LA ZONE -

En route vers le clochard ! (2)

Le 22/06/2006
par Obn
[illustration] Amélie ne me lâchait plus. J’aurais certainement pu trouver les mots pour lui dire d’aller se faire foutre, -j’en étais capable, je le sais, j’étais même capable d’en dire autant sans ouvrir la bouche - mais je ne m’y suis jamais résolu. Je vivais dans un environnement déjà considérablement appauvri, je ne devais rien balancer.
Je l’ai donc gardée autour de moi, dans une proximité variable, et ce en dépit des agressions sexuelles commises à mon encontre à deux ou trois reprises. Elle voulait vraiment me baiser dans la vie, c’est dingue les filles comme ça, j’étais obligé de faire gaffe. Un jour elle est entrée dans ma chambre quand je pionçais. Je pionçais bien, sa silhouette s’est approchée de moi et elle s’est mise à me bouffer les lèvres de façon goulue, inacceptable. Moi je trouve ça dingue les filles qui ont ce type de comportement, j’ai été obligé de me montrer grondeur. Voilà bien le genre de filles qui vous amène à bénir la nature de vous avoir gratifié du flasque entre les jambes et des biscotos sur les bras. Des fois je me dis que la sélection naturelle a favorisé les individus masculins capables de se prémunir des viols génétiques des Amélie. Mais je reste tolérant du moment que je suis le plus balaise au dessus de la baston.
Elle m’invitait régulièrement à faire des parties de ping-pong à l’étage. Elle me faisait ses invitations bien en public, à la fin des repas, pour que tout le monde sache bien l’ampleur de notre intimité, notre va-et-vient secretin. Quand nous n’avions pas mangé à la même table- ce qui arrivait de plus en plus souvent car je progressais en astuces-, au moment d’aller déposer son plateau elle obliquait vers moi et me demandait : « Dans un quart d’heure ? ». Elle parlait toujours par ellipses de trois kilomètres, je cherchais plus trop à les parcourir. Je me contentais d’une biffure du menton ce qui me donnait droit à des surprises par la suite. Des amusements de ministre.
Amélie m’a très vite avoué sous la contrainte qu’elle n’avait jamais couché avec personne. Ca la travaillait. Moi je m’en foutais. C’est exactement le terme : je m’en foutais. Ca me contraignait juste, qu’elle le soupire. Le défaut des oreilles, ce sont des paupières. Elle ne le disait pas clairement mais elle avait l’air de penser que j’allais être en mesure de la sortir de ce pétrin. Amélie n’était pas repoussante pourtant, elle avait dû être trop perfectionniste fut une époque. Depuis elle avait revu ses extravagances à la modestie, c’est judicieux, et j’étais moi, Riwoal, à la réception de ses revers pragmatiques. A dix neuf ans, on sentait que sa virginité la paniquait, elle commençait à se dire qu’elle n’aurait jamais d’enfants. En pleine crise pathétique de la dix-neuvaine vierge. Lorsqu’elle rentrait de permission, en fin de week-end, elle avait pris l’habitude d’étudier le fonctionnement bien conçu des boulevards dans son bus ; elle y méditait sur sa vie sexuelle et la façon de s’y faire prendre avec un semblable trafic. Personnellement j’aurais parié mille euros que c’était réglé d’ici deux mois et si j’avais trouvé un couillon pour déposer la mise en face, j’aurais mis fin au suspens dans la journée, j’aurais fait le déplacement de braguette moi-même en personne. Il n’y a que les cons qui changent pas d’avis en présence de suffisamment de pognon.
En réalité, ma libido du moment ne me permettait pas ces largesses. Mon appendice s’abandonnait sans vergogne aux clapotis de la gravité ; je me sentais pris au piège dans ma chair, fuyante et brinquebalante, ce coffre mou de chasteté… Bien obligé, je me concentrais plutôt dans Natacha, mon attitrée ; elle connaissait des manips pour conjurer mon flasque. Les week-end Natacha me rendait visite, elle faisait une halte sur le lavabo de ma petite chambre avant de repartir fissa, glacée du derrière mais joyeuse parce qu’elle bossait à Lyon alors. Elle aurait bien stationné plus longtemps sur mon lavabo je crois, pour d’autres inconfortables orgasmes. L’un dans l’autre, l’inconfort du lavabo, le moelleux de mon corps, le bilan demeurait excédentaire. Mais la SNCF menaçait constamment de partir à l’heure, et c’est ça qu’est super vicieux chez les cheminots, cette incertitude du retard… Dès midi le dimanche, il nous fallait déchirer toutes les radicelles de tendresse qui avaient prospéré entre nos dermes, en quelques lavabos de temps à peine, guère plus, et déjà c’était comme une souffrance au stabilo. On s’étonne quand on y songe comme c’est facile d’avoir mal, pour un rien, pour un quelqu’un qui vous aime simplement et ça suffit...On fait rarement plus démocratique que la souffrance. C’est à chacun de lutter contre la petite portion de tyrannie qui lui est échue. Pas de tir au flanc ainsi. La résistance est un héroïsme, la résilience est une norme.
Pour Amélie, je procédais comme suit : d’abord on souffle sur les braises en lui racontant bien ce que ça fait l’émail et le robinet qui vous rentre dedans vous savez, elle en perdait son calme…Le manque de sincérité de sa dépression était patent, j’estimais qu’un surcroît de frustration n’aurait rien d’un luxe. C’est donc légitimement que je m’attardais, en chuchotant presque, sur les délices du flesh-to-flesh fucking, sur les tendres câlins chargés d’électricité que je prodiguais à Natacha, au confluent de nos jambes, en me servant de mon pinceau, mon soyeux faisceaux de milliards de c’est bon. Je l’époussetais un suspens de la sorte, aux portes du plaisir.
