup de volonté pour ne pas perdre de vue ce qu'il était venu faire dans cet endroit. Une fois ingérée, elle ne devenait active que sous l'action du venin frais de ces insectes, dont il avait appris à repérer les nids. Avant de s'en reprendre une dose et de provoquer une piqûre, il escalada quelques branchages pour obtenir une vue dégagée du terrain. La vision qui s'offrit à lui le réconforta : ce rocher arrondi, en forme de tortue, était le signe que son périple touchait à sa fin.

Il redescendit en glissant le long du tronc. Lorsqu'il aperçut le sol, il eut un sursaut de frayeur, lâcha prise et s'écrasa au pied de l'arbre. Un objet roula sous les herbes. Bien que durement endolori, il se releva d'un bond pour faire face à ces êtres étranges qui l'entouraient. C'étaient de grands singes à la stature droite. Leur corps tout entier, jusqu'à leur visage, était enfoui sous des touffes de poils bruns. Ils portaient à la taille et en haut des cuisses des ceintures de bijoux qui mettaient leur sexe en valeur. Ils le regardaient en grognant et en montrant des crocs acérés. Vindu fit un grand effort pour se calmer. L'arbre* de Kurtogdel prévoyait cela, tout devait donc bien se passer. Mais il ne fallait pas leur envoyer la moindre phéromone de peur, auquel cas ils s'attaqueraient à lui sans pitié. Il leur lança un long «Ayooooyaaahiiinabooooota», comme il lui avait été prescrit. L'hostilité disparut immédiatement de leur faciès pour faire place à une intense curiosité. Ils s'approchèrent de lui lentement, puis se mirent à lui palper les bras, les mollets, le sexe, à renifler ses aisselles et son anus, certains à lui lécher la peau. Au bout de quelques instants, l'un d'entre eux, qui s'était tenu à l'écart et portait des bijoux sur le front et au sommet du crâne, lança une courte intonation. Les singes s'écartèrent d'un seul mouvement.

Celui qui semblait être le chef lui fit signe de les suivre et cette étrange escorte se mit en route. Ils marchèrent pendant quelques fractions de cycle solaire. Suivant des pistes qu'ils devaient bien connaître, ils progressèrent dans la jungle et parvinrent bientôt au sommet d'une saillie rocheuse qui dominait la région avoisinante. Derrière eux se situait la zone inhospitalière que Vindu venait de traverser, et plus loin vers l'horizon s'étendaient à perte de vue les plaines de l'empire. La crête qu'ils avaient empruntée était presque circulaire et ceinturait une région abondamment boisée. De l'autre côté s'élevaient les premiers contreforts des hautes montagnes, dont on pouvait apercevoir au loin les massifs rocailleux d'où s'extirpaient quelques pics solitaires. Vindu cherchait dans ce paysage la silhouette des bâtiments d'Habbel, mais le pays semblait être resté sauvage. Et pourtant, d'après les arbres* de Kurtogdel, qui jusque là n'avaient jamais été mis en défaut, la cité aurait dû se trouver dans les environs. Ils finirent par descendre à l'intérieur de la vaste zone délimitée par la crête, pour s'enfoncer à nouveau dans les sous-bois. Vindu eut une étrange sensation de vertige et un léger haut-le-cœur. Mais son attention fut captée par ce qui était en train de se passer. Leur troupe semblait être parvenue à une sorte de poste de garde, et trois êtres encore plus étranges que les grands singes descendirent des hauteurs sylvestres pour s'avancer vers eux, toujours agrippés aux branches.

C'était une espèce de quadrumanes assez étranges, qui ressemblaient à la fois aux chimpanzés et aux humains. Leurs orteils n'étaient pas différents des doigts de leurs mains : leur pouce y était également opposable. Cela leur permettait d'évoluer avec une grande aisance dans les branchages. Ils possédaient un abondant pelage de couleur brune. Des touffes tirant sur l'ocre recouvraient leur tête et descendaient dans leur nuque jusqu'au milieu du dos, le long de leur colonne vertébrale, tandis que les poils de leur cou arboraient une couleur plus foncée. Leur visage, si ce n'était un nez écrasé et un menton fortement abaissé, était presque humain. Leur regard était profond et les mouvements de leurs yeux, comme ceux de leur tête et de tout leurs membres, étaient lents mais précis, et d'une grande fluidité. L'ensemble de leurs gestes était admirablement coordonné et leur allure révélait une profonde harmonie physiologique. Vindu n'eut pas une seconde de doute. C'étaient des Prajnas. Le plus âgé de ses escorteurs s'approcha de l'un d'entre eux qui, les pieds accrochés à une branche, était suspendu par les jambes. Lorsqu'ils furent face à face, ils se saisirent mutuellement les coudes puis mirent en contact le sommet de leur crâne. Puis, au bout de quelques instants, ils se séparèrent. Les grands singes retournèrent dans la direction par laquelle ils étaient arrivés et Vindu fut confié à ces Prajnas.

