LA ZONE -

Les disques tournent en boucle

Le 29/09/2010
par Lemon A
[illustration] 1
L'idiot du village portait un bonnet avec un pompon. Le gars Hercule osa ce qui était interdit parce que la belle Esmeralda le regardait. Il tira sur le pompon. Or, dans ce village, on savait que nul ne toucherait sans conséquence au pompon du bonnet de l'idiot du village.
On pouvait le moquer, lui jeter des cailloux, lui cracher dessus, le battre, lui envoyer de grands coups de pieds dans le cul et l'idiot du village piaillait, barrissait, ahanait et prenait comiquement la poudre d'escampette. Mais jamais l'idiot du village ne répondait aux humiliations, toujours subissait-il les moqueries et les beignes des gens cruels. Jamais, toujours, il y avait pourtant cette exception : on ne pouvait tirer sur le pompon de son bonnet.

2
Le gars Hercule était le jeune homme le plus vigoureux du village. Il avait prouvé sa force à maintes reprises, en cassant la gueule des autres jeunes hommes vigoureux des autres villages. Il déambulait fièrement au milieu de la rue principale en bombant le torse et en arquant sa colonne vertébrale. Ses deux épaules roulaient en alternance tandis que son menton rectangulaire indiquait un point situé entre la ligne d'horizon et les nuages. Hercule ressemblait à un P majuscule alors que l'idiot du village ne ressemblait à rien du tout : un monticule de chairs et d'articulations laissées en jachère, un tas informe, un brouillon d'homme, gluant de poils hirsutes et de compositions maladroites. L'idiot du village allait en marchant de travers. On lui prêtait communément cet air des imbéciles heureux, constamment béat, souriant à la pluie et s'esclaffant dans les processions funèbres. Qui sait si, derrière cette jovialité exagérée, ne se dissimulait pas un grand désarroi ? L'idiot du village était heureux, se résumait-on à penser et le pompon qui sautillait sur son bonnet le confirmait.


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La rue principale suivait une ligne droite et ascendante. Deux rangées de maisons grises aux toits couverts d'ardoises se confondaient dans la couleur du ciel. Au sommet de la côte, à la sortie du village, sur la route qui menait à Bois-Les-Alançons, Jacky Lucky Joe le funky poseur avait garé sa roulotte. L'air sentait l'électricité, l'ultime vibration. À trois maisons, en entrant dans la bourgade, la belle Esmeralda resplendissait à la fenêtre de sa chambrette, distribuant des miettes de pain aux petits oiseaux qui se pressaient tout autour d'elle.
Le gars Hercule et l'idiot du village passaient par là à ce moment-là, le premier redescendant la rue principale et le second la remontant en sens inverse. Ils déambulaient la tête en l'air, l'attention tout entière accaparée par l'absorbante beauté d'Esmeralda. C'est ainsi qu'ils se percutèrent.

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Le gars Hercule avait discipliné les amplitudes de sa démarche, paramétrant son pas pour se monter en avantage, du moins l'estimait-il, il paradait, se pavanait, il défilait tellement qu'on l'aurait cru sur un podium. L'idiot du village, lui, se dandinait pathétiquement comme à son habitude, sauf qu'il visait vers la fenêtre de la chambrette, tout comme le gars Hercule. À quelques pas, au sommet de la rue principale, Jacky Lucky Joe le funky poseur était occupé à raccorder ses câbles, il reliait les enceintes et branchait les spotlights. Il avait déplié un praticable sur lequel il installait, les uns après les autres, les éléments du sound-system. La belle Esmeralda souriait aux petits oiseaux et leur racontait une histoire. L'idiot du village, qui n'était guère plus haut qu'un pied de vigne, enfonça le bassin du gars Hercule. Ce dernier, parce qu'il n'avait nullement anticipé le choc, plia vers l'avant, affichant une posture ridicule et contractée. Convoquée au spectacle, la belle Esmeralda en rit à gorge déployée.

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Un instant le gars Hercule se trouva désemparé, ballant, atone après la collision involontaire. L'idiot du village reculait déjà, apeuré, craignant la foudre puisque dans ces situations les usages du genre humain consistaient, en général, à le rendre coupable. Au nord, dans la direction de Bois-les-Alançon, l'électricité alimentait désormais le système de diffusion sonore monté par le funky poseur. Son bac à disque n'était pas loin, un caisson argenté couvert d'autocollants du monde entier. La belle Esmeralda riait, riait et riait aux éclats, amusée par l'expression totalement déconfite du gars le plus vigoureux du village. Ce rire, les anciens assis sur le vieux banc devant l'église l'affirmeront plus tard, déclencha la fureur, la fureur aveugle, irréductible et pleine du gars Hercule. Et soudainement celui-ci se précipita sur l'idiot du village. Ses deux narines expulsaient les volutes d'une fumée charbonneuse, ses yeux lançaient des éclairs et des braises rougeoyantes devaient embraser son cœur et ses poumons. L'idiot de village, idiot qu'il était, lent du cerveau, inapte à la lecture des réactions, n'avait point pensé à prendre ses jambes à son cou. Vite empoigné par le gars Hercule, d'une seule main il fut soulevé de terre.