Une fois qu’Amélie avait atteint le stade hygrométrique souhaité, il était alors temps de lui toucher un mot à propos de mes affres. Avec une sincérité touchante, je lui avouais sur un air de qui se retient fort, très fort mais de justesse, -le vertueux quasi-pêcheur mettons, ce genre d’ordure là- je lui avouais que je caressais bien des facéties pour son corps aussi ; et elle était toute aise, à part que je tenais bon. C’est cela même, c’est le propre de la vertu de tenir bon pour emmerder son peuple sexuel et pour une fois que c’était moi l’emmerdeur, j’en abusais. Amélie suivait donc avec attention les aléas de ma relation avec Natacha pour voir s’il n’y apparaissait pas des nuages et du soleil de son versant. Bref, je lui faisais part de ma petite expérience, je lui disais : « Par exemple tu vois toi, le jour où je voudrai coucher avec toi et bien je n’aurai qu’à le faire » et elle avait l’air d’apprécier carrément, elle percevait mon compliment comme un calendrier sans date, une promesse de surprise. « Ah ouais ? » qu’elle disait, curieuse de voir ça presque. Ces questions l’intéressaient, et je sais bien ça intéresse souvent, mais des fois, non? Je sais pas moi, le Maroc ? Le menu du soir ? Le dromadaire ? Le Sarko ? Il y a du choix tant que tant par delà le sexe pourtant. Je sais pas moi…Enfin, voilà. C’est mon template de frustration. Libre à vous de l’adapter selon les termes de la licence creative commons.
J’avais des raisons de soupçonner que la passion du ping pong d’Amélie était plus récente qu’elle ne le prétendait ; cela se déduisait, par exemple, des difficultés qu’elle éprouvait pour s’adapter aux dimensions de la table, « plus petites qu’un terrain de tennis » elle estimait. Mon coup favori -celui qui la mettait le plus en difficulté- c’était « la balle en cloche ». Je possédais une redoutable balle en cloche faut croire, une arme secrète que j’avais ignorée jusque là. Elle poussait des cris d’horreur quand elle la voyait entamer sa longue ascension vers le plafond, lui tailler une tangente, puis retomber dans un cri aigu de bécasse. Les trajectoires la laissaient à ce point perplexe que je me demandais si elle n’avait pas grandi sur une autre planète, une planète à la gravité fantaisiste, une planète dépourvue sans doute de toute astreinte légale. Je réussissais parfois à la lober avec ce type de balle, ça m’a surpris moi de même : c’est le premier adversaire avec qui j’ai réussi ce coup là et comme c’est pas sûr que je remette les pieds dans un hôpital psychiatrique, peut-être j’aurais dû mieux en profiter sur l’instant. Ca la faisait glousser ; et moi aussi au tout début, j’ai trouvé ça divertissant, j’admets, ma consternante Amélie. Une dyskinésie de cet ordre, c’était flatteur à découvrir. Puis j’ai senti qu’elle se faisait délibérément, exagérément bécasse dans l’optique que je la moque. Il y a des filles qui font ça pour dragouiller- elles jouent à vous donner l’impression que vous êtes le maître, mais moi ça m’emmerdait les parties de ping-pong où elle mettait pas trois balles sur la table et comme ses dispositions érotiques me rebutaient, forcément, ça me rendait plus minutieux sur l’équilibre sportif de nos parties. Donc je lui ai fixé des objectifs à atteindre, sans quoi lui ai-je dit, je renonçais à jouer bien que ça soye salop, tant pis ; et elle s’est mise à progresser effectivement et à moins glousser. J’étais utile à la société, j’enseignais les lois de la gravité en arborant des sourcils sérieux.
J’ai lu dans un bouquin il y a quelques semaines qu’on retrouve les mêmes jeux chez certaines mouettes, où la femelle prend des postures d’oisillon pour se faire nourrir par le mâle. Ca m’amusait moyen, ces régressions biologiques. Ca m’amusait moyen de faire la mouette mâle avec Amélie.
Ca a duré quelques temps, puis un mec est arrivé, un jeune de 22 ou 23 ans. Le lendemain ils se baladaient les deux, main dans la main, au beau milieu des vieillards dépressifs. Ca mettait de la gaieté dans le couloir. On les apercevait régulièrement sur les canapés à se découvrir les lèvres et les gencives comme certains ados font dans le métro, sous les regards fixes et centrifugipètes des autres usagers. Les infirmières se demandaient jusqu’où devait aller leur tolérance. Cette incontinence des babines leur fournissait l’occasion de pratiquer ce qu’elles appelaient « de la casuistique » ou bien « de l’éthique situationnelle ». C’est le kama sutra des cerveaux à la mode, on m’a raconté.
Ca m’a surpris cette volte-face de libido, je nourrissais des remords désormais à les voir se baisouiller et j’ai même failli lui dire de revenir, reviens Amélie, reviens ! j’ai failli lui dire, eh, reviens donc ! et que je voulais bien la dépuceler après délibération, il n’y a que les cons là aussi. Tout compte fait j’ai laissé filer. Il s’avéra que l’autre était un nigaud ; on pouvait l’en soupçonner rien qu’à les observer se promener amoureusement, surtout le type dont le regard clochait, je sais pas, un regard louche, sino-romantique, et d’ailleurs rien ne se passa dans les semaines suivantes. Amélie venait me trouver de temps en temps pour me demander conseil, pour que je l’aide à interpréter les comportements de son mec. J’avais un peu de mal, ce qui semble logique étant donné l’endroit où nous avions atterri, lui et moi. Incapable de franchir le cap des préliminaires, frustrée, elle me demandait : « Qu’est ce que tu ferais à ma place ? » Je ne voyais pas d’autre solution que de le prendre par les couilles. C’était l’équivalent sexuel des électrochocs, un peu cavalier dans la méthode, mais ça donnait des résultats probants. L’autre gros soucis, et c’est un soucis qui me tracassait à la première personne du singulier celui-là, c’était l’intimité. La plupart des chambres comptaient plusieurs lits, elles ne fermaient pas à clef, et pour parachever le tout, elles disposaient d’une large vitre, un œil de boeuf qui se serait pris pour une grenouille ou une baie vitrée ; ça permettait au personnel de surveiller du couloir pour prévenir les gestes déplacés tels les égorgements, ça servait en définitive à dissuader toute velléité de passage à l’acte, y compris sexuel. Cette considération m’avait valu une séduisante réflexion sur la solennité du concept d’ « acte ». On ne disait pas « combler le hiatus », mais bien « passer à l’acte » j’avais remarqué. C’était poétique aussi, avec ce je ne sais quoi d’administratif en supplément, ce petit cachet « médico-légal » qui rend si chiant. L’acte, c’était le sexe, la pénétration du corps étranger, le saut dans la vie ; l’acte, c’était aussi le saut dans le néant, la pénétration du corps étranger, la dispersion des nucléotides. En passant à l’acte, un suicidé referme la parenthèse ouverte par celui de ses géniteurs. J’avais des méditations de cet ordre on le voit, sans prétentions. Je m’emmerdais ferme.