L'eau de la chute l'assommait presque, mais Dvitsevin était trop content de pouvoir enfin nettoyer la boue dont il s'était enduit le corps pour que les énormes primates ne puissent pas le repérer au flair. Non loin de là, à côté de leur chien, gisaient les cadavres des deux Umalates, mordant encore ce qui restait de leur pénis tranché. La partie pénible de sa mission touchait maintenant à sa fin. Il ne lui restait plus qu'à récupérer le cheval qu'ils avaient laissé en arrière quelques cycles solaires plus tôt -s'il n'avait pas été tué entre temps par un prédateur- et rejoindre Kahun au plus vite.

Le malaise de Vindu se fit de nouveau sentir, avec plus de force cette fois. Son estomac se contractait et il réprima une envie de vomir. Il lui semblait que son esprit se délitait, et il dut faire un effort de volonté pour rester présent. Les Prajnas s'étaient retirèrent, sauf celui qui s'était avancé au plus près et qui était toujours suspendu la tête en bas. Il l'avait surveillé d'un œil curieux pendant quelques temps. Un autre Prajna apparut soudain dans les feuillages. Il fit signe à Vindu d'approcher. Après l'avoir longuement regardé dans les yeux, il empoigna doucement ses coudes et lui fit signe de baisser la tête. Lorsque les sommets de leur crâne furent joints, Vindu constata que son mental entrait en état de rêve*, et qu'un arbre* s'y érigeait comme de lui-même. Il comprit immédiatement qu'il expérimentait pour la première fois l'état de rêve* partagé et, bien que luttant toujours contre son inexplicable étourdissement, il réussit à focaliser son attention sur l'interprétation du message qu'il recevait. Mais malgré sa grande simplicité, l'arborescence n'avait pas une structure orthodoxe et il ne put en comprendre le sens qu'avec une certaine difficulté. Le Prajna s'appelait Pranaya. Il lui souhaitait la bienvenue, lui exprimait qu'il était très honoré et ému de l'accueillir, parce qu'il se préparait à sa venue éventuelle depuis des cycles de moissons. Il lui signala qu'il pouvait recevoir les émissions cérébrales mais pas en envoyer. Il expliqua ensuite que parmi les Prajnas personne d'autre que lui-même et le disciple qui était jusque-là destiné à le remplacer ne savait plus manipuler les énoncés* de Synthèse. Les formulations qu'elle utilisait n'étaient qu'une forme archaïque de leur langage actuel, lequel, au cours du temps, était devenu à la fois plus simple, plus précis et plus complet. Il projeta ensuite dans sur son mental une série d'arbres* qui représentaient un code de langage tactile grâce auquel Vindu pourrait donner des réponses simples à certaines questions, en pressant avec les doigts divers points du corps de son interlocuteur. Mais le jeune Théoricien sentit soudain que ses forces l'abandonnaient. Ses yeux se voilèrent et, dans une vision enfiévrée, il se désagrégea en menus morceaux qui, en s'affaissant, roulèrent les uns sur les autres et s'entassèrent au sol en un monticule informe.

