La Zone
La Zone - Un peu de brute dans un monde de finesse
Publication de textes sombres, débiles, violents.
 
 

Texte collectif Parafoutra

Démarré par Lindsay S, Novembre 08, 2025, 10:44:06

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Lindsay S


Nino St Félix

Je propose
1 - le rappel des modalités si d'autres Zonard veulent participer :

On joue en serial INSERT, en tour par tour.
Nino St Félix donne deux phrases, celle de départ et celle de fin du texte.
 
Pour participer, il suffit, lorsque c'est à votre tour, de copier le contenu du dernier post de ce topic, de le coller en réponse puis d'insérer, n'importe où, hormis avant la phrase de début et après la phrase de fin qui doivent rester inchangées, quelques phrases de votre choix ou des compléments de phrase existantes.
 
L'ajout doit s'incorporer harmonieusement dans le reste du texte en respectant la ligne éditoriale de la Zone.

Il faut mettre l'ajout en gras puis poster votre contribution. Ce sera alors le tour d'un autre participant de faire la même chose. Attendez que deux autres personnes aient joué pour jouer à nouveau.

Nino St Félix

et 2 : la première et la dernière phrase :

C'est son truc, à Machin, de creuser : il adore la surprise, l'excitation - ça le ramène en enfance.

Et un jour, peut-être, quelqu'un viendra le déterrer, lui aussi, à son tour ?

Nino St Félix

et 3 : pour mémoire et inspiration, le trailer : https://imgur.com/H149yiM

Lindsay S

C'est son truc, à Machin, de creuser : il adore la surprise, l'excitation - ça le ramène en enfance.

Les pâtés de sable pleins de crottes de chat, les gâteaux de terre avec une feuille pour faire la cerise.
Il creusait partout, gamin. Et sa mère, elle, fermait les yeux.
Elle ne voyait pas la boue, ni le voisin.
Lui aussi aimait creuser.
Mais pas dans le sable.
Dans l'âme des gosses.

Forcément, ça abîme, ces trucs-là.
Alors maintenant, quand il creuse, ce n'est plus pour jouer à la marchande.
Il cherche pas des coquillages.
Il déterre les preuves. Les autres.
Parfois, juste pour voir si dessous, c'est enfin vide.

Et un jour, peut-être, quelqu'un viendra le déterrer, lui aussi, à son tour ?

lapinchien

C'est son truc, à Machin, de creuser : il adore la surprise, l'excitation - ça le ramène en enfance.

Les pâtés de sable pleins de crottes de chat, les gâteaux de terre avec une feuille pour faire la cerise.
Il creusait partout, gamin. Et sa mère, elle, fermait les yeux.
Elle ne voyait pas la boue, ni le voisin.
Lui aussi aimait creuser.
Mais pas dans le sable.
Dans l'âme des gosses.

Forcément, ça abîme, ces trucs-là.
Alors maintenant, quand il creuse, ce n'est plus pour jouer à la marchande.
Il cherche pas des coquillages.
Il déterre les preuves. Les autres.
Parfois, juste pour voir si dessous, c'est enfin vide.

Il aurait pu, Machin, plonger ses mains dans les veines rougies de la terre, prospecteur infatigable, à la poursuite de pépites qui font chanter les foules et les marchés lointains. S'esquinter la santé avec du mercure à hautes doses.
Il aurait pu chevaucher les vagues déchaînées sur une plateforme pétrolière, là où l'océan gronde comme un amant jaloux, et forer jusqu'au cœur noir des abysses pour en extraire le sang visqueux du monde.
Il aurait pu dompter le schiste rebelle, expert en fracturation hydraulique, injectant des torrents d'eau et de secrets chimiques pour libérer le gaz emprisonné, ce souffle fantôme qui allume les chaumières et noircit les cieux.
Il aurait pu gravir les échelles du pouvoir, de la boue aux conseils d'administration, où l'on mesure la fortune en barils et en barres de graphite.
Il aurait pu devenir le maître des profondeurs insondables, un Prométhée moderne arrachant le feu souterrain aux dieux colériques de la géologie.
Mais les promesses des filons d'or ne l'ont jamais ému autant que le murmure des racines sous la pelouse municipale.
Les tempêtes océaniques, pour violentes qu'elles fussent, ne lui offraient pas la quiétude d'un sol qui se souvient des pluies d'hier.
Les explosions contrôlées du fracking, ces éclats de foudre artificielle, ne résonnaient pas comme le craquement intime d'une pelletée dans l'humus.
Les salaires ronflants, les primes de risque, les voyages en jets privés – tout cela n'était que papier friable face à la chair tangible de la terre.
Aussi, par un caprice pragmatique, bassement ancré dans le quotidien des petites retraites et des loyers modestes, Machin opta pour le manteau bleu du fossoyeur municipal.
Chaque aube, il franchissait les grilles rouillées du cimetière, son domaine secret où le temps se mesure en strates de silence.
Il aimait retourner la terre humide, cette argile gorgée de regrets et de rosée, pour en faire le meilleur des composts humains, alchimie lente et pieuse.
Avec une précision d'orfèvre, il creusait les lits éternels, six pieds de profondeur où les âmes s'allongeaient enfin sans feindre.
Certains passaient leur existence dans les voûtes fraîches des caves, affinant des fromages aux croûtes parfumées d'herbes oubliées.
D'autres caressaient des cuvées sombres, veillant sur le vin qui mûrit en murmures de tanins et de soleil captif.
Lui, dans son atelier à ciel nu, travaillait des corps en décomposition, ces vignes humaines qui s'entrelacent dans la pourriture fertile.
Il affinait avec amour les chairs qui fondent, les os qui blanchissent, les chairs qui se muent en humus nourricier pour les herbes folles.
Il savait épier les vers comme un maître fromager guette les moisissures nobles, et les pluies comme un vigneron attend les vendanges.
Chaque monticule refermé était une œuvre accomplie, un terroir neuf où la mort engraisse la vie en cycles invisibles.
Et dans ce labeur humble, Machin retrouvait l'écho de ses pâtés d'enfance : creuser non plus pour jouer, mais pour que le vide, enfin, se remplisse de promesses vertes.


Et un jour, peut-être, quelqu'un viendra le déterrer, lui aussi, à son tour ?

Nino St Félix

#6
C'est son truc, à Machin, de creuser : il adore la surprise, l'excitation - ça le ramène en enfance.

Les pâtés de sable pleins de crottes de chat, les gâteaux de terre avec une feuille pour faire la cerise.
Il creusait partout, gamin. Et sa mère, elle, fermait les yeux.
Elle ne voyait pas la boue, ni le voisin.
Lui aussi aimait creuser.
Mais pas dans le sable.
Dans l'âme des gosses.

Forcément, ça abîme, ces trucs-là.
Alors maintenant, quand il creuse, ce n'est plus pour jouer à la marchande.
Il cherche pas des coquillages.
Il déterre les preuves. Les autres.
Parfois, juste pour voir si dessous, c'est enfin vide.

Il aurait pu, Machin, plonger ses mains dans les veines rougies de la terre, prospecteur infatigable, à la poursuite de pépites qui font chanter les foules et les marchés lointains. S'esquinter la santé avec du mercure à hautes doses.
Il aurait pu chevaucher les vagues déchaînées sur une plateforme pétrolière, là où l'océan gronde comme un amant jaloux, et forer jusqu'au cœur noir des abysses pour en extraire le sang visqueux du monde.
Il aurait pu dompter le schiste rebelle, expert en fracturation hydraulique, injectant des torrents d'eau et de secrets chimiques pour libérer le gaz emprisonné, ce souffle fantôme qui allume les chaumières et noircit les cieux.
Il aurait pu gravir les échelles du pouvoir, de la boue aux conseils d'administration, où l'on mesure la fortune en barils et en barres de graphite.
Il aurait pu devenir le maître des profondeurs insondables, un Prométhée moderne arrachant le feu souterrain aux dieux colériques de la géologie.
Mais les promesses des filons d'or ne l'ont jamais ému autant que le murmure des racines sous la pelouse municipale.
Les tempêtes océaniques, pour violentes qu'elles fussent, ne lui offraient pas la quiétude d'un sol qui se souvient des pluies d'hier.
Les explosions contrôlées du fracking, ces éclats de foudre artificielle, ne résonnaient pas comme le craquement intime d'une pelletée dans l'humus.
Les salaires ronflants, les primes de risque, les voyages en jets privés – tout cela n'était que papier friable face à la chair tangible de la terre.
Aussi, par un caprice pragmatique, bassement ancré dans le quotidien des petites retraites et des loyers modestes, Machin opta pour le manteau bleu du fossoyeur municipal.
Chaque aube, il franchissait les grilles rouillées du cimetière, son domaine secret où le temps se mesure en strates de silence.
Il aimait retourner la terre humide, cette argile gorgée de regrets et de rosée, pour en faire le meilleur des composts humains, alchimie lente et pieuse.
Avec une précision d'orfèvre, il creusait les lits éternels, six pieds de profondeur où les âmes s'allongeaient enfin sans feindre.
Certains passaient leur existence dans les voûtes fraîches des caves, affinant des fromages aux croûtes parfumées d'herbes oubliées.
D'autres caressaient des cuvées sombres, veillant sur le vin qui mûrit en murmures de tanins et de soleil captif.
Lui, dans son atelier à ciel nu, travaillait des corps en décomposition, ces vignes humaines qui s'entrelacent dans la pourriture fertile.
Il affinait avec amour les chairs qui fondent, les os qui blanchissent, les chairs qui se muent en humus nourricier pour les herbes folles.
Il savait épier les vers comme un maître fromager guette les moisissures nobles, et les pluies comme un vigneron attend les vendanges.
Chaque monticule refermé était une œuvre accomplie, un terroir neuf où la mort engraisse la vie en cycles invisibles.
Et dans ce labeur humble, Machin retrouvait l'écho de ses pâtés d'enfance : creuser non plus pour jouer, mais pour que le vide, enfin, se remplisse de promesses vertes.

Quelle ne fut pas sa surprise, à Machin, lorsqu'un jour on lui apporta, tout froid, raide comme piquet, le cadavre de son pire ami : son vieux voisin.
Il se trouvaient tous les deux, comme autrefois, foin de lys ou de jasmin - seuls, avec la terre, mais sans jardin. Face au trou béant qui attendait son nouvel amant, Machin resta coi, un long moment. Le cadavre de « Monsieur Pimpim » prenait l'air, prenait le vent – très bien. La pelle attendait, rongeant son frein. Le ciel s'abaissait, comme une presse hydraulique géante, au dessus d'eux. Au loin, une conne jouait du Yann Tiersen au piano – Mélie Poulain. Les grosses gouttes commencèrent à trouer la boue, poinçonner la glaise. Elles martelaient le rythme sur le torse de Monsieur Pimpim. Sur sa têtes, son gros ventre plein de gaz mortifères, et des couilles sans doute encore remplies de désirs interdit. Et la pelle attendait toujours. Elle savait que Machin, quand il réfléchissait, fallait lui foutre la paix. Elle aimait la pluie, ça tombait bien.
Mélie Poulain prit fin. Machin dégoulinait, la terre s'écartelait. Monsieur Pimpim aimait mettre ses doigts dedans, dans le temps.
Puis les tendre à Machin,en souriant


Et un jour, peut-être, quelqu'un viendra le déterrer, lui aussi, à son tour ?

Lindsay S

C'est son truc, à Machin, de creuser : il adore la surprise, l'excitation - ça le ramène en enfance.