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Le jeune homme le plus vigoureux du village projeta l'idiot, qui atterrit durement sur le sol goudronné, à dix pas. Son postérieur amortit le choc. Quand il se releva disgracieusement, le gars Hercule était à nouveau sur lui, vociférant des grognements et des insultes, envoyant deux crochets qui vinrent cueillir l'idiot à la mâchoire et à la pommette gauche. Un os craqua, une gerbe de sang chaud gicla et l'idiot retourna au tapis. Les petits oiseaux d'Esmeralda s'étaient tous éparpillés vers les points cardinaux de l'univers. La belle restait pétrifiée à sa fenêtre, livide et interdite. L'idiot du village ne se remettait pas. Son œil gonflait comme un gosier de crapaud, un filet de sang grenat coulait au coin de ses lèvres. Il était étendu sur le dos, au sol, passablement assommé. Mais la brièveté du combat n'avait point épongé la fureur du gars Hercule. Avide de violence et d'humiliation, celui-ci envoya un terrible coup de pied dans les côtes de l'idiot, puis il se pencha sur la masse prostrée à terre et, imitant la gestuelle du scalp, lui confisqua son bonnet à pompon.

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Tous les ans, au début du printemps, une fête foraine s'installait sur la place de l'église, au centre du village. Les forains montaient des stands de tir à la carabine et aux fléchettes, des loteries diverses, des jeux de forces et d'adresse, on y vendait des pommes d'amour, des sucres d'orge et des barbes à papa. Il y avait aussi des manèges plus modernes : les autos tamponneuses, le train fantôme et les avions qui montaient et qui descendaient reliés par des bras mécaniques autour d'un axe circulaire. L'idiot du village n'était pas encore idiot à cette époque là. Au contraire, l'idiot du village était un garçon sacrément vif et balaise, et volubile, et malin. Il remportait toutes les compétitions de sport et tous les concours de réflexion, il raflait à chaque fois la mise en écrasant les autres garçons de son âge. Son appétit était énorme, comme son assurance et son avidité. Il ressemblait à un puits sans fond qui devait être constamment rassasié. Il aurait dévoré le monde s'il avait pu, et croqué les étoiles.

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Le manège des avions était tenu par un vieux forain possédant un sens assez précis de l'équité. Au final de chaque tour, il agitait le pompon qu'il avait accroché au bout d'une canne à pêche usée. Les chanceux parvenaient à l'attraper et gagnaient un tour supplémentaire, une ballade en avion gratuite et la fierté du mérite. Le pompon voletait, filou et fuyant au-dessus des engins commandés par les enfants. Il fallait les voir se contorsionner et ouvrir grand les bras. Le vieux forain trichait un peu en manipulant la canne à pêche, favorisant les empotés et augmentant la difficulté pour les plus dégourdis. L'idiot du village, qui n'était pas encore idiot, n'attendait que ce moment savoureux, le moment du pompon. Alors, il jaillissait et se précipitait en hurlant sur la boule de chiffon, il était pris d'une détermination rageuse, il était obsédé par la conquête.
Parce que le vieux forain tirait sur sa perche, le pompon passait de plus en plus loin et l'idiot du village déployait toujours plus d'efforts et d'audace pour l'attraper. Et puis il y eut ce tour, où ne fixant que le point du pompon, l'idiot dégringola de son avion.

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Il s'écrasa sur la tête, sur la figure et se déglingua toute la colonne vertébrale. Sa boite crânienne était fendue du front jusqu'au menton et l'ensemble du squelette avait disjoncté. Mais, malgré la gravité de la chute qui avait occasionné des dégâts corporels considérables, plaies béantes et multiples fractures ouvertes, l'idiot du village s'était relevé sur ses deux jambes, puis, titubant, couvert de sang, avait avancé jusqu'au pompon tombé au sol parce que le vieux forain s'était hâté pour immobiliser le manège. L'idiot avait ramassé le pompon et l'avait brandi vers le soleil comme un trophée. Depuis ce jour, personne ne réussit jamais à l'en séparer. L'idiot du village y avait sacrifié le corps et la raison. Le pompon incarnait son âme et chacun le savait. À l'hôpital une infirmière, brave et généreuse, l'avait cousu sur un bonnet.