Vindu ouvrit les yeux. Il était allongé sur un parterre de mousse. Sa tête était enveloppée par une grande feuille d'herbacée, laquelle lui recouvrait toute la tête sauf la partie centrale du visage. Son esprit embrumé mélangeait ses perceptions aux parcelles de rêves qui virevoltaient encore autour de lui. Il sentait s'éloigner avec mélancolie ce mystérieux compagnon de voyage qui l'avait guidé à travers ses songes. Il prit le parti de regarder autour de lui. Il se trouvait dans une sorte de buisson creux. Sa forme était insolite. Il semblait avoir été aménagé. Un mélange de plantes diverses s'exhumait autour de lui en arc de cercle, s'enchevêtraient au fur et à mesure qu'elles s'élevaient, et finissaient par former une voûte qui se dressait à hauteur d'homme. L'une d'elles produisait de larges feuilles tombantes qui donnaient à l'entrelacement l'allure d'une paroi vivante. En se hissant sur les coudes, il s'aperçut que la charpente délimitait un espace clos dans lequel était percée une sorte de porte, une zone où les végétaux s'étaient abstenus de croître. Il eut alors le sentiment de se trouver dans une demeure vivante. Soudain une tête d'enfant simiesque apparut à l'envers en haut de l'ouverture qui donnait sur la pièce voisine. Elle le dévora des yeux avec une intrépide curiosité puis se mit à rire et enfin disparut. Vindu se leva lentement et avec difficulté. Il se sentait lourd, comme s'il avait une chape de métal dans le crâne. Il ferma les yeux pour se ressaisir, mais il se produisit un phénomène étrange. Il eut le sentiment qu'il venait en fait d'ouvrir les paupières et qu'il se trouvait dans un univers totalement différent et tout aussi réaliste. Les environs y étaient obscurs, humides et rocailleux. Il devinait dans les ténèbres la présence menaçante d'immenses bulbes noirs. Ceux-ci perçurent sa présence et se mirent à produire un mugissement souterrain qui fit trembler le sol et crouler les roches autour de lui. Il sentit alors résonner un appel au plus profond de sa conscience, et ferma les yeux...

Qu'il ouvrit sur la précédente réalité sylvestre. C'était Pranaya qui, ayant saisi sa tête entre ses mains, la balançait doucement pour le délivrer de son hallucination. Il lui offrit une coupelle en écorce d'arbre qui contenait une potion jaunâtre. Il engagea Vindu à la boire lentement, par gorgées. Les substances qu'elle contenait agirent très rapidement. Au fur et à mesure que le liquide pénétrait son estomac, il sentait les bulbes se faner, pourrir, et retourner au lointain et inaccessible néant d'où ils avaient surgi. Les vertiges disparurent, eux aussi. Pranaya lui fit ensuite signe de le suivre hors du buisson. Lorsqu'ils en émergèrent, une brise tiède et fruitée leur caressa doucement le front. Apparemment, ils se trouvaient toujours en plein cœur de la forêt. Toujours pas le moindre signe de la proximité d'une cité. Pranaya le tira près de lui et baissa la tête pour juxtaposer le sommet de leur crâne, puis engagea un rêve* partagé. La conversation qui s'ensuivit s'effectua dans le champ de la Synthèse. En voici une projection sommaire sur notre langage :
_Il est naturel que tu aie des malaises. Nous autres Prajnas savons en tirer parti, mais ceux qui ne sont pas accoutumés à la puissante influence qu'exercent sur eux les forces qui agissent dans cette région sont profondément déstabilisés, voire détruits par leur fulgurante intensité. On raconte qu'un homme comme toi est un jour venu à Habbel, qu'il a ressenti une grande fatigue et qu'il a fini par s'assoupir. Son sommeil lui a été fatal. Il est mort d'extrême vieillesse moins de deux cycles solaires plus tard. Tu dois te protéger, car cela pourrait t'arriver, à toi aussi. On t'a remis un bracelet avant ton arrivée ici, n'est-ce pas ?
Vindu se rappela celui que Vesya lui avait remis :
_oui
_Il faut que tu le mettes à ton poignet et qu'il y reste dorénavant.
Il fouilla dans le petit sac qu'il portait constamment sur lui et où il conservait les objets importants, mais il n'y était pas. Il fit un signe d'impuissance à Pranaya. Il n'y avait pas prêté attention depuis qu'il l'y avait mis. Il tenta de deviner où il se trouvait, mais il pouvait l'avoir perdu n'importe où, tout au long du chemin qu'il avait effectué depuis la demeure de Vesya.
_Ce bracelet devait te protéger et t'aider à t'adapter. Il est composé de minéraux très rares qu'on ne trouve que dans certaines grottes. Il n'en existe pas de telle dans les environs d'Habbel. Et comme nous autres Prajnas ne pouvons quitter cette région sans prendre d'immenses risques, il faudra que tu en trouve un toi-même ou que par d'autres moyens tu réussisse à t'acclimater petit à petit à ce lieu. De plus, si tu ne veux pas consumer toutes tes forces comme ton lointain prédécesseur, il te faudra prendre de nombreuses précautions. Evite de rester seul et de te plonger dans tes pensées. Elles pourraient te mener sur des territoires dangereux. Mais surtout, prends garde de ne jamais t'endormir inopportunément. Tes rêves doivent être protégés par la plante dans une feuille de laquelle reposait ta tête lorsque tu t'es réveillé tout à l'heure.