Les pâtés de sable pleins de crottes de chat, les gâteaux de terre avec une feuille pour faire la cerise.
Il creusait partout, gamin. Et sa mère, elle, fermait les yeux.
Elle ne voyait pas la boue, ni le voisin.
Lui aussi aimait creuser.
Mais pas dans le sable.
Dans l'âme des gosses.

Forcément, ça abîme, ces trucs-là.
Alors maintenant, quand il creuse, ce n'est plus pour jouer à la marchande.
Il cherche pas des coquillages.
Il déterre les preuves. Les autres.
Parfois, juste pour voir si dessous, c'est enfin vide.

Il aurait pu, Machin, plonger ses mains dans les veines rougies de la terre, prospecteur infatigable, à la poursuite de pépites qui font chanter les foules et les marchés lointains. S'esquinter la santé avec du mercure à hautes doses.
Il aurait pu chevaucher les vagues déchaînées sur une plateforme pétrolière, là où l'océan gronde comme un amant jaloux, et forer jusqu'au cœur noir des abysses pour en extraire le sang visqueux du monde.
Il aurait pu dompter le schiste rebelle, expert en fracturation hydraulique, injectant des torrents d'eau et de secrets chimiques pour libérer le gaz emprisonné, ce souffle fantôme qui allume les chaumières et noircit les cieux.
Il aurait pu gravir les échelles du pouvoir, de la boue aux conseils d'administration, où l'on mesure la fortune en barils et en barres de graphite.
Il aurait pu devenir le maître des profondeurs insondables, un Prométhée moderne arrachant le feu souterrain aux dieux colériques de la géologie.
Mais les promesses des filons d'or ne l'ont jamais ému autant que le murmure des racines sous la pelouse municipale.
Les tempêtes océaniques, pour violentes qu'elles fussent, ne lui offraient pas la quiétude d'un sol qui se souvient des pluies d'hier.
Les explosions contrôlées du fracking, ces éclats de foudre artificielle, ne résonnaient pas comme le craquement intime d'une pelletée dans l'humus.
Les salaires ronflants, les primes de risque, les voyages en jets privés – tout cela n'était que papier friable face à la chair tangible de la terre.
Aussi, par un caprice pragmatique, bassement ancré dans le quotidien des petites retraites et des loyers modestes, Machin opta pour le manteau bleu du fossoyeur municipal.
Chaque aube, il franchissait les grilles rouillées du cimetière, son domaine secret où le temps se mesure en strates de silence.
Il aimait retourner la terre humide, cette argile gorgée de regrets et de rosée, pour en faire le meilleur des composts humains, alchimie lente et pieuse.
Avec une précision d'orfèvre, il creusait les lits éternels, six pieds de profondeur où les âmes s'allongeaient enfin sans feindre.
Certains passaient leur existence dans les voûtes fraîches des caves, affinant des fromages aux croûtes parfumées d'herbes oubliées.
D'autres caressaient des cuvées sombres, veillant sur le vin qui mûrit en murmures de tanins et de soleil captif.
Lui, dans son atelier à ciel nu, travaillait des corps en décomposition, ces vignes humaines qui s'entrelacent dans la pourriture fertile.
Il affinait avec amour les chairs qui fondent, les os qui blanchissent, les chairs qui se muent en humus nourricier pour les herbes folles.
Il savait épier les vers comme un maître fromager guette les moisissures nobles, et les pluies comme un vigneron attend les vendanges.
Chaque monticule refermé était une œuvre accomplie, un terroir neuf où la mort engraisse la vie en cycles invisibles.
Et dans ce labeur humble, Machin retrouvait l'écho de ses pâtés d'enfance : creuser non plus pour jouer, mais pour que le vide, enfin, se remplisse de promesses vertes.

Quelle ne fut pas sa surprise, à Machin, lorsqu'un jour on lui apporta, tout froid, raide comme piquet, le cadavre de son pire ami : son vieux voisin.
Il se trouvaient tous les deux, comme autrefois, foin de lys ou de jasmin - seuls, avec la terre, mais sans jardin. Face au trou béant qui attendait son nouvel amant, Machin resta coi, un long moment. Le cadavre de « Monsieur Pimpim » prenait l'air, prenait le vent – très bien. La pelle attendait, rongeant son frein. Le ciel s'abaissait, comme une presse hydraulique géante, au dessus d'eux. Au loin, une conne jouait du Yann Tiersen au piano – Mélie Poulain. Les grosses gouttes commencèrent à trouer la boue, poinçonner la glaise. Elles martelaient le rythme sur le torse de Monsieur Pimpim. Sur sa têtes, son gros ventre plein de gaz mortifères, et des couilles sans doute encore remplies de désirs interdit. Et la pelle attendait toujours. Elle savait que Machin, quand il réfléchissait, fallait lui foutre la paix. Elle aimait la pluie, ça tombait bien.
Mélie Poulain prit fin. Machin dégoulinait, la terre s'écartelait. Monsieur Pimpim aimait mettre ses doigts dedans, dans le temps.
Puis les tendre à Machin, en souriant


Il regarda le corps comme on regarde un trésor qu'on n'ose pas ouvrir, les doigts collés à la pelle, la pluie qui s'acharne comme un public impatient. Il sentit, très net, ce basculement : fallait-il rendre à la terre ce qui lui appartenait encore, ou creuser plus profond dans le spectacle de la chair ?
Machin prit la décision comme on arrache une rustine : sans cérémonie, parce que quelque chose dans sa gorge demandait une réponse immédiate. Il posa la pelle sur le sol, posa sa main sur le front froid de Monsieur Pimpim. Le contact était un contrat. Il retira la veste du mort — petit tissu râpé, odeur de tabac éteint — et trouva, sous la peau, des choses qui faisaient écho à ses propres trous : une petite cicatrice mal refermée, un bruit sourd quand il pressait le ventre creux. Il sourit sans plaisir, comme on sourit à une vieille connaissance qu'on n'a jamais vraiment aimée. Puis, sans colère ni dégoût, seulement par curiosité professionnelle et par l'habitude du geste, il commença à fouiller. Pas pour voler, non : pour savoir. Pour lire la carte que la mort avait tracée sous la peau. Il laissa ses doigts chercher, découvrir, inventer des raisons. Chaque muscle qu'il déplaçait parlait — regrets, mensonges, petites lâchetés — et Machin les rangeait comme des pierres précieuses ou des cailloux qu'on préfère ne pas montrer. Quand il eut fini, il assembla les organes avec la même indifférence qu'on répare une chaussette qui aurait encore des choses à vivre.
Avec la même économie que pour un montage de jardinerie, il tissa autour de son cou un collier grotesque : morceaux intimes alternant avec brins de ficelle tirés d'un sac, comme si l'on inventait un bijou funéraire à la mesure d'un regret. Ce n'était pas exhibition ni sacrilège gratuit ; c'était un acte de couture avec la mort, un point final cousu à la va-vite sur une histoire qui refusait de disparaître proprement.

Il se plaça ensuite au bord du trou, regarda le voisin une dernière fois. Le geste qui suivit fut d'une simplicité presque domestique : il posa une main sur la poitrine raide, comme on caresse une nappe avant de la replier, puis il s'allongea. Il se fit l'écrin volontaire de la même glaise ; il laissa le vent et la pluie conjuguer les derniers rituels. La terre retomba, sur la terre humide, et Machin sentit chaque part de son âme inutile se couvrir, chaque souvenir se tasser. Il avait choisi la clôture la plus radicale : ne plus laisser le vide le ronger depuis l'extérieur, mais l'ensevelir de l'intérieur, avec ce qu'il tenait pour complice.

Et un jour, peut-être, quelqu'un viendra le déterrer, lui aussi, à son tour ?

Nino St Félix

C'est son truc, à Machin, de creuser : il adore la surprise, l'excitation - ça le ramène en enfance.

Les pâtés de sable pleins de crottes de chat, les gâteaux de terre avec une feuille pour faire la cerise.
Il creusait partout, gamin. Et sa mère, elle, fermait les yeux.
Elle ne voyait pas la boue, ni le voisin.
Lui aussi aimait creuser.
Mais pas dans le sable.
Dans l'âme des gosses.

Forcément, ça abîme, ces trucs-là.
Alors maintenant, quand il creuse, ce n'est plus pour jouer à la marchande.
Il cherche pas des coquillages.
Il déterre les preuves. Les autres.
Parfois, juste pour voir si dessous, c'est enfin vide.

Il a cherché tous les moyens de le combler. Tous. Sous les bégonias de sa mère, il a enterré tout ce qu'il pouvait trouver, de mort ou de vivant, incapable de lui résister. A chaque fois qu'il remuait le sol, de ses petits doigts boudinés, il ressentait un plaisir indicible, quelque chose qui lui chatouillait le ventre, lui titillait la cervelle. L'impression qu'il fouraillait à l'intérieur de lui-même, qu'il se touchait sans se toucher. Le sentiment de remplir son vide. Mais dés qu'il sortait ses doigts du sol, la magie disparaissait. Machin redevenait un petit garçon vide, triste et sans avantages. Son voisin, par-dessus la haie, le saluait, et sa maman l'appelait pour manger.
En grandissant, le vide s'élargissait, et son besoin de manipuler, et d'enterrer, grandissait. Il creusait partout, tout le temps. La plupart des gens, normalement constitués, se demandaient : qu'est-ce qu'il cherche ? Sa mère répondait : il essaie de se trouver. Tous s'accordaient au moins sur ce point : Machin, il creuse bien.


Il aurait pu, Machin, plonger ses mains dans les veines rougies de la terre, prospecteur infatigable, à la poursuite de pépites qui font chanter les foules et les marchés lointains. S'esquinter la santé avec du mercure à hautes doses.
Il aurait pu chevaucher les vagues déchaînées sur une plateforme pétrolière, là où l'océan gronde comme un amant jaloux, et forer jusqu'au cœur noir des abysses pour en extraire le sang visqueux du monde.
Il aurait pu dompter le schiste rebelle, expert en fracturation hydraulique, injectant des torrents d'eau et de secrets chimiques pour libérer le gaz emprisonné, ce souffle fantôme qui allume les chaumières et noircit les cieux.
Il aurait pu gravir les échelles du pouvoir, de la boue aux conseils d'administration, où l'on mesure la fortune en barils et en barres de graphite.
Il aurait pu devenir le maître des profondeurs insondables, un Prométhée moderne arrachant le feu souterrain aux dieux colériques de la géologie.
Mais les promesses des filons d'or ne l'ont jamais ému autant que le murmure des racines sous la pelouse municipale.
Les tempêtes océaniques, pour violentes qu'elles fussent, ne lui offraient pas la quiétude d'un sol qui se souvient des pluies d'hier.
Les explosions contrôlées du fracking, ces éclats de foudre artificielle, ne résonnaient pas comme le craquement intime d'une pelletée dans l'humus.
Les salaires ronflants, les primes de risque, les voyages en jets privés – tout cela n'était que papier friable face à la chair tangible de la terre.
Aussi, par un caprice pragmatique, bassement ancré dans le quotidien des petites retraites et des loyers modestes, Machin opta pour le manteau bleu du fossoyeur municipal.
Chaque aube, il franchissait les grilles rouillées du cimetière, son domaine secret où le temps se mesure en strates de silence.
Il aimait retourner la terre humide, cette argile gorgée de regrets et de rosée, pour en faire le meilleur des composts humains, alchimie lente et pieuse.
Avec une précision d'orfèvre, il creusait les lits éternels, six pieds de profondeur où les âmes s'allongeaient enfin sans feindre.
Certains passaient leur existence dans les voûtes fraîches des caves, affinant des fromages aux croûtes parfumées d'herbes oubliées.
D'autres caressaient des cuvées sombres, veillant sur le vin qui mûrit en murmures de tanins et de soleil captif.
Lui, dans son atelier à ciel nu, travaillait des corps en décomposition, ces vignes humaines qui s'entrelacent dans la pourriture fertile.
Il affinait avec amour les chairs qui fondent, les os qui blanchissent, les chairs qui se muent en humus nourricier pour les herbes folles.
Il savait épier les vers comme un maître fromager guette les moisissures nobles, et les pluies comme un vigneron attend les vendanges.
Chaque monticule refermé était une œuvre accomplie, un terroir neuf où la mort engraisse la vie en cycles invisibles.
Et dans ce labeur humble, Machin retrouvait l'écho de ses pâtés d'enfance : creuser non plus pour jouer, mais pour que le vide, enfin, se remplisse de promesses vertes.