A ce propos, je voudrais profiter de cette tribune pour lancer un appel solennel au ministre des malades mentaux de la part du lobby des tarés de la tête qui ont réussi à conserver une vie sexuelle : on veut des caméras dans les chambres ! On veut que ça soit diffusé sur le web ce qu’on leur fait à nos lavabos ! C’est honteux de les mettre dans le seul endroit qui soit pas visible du couloir ! Faut qu’on leur dise aux citoyens comment c’est qu’on les maltraite les lavabos avec toutes sortes de derrières et des pas trop reluisants encore ! Voilà, c’était un message spéciale dédicace au ministre des baisés du lavabo de la part de ceux qui s’accrochent à leur génétique. Moi de toute façon ça me regarde plus, j’ai renoncé aux hôpitaux psychiatriques, définitivement. Et pour être encore plus tranquille j’ai renoncé aux filles. Je m’entraînerai plus tard à dire « femme », quand je serai devenu grand.

Une élève en psychologie venait s’entraîner sur moi chaque mardi. C’était un hôpital où l’on s’exerçait beaucoup sur moi dans l’ensemble. Lamictal (mon psy dans la vie) m’avait recommandé à elle. Muriel, son prénom, apprenait son métier et moi ça faisait un moment justement que je défilais devant la profession, ce qui faisait de moi un patient des plus instructeurs et réputés. Au fur et à mesure que mon existence se ratatinait, je m’efforçais de conserver autant d’utilité que possible. Passé sous un certain seuil d’usage, vous en perdez presque ce que les économistes nomment, le dimanche matin au sortir de la messe, votre dignité humaine. Vous voilà devenu klebs. Ne vous reste plus alors qu’à rétrocéder votre matière au Grand Tout pour des usages plus prometteurs, et vous aurez vécu.
Dès le début j’ai porté un jugement favorable sur ces visites, avec la réserve suivante toutefois, c’est qu’elle arrivait tôt dans ma nuit, à l’aube, à des horaires où ma tête fouinait encore dans mon cul. Leurs saloperies de médocs me défonçaient, j’en arrivais à me demander si une dépression nature à tout prendre, une dépression sans additifs que serait venu parachever un suicide bio, n’aurait pas mieux valu finalement que cette immonde gadoue de conscience. On me promettait que c’était les bons cette fois-ci, vraiment les bons ceux-là, juré monsieur Riwoal ; je n’attendais plus rien. Ne plus rien attendre est une chose, se zigouiller en est une autre. Demeurait ce petit hiatus musculaire, cette anodine flexion de l’index devant laquelle je bloquais. C’était mon deuxième grand regret dans la mort.
Muriel me rendait donc visite pour ausculter ma psychologie ; elle était toute guillerette dans son entrée : « Bonjour !!!... » elle faisait. On aurait dit que ça lui faisait plaisir de voir les gens presque dans son bonjour, on aurait dit quasi qu’elle était heureuse de me retrouver. « Bonjour… » je répondais, courtois et tout. J’arrivais pas trop à faire les points d’exclamations aussi droits qu’elle par contre, j’en éprouvais des remords ; elle savait les faire bien bandants les siens, moi non, ils bandaient pas trop, hélas...Durant son absence je m’exerçais à les redresser, à leur mettre des talons hauts, j’en voulais de très verticaux moi aussi pour attirer son attention féminine, au lieu de quoi c’est des avortés d’exclamation qui me venaient. En revanche je suis talentueux pour les trois petits points, depuis tout petit déjà... Voyez…J’ai pas mon pareil pour les petits points…Ils me viennent spontanément…Fastoche… Je pourrais infliger aux gens des records de trois points…Alors plutôt que de produire des mous d’exclamation, ma politique consiste maintenant à les rayer complètement de mon lexique émotionnel. Mais c’est chacun qui voit. C’est tellement personnel une ponctuation dans la vie…
J’ai fait tout mon possible pour rendre à Muriel ces séances onctueuses, je voulais lui donner envie de revenir ; j’appréciais mieux la solitude en sa compagnie. Et elle revenait effectivement Muriel, elle revenait cueillir les bouquets de trois points que j’avais à lui bafouiller…Et même, elle se débrouillait pour gratter du temps ailleurs, au détriment des autres patients qui trouveraient là une occasion supplémentaire de confirmer leur statut.
Muriel s’asseyait en face de moi, avec sa pochette, ses fiches mais non point de stylo pour m’agréer. Je l’avais convaincue de renoncer à prendre des notes, ça me coupait ma pythie. L’attention avec laquelle elle m’écoutait faisait drôlement plaisir à voir. Cela m’intriguait même, et il m’arrivait de me placer comme elle en situation d’auditeur dans l’espoir de comprendre ce qui, dans mes propos, la plongeait dans cet état là de sagesse et de captivité. J’en venais à attendre le moment où elle vacillerait, épuisée, je me tenais prêt à bondir pour l’intercepter avant son terminus, le sol. Muriel me dévisageait en silence avec ses grands yeux, bleus, tendres, intenses… Un ange je vous dis… On l’aurait sautée sans confession, comme les punaises du règne des insectes et le gars de chez France Telecom, on lui aurait aménagé un orifice brutal pour l’occasion afin de l’aider à basculer franchement dans le féminin, cet ange.
Assis à l’indienne sur mon lit, je tripotais la plante de mes pieds tout à loisir ; j’étais amorphe, endormi, je luttais lentement, globalement shooté… Elle suivait, consciencieusement, me relançait, je repartais, je repartais courageusement. Ma vie.
Muriel avait tendance à confondre Prozac et lithium, elle n’avait jamais entendu parler de l’amendement Accoyer ; elle débarquait en somme, un éternel 6 juin un peu trop au nord seulement. Mais bon, je n’ai jamais compté sur elle pour me tirer d’affaire. Elle était la bienvenue dans ma vie, dans ma chambre. Au bout de plusieurs visites elle renonça complètement à faire semblant de diriger la discussion, me jugeant autonome ; elle attendait deux ou trois minutes que je secoue ma torpeur, puis me demandait de « raconter mon histoire ». Quand le pronostic est réservé on peut toujours patienter en racontant des histoires, et pourquoi pas la sienne justement ? Surtout qu'on la connaît généralement bien et qu’on entrevoit presque alors son dénouement. Quand on va droit au mur il n’y a plus que ça, se retourner vers le passé pour essayer de comprendre où c’est qu’on a bifurqué.
J’avais découvert la coexistence, de l’autre côté de la cloison, d’un putain de vieux qui me gonflait. Il confondait ma chambre avec la sienne, et comme il avait la bougeotte ce vieux et qu’il n’arrêtait pas de sortir de chez lui pour y rentrer de nouveau trois minutes plus tard, il passait une partie de ses journées à débarquer chez moi dans son putain de pyjama bleu. Il arborait un air étonné en m’apercevant, c’était surprenant pour lui cette vision vous comprenez, ce Riwoal prenant ses aises dans son propre pieu, tripotant ses pieds en face d’une Muriel attentive. A le voir on pressentait qu’il manigançait une indignation quelconque ; bouche ouverte (c’est le stade de la surprise du vieux), il tendait le doigt, sur le point de dégainer son mot. Pour un peu il en aurait trouvé le temps, je faisais pivoter ses épaules et le reste, puis je l’incitais enfin vers la sortie, mais gentiment, délicatement ; je le stimulais sans brutalité, en faisant attention à ne pas le frapper trop fort contre les arêtes du mur pendant la manœuvre. Tout le bien du monde certes, à l’extérieur de ma chambre. Deux minutes plus tard il revenait. Ca me rendait dingue ! Ca me rendait dingue ! J’aurais voulu abréger ses souffrances. Que j’aille aux chiottes cinq minutes, à mon retour je le retrouvais dans mon lit peinard, à l’aube d’une sieste éclair. Mon intrusion le surprenait là encore. Fallait quoi ? Que je customize mon pieu à roulettes en 205 GTIit ? Avec un peu de chance je me disais, puisqu’il avait perdu son sens de l’orientation, peut-être qu’ensuite il perdrait le sens des poignées de porte. Qui sait ? Les voies des démences sont impénétrables, et peut-être que l’usage des poignées figurait en bonne position sur la feuille de route de la sienne.
J'ai fini par croire que je n'étais pas un malade comme les autres aux beaux yeux de Muriel, alors un matin je me suis enhardi à lui demander si je pouvais la tutoyer. Je n'ai pas l'habitude de vouvoyer les filles de mon âge ; or elle avait deux ou trois ans de moins que moi. Mais en français le problème, il n’existe pas de pronoms en dessous du « tu », ceux là même qui m’auraient permis d’expliciter ma supériorité hiérarchique. Peu importe de toute manière, je suis pas fier contrairement à certains, le « tu » me convenait à merveille. Ca ne te dérange pas Muriel ?… "Je préfère pas", fut sa réponse. « Je préfère pas… » Elle préférait pas…Moi j’aurais préféré.
Je ne m'y attendais pas, ça m'a vraiment foutu en l'air. Elle a fini pas se justifier: "On nous a formellement recommandé de ne pas trop nous lier avec les patients". Elle semblait extrêmement gênée, bien plus que moi… Avec le recul, je comprends tout à fait, c'est moi qui avais déconné en lui demandant ça. Les pavillons psychiatriques n’ont pas été inventés pour bichonner son carnet d'adresse. De fait, on le constate, les gens n’y distribuent pas leur carte de visite à tours de bras. Les infirmières étaient très attachées aux patients, c’est sûr, mais elles aimaient autant que ce ne soit pas trop réciproque. C'est comme les éleveurs de bovins, je peux en témoigner : ils aiment les animaux, indubitablement, mais ils ne les aiment pas comme le français moyen aime son chien. Ils appelleront le boucher sans ciller lorsqu'ils auront suffisamment "graissé" leur vache, « une bonne vache » à ce propos, commenteront-ils, et cela ne veut pas dire qu'ils n'éprouvent pas de sentiments pour elle. En ce qui concerne les négociants en bestiaux c'est sans doute moins flagrant. Les animaux passent entre leurs mains à un rythme incompatible avec l'amitié. Ils ne disent pas « les bêtes », ils disent "du bétail". Notre couloir blanc bleu n’était pas le rayon cérébral d’un supermarché gamétique. Il eût été déplacé d’y tomber amoureux, comme dans les églises.
Muriel préférait pas donc. Elle est revenue une autre fois, juste le temps de constater que l'ambiance était définitivement plombée, et puis je ne l'ai plus jamais revue.
Muriel, sachez si vous tombez sur ces lignes, que je comprends parfaitement (sincèrement).