10
À l'entrée du village, le funky poseur ajusta ses lunettes de soleil. Sur ses machines, les voyants lumineux piquaient les premières ombres du soir. Des feuilles mortes planaient, chassées par le vent. Un souffle imperceptible mais chaud émanait des enceintes disposées en façade, devant le praticable et la roulotte. La nuit tombait anthracite et plate, le fond de l'air devenait froid. La belle Esmerala avait quitté sa fenêtre. La jeune fille se dirigeait d'un pas mécanique vers le grand escalier de la maison. Étendu au sol, l'idiot ne réagissait plus, une auréole de sang se dessinait tout autour de ses cheveux, glissant et se propageant sur le gris de l'asphalte. L'idiot était mal tombé, son crâne avait heurté un gros caillou coupant et anguleux, et il gisait, brisé, agonisant, mort. La belle Esmeralda se confondait d'absence et d'impulsion. Elle décrocha le fusil de chasse au-dessus de la cheminée, un gros calibre qu'on réservait aux sangliers. Penché sur le bac à disques, le funky poseur extirpait sa première sélection. Le gars Hercule serrait le bonnet à pompon. La belle Esmeralda réapparut dans l'encadrement de la fenêtre. Elle avait épaulé l'arme quand il se retourna vers elle. Elle appuya sur la détente. La balle atteignit Hercule à la tête, perforant son visage.

Du haut de la côte résonnaient les notes mélancoliques d'un morceau soul. La voix douce amère et un peu rauque d'Ella Fitzgerald redescendait la rue, figeant le temps et absorbant les particules de réalité-drame. Le funky poseur avait allumé une bougie pour éclairer le praticable, la belle Esmeralda posa la carabine et regarda dans cette direction-là.

= commentaires =

400asa
    le 01/10/2010 à 17:46:51
Putain mais lâchez des comz, bordel.
Ok, bon, j'ouvre la marche.
Effectivement ça n'est pas très zonard, on relèvera le personnage de l'idiot qui lui, en revanche, est ducal à souhait et le ton pince sans rire du début qui mettent une ambiance tout ce qu'il y a de plus typique pour ce site.
Là où tout déraille c'est quand on s'aperçoit qu'il s'agit en fait d'un texte sérieux, poétique, moral, beau, bref : c'est ignoble.
Je commence avec ce qui m'a un peu fait tiquer aux niveaux stylistique et rédactionnel :
- Le chapitre 1 semble différer de tous les autres, ou alors l'action se déroule en deux temps du style : 1- Hercule tire sur le pompon un jour 2- un autre jour il tue l'idiot ? Comme ça n'est indiqué nulle part et que l'histoire de l'idiot vient après les deux premières actions (qui semblent espacées dans le temps) j'ai pas bien saisi. D'ailleurs c'est peut-être au niveau du rythme et du croisement des narrations que le texte est faible car tout ce délayage et ces répétitions surchargent un peu un truc qui aurait -je pense- eu pu être plus concis.
- "Le jeune homme le plus vigoureux du village" en début de phrase ça le fait vraiment pas, je sais que c'est un effet de style mais faut éviter les répétitions pour une périphrase aussi compliquée (je trouve).

Tout le reste j'aime, mis à part la bombasse qui se transforme en justicier (parce que j'y crois pas une seconde).
Ah, et quand j'ai lu "Jacky Lucky Joe le funky poseur" je me suis dit qu'on était dans un conte rétro-futuriste et ça j'ai beaucoup aimé.
Koax-Koax

Pute : 1
    le 01/10/2010 à 20:51:05
Je ne serai pas aussi sûr qu'il s'agisse d'un texte réellement sérieux, mais c'est peut être à cause de la présence du Funky poseur, qui d'ailleurs ne sert à rien, sauf à funker et à poser. Bon; on pourrait tout aussi bien s'en passer, mais soit. C'est d'ailleurs dommage que ce personnage ne soit justement qu'un arrière plan.
En général, j'aime bien les textes de Lemon; ici ça prend comme d'habitude, le décor et les personnages sont bien amenés, l'écriture est bonne, ça se lit donc effectivement bien.
Mais la fin arrive (trop) vite, et me semble juste un peu inappropriée, comme si l'auteur n'avait plus eu d'idées pour terminer et que paf, il fait sortir la cagôle avec un fusil (mais depuis quand les femmes ont elles le droit d'avoir des armes, bordel ? Y'a pas une loi contre ça ?), et hop, terminé. C'est un peu mal venu, je trouve.
Ah, et puis Ella Fitzgerald, c'est putain de pas du bordel de Funk, ça.
Castor tillon

Pute : 2
La tête près du bonnet    le 02/10/2010 à 03:00:33
Ça démarre super-chouette, avec un style porteur, et du coup, on attend des merveilles pour la fin.
C'est dommage, ce dénouement à deux balles, et peu crédible.
On comprend que la belle soit ulcérée, mais pourquoi un coup de gun dans la tronche ?
Alors qu'un bon vieux coup de pompe dans les couilles (bien killer, hein) aurait suffi.
Avec un appel à SOS handicap, peut-être.
Castor tillon

Pute : 2
Erratum    le 02/10/2010 à 03:04:52
Pardon pour le dénouement à deux balles, c'est plutôt de la chevrotine.
V
    le 18/12/2010 à 05:27:42
Te serais-tu inspiré de l'Écume des jours de Boris Vian?
Je m'attendais à ce que l'Idiot ne meure pas et tue l'Hercule...

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