Quelle ne fut pas sa surprise, à Machin, lorsqu'un jour on lui apporta, tout froid, raide comme piquet, le cadavre de son pire ami : son vieux voisin.
Il se trouvaient tous les deux, comme autrefois, foin de lys ou de jasmin - seuls, avec la terre, mais sans jardin. Face au trou béant qui attendait son nouvel amant, Machin resta coi, un long moment. Le cadavre de « Monsieur Pimpim » prenait l'air, prenait le vent – très bien. La pelle attendait, rongeant son frein. Le ciel s'abaissait, comme une presse hydraulique géante, au dessus d'eux. Au loin, une conne jouait du Yann Tiersen au piano – Mélie Poulain. Les grosses gouttes commencèrent à trouer la boue, poinçonner la glaise. Elles martelaient le rythme sur le torse de Monsieur Pimpim. Sur sa têtes, son gros ventre plein de gaz mortifères, et des couilles sans doute encore remplies de désirs interdit. Et la pelle attendait toujours. Elle savait que Machin, quand il réfléchissait, fallait lui foutre la paix. Elle aimait la pluie, ça tombait bien.
Mélie Poulain prit fin. Machin dégoulinait, la terre s'écartelait. Monsieur Pimpim aimait mettre ses doigts dedans, dans le temps.
Puis les tendre à Machin, en souriant


Il regarda le corps comme on regarde un trésor qu'on n'ose pas ouvrir, les doigts collés à la pelle, la pluie qui s'acharne comme un public impatient. Il sentit, très net, ce basculement : fallait-il rendre à la terre ce qui lui appartenait encore, ou creuser plus profond dans le spectacle de la chair ?
Machin prit la décision comme on arrache une rustine : sans cérémonie, parce que quelque chose dans sa gorge demandait une réponse immédiate. Il posa la pelle sur le sol, posa sa main sur le front froid de Monsieur Pimpim. Le contact était un contrat. Il retira la veste du mort — petit tissu râpé, odeur de tabac éteint — et trouva, sous la peau, des choses qui faisaient écho à ses propres trous : une petite cicatrice mal refermée, un bruit sourd quand il pressait le ventre creux. Il sourit sans plaisir, comme on sourit à une vieille connaissance qu'on n'a jamais vraiment aimée. Puis, sans colère ni dégoût, seulement par curiosité professionnelle et par l'habitude du geste, il commença à fouiller. Pas pour voler, non : pour savoir. Pour lire la carte que la mort avait tracée sous la peau. Il laissa ses doigts chercher, découvrir, inventer des raisons. Chaque muscle qu'il déplaçait parlait — regrets, mensonges, petites lâchetés — et Machin les rangeait comme des pierres précieuses ou des cailloux qu'on préfère ne pas montrer. Quand il eut fini, il assembla les organes avec la même indifférence qu'on répare une chaussette qui aurait encore des choses à vivre.
Avec la même économie que pour un montage de jardinerie, il tissa autour de son cou un collier grotesque : morceaux intimes alternant avec brins de ficelle tirés d'un sac, comme si l'on inventait un bijou funéraire à la mesure d'un regret. Ce n'était pas exhibition ni sacrilège gratuit ; c'était un acte de couture avec la mort, un point final cousu à la va-vite sur une histoire qui refusait de disparaître proprement.

Il se plaça ensuite au bord du trou, regarda le voisin une dernière fois. Le geste qui suivit fut d'une simplicité presque domestique : il posa une main sur la poitrine raide, comme on caresse une nappe avant de la replier, puis il s'allongea. Il se fit l'écrin volontaire de la même glaise ; il laissa le vent et la pluie conjuguer les derniers rituels. La terre retomba, sur la terre humide, et Machin sentit chaque part de son âme inutile se couvrir, chaque souvenir se tasser. Il avait choisi la clôture la plus radicale : ne plus laisser le vide le ronger depuis l'extérieur, mais l'ensevelir de l'intérieur, avec ce qu'il tenait pour complice.

Et un jour, peut-être, quelqu'un viendra le déterrer, lui aussi, à son tour ?

lapinchien

C'est son truc, à Machin, de creuser : il adore la surprise, l'excitation - ça le ramène en enfance.

Les pâtés de sable pleins de crottes de chat, les gâteaux de terre avec une feuille pour faire la cerise.
Il creusait partout, gamin. Et sa mère, elle, fermait les yeux.
Elle ne voyait pas la boue, ni le voisin.
Lui aussi aimait creuser.
Mais pas dans le sable.
Dans l'âme des gosses.

Forcément, ça abîme, ces trucs-là.
Alors maintenant, quand il creuse, ce n'est plus pour jouer à la marchande.
Il cherche pas des coquillages.
Il déterre les preuves. Les autres.
Parfois, juste pour voir si dessous, c'est enfin vide.

Il a cherché tous les moyens de le combler. Tous. Sous les bégonias de sa mère, il a enterré tout ce qu'il pouvait trouver, de mort ou de vivant, incapable de lui résister. A chaque fois qu'il remuait le sol, de ses petits doigts boudinés, il ressentait un plaisir indicible, quelque chose qui lui chatouillait le ventre, lui titillait la cervelle. L'impression qu'il fouraillait à l'intérieur de lui-même, qu'il se touchait sans se toucher. Le sentiment de remplir son vide. Mais dés qu'il sortait ses doigts du sol, la magie disparaissait. Machin redevenait un petit garçon vide, triste et sans avantages. Son voisin, par-dessus la haie, le saluait, et sa maman l'appelait pour manger.
En grandissant, le vide s'élargissait, et son besoin de manipuler, et d'enterrer, grandissait. Il creusait partout, tout le temps. La plupart des gens, normalement constitués, se demandaient : qu'est-ce qu'il cherche ? Sa mère répondait : il essaie de se trouver. Tous s'accordaient au moins sur ce point : Machin, il creuse bien.


Il aurait pu, Machin, plonger ses mains dans les veines rougies de la terre, prospecteur infatigable, à la poursuite de pépites qui font chanter les foules et les marchés lointains. S'esquinter la santé avec du mercure à hautes doses.
Il aurait pu chevaucher les vagues déchaînées sur une plateforme pétrolière, là où l'océan gronde comme un amant jaloux, et forer jusqu'au cœur noir des abysses pour en extraire le sang visqueux du monde.
Il aurait pu dompter le schiste rebelle, expert en fracturation hydraulique, injectant des torrents d'eau et de secrets chimiques pour libérer le gaz emprisonné, ce souffle fantôme qui allume les chaumières et noircit les cieux.
Il aurait pu gravir les échelles du pouvoir, de la boue aux conseils d'administration, où l'on mesure la fortune en barils et en barres de graphite.
Il aurait pu devenir le maître des profondeurs insondables, un Prométhée moderne arrachant le feu souterrain aux dieux colériques de la géologie.
Mais les promesses des filons d'or ne l'ont jamais ému autant que le murmure des racines sous la pelouse municipale.
Les tempêtes océaniques, pour violentes qu'elles fussent, ne lui offraient pas la quiétude d'un sol qui se souvient des pluies d'hier.
Les explosions contrôlées du fracking, ces éclats de foudre artificielle, ne résonnaient pas comme le craquement intime d'une pelletée dans l'humus.
Les salaires ronflants, les primes de risque, les voyages en jets privés – tout cela n'était que papier friable face à la chair tangible de la terre.
Aussi, par un caprice pragmatique, bassement ancré dans le quotidien des petites retraites et des loyers modestes, Machin opta pour le manteau bleu du fossoyeur municipal.
Chaque aube, il franchissait les grilles rouillées du cimetière, son domaine secret où le temps se mesure en strates de silence.
Il aimait retourner la terre humide, cette argile gorgée de regrets et de rosée, pour en faire le meilleur des composts humains, alchimie lente et pieuse.
Avec une précision d'orfèvre, il creusait les lits éternels, six pieds de profondeur où les âmes s'allongeaient enfin sans feindre.
Certains passaient leur existence dans les voûtes fraîches des caves, affinant des fromages aux croûtes parfumées d'herbes oubliées.
D'autres caressaient des cuvées sombres, veillant sur le vin qui mûrit en murmures de tanins et de soleil captif.
Lui, dans son atelier à ciel nu, travaillait des corps en décomposition, ces vignes humaines qui s'entrelacent dans la pourriture fertile.
Il affinait avec amour les chairs qui fondent, les os qui blanchissent, les chairs qui se muent en humus nourricier pour les herbes folles.
Il savait épier les vers comme un maître fromager guette les moisissures nobles, et les pluies comme un vigneron attend les vendanges.
Chaque monticule refermé était une œuvre accomplie, un terroir neuf où la mort engraisse la vie en cycles invisibles.
Et dans ce labeur humble, Machin retrouvait l'écho de ses pâtés d'enfance : creuser non plus pour jouer, mais pour que le vide, enfin, se remplisse de promesses vertes.

Quelle ne fut pas sa surprise, à Machin, lorsqu'un jour on lui apporta, tout froid, raide comme piquet, le cadavre de son pire ami : son vieux voisin.
Il se trouvaient tous les deux, comme autrefois, foin de lys ou de jasmin - seuls, avec la terre, mais sans jardin. Face au trou béant qui attendait son nouvel amant, Machin resta coi, un long moment. Le cadavre de « Monsieur Pimpim » prenait l'air, prenait le vent – très bien. La pelle attendait, rongeant son frein. Le ciel s'abaissait, comme une presse hydraulique géante, au dessus d'eux. Au loin, une conne jouait du Yann Tiersen au piano – Mélie Poulain. Les grosses gouttes commencèrent à trouer la boue, poinçonner la glaise. Elles martelaient le rythme sur le torse de Monsieur Pimpim. Sur sa têtes, son gros ventre plein de gaz mortifères, et des couilles sans doute encore remplies de désirs interdit. Et la pelle attendait toujours. Elle savait que Machin, quand il réfléchissait, fallait lui foutre la paix. Elle aimait la pluie, ça tombait bien.
Mélie Poulain prit fin. Machin dégoulinait, la terre s'écartelait. Monsieur Pimpim aimait mettre ses doigts dedans, dans le temps.
Puis les tendre à Machin, en souriant


Il regarda le corps comme on regarde un trésor qu'on n'ose pas ouvrir, les doigts collés à la pelle, la pluie qui s'acharne comme un public impatient. Il sentit, très net, ce basculement : fallait-il rendre à la terre ce qui lui appartenait encore, ou creuser plus profond dans le spectacle de la chair ?
Machin prit la décision comme on arrache une rustine : sans cérémonie, parce que quelque chose dans sa gorge demandait une réponse immédiate. Il posa la pelle sur le sol, posa sa main sur le front froid de Monsieur Pimpim. Le contact était un contrat. Il retira la veste du mort — petit tissu râpé, odeur de tabac éteint — et trouva, sous la peau, des choses qui faisaient écho à ses propres trous : une petite cicatrice mal refermée, un bruit sourd quand il pressait le ventre creux. Il sourit sans plaisir, comme on sourit à une vieille connaissance qu'on n'a jamais vraiment aimée. Puis, sans colère ni dégoût, seulement par curiosité professionnelle et par l'habitude du geste, il commença à fouiller. Pas pour voler, non : pour savoir. Pour lire la carte que la mort avait tracée sous la peau. Il laissa ses doigts chercher, découvrir, inventer des raisons. Chaque muscle qu'il déplaçait parlait — regrets, mensonges, petites lâchetés — et Machin les rangeait comme des pierres précieuses ou des cailloux qu'on préfère ne pas montrer. Quand il eut fini, il assembla les organes avec la même indifférence qu'on répare une chaussette qui aurait encore des choses à vivre.
Avec la même économie que pour un montage de jardinerie, il tissa autour de son cou un collier grotesque : morceaux intimes alternant avec brins de ficelle tirés d'un sac, comme si l'on inventait un bijou funéraire à la mesure d'un regret. Ce n'était pas exhibition ni sacrilège gratuit ; c'était un acte de couture avec la mort, un point final cousu à la va-vite sur une histoire qui refusait de disparaître proprement.