J’écris ça aujourd’hui…Pourtant c’est là, engoncé dans mon étoffe, que j’ai rencontré pour la première fois cette fille qui allait bien plus tard, Manoela, prendre une place si importante dans ma vie. Sur le moment toutefois, nous nous étions manqués.
« Je suis venue vous tripoter » m’avait-elle annoncé en entrant. Ah bon ? m’étais-je étonné, incrédule. « Oui oui je vous dis, ôtez le haut de votre pyjama et tournez vous… » Tournez moi ? C’était bien aimable de sa part, mais, elle tenait vraiment à cette séance de tripotage ? C’était pas possible de la différer de quinze minutes ? Depuis trois jours je gisais sur mon lit, tout dégoulinant de sueur, ces égouts à ciel ouvert de ma chair ; on imagine mal la fournaise dans nos chambres, des saunas, avec des barquettes pas trop caloriques le midi mais dégueulasses à volonté. Plutôt que le pavillon d’un hôpital, il faudrait se représenter une serre tropicale encombrée de vases nomades, des pots de fleurs -nos boîtes crâniennes- juchés au sommet de terreaux bipèdes, et dans lesquels des jardiniers de Zarifian feraient pousser des axones bleus en employant toutes sortes d’engrais. On nous en donnait matin midi et soir, moi j’en avais des roses et des bleus, mais je changeais toutes les deux semaines afin d’éviter la monotonie qui favorise les comblements de hiatus. En dépit de la croûte odorante qui me recouvrait, je n’avais donc pas trouvé le courage une seule fois en trois jours d’aller me doucher. J’avais abdiqué mon hygiène, sauf pour les chiottes où je faisais le geste, encore. Les transitions thermiques que nécessite une douche dépassaient largement les rasades de tension nerveuse que j’étais en mesure d’encaisser. Rien qu’une douche ça supposait du froid, puis du chaud, de brusques variations si quelqu’un, quelque part dans l’hôpital s’avisait traîtreusement de puiser dans la source au même moment, du froid encore, du mouillé, des grelottements car la salle de bain était l’unique pièce qui ne fût pas surchauffée. Maintenant que cette interne me faisait face, je pouvais nourrir des regrets légitimes à puer aussi outrageusement. J’en ai voulu aux infirmières qui m’avaient pas averti. « Si j’avais su qu’on viendrait me tripoter ce matin j’aurais fait en sorte d’être plus propret pour votre visage » me suis-je bafouillé. « Oh vous savez, j’ai fait un stage en gérontologie l’année dernière, j’en ai changé des Pampers, vous n’imaginez pas ! Alors ne vous en faîtes pas, j’ai l’habitude, les mauvaises odeurs de merde font partie de mon métier, et je suis déjà très professionnelle vous allez voir. » Sa fierté n’était pas usurpée. Elle m’a tripoté vraiment dans tous les coins, comme annoncé, mais sans afficher son dégoût, à aucun moment. C’était appréciable, elle me mettait tout aise avec ses doigts. En l’imaginant se débattre au cul d’un senior, je finis par me convaincre tout compte fait, que je devais être un régal, une friandise à ses yeux.
Dès l’instant où elle avait franchit la porte, j’avais raisonné qu’elle était belle. Pour établir cette vérité, il m’avait suffi de recourir à ma photothèque de visages. J’ai toujours eu l’obsession des visages depuis que je suis tout gosse et je crois pouvoir dire aujourd’hui, à 25 ans, que je suis parvenu à me constituer une des collections les plus riches et les plus raffinées de France. C’est ma petite marotte, collectionner les visages, notamment les merveilleux féminins, tempérés de quelques monstrueux masculins. J’ai accumulé de la sorte des milliers de visages, dont certains très rares et très beaux et connus de moi seul. Il aurait fallu fréquenter les mêmes champs de vision de bon goût que moi pour se faire une idée. Mon unique regret sera de ne pas avoir pu frotter le mien contre eux plus systématiquement.
A son âge, Manoela avait eu plusieurs années pour prendre conscience du rang qui lui revenait de droit dans les photothèques des hommes. On la sentait confiante. Ainsi que me l’apprit son pin’s, elle était interne paradoxalement à sa poitrine. J’avais d’abord hâtivement sauvegardé ses traits dans mon sanctuaire, puis je m’étais lancé dans l’exploration du reste, son cou, ses seins, ses hanches, et tout ça sans qu’elle se doute de rien. J’ai le clandestin singulièrement clandestin. Au passage je m’étais fait la réflexion qu’elle paraissait plus esthétique que son âge. Lorsqu’elle se soustrayait à mon champ d’admiration, -en se planquant derrière mon corps par exemple- je m’abandonnais pleinement à la mélodie de ses doigts virtuoses qui me vérifiaient de partout dans un silence absolu de chair de poule. Elle me pianotait avec brio, on aurait dit du Mozart dans sa blouse blanche pour éviter les salissures. Du tripotage de génie. J’étais bien moi, relax, je puais tout cool.
Une fois seulement elle rompit par une remarque le jeu de nos épidermes en connaissance, elle rêvassait je crois : « Tiens, j’ai oublié mes gants ». Puis elle a disparu à tout jamais par l’amnésique de la porte. C’est ce que j’avais cru du moins.