Pranaya resta avec Vindu pendant une longue portion de cycle solaire, à projeter en lui des arbres* explicatifs, afin qu'il puisse comprendre ce qu'il pourrait voir d'Habbel et saisir pleinement le sens de sa mission.

La connaissance de la Synthèse avait été transmise aux Prajnas par Kurtogdel, à l'époque de la création d'Habbel. Il l'utilisait comme un moyen d'explorer l'être humain et avait appris à s'en servir comme d'un langage, grâce au rêve* partagé. Elle permettait déjà aux Théoriciens de visualiser à chaque instant la plupart des étages de leur conscience. Il s'étaient en effet aperçus que les arbres*, dans leur organisation, étaient intimement liés à la structure de l'esprit, reproduisant la composition organique du cerveau. Les Prajnas avaient déjà naturellement la faculté de se mettre en état de rêve* pour communiquer, mais cette capacité n'était présente chez eux qu'à l'état de potentialité. Ils avaient réussi à la réveiller. Ils s'étaient ensuite transmis les uns aux autres les notions de la Synthèse, puis se les étaient appropriées collectivement en les intégrant à leurs processus psychiques et physiologiques. Cette assimilation progressive avait été très lente chez les adultes, mais l'apprentissage de ces mécanismes n'avait présenté aucune difficulté à leur progéniture. Les générations de Prajnas qui avaient suivi s'étaient occupées d'en approfondir la portée et les possibilités. Elles avaient découvert comment entrer en rêve* partagé avec d'autres formes de vie, et ce faisant que tous les êtres vivants possédaient une conscience, végétative chez les plantes et plus mouvante chez les faunes, organisée selon les schémas de la Synthèse. Les Prajnas avaient donc réussi à interagir avec les arbres* qui structuraient la psyché des végétaux, à pénétrer leur système perceptif. Après de longues périodes d'essais, ils étaient devenus capables de savoir avec précision quelle était l'état d'une plante donnée : quelle était son architecture spatiale, son histoire, ses besoins en éléments nutritifs ou en lumière...

Le rêve partagé avait donc permis aux Prajnas d'explorer les différentes organisations qu'adoptaient des êtres vivants plus élémentaires et donc plus facilement analysables. Ils étaient ainsi remontés jusqu'au principe fondamental de la vie : la conscience. En effet, même les organismes les plus rudimentaires avaient une certaine notion d'elles-mêmes, qui se manifestait, outre par la présence d'un état de rêve* latent, par la manifestation de signaux internes véhiculant information et énergie. Le support de cette conscience s'était avéré être une population d'entités immatérielles que les Prajnas appelaient Satya. Il était possible de repérer leur flux incandescent non seulement dans tous les êtres vivants mais aussi dans l'air, l'eau et les roches. L'intensité de leur concentration dans une zone donnée était un indicateur d'un certain niveau de conscience. Les Prajnas avaient constaté qu'ils étaient en grande quantité dans le corps et surtout le cerveau des humains, ainsi que ceux des autres êtres vivants, mais qu'ils naviguaient également en de nombreux autres endroits, notamment dans les innervations de l'écorce terrestre. Après cette découverte, certains Prajnas s'étaient investis dans l'étude de la nature humaine. Ils avaient ainsi découvert que les hommes n'existaient pas autrement que par l'effet des Satya qui évoluaient en eux. Ils avaient compris comment le rêve* partagé se mettait en place par la mise en commun de Satya propres à chacun des interlocuteurs. Leurs découvertes leur permirent de briser une erreur remontant à la nuit des temps : la solitude de l'individu n'était qu'une méprise. Les limites de ce qui lui était propre, qu'il avait depuis toujours fixées au niveau de son épiderme, n'étaient qu'illusion. De la même manière que l'air dans lequel baignait habituellement le corps devenait instantanément, par l'intermédiaire de la respiration, partie intégrante de l'organisme, tout ce qui était considéré comme extérieur prenait part à l'essence de l'individu. Ceux qui réussissaient à assimiler ce fait devenaient dès lors capables de détacher de leur corps une partie de leur conscience, ce qui leur permettait, en suivant les flux de Satya, d'acquérir toutes sortes de nouvelles perceptions.