Il se plaça ensuite au bord du trou, regarda le voisin une dernière fois. Le geste qui suivit fut d'une simplicité presque domestique : il posa une main sur la poitrine raide, comme on caresse une nappe avant de la replier, puis il s'allongea. Il se fit l'écrin volontaire de la même glaise ; il laissa le vent et la pluie conjuguer les derniers rituels. La terre retomba, sur la terre humide, et Machin sentit chaque part de son âme inutile se couvrir, chaque souvenir se tasser. Il avait choisi la clôture la plus radicale : ne plus laisser le vide le ronger depuis l'extérieur, mais l'ensevelir de l'intérieur, avec ce qu'il tenait pour complice.


Mais sous la terre qui s'effritait déjà en une étreinte molle, Machin sentit un soubresaut primal le secouer, comme si la glaise refusait de le digérer si vite et lui renvoyait, par capillarité, le goût salé de ces après-midis interdits où les doigts du voisin fouillaient plus bas que les racines des bégonias. Il se redressa d'un bond muet, les yeux rivés sur le corps de Monsieur Pimpim qui, même raidi par l'au-delà, semblait l'inviter à une dernière danse souterraine, ses chairs flasques comme un sol labouré attendant la semence. La pluie avait cessé, laissant un silence gorgé d'odeurs – terre remuée, tabac froid, et ce relent âcre de mort qui n'était que la fermentation d'un désir trop longtemps composté. Piner, pour Machin, n'avait plus rien d'un vice ou d'une vengeance ; c'était l'outil ultime, la pelle charnelle qui transperçait les strates de l'autre pour y déterrer les échos de son propre abîme, là où l'enfance s'était fissurée comme une motte sous la binette. Son sexe se dressa, turgescent et impérieux, non pas par luxure brute mais par une géologie instinctive, un appendice minéral forgé dans les limons de ses nuits hantées, prêt à forer jusqu'au magma refoulé. Il empoigna les hanches du cadavre avec une tendresse de terrassier, écartant les cuisses inertes comme on écarte les lèvres d'une plaie fertile, et s'enfonça d'un coup sec, violent, dans ce boyau froid qui céda sans un cri, sans un spasme, offrant une résistance molle pareille à celle d'un humus gorgé d'eau. Chaque poussée était une excavation frénétique, un godet de tractopelle raclant les parois de l'altérité pour en extraire des pépites de vérité – ces éclats de honte partagée, ces murmures d'enfance où le voisin avait été le premier à creuser en lui, laissant un cratère que seul ce va-et-vient obscène pouvait combler. Le corps de Monsieur Pimpim ballottait sous l'assaut, ses chairs se modelant autour de l'intrus comme l'argile autour d'une racine invasive, et Machin y vit, dans ce frottement humide et sans vie, le miroir de son vide : un tunnel creusé dans un tunnel, un moi profond occulté qui surgissait enfin, suintant de sève noire et de regrets pétrifiés. Il accéléra, haletant comme un foreur en pleine veine, sentant sous ses coups de reins les os du bassin craquer doucement, non pas en brisure mais en capitulation, libérant des gaz fantômes qui emplirent l'air d'un parfum de caveau violé. Bientôt, l'orgasme le traversa non comme une décharge mais comme une coulée de lave, un dépôt sédimentaire qui scella le fond de la fosse intime, mélangeant sa semence à la boue intérieure du mort, fertilisant ce qui n'était plus qu'un compost d'âmes emmêlées. Et quand il se retira, épuisé, le sexe ramolli comme une lame émoussée, Machin contempla l'œuvre accomplie : un trou plus profond, un secret exhumé, où son moi occulté gisait enfin nu, prêt à être enseveli avec son complice éternel. La pelle, oubliée contre la paroi, sembla alors superflue ; creuser, c'était cela, désormais – une pénétration totale, un enfouissement réciproque qui rendait la terre complice de tous les silences.


Et un jour, peut-être, quelqu'un viendra le déterrer, lui aussi, à son tour ?

Lindsay S

C'est son truc, à Machin, de creuser : il adore la surprise, l'excitation - ça le ramène en enfance.

Les pâtés de sable pleins de crottes de chat, les gâteaux de terre avec une feuille pour faire la cerise.
Il creusait partout, gamin. Et sa mère, elle, fermait les yeux.
Elle ne voyait pas la boue, ni le voisin.
Lui aussi aimait creuser.
Mais pas dans le sable.
Dans l'âme des gosses.

Forcément, ça abîme, ces trucs-là.
Alors maintenant, quand il creuse, ce n'est plus pour jouer à la marchande.
Il cherche pas des coquillages.
Il déterre les preuves. Les autres.
Parfois, juste pour voir si dessous, c'est enfin vide.

Il a cherché tous les moyens de le combler. Tous. Sous les bégonias de sa mère, il a enterré tout ce qu'il pouvait trouver, de mort ou de vivant, incapable de lui résister. A chaque fois qu'il remuait le sol, de ses petits doigts boudinés, il ressentait un plaisir indicible, quelque chose qui lui chatouillait le ventre, lui titillait la cervelle. L'impression qu'il fouraillait à l'intérieur de lui-même, qu'il se touchait sans se toucher. Le sentiment de remplir son vide. Mais dés qu'il sortait ses doigts du sol, la magie disparaissait. Machin redevenait un petit garçon vide, triste et sans avantages. Son voisin, par-dessus la haie, le saluait, et sa maman l'appelait pour manger.
En grandissant, le vide s'élargissait, et son besoin de manipuler, et d'enterrer, grandissait. Il creusait partout, tout le temps. La plupart des gens, normalement constitués, se demandaient : qu'est-ce qu'il cherche ?
Sa mère répondait : il essaie de se trouver. Tous s'accordaient au moins sur ce point : Machin, il creuse bien.

Il a bien tenté d'autres trous, Machin. Pas que dans la terre.
Dans les femmes, aussi, un peu, pour voir si c'était pareil.
Elles disaient qu'il était maladroit, qu'il allait trop profond ou pas au bon endroit.
Lui, il cherchait juste ce petit bruit, ce frémissement de l'intérieur, comme quand la pelle touche un caillou.
Mais rien.
Toujours cette impression d'avoir creusé à côté.
Alors il s'est mis à creuser dans le travail, dans les heures supplémentaires, dans les formulaires, dans tout ce qui pouvait remplir.
Et puis, quand il s'est rendu compte que tout ça ne faisait que déplacer la boue d'un trou à l'autre, il a arrêté d'essayer de comprendre.
Il s'est dit qu'il fallait creuser utile.

Il aurait pu, Machin, plonger ses mains dans les veines rougies de la terre, prospecteur infatigable, à la poursuite de pépites qui font chanter les foules et les marchés lointains. S'esquinter la santé avec du mercure à hautes doses.
Il aurait pu chevaucher les vagues déchaînées sur une plateforme pétrolière, là où l'océan gronde comme un amant jaloux, et forer jusqu'au cœur noir des abysses pour en extraire le sang visqueux du monde.
Il aurait pu dompter le schiste rebelle, expert en fracturation hydraulique, injectant des torrents d'eau et de secrets chimiques pour libérer le gaz emprisonné, ce souffle fantôme qui allume les chaumières et noircit les cieux.
Il aurait pu gravir les échelles du pouvoir, de la boue aux conseils d'administration, où l'on mesure la fortune en barils et en barres de graphite.
Il aurait pu devenir le maître des profondeurs insondables, un Prométhée moderne arrachant le feu souterrain aux dieux colériques de la géologie.
Mais les promesses des filons d'or ne l'ont jamais ému autant que le murmure des racines sous la pelouse municipale.
Les tempêtes océaniques, pour violentes qu'elles fussent, ne lui offraient pas la quiétude d'un sol qui se souvient des pluies d'hier.
Les explosions contrôlées du fracking, ces éclats de foudre artificielle, ne résonnaient pas comme le craquement intime d'une pelletée dans l'humus.
Les salaires ronflants, les primes de risque, les voyages en jets privés – tout cela n'était que papier friable face à la chair tangible de la terre.
Aussi, par un caprice pragmatique, bassement ancré dans le quotidien des petites retraites et des loyers modestes, Machin opta pour le manteau bleu du fossoyeur municipal.
Chaque aube, il franchissait les grilles rouillées du cimetière, son domaine secret où le temps se mesure en strates de silence.
Il aimait retourner la terre humide, cette argile gorgée de regrets et de rosée, pour en faire le meilleur des composts humains, alchimie lente et pieuse.
Avec une précision d'orfèvre, il creusait les lits éternels, six pieds de profondeur où les âmes s'allongeaient enfin sans feindre.
Certains passaient leur existence dans les voûtes fraîches des caves, affinant des fromages aux croûtes parfumées d'herbes oubliées.
D'autres caressaient des cuvées sombres, veillant sur le vin qui mûrit en murmures de tanins et de soleil captif.
Lui, dans son atelier à ciel nu, travaillait des corps en décomposition, ces vignes humaines qui s'entrelacent dans la pourriture fertile.
Il affinait avec amour les chairs qui fondent, les os qui blanchissent, les chairs qui se muent en humus nourricier pour les herbes folles.
Il savait épier les vers comme un maître fromager guette les moisissures nobles, et les pluies comme un vigneron attend les vendanges.
Chaque monticule refermé était une œuvre accomplie, un terroir neuf où la mort engraisse la vie en cycles invisibles.
Et dans ce labeur humble, Machin retrouvait l'écho de ses pâtés d'enfance : creuser non plus pour jouer, mais pour que le vide, enfin, se remplisse de promesses vertes.