Je vous ai parlé tantôt de la raie de monsieur Daniel, et du suspend intolérable qu’elle suscitait dans notre pavillon. C'était devenu un réel motif d'inquiétude pour les infirmières. Il y avait un décalage étrange entre l'indifférence affichée du porteur -il semblait ne pas s'apercevoir qu'il avait un corps et que ce type d'équipement exige un peu d'entretien- et l'obsession des infirmières pour cette raie qui somme toute, ramenée aux dimensions de l'hôpital, tenait un volume bien modeste. C'est un peu comme les yeux finalement une raie, c'est beaucoup plus que sa simple réalité matérielle, c'est un véritable moyen d'opinion et Mr Daniel trouvait là une façon particulièrement efficace de dire que la vie il chiait dessus et sans même s'en apercevoir.
Je trouvais que Mr Daniel avait une tête de loup phoque, et mes soupçons s'avérèrent exacts. Cette histoire de raie trouva une fin brutale dans le bleu, deux ou trois jours plus tard. Mr Daniel -qui était libre de circuler- sortit de l'hôpital, traversa la route, entra chez Franprix et en ressortit quelques minutes plus tard sans avoir perdu son pantalon ; il avait au contraire dégoté un pack de Heineken ce fortiche. Il s'est ensuite installé dans le hall de l'hôpital où personne ne le remarqua. Lorsqu'il eut fini de dessouler - pas mal de temps avait déjà coulé sous les ponts - il constata qu'il portait le bleu lui aussi pour se protéger de lui même, et qu'on ne s'était pas trompé sur la taille.
Je l'ai revu encore une fois, il n'y a pas très longtemps. Je me trouvais à l'hôpital pour une consultation. C'est lui qui est venu me voir, il semblait tout content et en même temps il manquait de confiance en son derrière. Il m'a demandé -on devinait qu'il craignait la réponse- il m'a demandé : « Vous me reconnaissez ? » Mais oui je le reconnaissais ! Bien sûr que je le reconnaissais et j'étais même content de le revoir, et lui aussi il était content si bien que j'ai fini par lui avouer, moi, que son cul comptait plus dans ma vie que celui de n'importe quelle femme.

J’ai essayé la solitude, mais il vaut encore mieux et beaucoup mieux encore, vivre dans la caresse. Les rues sont bondées de corps, mais comment savoir lesquels qu’on peut frôler ?
Assise à mes côtés, Natacha lisait son journal posé sur la table, à voix haute pour mon inattention ; je suis allé déposer mon menton sur son épaule gauche, tout doucement. Elle a tressailli légèrement, s’est tue un instant, avant de valider mon putsch en reprenant sa lecture comme s’il ne s’était rien passé. Et je suis resté comme ça, mon menton sur elle, comme font les klebs éreintés du cou, mon klebs las de m’observer déguster mon chocolat avec des bruits d’orgasme du palet, pour lui inculquer qui c’est qui nourrit qui. J’entendais vaguement sa voix, Natacha, mon visage dissimulé dans sa cascade blonde. Son parfum m’entrait dans les narines, et aussi dans les oreilles, c’était chouette par tous les trous. Alors pour la remercier, je lui ai soufflé doucement dans l’oreille, doucement avec un petit rond des lèvres, un petit jet tiède d’amour expectoré tout droit dans ses tympans, et elle a ri tandis que mon klebs il aurait baillé de désagrément car c’est ainsi qu’il fait pour signifier que ça le gonfle qu’on le souffle. Il trouve pas ça érotique hélas mon klebs, ni comique, il préfère le pragmatique du chocolat. Il faut pour cela, mon klebs, saisir son oreille flasque de cocker, la relever et puis souffler dedans pour susciter son grognement (au troisième souffle il mord). Je reniflais Natacha latéralement, en bougeant légèrement mon visage pour implorer ses mèches à plus de tendresse. Le serveur est repassé : « Vous voulez boire autre chose ? » il a demandé. J’ai pas bronché, j’ai juste plongé ma tête un peu plus en sécurité dans le cou de Natacha. Une autruche ; j’avais plus besoin de rien non, jusqu’à la fin de la monde à sniffer ainsi mon rail d’amour pur.