Sthula écumait. Ces incapables d'Umalates avaient laissé les soldats tuer tous leurs chevaux. Outre les dommages que représentait la perte, cette intervention des forces impériales avait de quoi l'inquiéter. Cela signifiait-il que l'impératrice avait eu vent de l'activité des Vasitas ? Il ne pouvait s'empêcher de songer à la disparition du talisman. Il pénétra dans son bureau et resta frappé de stupeur. Dvitsevin était nonchalamment assis à sa place et utilisait sans vergogne sa masseuse de cuir chevelu personnelle. Une petite merveille que seul un haut fonctionnaire comme lui pouvait se permettre de posséder dans son bureau. Il vit dans le regard du fonctionnaire ce qu'il avait toujours eu peur de finir par l'y découvrir un jour : de la supériorité. Pire, de la condescendance. Il comprit immédiatement à quel genre de jeu il venait de perdre.
«_Je parie que vous ne l'utilisez même pas.
_ Vous nous avez vendus à l'impératrice, c'est ça ?
_Oh, non ! La situation serait beaucoup moins déshonorante pour vous. Je n'en ai pas eu besoin, parce qu'en réalité vous n'avez jamais été qu'un pion sur l'échiquier de la couronne. Les Vasitas, en qui vous aviez totale confiance parce que vous leur apparteniez depuis votre jeunesse et que c'est vous qui les dirigiez, n'ont jamais été qu'un moyen mis en place par les Sibylles, peu après l'éradication de la grande hérésie, pour contrôler les Théoriciens qui avaient une propension à se rebeller, et favoriser la réalisation partielle du plan de Kurtogdel. La bibliothèque interdite a été créée dans le seul but de vous laisser croire que vous saviez des choses que l'empire voulait vous cacher, et par là que vous aviez un certain avantage sur lui. En réalité, les Vasitas ont toujours été étroitement surveillés par le département dans lequel je travaille, le plus souvent grâce à l'infiltration d'un agent impérial dans votre faction. Mais le plus drôle dans toute cette affaire, c'est que vous ne vous êtes aperçu de rien, alors que le jeune Vindu était justement votre propre disciple. C'est lui que nous surveillons le plus depuis quelques cycles de lune, et lui seul nous intéresse désormais. Il va nous permettre de mettre enfin la main sur ces Prajnas, que nous avons cherché en vain pendant des dizaines de cycles de moissons. Vous autres Vasitas n'avez plus aucune utilité. Et au fond, vous n'avez jamais servi à grand chose. Nous avons pensé que Kurtogdel donnerait à Vindu la consigne de prendre contact avec vous, mais il n'en a rien été, et nous avons fait là une grave erreur : il s'est échappé de Kahun sans que nous en ayons eu connaissance. C'est alors que j'ai pensé à utiliser les chiens des Umalates, qui seuls pouvaient nous permettre de le retrouver. Il fallait pour cela leur accord, et donc le vôtre. J'ai alors fait disparaître votre fameux talisman. Vous avez réagi exactement comme je l'avais prévu : persuadé que c'était Vindu qui avait fait le coup, vous étiez prêt à tout mettre en œuvre pour le retrouver, et vous m'avez vous-même envoyé sur sa piste.
_Espèce de...
_Qu'est-ce que vous avez cru ? Qu'un personnage aussi ridicule que vous pouvait monter un coup d'état ?
Soudain, Sthula ne se contint plus. Il chargea en direction de Dvitsevin, les traits du visage tirés par un rictus de haine. Mais celui-ci se leva d'un bond, se pencha légèrement en avant, les muscles bandés, et face à la stature imposante de son adversaire, Sthula stoppa net son mouvement. Ils se reg   ardèrent droit dans les yeux pendant quelques secondes. Puis, constatant l'impossibilité d'une attaque de front, Sthula fit demi-tour et se précipita vers la sortie. Dvitsevin ricana, du fond du bureau : «vous êtes un homme fini». Tout en traversant les couloirs, le fuyard comprit que c'était vrai. Il devait désormais s'attendre à ce que l'impératrice se débarrasse d'un conspirateur qui avait jusque là été toléré pour sa supposée utilité, mais qui n'avait dorénavant plus aucun intérêt. Les Prajnas... Il pourrait peut-être trouver en eux de solides alliés. C'était en tout cas sa dernière chance de se sauver, lui et la révolution. Il suffirait sans doute de leur promettre une partie du pouvoir. Mais il fallait agir vite. Ses seules ressources résidaient désormais dans celles des Umalates.

lapinchien

je vois pas en quoi les textes de Tyler ne sont pas zonards... peut être que ceux qui les lisent peuvent me l'expliquer

Hyenne

Personne a jamais pu les finir...

Même l'auteur, on se le demande parfois ....