Quelle ne fut pas sa surprise, à Machin, lorsqu'un jour on lui apporta, tout froid, raide comme piquet, le cadavre de son pire ami : son vieux voisin.
Il se trouvaient tous les deux, comme autrefois, foin de lys ou de jasmin - seuls, avec la terre, mais sans jardin. Face au trou béant qui attendait son nouvel amant, Machin resta coi, un long moment. Le cadavre de « Monsieur Pimpim » prenait l'air, prenait le vent – très bien. La pelle attendait, rongeant son frein. Le ciel s'abaissait, comme une presse hydraulique géante, au dessus d'eux. Au loin, une conne jouait du Yann Tiersen au piano – Mélie Poulain. Les grosses gouttes commencèrent à trouer la boue, poinçonner la glaise. Elles martelaient le rythme sur le torse de Monsieur Pimpim. Sur sa têtes, son gros ventre plein de gaz mortifères, et des couilles sans doute encore remplies de désirs interdit. Et la pelle attendait toujours. Elle savait que Machin, quand il réfléchissait, fallait lui foutre la paix. Elle aimait la pluie, ça tombait bien.
Mélie Poulain prit fin. Machin dégoulinait, la terre s'écartelait. Monsieur Pimpim aimait mettre ses doigts dedans, dans le temps.
Puis les tendre à Machin, en souriant


Il regarda le corps comme on regarde un trésor qu'on n'ose pas ouvrir, les doigts collés à la pelle, la pluie qui s'acharne comme un public impatient. Il sentit, très net, ce basculement : fallait-il rendre à la terre ce qui lui appartenait encore, ou creuser plus profond dans le spectacle de la chair ?
Machin prit la décision comme on arrache une rustine : sans cérémonie, parce que quelque chose dans sa gorge demandait une réponse immédiate. Il posa la pelle sur le sol, posa sa main sur le front froid de Monsieur Pimpim. Le contact était un contrat. Il retira la veste du mort — petit tissu râpé, odeur de tabac éteint — et trouva, sous la peau, des choses qui faisaient écho à ses propres trous : une petite cicatrice mal refermée, un bruit sourd quand il pressait le ventre creux. Il sourit sans plaisir, comme on sourit à une vieille connaissance qu'on n'a jamais vraiment aimée. Puis, sans colère ni dégoût, seulement par curiosité professionnelle et par l'habitude du geste, il commença à fouiller. Pas pour voler, non : pour savoir. Pour lire la carte que la mort avait tracée sous la peau. Il laissa ses doigts chercher, découvrir, inventer des raisons. Chaque muscle qu'il déplaçait parlait — regrets, mensonges, petites lâchetés — et Machin les rangeait comme des pierres précieuses ou des cailloux qu'on préfère ne pas montrer. Quand il eut fini, il assembla les organes avec la même indifférence qu'on répare une chaussette qui aurait encore des choses à vivre.
Avec la même économie que pour un montage de jardinerie, il tissa autour de son cou un collier grotesque : morceaux intimes alternant avec brins de ficelle tirés d'un sac, comme si l'on inventait un bijou funéraire à la mesure d'un regret. Ce n'était pas exhibition ni sacrilège gratuit ; c'était un acte de couture avec la mort, un point final cousu à la va-vite sur une histoire qui refusait de disparaître proprement.

Il se plaça ensuite au bord du trou, regarda le voisin une dernière fois. Le geste qui suivit fut d'une simplicité presque domestique : il posa une main sur la poitrine raide, comme on caresse une nappe avant de la replier, puis il s'allongea. Il se fit l'écrin volontaire de la même glaise ; il laissa le vent et la pluie conjuguer les derniers rituels. La terre retomba, sur la terre humide, et Machin sentit chaque part de son âme inutile se couvrir, chaque souvenir se tasser. Il avait choisi la clôture la plus radicale : ne plus laisser le vide le ronger depuis l'extérieur, mais l'ensevelir de l'intérieur, avec ce qu'il tenait pour complice.


Mais sous la terre qui s'effritait déjà en une étreinte molle, Machin sentit un soubresaut primal le secouer, comme si la glaise refusait de le digérer si vite et lui renvoyait, par capillarité, le goût salé de ces après-midis interdits où les doigts du voisin fouillaient plus bas que les racines des bégonias. Il se redressa d'un bond muet, les yeux rivés sur le corps de Monsieur Pimpim qui, même raidi par l'au-delà, semblait l'inviter à une dernière danse souterraine, ses chairs flasques comme un sol labouré attendant la semence. La pluie avait cessé, laissant un silence gorgé d'odeurs – terre remuée, tabac froid, et ce relent âcre de mort qui n'était que la fermentation d'un désir trop longtemps composté. Piner, pour Machin, n'avait plus rien d'un vice ou d'une vengeance ; c'était l'outil ultime, la pelle charnelle qui transperçait les strates de l'autre pour y déterrer les échos de son propre abîme, là où l'enfance s'était fissurée comme une motte sous la binette. Son sexe se dressa, turgescent et impérieux, non pas par luxure brute mais par une géologie instinctive, un appendice minéral forgé dans les limons de ses nuits hantées, prêt à forer jusqu'au magma refoulé. Il empoigna les hanches du cadavre avec une tendresse de terrassier, écartant les cuisses inertes comme on écarte les lèvres d'une plaie fertile, et s'enfonça d'un coup sec, violent, dans ce boyau froid qui céda sans un cri, sans un spasme, offrant une résistance molle pareille à celle d'un humus gorgé d'eau. Chaque poussée était une excavation frénétique, un godet de tractopelle raclant les parois de l'altérité pour en extraire des pépites de vérité – ces éclats de honte partagée, ces murmures d'enfance où le voisin avait été le premier à creuser en lui, laissant un cratère que seul ce va-et-vient obscène pouvait combler. Le corps de Monsieur Pimpim ballottait sous l'assaut, ses chairs se modelant autour de l'intrus comme l'argile autour d'une racine invasive, et Machin y vit, dans ce frottement humide et sans vie, le miroir de son vide : un tunnel creusé dans un tunnel, un moi profond occulté qui surgissait enfin, suintant de sève noire et de regrets pétrifiés. Il accéléra, haletant comme un foreur en pleine veine, sentant sous ses coups de reins les os du bassin craquer doucement, non pas en brisure mais en capitulation, libérant des gaz fantômes qui emplirent l'air d'un parfum de caveau violé. Bientôt, l'orgasme le traversa non comme une décharge mais comme une coulée de lave, un dépôt sédimentaire qui scella le fond de la fosse intime, mélangeant sa semence à la boue intérieure du mort, fertilisant ce qui n'était plus qu'un compost d'âmes emmêlées. Et quand il se retira, épuisé, le sexe ramolli comme une lame émoussée, Machin contempla l'œuvre accomplie : un trou plus profond, un secret exhumé, où son moi occulté gisait enfin nu, prêt à être enseveli avec son complice éternel. La pelle, oubliée contre la paroi, sembla alors superflue ; creuser, c'était cela, désormais – une pénétration totale, un enfouissement réciproque qui rendait la terre complice de tous les silences.


Et un jour, peut-être, quelqu'un viendra le déterrer, lui aussi, à son tour ?

sylvestre Evrard

#11
C'est son truc, à Machin, de creuser : il adore la surprise, l'excitation - ça le ramène en enfance.

Les pâtés de sable pleins de crottes de chat, les gâteaux de terre avec une feuille pour faire la cerise.
Il creusait partout, gamin. Et sa mère, elle, fermait les yeux.
Elle ne voyait pas la boue, ni le voisin.
Lui aussi aimait creuser.
Mais pas dans le sable.
Dans l'âme des gosses.

Forcément, ça abîme, ces trucs-là.
Alors maintenant, quand il creuse, ce n'est plus pour jouer à la marchande.
Il cherche pas des coquillages.
Il déterre les preuves. Les autres.
Parfois, juste pour voir si dessous, c'est enfin vide.

Il a cherché tous les moyens de le combler. Tous. Sous les bégonias de sa mère, il a enterré tout ce qu'il pouvait trouver, de mort ou de vivant, incapable de lui résister. A chaque fois qu'il remuait le sol, de ses petits doigts boudinés, il ressentait un plaisir indicible, quelque chose qui lui chatouillait le ventre, lui titillait la cervelle. L'impression qu'il fouraillait à l'intérieur de lui-même, qu'il se touchait sans se toucher. Le sentiment de remplir son vide. Mais dés qu'il sortait ses doigts du sol, la magie disparaissait. Machin redevenait un petit garçon vide, triste et sans avantages. Son voisin, par-dessus la haie, le saluait, et sa maman l'appelait pour manger.
En grandissant, le vide s'élargissait, et son besoin de manipuler, et d'enterrer, grandissait. Il creusait partout, tout le temps. La plupart des gens, normalement constitués, se demandaient : qu'est-ce qu'il cherche ?
Sa mère répondait : il essaie de se trouver. Tous s'accordaient au moins sur ce point : Machin, il creuse bien.

Il a bien tenté d'autres trous, Machin. Pas que dans la terre.
Dans les femmes, aussi, un peu, pour voir si c'était pareil.
Elles disaient qu'il était maladroit, qu'il allait trop profond ou pas au bon endroit.
Lui, il cherchait juste ce petit bruit, ce frémissement de l'intérieur, comme quand la pelle touche un caillou.
Mais rien.
Toujours cette impression d'avoir creusé à côté.
Alors il s'est mis à creuser dans le travail, dans les heures supplémentaires, dans les formulaires, dans tout ce qui pouvait remplir.
Et puis, quand il s'est rendu compte que tout ça ne faisait que déplacer la boue d'un trou à l'autre, il a arrêté d'essayer de comprendre.
Il s'est dit qu'il fallait creuser utile.

Il aurait pu, Machin, plonger ses mains dans les veines rougies de la terre, prospecteur infatigable, à la poursuite de pépites qui font chanter les foules et les marchés lointains. S'esquinter la santé avec du mercure à hautes doses.
Il aurait pu chevaucher les vagues déchaînées sur une plateforme pétrolière, là où l'océan gronde comme un amant jaloux, et forer jusqu'au cœur noir des abysses pour en extraire le sang visqueux du monde.
Il aurait pu dompter le schiste rebelle, expert en fracturation hydraulique, injectant des torrents d'eau et de secrets chimiques pour libérer le gaz emprisonné, ce souffle fantôme qui allume les chaumières et noircit les cieux.
Il aurait pu gravir les échelles du pouvoir, de la boue aux conseils d'administration, où l'on mesure la fortune en barils et en barres de graphite.
Il aurait pu devenir le maître des profondeurs insondables, un Prométhée moderne arrachant le feu souterrain aux dieux colériques de la géologie.
Mais les promesses des filons d'or ne l'ont jamais ému autant que le murmure des racines sous la pelouse municipale.
Les tempêtes océaniques, pour violentes qu'elles fussent, ne lui offraient pas la quiétude d'un sol qui se souvient des pluies d'hier.
Les explosions contrôlées du fracking, ces éclats de foudre artificielle, ne résonnaient pas comme le craquement intime d'une pelletée dans l'humus.
Les salaires ronflants, les primes de risque, les voyages en jets privés – tout cela n'était que papier friable face à la chair tangible de la terre.
Aussi, par un caprice pragmatique, bassement ancré dans le quotidien des petites retraites et des loyers modestes, Machin opta pour le manteau bleu du fossoyeur municipal.
Chaque aube, il franchissait les grilles rouillées du cimetière, son domaine secret où le temps se mesure en strates de silence.
Il aimait retourner la terre humide, cette argile gorgée de regrets et de rosée, pour en faire le meilleur des composts humains, alchimie lente et pieuse.
Avec une précision d'orfèvre, il creusait les lits éternels, six pieds de profondeur où les âmes s'allongeaient enfin sans feindre.
Certains passaient leur existence dans les voûtes fraîches des caves, affinant des fromages aux croûtes parfumées d'herbes oubliées.
D'autres caressaient des cuvées sombres, veillant sur le vin qui mûrit en murmures de tanins et de soleil captif.
Lui, dans son atelier à ciel nu, travaillait des corps en décomposition, ces vignes humaines qui s'entrelacent dans la pourriture fertile.
Il affinait avec amour les chairs qui fondent, les os qui blanchissent, les chairs qui se muent en humus nourricier pour les herbes folles.
Il savait épier les vers comme un maître fromager guette les moisissures nobles, et les pluies comme un vigneron attend les vendanges.
Chaque monticule refermé était une œuvre accomplie, un terroir neuf où la mort engraisse la vie en cycles invisibles.
Et dans ce labeur humble, Machin retrouvait l'écho de ses pâtés d'enfance : creuser non plus pour jouer, mais pour que le vide, enfin, se remplisse de promesses vertes.