Lorsque je me remémore tout ça, ce quotidien inessentiel, je m’étonne d’avoir conservé tant de souvenirs. Il ne se passait pourtant rien, environ dans ma vie, hormis les autres. Certaines personnes, c’est bien vrai, accèdent parfois au statut d’évènement. Elles deviennent rencontre. D’autres je le découvrais, accédaient à celui de plantation…D’où viennent-ils alors, tous ces souvenirs ? Natacha m’appelait tous les soirs, peut-être. Je voulais avoir des choses à lui dire, sans doute.
Les infirmières frappent avant d’entrer, mais elles ne frappent pas au sens où l’on perçoit le toc-toc chez les normaux. De travailler là dans ce chaos mental, elles avaient oublié la signification authentique des toc-toc, comme ces klebs qui font gratte-gratte des pattes arrières après avoir joliment chié sur un bitume. Elles faisaient toc-toc, c’est indéniable, mais sans excès de réflexion. Il s’agissait d’un rituel, d’une séquence, un toc-toc pour toqué. Ca voulait dire « c’est moi je viens, coucou » et voilà elles étaient là, venues déjà, traversant la chambre à grands pas. Au moment où le toc-toc vous parvenait, il vous restait environ un quart de seconde pour vous recomposer une dignité, sans même parler de la coiffure. On hésitait des gestes, de crainte d’un flagrant délit.
La tranquillité était ailleurs, au fond du couloir. Là, une porte donnait sur le premier étage, celui des consultations, désert nocturne à cette heure. Tous les soirs je m’y isolais pour mes injections furtives de Natacha. Je m’asseyais à même le sol près de la prise électrique où je branchais mon cathéter Bouygues. C’était mon coin. Le jour, c’était le coin de la femme de ménage et son fidèle aspirateur, mais le soir c’était mon coin à moi. La minuterie de la lumière affichait clairement ses opinions politiques, du coté impatient de l’hémicycle. J’ai vite renoncé à me lever toutes les 30 secondes, le temps requis pour se farcir la distance entre deux interrupteurs à petit sprint de grabataire.
Alors ne restait plus que sa voix, dans mon oreille mignonne, il n’y avait plus que la voix de Natacha et du noir partout ailleurs…Rien, du noir partout avec seulement ce souffle, cette lueur radicale qui me léchait l’humeur, cette bougie qui osait s’aventurer du côté de mon désespoir synaptique. C’est peut-être ça la quintessence, je me disais… C’est peut-être ça qu’ils appellent Dieu, cet apaisement… Nous passions régulièrement plus d’une heure à échanger des bruits de gorge affectueux. De mon côté je gargarisais timidement de crainte des fantômes blancs, qui se font passer pour des infirmières dans le seul but de vous terroriser davantage ces vicieux.
« Me lâche pas… » qu’elle murmurait cette voix, tout là bas… « Me lâche pas Riwoal… J’ai trop besoin de toi… » qu’elle implorait Natacha. Je l’écoutais sans trop réagir, paralysé d’embarras, tel un salop qui se tâte, scotché de chagrin aussi. En réalité je crevais de trouille à l’idée qu’un jour elle s’aperçoive que j’étais chiant finalement dans la vie. Elle se serait enquise, stupéfaite : « Mais finalement, tu t’avères chiant dans la vie toi ? », prélude à son départ qu’elle m’aurait annoncé avec tact, eu égard à ma fragilité. Si nos rôles avaient été inversés, autant le dire franchement, j’aurais fait jouer la clause défaut génétique. C’est ce que j’aurais fait, sans hésiter, et naturellement je m’attendais à subir le même théorème d’un jour à l’autre. Au moins ça aurait eu le mérite d’estomper mes doutes, ça m’aurait vachement aidé à planifier mon avenir.
En attendant je m’accrochais à cette bougie, j’y puisais tant que tant de sursis. Quand Natacha faiblissait, je prenais le relais à mon tour, à mon tour de lui souffler et c’est là que je me suis mis à lui dépeindre des trucs et des scènes. Il en résultait des récits de petits vieux en Pampers, mais tout ça sous un jour attrayant naturellement, sous un jour charmeur qui donne envie de venir constater. Mon couloir, tel que je le dépeignais, ressemblait à une piste luxuriante, cinquante mètres peuplés de clowns tous plus fendards les uns que les autres, la palme à Marcel. Elle manquait des facettes distrayantes de la survie, je l’abusais, les côtés rigolos de l’agonie en renonçant hâtivement, de manière inconsidérée, à partager ma véhémente passion du flingage. Pour l’amadouer, je lui glissais aussi au passage, subrepticement, que c’était moi qui me situais au coeur de mon environnement et que je valais drôlement le déplacement… A l’occasion, hasardai-je, très finaud, elle serait bien inspirée de venir me rendre visite d’autant que j’étais à la tête d’un corps... C’est ici que je lui faisais miroiter mes plus beaux morceaux, d’aguicheuses parties qui mettent l’eau à la bouche, celle des antipodes je veux dire… Je lui susurrais à demi-mot que j’avais l’intention de le lui capituler ce corps, pour qu’elle en abuse sans restriction… Tout ça, naturellement, à la condition qu’elle veuille bien présenter le sien à l’accueil. Le gardien était prévenu.
Jour après jour j’ai thésaurisé de petites surfaces de paume, des hectares de paluche au final pour emballer sa nudité quand elle me l’apporterait, pour transformer son corps en momie de caresses, un oignon de hérissons. Restait la pitié, l’argument ultime. Se souvenait-elle de mon compagnon le lavabo ? Ses embrassades avec son derrière à elle, Natacha, l’avait gravement bouleversé, à tel point qu’il avait sombré dans une sorte de chagrin chronique : il pleurnichait depuis à longueur de journée, une éternité de gouttelettes par le bout de sa narine cyclope, toute la nuit il chialait sans trêve cet emmerdeur et les baffes et les beignes que je lui mettais, y compris, suffisaient à peine pour lui rétablir le moral au beau fixe. Puisque le plombier tardait à venir moucher ses sensibleries d’un bon coup de clef, en attendant peut-être qu’elle accepterait elle, de venir le consoler ?...
C’est elle qui était pour que je reste vivant, elle insistait carrément au bout du fil, elle implorait : « me lâche pas… J’ai besoin de toi » tandis que de mon côté j’étais moins jusqu’au-boutiste s’agissant de mon cauchemar, je penchais plutôt contre à vrai dire, lourdement ; nous avions parfois des disputes à ce sujet, ainsi que dans tous les ménages qui s’aiment bien, et lorsqu’on en arrivait au référendum, on obtenait du 50/50 comme dans les démocraties bien réparties. On parvenait pas trop à se départager, et je n’ai pas voulu lui imposer mes choix en considérant que la virilité de ma voix valait double.
Elle était marrante quand même ma copine. Ca m’étonnait un peu qu’elle gobe aussi facilement mes histoires de comique parti chercher son inspiration dans un lieu à haute densité humoristique. Ca me faisait marrer…Ca me faisait gentiment ricaner quand elle me disait : « Me lâche pas, j’ai besoin de toi ». Ca me faisait gentiment marrer qu’elle soit à ce point naïve et aveugle au rapport de force dans notre couple. « Me lâche pas... » Moi elle me lâchait je crevais dans la semaine, et elle trouvait le moyen de me dire : « Me lâche pas, j’ai besoin de toi …» Ca grince encore dans mes oreilles, ça grince ses mots, c’est atroce, c’est dégueulasse qu’elle ait pu me dire des trucs pareils…« Me lâche pas, j’ai besoin de toi » qu’elle insistait en me tenant dur. A côté de la plaque, mais je me gardais de le lui faire remarquer de peur de la froisser. « Me lâche pas… », elle murmurait en m’agrippant de toutes ses forces. Ca me faisait gentiment marrer…Natacha… Tais toi Natacha, c’est dur ce que tu me dis là… Mais barre toi Natacha…Barre toi !…Barre toi Natacha et laisse moi crever sans remords…
Au fond je crois que l’aimais, bien que cela n’apparût pas très nettement au niveau de mes émotions, à l’époque. C’est d’ailleurs ce que je lui disais, qu’en théorie j’étais réellement amoureux d’elle et que ça me faisait bien chier de pas pouvoir en profiter parce que j’étais doté d’un gros potentiel en amour. Seulement il trouvait pas à s’exprimer pleinement au tréfonds de ma dépression. Dans d’autres circonstances psychiatriques, lui disais-je, j’aurais été fou amoureux d’elle, et que relativement à mon cerveau déprimé on pouvait estimer que je l’étais effectivement, fou. Ca lui faisait plaisir déjà, elle faisait sa contente au bout du fil et c’est pas tous les mecs c’est vrai, même chez les comblés de la vie, qui leurs concèdent des je t’aime aussi sincères aux nanas.
Je sentais confusément que je me devais de conserver quelque chose comme de la dignité, que c’est ce qu’elle attendait de moi ; c’était rageant, du coup je regrettais de n’avoir pas la moindre idée de ce que cela peut bien être, la dignité, cette foutue dignité. Mais j’avais toujours ce mot en tête, au lieu de quoi je faisais l’homme. Dans le complexe processus du mourir, l’agonie est le prélude, et la dignité le smoking. Une sorte d’idéal esthétique appliqué à mon décès. Je tenais à lui faire, par des sursis quotidiens, de petits cadeaux vespéraux, bouchées et rasades vocales tous les soirs dans son tympan. Natacha, là bas, dans son lit, faisait sa satisfaite, et je me diluais à l’indéfini comme le couillon de prince des mille et une morts.
Dans mon appartement des Princes, à Boulogne, bien après, il m’est arrivé de repenser à Loup Garou parfois en fermant les volets, en apercevant la lune se moucher dans les nuages. Loup Garou, à 20 ans, cloué comme une carotte, me renvoyait inévitablement à mon clochard. Une question me taraudait : pour qui la vie était-elle plus dégueulasse ? C’était kiff kiff ou j’étais preums ? Pour qui ? Pour loup-garou, qui n’avait pas l’air de trop souffrir ? Ou bien pour moi, qui avait l’air de souffrir exagérément trop ? Mais conscient encore, ce détail, ce luxe suranimal : la conscience. Le jour où ça me prendrait, j’avais l’avantage au moins de pouvoir m’offrir un terme. Je découvrais le couple essentiel, celui qui fait le sens d’une vie humaine. Dieu, réduit à sa plus simple expression : conscience et jouissance. Sex and brain. Ou l’inverse pour les puristes. L’émotion, la raison.
Loup Garou, j’avais sans doute eu tort d’aller lui tirer sur les favoris. Ca se fait pas avec le recul. Cela me donnait des remords, j’essayais de me trouver des excuses, je me disais que sinon j’aurais pas eu grand-chose à raconter à Natacha, je lui devais mon quota d’héroïsme sans quoi elle se serait barrée et j’en aurais crevé. Un soir de pleine lune, sur les toits, je me suis résolu à demander pardon à mon taciturne cothurne, une sorte de prière très épurée. J’avais chargé la lune de la lui réfléchir, où qu’il fût le garou, où qu’il fît peur de par le monde au même instant. Voici :
« Je n’ai jamais su ton nom, Loup Garou, je ne sais pas ce que tu es devenu, j’ignore quelle était ta perception du monde ; je m’étonne encore quelle sorte d’humain tu peux bien être pour engendrer autant de poils, mais si j’avais pu faire quoi que ce soit pour te donner une meilleure vie, je jure que je t’aurais aidé. Je te demande pardon, Loup Garou… Je ne suis pas cet enfoiré, et tes favoris m’ont sauvé la vie, tout comme le cul de monsieur Daniel et le cerveau de Lamictal, à leur égal. »
J’étais pas fier je crois. Je me sentais très merdique alors, c'est-à-dire seul. J’avais marché ce soir là le long du quai ; le métro avançait avec dedans, cette fille au regard élastique qui s’agrippait au mien de toutes ses forces insuffisantes, soudain engloutie dans le trou noir sans qu’aucun mouvement social inopiné ne vienne figer la scène. Moi-même, étais-je un être humain ? Je n’en savais trop rien. Je m’en avais tout l’air devant ma glace, si du moins je m’y connais en silhouette.
Vivre dans un pays de cocaïne, j’aurais voulu vivre dans un pays de cocaïne. Je lisais un peu, peu. Faire des saluts nazis avec son sexe.

En passant à Denfert-Rochereau l’autre jour, je suis tombé sur le clochard que je croisais régulièrement au même endroit lorsque j’habitais le quartier. Il a fait de la sortie du RER son spot, c’est un coin giboyeux. On peut l’y voir tendre la patte comme un ours ahuri par le ruisseau de pages saumon qui défilent sous ses yeux. Je l'ai à peine reconnu sur le coup, il change aussi vite que le quartier. Je ne sais pas trop s'il meurt en accéléré ou au ralenti, mais en tout cas il se distingue par le rythme. En croisant son regard, j’ai senti qu’il ne me reconnaissait pas. Et si c’était moi qui avais changé, me suis-je dit, plus vite encore que tout le reste?...
Le clochard existe, il est sur mes genoux. Le clochard existe, et il me nargue en s’asseyant sur mes genoux. Je sens constamment sa présence sinistre, je devine sa gueule d’hypothèse basse, mon double pire. Je le hais viscéralement ce vicieux, qui rôde tout autour, qui phagocyte dans les parages. J’entrevois ses chicots toutes les fois que le courage me manque pour me brosser les dents. J’entrevois son corps décharné toutes les fois que je renonce au footing inscrit dans mon agenda. A Saint Anne il ne se cachait même plus, il me collait en permanence, ouvertement. L’époque était à l’inertie, il pouvait parader. Pour me débarrasser de sa crasse, j’en aurais jeté ma vie avec l’eau du bain. Il possède une telle force ce clandestin… Je crois que je suis tombé sur un putain de clodo bien costaud. Tu m’épuises clochard, tu m’épuises. Fous moi la paix, clodo, je t’en prie… Clochard, allez, sois gentil un peu avec moi…Laisse moi vivre dix ans tranquillement, juste dix ans ; accorde moi dix ans de répit et je veux bien crever dans la seconde qui suivra. Dix ans, seulement dix ans joli clandestin qui pue, je t’en supplie, laisse moi dix ans ! Juste dix ans bordel ! Je te promets que je me crèverai moi-même ensuite…Pitié… Laisse moi dix ans par pitié, laisse moi dix ans, je t’en supplie…A genoux merde !!! Espèce de fumier de clodo, je te ferai bouffer ton happeau par le mauvais orifice ! Je te ferai la peau à force d’hygiène et de plaisir ! Je te ferai la peau à force de lectures et d’accomplissement !! Je vais t’exterminer sale clodo ! Je t’assure que j’aurai ta peau de sale clodo dégueulasse…Tu peux chier dans ton froc clandestin, vas-y, tu peux chier dans ton froc, et faire du stock déjà en prévision…