Quelle ne fut pas sa surprise, à Machin, lorsqu'un jour on lui apporta, tout froid, raide comme piquet, le cadavre de son pire ami : son vieux voisin.
Il se trouvaient tous les deux, comme autrefois, foin de lys ou de jasmin - seuls, avec la terre, mais sans jardin. Face au trou béant qui attendait son nouvel amant, Machin resta coi, un long moment. Le cadavre de « Monsieur Pimpim » prenait l'air, prenait le vent – très bien. La pelle attendait, rongeant son frein. Le ciel s'abaissait, comme une presse hydraulique géante, au dessus d'eux. Au loin, une conne jouait du Yann Tiersen au piano – Mélie Poulain. Les grosses gouttes commencèrent à trouer la boue, poinçonner la glaise. Elles martelaient le rythme sur le torse de Monsieur Pimpim. Sur sa têtes, son gros ventre plein de gaz mortifères, et des couilles sans doute encore remplies de désirs interdit. Et la pelle attendait toujours. Elle savait que Machin, quand il réfléchissait, fallait lui foutre la paix. Elle aimait la pluie, ça tombait bien.
Mélie Poulain prit fin. Machin dégoulinait, la terre s'écartelait. Monsieur Pimpim aimait mettre ses doigts dedans, dans le temps.
Puis les tendre à Machin, en souriant


Il regarda le corps comme on regarde un trésor qu'on n'ose pas ouvrir, les doigts collés à la pelle, la pluie qui s'acharne comme un public impatient. Il sentit, très net, ce basculement : fallait-il rendre à la terre ce qui lui appartenait encore, ou creuser plus profond dans le spectacle de la chair ?
Machin prit la décision comme on arrache une rustine : sans cérémonie, parce que quelque chose dans sa gorge demandait une réponse immédiate. Il posa la pelle sur le sol, posa sa main sur le front froid de Monsieur Pimpim. Le contact était un contrat. Il retira la veste du mort — petit tissu râpé, odeur de tabac éteint — et trouva, sous la peau, des choses qui faisaient écho à ses propres trous : une petite cicatrice mal refermée, un bruit sourd quand il pressait le ventre creux. Il sourit sans plaisir, comme on sourit à une vieille connaissance qu'on n'a jamais vraiment aimée. Puis, sans colère ni dégoût, seulement par curiosité professionnelle et par l'habitude du geste, il commença à fouiller. Pas pour voler, non : pour savoir. Pour lire la carte que la mort avait tracée sous la peau. Il laissa ses doigts chercher, découvrir, inventer des raisons. Chaque muscle qu'il déplaçait parlait — regrets, mensonges, petites lâchetés — et Machin les rangeait comme des pierres précieuses ou des cailloux qu'on préfère ne pas montrer. Quand il eut fini, il assembla les organes avec la même indifférence qu'on répare une chaussette qui aurait encore des choses à vivre.
Avec la même économie que pour un montage de jardinerie, il tissa autour de son cou un collier grotesque : morceaux intimes alternant avec brins de ficelle tirés d'un sac, comme si l'on inventait un bijou funéraire à la mesure d'un regret. Ce n'était pas exhibition ni sacrilège gratuit ; c'était un acte de couture avec la mort, un point final cousu à la va-vite sur une histoire qui refusait de disparaître proprement.

Il se plaça ensuite au bord du trou, regarda le voisin une dernière fois. Le geste qui suivit fut d'une simplicité presque domestique : il posa une main sur la poitrine raide, comme on caresse une nappe avant de la replier, puis il s'allongea. Il se fit l'écrin volontaire de la même glaise ; il laissa le vent et la pluie conjuguer les derniers rituels. La terre retomba, sur la terre humide, et Machin sentit chaque part de son âme inutile se couvrir, chaque souvenir se tasser. Il avait choisi la clôture la plus radicale : ne plus laisser le vide le ronger depuis l'extérieur, mais l'ensevelir de l'intérieur, avec ce qu'il tenait pour complice.


Mais sous la terre qui s'effritait déjà en une étreinte molle, Machin sentit un soubresaut primal le secouer, comme si la glaise refusait de le digérer si vite et lui renvoyait, par capillarité, le goût salé de ces après-midis interdits où les doigts du voisin fouillaient plus bas que les racines des bégonias. Il se redressa d'un bond muet, les yeux rivés sur le corps de Monsieur Pimpim qui, même raidi par l'au-delà, semblait l'inviter à une dernière danse souterraine, ses chairs flasques comme un sol labouré attendant la semence. La pluie avait cessé, laissant un silence gorgé d'odeurs – terre remuée, tabac froid, et ce relent âcre de mort qui n'était que la fermentation d'un désir trop longtemps composté. Piner, pour Machin, n'avait plus rien d'un vice ou d'une vengeance ; c'était l'outil ultime, la pelle charnelle qui transperçait les strates de l'autre pour y déterrer les échos de son propre abîme, là où l'enfance s'était fissurée comme une motte sous la binette. Son sexe se dressa, turgescent et impérieux, non pas par luxure brute mais par une géologie instinctive, un appendice minéral forgé dans les limons de ses nuits hantées, prêt à forer jusqu'au magma refoulé. Il empoigna les hanches du cadavre avec une tendresse de terrassier, écartant les cuisses inertes comme on écarte les lèvres d'une plaie fertile, et s'enfonça d'un coup sec, violent, dans ce boyau froid qui céda sans un cri, sans un spasme, offrant une résistance molle pareille à celle d'un humus gorgé d'eau. Chaque poussée était une excavation frénétique, un godet de tractopelle raclant les parois de l'altérité pour en extraire des pépites de vérité – ces éclats de honte partagée, ces murmures d'enfance où le voisin avait été le premier à creuser en lui, laissant un cratère que seul ce va-et-vient obscène pouvait combler. Le corps de Monsieur Pimpim ballottait sous l'assaut, ses chairs se modelant autour de l'intrus comme l'argile autour d'une racine invasive, et Machin y vit, dans ce frottement humide et sans vie, le miroir de son vide : un tunnel creusé dans un tunnel, un moi profond occulté qui surgissait enfin, suintant de sève noire et de regrets pétrifiés. Il accéléra, haletant comme un foreur en pleine veine, sentant sous ses coups de reins les os du bassin craquer doucement, non pas en brisure mais en capitulation, libérant des gaz fantômes qui emplirent l'air d'un parfum de caveau violé. Bientôt, l'orgasme le traversa non comme une décharge mais comme une coulée de lave, un dépôt sédimentaire qui scella le fond de la fosse intime, mélangeant sa semence à la boue intérieure du mort, fertilisant ce qui n'était plus qu'un compost d'âmes emmêlées. Et quand il se retira, épuisé, le sexe ramolli comme une lame émoussée, Machin contempla l'œuvre accomplie : un trou plus profond, un secret exhumé, où son moi occulté gisait enfin nu, prêt à être enseveli avec son complice éternel. La pelle, oubliée contre la paroi, sembla alors superflue ; creuser, c'était cela, désormais – une pénétration totale, un enfouissement réciproque qui rendait la terre complice de tous les silences.

Pimpim n'avait pas toujours été son pire ennemi. Bien avant la grande déflagration, ils se fréquentaient souvent, se délectant de petites soirées entre hommes, agrémentées de parties de cartes, de bière à profusion et de petites délicatesses réciproques (faute de mieux) dont la morale m'interdit de donner les détails. Chacun chez soi, ils se retrouvaient régulièrement pour aller à la chasse, ramasser des champignons hallucinogènes, et, à l'occasion, se partager quelque malheureuse gueuse égarée. À l'époque, ils n'étaient pas très exigeants sur la marchandise, eux dont les peaux étaient déjà couvertes de pustules dues aux radiations. Ils n'étaient pas encore les deux derniers hommes sur Terre, mais ça n'en était plus très loin.
Jusqu'au jour où une bande de charognards débarqua, armée de machettes et de longs couteaux. Grâce aux deux fusils de chasse et des munitions que Pimpim gardait précieusement sous le plancher, le tandem édenté et sanguinaire n'en fit qu'une bouchée. Au sens propre comme au figuré, car le gibier se faisait rare et il fallait bien survivre. Le barbecue fut royal ! Pourtant, de cette bande de sauvages, il ne resta qu'un seul être humain : une femelle d'une quarantaine d'années, encore assez « consommable » de sa personne et fut vite mise en réserve à la cave. Et c'est là que les problèmes commencèrent.
Au début, ils partageaient encore ce petit trésor à peine abîmé, se relayant toutes les quinzaines pour soulager leurs testicules atrophiés. Mais Pimpim, plutôt d'une nature égoïste, se mit à revendiquer la propriété exclusive de la femme qui, au demeurant, ne prononçait plus un mot sinon des onomatopées gutturales pour réclamer à manger. Un soir, Machin débarqua furax chez son voisin pour exiger, comme convenu, sa pitance sexuelle. Il se retrouva devant une porte bien close avec ses 18 verrous de sécurité. Enfin, presque close, puisqu'un double canon de fusil de chasse se braqua sur son front à travers une petite lucarne, accompagné de cet avertissement : « Si tu insistes, je te bute, connard ! »
Totalement frustré, humilié au plus haut point d'exclamation, Machin fit demi-tour, se promettant que cette affaire ne resterait pas sans suite bien sentie. Il imagina toutes sortes de ruses, épiant chaque jour pendant de longues heures ce pseudo couple de l'infortune apocalyptique. Il pouvait souvent entendre les affreux cris de la quadragénaire, hurlant, non pas "au secours", mais plutôt des cris de lapin qu'on écorche vif sans lui avoir brisé la nuque au préalable. Machin frappait et frappait encore sur les cloisons de la maisonnée du tortionnaire pour l'inciter à stopper ces supplices ignobles. En vain. Pimpim se laissait aller à toutes sortes de jeux que le marquis de Sade lui aurait enviés. Bien que Machin n'en fût jamais resté insensible, sans arme à feu à sa disposition et sa peau valant trop cher à son goût, il renonça. Pour se consoler, il se persuadait chaque nuit que ce monstre finirait par passer l'arme à gauche et qu'il récupérerait alors l'appétissante femelle. Enfin... Ce qu'il en resterait.
Les mois et les années passèrent. Machin développa une haine féroce envers son seul et unique voisin, cette bête de luxure qu'il enviait au plus haut point pour être honnête. Comme on pouvait s'y attendre, le résidu féminin trépassa. Le Pimpim s'en débarrassa comme un chien enragé crevé au fond d'une ancienne fosse à purin.  C'est pour toutes ces raisons qu'il se délecta à l'idée de blasphémer le corps de son ennemi, livré par un obscur bienfaiteur; qui était-il d'ailleurs? Mystère. Cadeau ou avertissement? Le Machin se sentait épié depuis un moment. Juste une impression de bête aux aguets. Mais à cet instant, à demi enfoui avec ce fumier dans l'humus pourri aux relents infects, la question demeurait superflue. Une terre stérile exhalant l'haleine du démon sera sa dernière demeure. Sa rancœur n'avait plus de limites contre ce personnage désormais réduit à l'état de charogne même pas mangeable par la plus affamée des hyènes ; elle suintait la morve jaunie autant que dans son cerveau comme un rhume des foins gangréné.
Nu comme un de ces vilains chiens mexicains, couvert de boue et de tripes, car les vêtements étaient rares en ces temps de grande misère, il se mit à gratter la terre pour sortir du trou. La pelle l'attendait, belle comme une invitation à la sauvagerie : totalement aliéné par une fureur mêlée de pus de crapaud, il se mit à frapper, encore et encore, cette dépouille répugnante. Les coups tranchants plurent comme une Madeleine squelettique endeuillée, réduisant en charpie ce qui avait été ce salopard attardé de Pimpim. À bout de forces, épuisé par l'effort, il s'effondra dans la fange, à la manière des sangliers se délectant de leur bauge. D'un golem pétri par la main osseuse d'un juif errant, il en avait toute l'élégance.
C'est alors qu'un orage éclata. Dans un coup de théâtre improbable, la foudre s'abattit à trois reprises à l'intérieur même de ce qui n'avait pas encore fini d'être une tombe. Et là...



Et un jour, peut-être, quelqu'un viendra le déterrer, lui aussi, à son tour ?

lapinchien

#12
C'est son truc, à Machin, de creuser : il adore la surprise, l'excitation - ça le ramène en enfance.

Les pâtés de sable pleins de crottes de chat, les gâteaux de terre avec une feuille pour faire la cerise.
Il creusait partout, gamin. Et sa mère, elle, fermait les yeux.
Elle ne voyait pas la boue, ni le voisin.
Lui aussi aimait creuser.
Mais pas dans le sable.
Dans l'âme des gosses.

Forcément, ça abîme, ces trucs-là.
Alors maintenant, quand il creuse, ce n'est plus pour jouer à la marchande.
Il cherche pas des coquillages.
Il déterre les preuves. Les autres.
Parfois, juste pour voir si dessous, c'est enfin vide.

Il a cherché tous les moyens de le combler. Tous. Sous les bégonias de sa mère, il a enterré tout ce qu'il pouvait trouver, de mort ou de vivant, incapable de lui résister. A chaque fois qu'il remuait le sol, de ses petits doigts boudinés, il ressentait un plaisir indicible, quelque chose qui lui chatouillait le ventre, lui titillait la cervelle. L'impression qu'il fouraillait à l'intérieur de lui-même, qu'il se touchait sans se toucher. Le sentiment de remplir son vide. Mais dés qu'il sortait ses doigts du sol, la magie disparaissait. Machin redevenait un petit garçon vide, triste et sans avantages. Son voisin, par-dessus la haie, le saluait, et sa maman l'appelait pour manger.
En grandissant, le vide s'élargissait, et son besoin de manipuler, et d'enterrer, grandissait. Il creusait partout, tout le temps. La plupart des gens, normalement constitués, se demandaient : qu'est-ce qu'il cherche ?
Sa mère répondait : il essaie de se trouver. Tous s'accordaient au moins sur ce point : Machin, il creuse bien.

Il a bien tenté d'autres trous, Machin. Pas que dans la terre.
Dans les femmes, aussi, un peu, pour voir si c'était pareil.
Elles disaient qu'il était maladroit, qu'il allait trop profond ou pas au bon endroit.
Lui, il cherchait juste ce petit bruit, ce frémissement de l'intérieur, comme quand la pelle touche un caillou.
Mais rien.
Toujours cette impression d'avoir creusé à côté.
Alors il s'est mis à creuser dans le travail, dans les heures supplémentaires, dans les formulaires, dans tout ce qui pouvait remplir.
Et puis, quand il s'est rendu compte que tout ça ne faisait que déplacer la boue d'un trou à l'autre, il a arrêté d'essayer de comprendre.
Il s'est dit qu'il fallait creuser utile.

Il aurait pu, Machin, plonger ses mains dans les veines rougies de la terre, prospecteur infatigable, à la poursuite de pépites qui font chanter les foules et les marchés lointains. S'esquinter la santé avec du mercure à hautes doses.
Il aurait pu chevaucher les vagues déchaînées sur une plateforme pétrolière, là où l'océan gronde comme un amant jaloux, et forer jusqu'au cœur noir des abysses pour en extraire le sang visqueux du monde.
Il aurait pu dompter le schiste rebelle, expert en fracturation hydraulique, injectant des torrents d'eau et de secrets chimiques pour libérer le gaz emprisonné, ce souffle fantôme qui allume les chaumières et noircit les cieux.
Il aurait pu gravir les échelles du pouvoir, de la boue aux conseils d'administration, où l'on mesure la fortune en barils et en barres de graphite.
Il aurait pu devenir le maître des profondeurs insondables, un Prométhée moderne arrachant le feu souterrain aux dieux colériques de la géologie.
Mais les promesses des filons d'or ne l'ont jamais ému autant que le murmure des racines sous la pelouse municipale.
Les tempêtes océaniques, pour violentes qu'elles fussent, ne lui offraient pas la quiétude d'un sol qui se souvient des pluies d'hier.
Les explosions contrôlées du fracking, ces éclats de foudre artificielle, ne résonnaient pas comme le craquement intime d'une pelletée dans l'humus.
Les salaires ronflants, les primes de risque, les voyages en jets privés – tout cela n'était que papier friable face à la chair tangible de la terre.
Aussi, par un caprice pragmatique, bassement ancré dans le quotidien des petites retraites et des loyers modestes, Machin opta pour le manteau bleu du fossoyeur municipal.
Chaque aube, il franchissait les grilles rouillées du cimetière, son domaine secret où le temps se mesure en strates de silence.
Il aimait retourner la terre humide, cette argile gorgée de regrets et de rosée, pour en faire le meilleur des composts humains, alchimie lente et pieuse.
Avec une précision d'orfèvre, il creusait les lits éternels, six pieds de profondeur où les âmes s'allongeaient enfin sans feindre.
Certains passaient leur existence dans les voûtes fraîches des caves, affinant des fromages aux croûtes parfumées d'herbes oubliées.
D'autres caressaient des cuvées sombres, veillant sur le vin qui mûrit en murmures de tanins et de soleil captif.
Lui, dans son atelier à ciel nu, travaillait des corps en décomposition, ces vignes humaines qui s'entrelacent dans la pourriture fertile.
Il affinait avec amour les chairs qui fondent, les os qui blanchissent, les chairs qui se muent en humus nourricier pour les herbes folles.
Il savait épier les vers comme un maître fromager guette les moisissures nobles, et les pluies comme un vigneron attend les vendanges.
Chaque monticule refermé était une œuvre accomplie, un terroir neuf où la mort engraisse la vie en cycles invisibles.
Et dans ce labeur humble, Machin retrouvait l'écho de ses pâtés d'enfance : creuser non plus pour jouer, mais pour que le vide, enfin, se remplisse de promesses vertes.

Quelle ne fut pas sa surprise, à Machin, lorsqu'un jour on lui apporta, tout froid, raide comme piquet, le cadavre de son pire ami : son vieux voisin.
Il se trouvaient tous les deux, comme autrefois, foin de lys ou de jasmin - seuls, avec la terre, mais sans jardin. Face au trou béant qui attendait son nouvel amant, Machin resta coi, un long moment. Le cadavre de « Monsieur Pimpim » prenait l'air, prenait le vent – très bien. La pelle attendait, rongeant son frein. Le ciel s'abaissait, comme une presse hydraulique géante, au dessus d'eux. Au loin, une conne jouait du Yann Tiersen au piano – Mélie Poulain. Les grosses gouttes commencèrent à trouer la boue, poinçonner la glaise. Elles martelaient le rythme sur le torse de Monsieur Pimpim. Sur sa têtes, son gros ventre plein de gaz mortifères, et des couilles sans doute encore remplies de désirs interdit. Et la pelle attendait toujours. Elle savait que Machin, quand il réfléchissait, fallait lui foutre la paix. Elle aimait la pluie, ça tombait bien.
Mélie Poulain prit fin. Machin dégoulinait, la terre s'écartelait. Monsieur Pimpim aimait mettre ses doigts dedans, dans le temps.
Puis les tendre à Machin, en souriant


Il regarda le corps comme on regarde un trésor qu'on n'ose pas ouvrir, les doigts collés à la pelle, la pluie qui s'acharne comme un public impatient. Il sentit, très net, ce basculement : fallait-il rendre à la terre ce qui lui appartenait encore, ou creuser plus profond dans le spectacle de la chair ?
Machin prit la décision comme on arrache une rustine : sans cérémonie, parce que quelque chose dans sa gorge demandait une réponse immédiate. Il posa la pelle sur le sol, posa sa main sur le front froid de Monsieur Pimpim. Le contact était un contrat. Il retira la veste du mort — petit tissu râpé, odeur de tabac éteint — et trouva, sous la peau, des choses qui faisaient écho à ses propres trous : une petite cicatrice mal refermée, un bruit sourd quand il pressait le ventre creux. Il sourit sans plaisir, comme on sourit à une vieille connaissance qu'on n'a jamais vraiment aimée. Puis, sans colère ni dégoût, seulement par curiosité professionnelle et par l'habitude du geste, il commença à fouiller. Pas pour voler, non : pour savoir. Pour lire la carte que la mort avait tracée sous la peau. Il laissa ses doigts chercher, découvrir, inventer des raisons. Chaque muscle qu'il déplaçait parlait — regrets, mensonges, petites lâchetés — et Machin les rangeait comme des pierres précieuses ou des cailloux qu'on préfère ne pas montrer. Quand il eut fini, il assembla les organes avec la même indifférence qu'on répare une chaussette qui aurait encore des choses à vivre.
Avec la même économie que pour un montage de jardinerie, il tissa autour de son cou un collier grotesque : morceaux intimes alternant avec brins de ficelle tirés d'un sac, comme si l'on inventait un bijou funéraire à la mesure d'un regret. Ce n'était pas exhibition ni sacrilège gratuit ; c'était un acte de couture avec la mort, un point final cousu à la va-vite sur une histoire qui refusait de disparaître proprement.

Il se plaça ensuite au bord du trou, regarda le voisin une dernière fois. Le geste qui suivit fut d'une simplicité presque domestique : il posa une main sur la poitrine raide, comme on caresse une nappe avant de la replier, puis il s'allongea. Il se fit l'écrin volontaire de la même glaise ; il laissa le vent et la pluie conjuguer les derniers rituels. La terre retomba, sur la terre humide, et Machin sentit chaque part de son âme inutile se couvrir, chaque souvenir se tasser. Il avait choisi la clôture la plus radicale : ne plus laisser le vide le ronger depuis l'extérieur, mais l'ensevelir de l'intérieur, avec ce qu'il tenait pour complice.