On a toute la frénésie devant soi, j’ai préféré me casser. Le jour de ma sortie, après avoir récupéré mes Bic, après que l’infirmière m’ait fait réviser la méthode pour contourner la carotide, on m’a tendu un nouveau questionnaire. L’infirmière de service se perdait dans ses listes. Elle m’en a d’abord donné une, avant de s’apercevoir qu’elle avait gaffé ; alors elle me l’a troquée contre une seconde, moins alarmiste heureusement. Le but du jeu, cette fois-ci, était de donner son avis sur le couloir, les infirmières, le confort des toilettes, de la bouffe. Je n’en voyais pas vraiment l’intérêt. « C’est pour nous aider à améliorer le cadre." Bon…J’ai signé ma feuille et je la lui ai rendue illico. Je faisais mon grand seigneur comme Trauma, tout simplement. Je lui signais une liste en blanc. Elle pourrait ainsi chanter ses louanges en mettant les croix là où c’est flatteur, elle pouvait même ajouter un commentaire dithyrambique pour saluer le dévouement ergonomique du lavabo. Moi les HP ça ne me regardait plus, je savais que plus jamais j’y remettrais les pieds.
Quand je lui ai brandi la feuille, elle s’est indignée que je la prenne pour ce genre de femme. Elle s’est vraiment mise en colère toute rouge. Donc je récupère l’objet du litige et je me pose dans la salle d’attente. Là j’ai speedé comme un écolier qui pense à son match de foot. Je connais pas de technique plus efficace pour speeder les listes un peu gonflantes sur les bords. Le système de notation, un QCM, était rudimentaire comme il sied à nos esprits. J’ai mis des B partout, mais pour que ça fasse suffisamment crédible, j’ai ajouté un D aussi, D comme désespoir, à propos des goûters. On devinait à ce D que j’avais traversé là une petite pointe vraisemblable de déprime factice. Tous ces B et ce D redessinaient les contours d’une nouvelle perfection à atteindre, le challenge sans fin de la condition infirmière.
Les goûters c’était l’autre sujet qui fâche. C’est vrai, je me faisais houspiller parce qu’ils estimaient que je buvais trop de lait au goûter, ils voulaient me rationner à un bol alors que moi je postule que les vaches sont là pour ça et que c’est pas ce rab de lait qui coûte les 500 euros quotidiens. A cause de ces bêtises j’étais obligé de bidouiller avec les anorexiques. Les musulmanes et moi on s’arrangeait en douce, je les soulageais d’un peu de lait demi écrémé, et comme ça c’est tout le monde qui trouvait son compte en calories. Sincèrement, je me sentais quand même moyen avec mon butin de lipides, j’avais l’impression d’être un klebs à ronger les lambeaux de chair qui tenaient encore sur leurs os.
Ensuite il a fallu le leur rendre mon questionnaire, et là c’est pas gagné d’avance surtout quand elles papotent. Certaines se sont tellement bien accoutumées à la docilité légumière des malades qu’elles parviennent à papoter cinq minutes, sans gène apparente, tandis que vous poireautez sous leurs yeux.
J’étais là donc -elles ne pouvaient pas ne pas m’avoir vu, c’était dioptriquement impossible, pour adopter le style lexicalement fougueux de Lefloc’h (le directeur de mon école de journalisme)- elles papotaient, exaspérantes comme deux mères, dont la mienne venue chercher son écolier de gamin, s’éternisant au mépris que je piaffe par anticipation du Nutella. Je n’aurais surtout pas voulu les mettre mal à l’aise aussi, pour ne pas les culpabiliser outre mesure, je baissais la tête, feignant d’être absorbé dans une relecture appliquée, angoissée quasi, de ma copie. Etais-je vraiment sûr de ce que j’allais rendre ? Quelle note ça me vaudrait-il ? C’est ainsi que je découvris cette rubrique qui m’avait complètement échappé, trois lignes en bas réservées aux « remarque supplémentaires ».
J’ai hésité un instant, justement j’avais un bémol au coeur. Et puis à la réflexion, j’ai pensé que ce n’était pas forcément le moment opportun, -le jour de ma sortie- pour jouer les enquiquineurs. J’ai déposé la feuille sur la table près de moi, et je me suis éclipsé en douce sans que ça les intrigue pour un poireau ma manœuvre.
Voilà, c’est ainsi que j’ai quitté Sainte Anne pour toujours, en renonçant aux trois lignes où j’avais hésité à hurler que j’aurais bien voulu, quand même, qu’ils me guérissent. Ce simple détail aurait apporté beaucoup à l’hospitalité du « cadre ». C’était la seule chose qui comptait pour moi, guérir ; j’aurais tellement voulu guérir… J’aurais supporté sans mal de vivre dans une niche, pendant deux ans, et sans la moindre goutte de lait dans ma gamelle, si seulement j’avais eu la certitude qu’à la fin le happeau se taisait. C’est luxueux une niche déjà, comparé à la stridence immanente. Quelle importance le moelleux du cadre quand on est soi même tatoué de braise ? Quelle importance la niche quand le happeau vous déchire à tue-tête, vous le klebs sur la route du clochard ?
Il suffit parfois de formuler explicitement ses rêves pour les voir se réaliser. A l’école une niche m’attendait, Trauma se faisait d’avance tout un magnanime de pourvoir à mes ambitions canines les plus folles.

= commentaires =

Invisible

Pute : 0
    le 22/06/2006 à 21:17:37
Bizarrement j'avais pas accroché au premier, mais là j'ai trouvé ça excellent.
Ariankh_
    le 22/06/2006 à 22:22:03
J'ai préféré le premier, mais ca reste de très haut niveau, bravo. Juste le passage sur la creative commons qui tâche comme un gros rouge (qui tâche).
Aesahaettr

Pute : 1
    le 23/06/2006 à 13:27:01
C'est vrai que c'est bien, mais putain c'est long...
MentalEructor
    le 25/06/2006 à 14:06:07
Digne rallonge du premier
Ange Verhell

Pute : 0
    le 25/06/2006 à 15:18:06
On sent le mec qui a appris à verbaliser à travers les entretiens. C'est coulant et monotone, mais pas ennuyeux, seulement lassant à terme. Il vous emmène là où il n'y a rien à voir pour mieux faire l'autruche par derrière. Rien ne se passe qu'une digression béante sur la vraie vie. Ce n'est que de la description bien faite. On sent la chianlie du talent, le talent de la chianlie, les excuses amenées en mots choisis sur la lâcheté sous jacente. Le mec chiant qui passe son temps à tangenter inconsciemment le débat avec des considérations accessoires. Il manque justement un truc, le pourquoi et le comment, tout ce qui est sous-tendu, non-dit à travers tous ces mots, et c'est pour ça que ça paraît long à la fin.

Ce style mérite un autre genre, c'est à dire pas plus de pages. Mais la maladie, si maladie il y a, va-t-elle le laisser faire ?
Ange Verhell

Pute : 0
    le 25/06/2006 à 19:13:02
...
Ceci dit, Eh! Le mec il a beau être dépressif, il finit quand même par parler de cul.
C'est sans doute ça qui le sauve, comme nous tous, d'ailleurs.
Dagus

Pute : 0
    le 25/06/2006 à 19:55:08
j'ai du mal a comprendre le titre, pourtant joli, ou cela mene t'il? un texte aussi long ... c'est le titre qui m'intrigue. Pour le cul c'est tout sauf bandant
Ange Verhell

Pute : 0
    le 25/06/2006 à 21:53:21
Pour un dépressif tous les chemins mènent au clochard. ça doit être ça...
Astarté

Pute : 0
    le 27/06/2006 à 11:08:53
J'ai eu beaucoup de mal à arriver jusqu'au bout de ce texte. J'ai laché la lecture plusieurs fois. Il y a des paragraphes limpides bien écrits mais j'ai relu quelques phrases pour en comprendre le sens à cause de l'emploi de certains mots (comme "crétive commons, centrifugipèdes, dyskinésie, pythie etc...etc...")
Mitigée je suis, j'ai préféré le premier
Winteria

Pute : 0
    le 12/07/2006 à 15:48:36
J'ai adoré, comme le premier.

Ça m'a fait penser à Louis-Ferdinand.

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