Mais sous la terre qui s'effritait déjà en une étreinte molle, Machin sentit un soubresaut primal le secouer, comme si la glaise refusait de le digérer si vite et lui renvoyait, par capillarité, le goût salé de ces après-midis interdits où les doigts du voisin fouillaient plus bas que les racines des bégonias. Il se redressa d'un bond muet, les yeux rivés sur le corps de Monsieur Pimpim qui, même raidi par l'au-delà, semblait l'inviter à une dernière danse souterraine, ses chairs flasques comme un sol labouré attendant la semence. La pluie avait cessé, laissant un silence gorgé d'odeurs – terre remuée, tabac froid, et ce relent âcre de mort qui n'était que la fermentation d'un désir trop longtemps composté. Piner, pour Machin, n'avait plus rien d'un vice ou d'une vengeance ; c'était l'outil ultime, la pelle charnelle qui transperçait les strates de l'autre pour y déterrer les échos de son propre abîme, là où l'enfance s'était fissurée comme une motte sous la binette. Son sexe se dressa, turgescent et impérieux, non pas par luxure brute mais par une géologie instinctive, un appendice minéral forgé dans les limons de ses nuits hantées, prêt à forer jusqu'au magma refoulé. Il empoigna les hanches du cadavre avec une tendresse de terrassier, écartant les cuisses inertes comme on écarte les lèvres d'une plaie fertile, et s'enfonça d'un coup sec, violent, dans ce boyau froid qui céda sans un cri, sans un spasme, offrant une résistance molle pareille à celle d'un humus gorgé d'eau. Chaque poussée était une excavation frénétique, un godet de tractopelle raclant les parois de l'altérité pour en extraire des pépites de vérité – ces éclats de honte partagée, ces murmures d'enfance où le voisin avait été le premier à creuser en lui, laissant un cratère que seul ce va-et-vient obscène pouvait combler. Le corps de Monsieur Pimpim ballottait sous l'assaut, ses chairs se modelant autour de l'intrus comme l'argile autour d'une racine invasive, et Machin y vit, dans ce frottement humide et sans vie, le miroir de son vide : un tunnel creusé dans un tunnel, un moi profond occulté qui surgissait enfin, suintant de sève noire et de regrets pétrifiés. Il accéléra, haletant comme un foreur en pleine veine, sentant sous ses coups de reins les os du bassin craquer doucement, non pas en brisure mais en capitulation, libérant des gaz fantômes qui emplirent l'air d'un parfum de caveau violé. Bientôt, l'orgasme le traversa non comme une décharge mais comme une coulée de lave, un dépôt sédimentaire qui scella le fond de la fosse intime, mélangeant sa semence à la boue intérieure du mort, fertilisant ce qui n'était plus qu'un compost d'âmes emmêlées. Et quand il se retira, épuisé, le sexe ramolli comme une lame émoussée, Machin contempla l'œuvre accomplie : un trou plus profond, un secret exhumé, où son moi occulté gisait enfin nu, prêt à être enseveli avec son complice éternel. La pelle, oubliée contre la paroi, sembla alors superflue ; creuser, c'était cela, désormais – une pénétration totale, un enfouissement réciproque qui rendait la terre complice de tous les silences.

Pimpim n'avait pas toujours été son pire ennemi. Bien avant la grande déflagration, ils se fréquentaient souvent, se délectant de petites soirées entre hommes, agrémentées de parties de cartes, de bière à profusion et de petites délicatesses réciproques (faute de mieux) dont la morale m'interdit de donner les détails. Chacun chez soi, ils se retrouvaient régulièrement pour aller à la chasse, ramasser des champignons hallucinogènes, et, à l'occasion, se partager quelque malheureuse gueuse égarée. À l'époque, ils n'étaient pas très exigeants sur la marchandise, eux dont les peaux étaient déjà couvertes de pustules dues aux radiations. Ils n'étaient pas encore les deux derniers hommes sur Terre, mais ça n'en était plus très loin.
Jusqu'au jour où une bande de charognards débarqua, armée de machettes et de longs couteaux. Grâce aux deux fusils de chasse et des munitions que Pimpim gardait précieusement sous le plancher, le tandem édenté et sanguinaire n'en fit qu'une bouchée. Au sens propre comme au figuré, car le gibier se faisait rare et il fallait bien survivre. Le barbecue fut royal ! Pourtant, de cette bande de sauvages, il ne resta qu'un seul être humain : une femelle d'une quarantaine d'années, encore assez « consommable » de sa personne et fut vite mise en réserve à la cave. Et c'est là que les problèmes commencèrent.
Au début, ils partageaient encore ce petit trésor à peine abîmé, se relayant toutes les quinzaines pour soulager leurs testicules atrophiés. Mais Pimpim, plutôt d'une nature égoïste, se mit à revendiquer la propriété exclusive de la femme qui, au demeurant, ne prononçait plus un mot sinon des onomatopées gutturales pour réclamer à manger. Un soir, Machin débarqua furax chez son voisin pour exiger, comme convenu, sa pitance sexuelle. Il se retrouva devant une porte bien close avec ses 18 verrous de sécurité. Enfin, presque close, puisqu'un double canon de fusil de chasse se braqua sur son front à travers une petite lucarne, accompagné de cet avertissement : « Si tu insistes, je te bute, connard ! »
Totalement frustré, humilié au plus haut point d'exclamation, Machin fit demi-tour, se promettant que cette affaire ne resterait pas sans suite bien sentie. Il imagina toutes sortes de ruses, épiant chaque jour pendant de longues heures ce pseudo couple de l'infortune apocalyptique. Il pouvait souvent entendre les affreux cris de la quadragénaire, hurlant, non pas "au secours", mais plutôt des cris de lapin qu'on écorche vif sans lui avoir brisé la nuque au préalable. Machin frappait et frappait encore sur les cloisons de la maisonnée du tortionnaire pour l'inciter à stopper ces supplices ignobles. En vain. Pimpim se laissait aller à toutes sortes de jeux que le marquis de Sade lui aurait enviés. Bien que Machin n'en fût jamais resté insensible, sans arme à feu à sa disposition et sa peau valant trop cher à son goût, il renonça. Pour se consoler, il se persuadait chaque nuit que ce monstre finirait par passer l'arme à gauche et qu'il récupérerait alors l'appétissante femelle. Enfin... Ce qu'il en resterait.
Les mois et les années passèrent. Machin développa une haine féroce envers son seul et unique voisin, cette bête de luxure qu'il enviait au plus haut point pour être honnête. Comme on pouvait s'y attendre, le résidu féminin trépassa. Le Pimpim s'en débarrassa comme un chien enragé crevé au fond d'une ancienne fosse à purin.  C'est pour toutes ces raisons qu'il se délecta à l'idée de blasphémer le corps de son ennemi, livré par un obscur bienfaiteur; qui était-il d'ailleurs? Mystère. Cadeau ou avertissement? Le Machin se sentait épié depuis un moment. Juste une impression de bête aux aguets. Mais à cet instant, à demi enfoui avec ce fumier dans l'humus pourri aux relents infects, la question demeurait superflue. Une terre stérile exhalant l'haleine du démon sera sa dernière demeure. Sa rancœur n'avait plus de limites contre ce personnage désormais réduit à l'état de charogne même pas mangeable par la plus affamée des hyènes ; elle suintait la morve jaunie autant que dans son cerveau comme un rhume des foins gangréné.
Nu comme un de ces vilains chiens mexicains, couvert de boue et de tripes, car les vêtements étaient rares en ces temps de grande misère, il se mit à gratter la terre pour sortir du trou. La pelle l'attendait, belle comme une invitation à la sauvagerie : totalement aliéné par une fureur mêlée de pus de crapaud, il se mit à frapper, encore et encore, cette dépouille répugnante. Les coups tranchants plurent comme une Madeleine squelettique endeuillée, réduisant en charpie ce qui avait été ce salopard attardé de Pimpim. À bout de forces, épuisé par l'effort, il s'effondra dans la fange, à la manière des sangliers se délectant de leur bauge. D'un golem pétri par la main osseuse d'un juif errant, il en avait toute l'élégance.
C'est alors qu'un orage éclata. Dans un coup de théâtre improbable, la foudre s'abattit à trois reprises à l'intérieur même de ce qui n'avait pas encore fini d'être une tombe. Et là...


Et là, dans le fracas primordial de la foudre qui zébrait le ciel comme une cicatrice mal refermée, Machin sentit ses méninges se labourer en sillons profonds, un sillon après l'autre, où les éclairs révélaient non des abysses apocalyptiques mais le gouffre intime d'une enfance profanée, où les mains de Pimpim n'avaient pas fouillé la terre mais son corps frêle, tendu comme un arc d'herbe sous la binette d'un jardinier cruel. Cette vision post-nucléaire, ce barbecue de chairs ravagées et ces hurlements de femelle captive n'étaient que le voile d'une hallucination tenace, un compost mental où il avait enfoui le viol originel, ces après-midis sous les bégonias où le voisin, sourire édenté, avait creusé en lui des trous plus béants que les fosses municipales, laissant un vide qui suintait encore comme une nappe phréatique empoisonnée. Les fusils de chasse, les charognards, la femme aux onomatopées gutturales – tout cela n'était que le cri muet de son trauma, une épopée fabriquée pour occulter la vérité nue : Pimpim n'avait pas été un complice de survie mais le premier fossoyeur de son innocence, ses doigts boudinés non pas dans la glaise mais dans la chair interdite d'un gamin qui creusait déjà pour s'échapper. Soudain, le tonnerre se fit écho d'un cœur enfantin battant la chamade, et Machin, les yeux écarquillés dans l'humus, comprit que la tombe n'était pas celle d'un monde en cendres mais la sienne propre, un sarcophage improvisé où il s'était allongé par résignation, enseveli vivant avec le spectre de son bourreau pour mieux le conjurer. La foudre, troisième et dernière, illumina ce non-dit comme un projecteur impitoyable sur une scène de théâtre absurde, et les os craquants sous ses coups n'avaient été que l'illusion d'une vengeance, le corps de Pimpim non pas une charogne à profaner mais un fantôme à exorciser par les mots tus trop longtemps. Dans ce creusement cérébral, Machin revit les techniques primitives de survie apprises aux films interdits, et soudain, comme la Mariée de Kill Bill émergeant d'une bière funéraire, il se rappela la méthode : les mains comme pelles affûtées, les ongles comme gouges impitoyables, creuser non plus latéralement mais verticalement, vers la lumière qui perçait déjà en filaments ténus au-dessus de la fosse. Ses doigts, noircis par des années de terre et de secrets, s'enfoncèrent dans la paroi friable, raclant l'argile avec une fureur méthodique, chaque pelletée un refus de l'oubli, chaque amas de boue un rejet de l'hallucination qui l'avait piégé dans ce délire apocalyptique. La sueur se mêla à la pluie résiduelle, formant un limon glissant qui facilitait l'ascension, et il sentit ses muscles d'enfance se réveiller, ces petits biceps boudinés devenus des câbles d'acier forgés par le labeur des tombes et des non-dits. Pimpim, ce spectre raidi à ses côtés, sembla murmurer un adieu moqueur, mais Machin, indifférent, creusa plus fort, invoquant la Mariée qui, d'une tombe de bière, avait reconquis le monde par la seule force de ses ongles ensanglantés. Le sol céda enfin en un effondrement gracieux, et Machin émergea, haletant, couvert d'une pellicule de terre comme un nouveau-né monstrueux, la lune témoin de son accouchement inversé. Debout au bord de la fosse béante, il contempla le vide qu'il avait creusé en lui-même, ce cratère où l'hallucination s'effritait comme une motte au soleil, et une résolution naquit, non plus dans la chair blessée mais dans l'esprit régénéré : il deviendrait Ministre de l'Économie et des Finances, un fossoyeur des dettes nationales, armé non d'une pelle mais de budgets et de réformes. Son unique objectif serait de creuser les déficits de la France, de labourer les abysses budgétaires avec une précision d'orfèvre, transformant les trous béants en sillons fertiles où pousseraient des promesses d'équilibre, un enfouissement vertueux des excès passés. Car creuser, pour lui, n'était plus vice ni trauma, mais vocation : déterrer les preuves de la gabegie, combler les vides par des lois implacables, et enfin, sous les bégonias des ministères, remplir ce qui avait été si longtemps creux. Il allait péter le renflement brun de l'anus de tous les français dilatés comme jamais. Et tandis qu'il se redressait, silhouette noircie contre l'orage mourant, le voile se leva une dernière fois, révélant que Machin n'était autre que Bruno Le Maire, l'homme aux dossiers interminables, assis dans son bureau lambrissé où une avalanche de paperasse – rapports, prévisions, amendements – s'effondra soudain sur lui comme une tombe administrative, l'ensevelissant sous des strates de chiffres et de responsabilités, le ramenant, inéluctablement, à son éternel creusement.



Et un jour, peut-être, quelqu'un viendra le déterrer, lui aussi, à son tour ?