LA ZONE -

Volodia

Le 19/07/2018
par Vladimir Samogon
[illustration]
Sur un banc de la place St-Fiacre

Si par miracle tu pouvais goutter, toi de ton corps, et si par miracle je pouvais goûter, moi de ma langue, ta sueur au goût de bière, partout , le long de ta nuque et sur la pointe de tes omoplates, et même jusque sous tes aisselles! Pardonnez-moi, même ! jusqu'à l'intérieur de tes cuisses rosées par l'ivresse... diable ! Tu ferais de Volodia un homme parfaitement équilibré, sans plus aucun désir, sans même un besoin élémentaire.
- Volodiable, me dirais-tu ! Va donc t'acheter une conscience en même temps que tes bouteilles de vin, bâtard franco-russe dépourvu d'âme.
Mais d'esprit je ne manque jamais, surtout lorsque je me soûle la gueule ! Bâtard, je veux bien l'admettre, main sur le coeur, menton contre la poitrine, bien, mais sans âme ? Moi qui, au contraire de tous ces franco-français qui clament leur appartenance patriotique en buvant de la bière de chantier, cette flotte pisseuse, dans des stades de football qui puent la pauvreté intellectuelle, moi qui n'ai jamais mis le pied dans un stade de toute ma vie, que dis-je, sur un terrain piqué de mauvaise herbe, moi la prétendue mauvaise graine qui n'est pas tout à fait d'ici, et pas tout à fait d'ailleurs, et bien moi j'ai la chance absolue de cumuler deux âmes à la fois ! Tiens, à ça vous n'y pensez jamais ! Je suis la preuve vivante que les miracles existent..! Un prototype personnel de Dieu !
Mais je m'en remets à toi, ma blonde. Ton regard est bien sévère..! Qu'il est noir, noir, comme un nuage gonflé de reproches, prêt à déverser toute son eau acide ! Pourquoi t'être photographiée avec cet air si sérieux d'ailleurs ? Bon, moi ça m'importe peu, je veux juste toucher ton visage, même s'il est glacé comme du papier - on y voit mes traces de doigts noires, mes empruntes digitales de bâtard.
- Secoue-toi Volodia, que tu me souffles entre tes lèvres plastifiées, lève ton séant de ce banc et va petit-déjeuner si tu ne veux pas tomber en syncope !
Et comme tu as raison, ma blonde. Me voilà baignant dans mes effluves de vin et de bière, encore saoul de la nuit et du chant matinal des oiseaux, mais, déjà, la nausée plante son couteau dans mes reins..! Ma besace est bien vide, les épiceries ouvrent dans une demie-heure et je ne pourrais pas me remettre à boire sans manger au préalable un croissant franco-français. Mais si je marche, je me déshydrate à chaque pas ! Cette terrible journée s'annonce mortellement chaude, le soleil me fout la migraine et j'ai le foie au bord des lèvres.
- Et alors quoi ? Tu comptes te laisser momifier sur ce banc ? C'est l'image que tu veux laisser à tes enfants, ceux que tu abandonnes à des putains et qui t'attendent quelque part ? Un bâtard tout sec sur un banc, comme un chien mort de chaud ?
J'y vais ! J'y vais ! Inutile de me vriller les tympans. Cette bonne femme est un tyran, mais aussi une sainte, et c'est bien pour ça que je la garde toujours dans mon porte-feuille, tout au fond de mon sac. C'est une icône, mon petit Dieu personnel, qui me tyrannise et me dicte ma conduite, tout comme les grands.
Bon, nous voilà dans la grand-rue. Mon corps n'en peut déjà plus de se tracter d'une telle manière, de s'arracher à la gravité, tout ça pour des croissants. Enfin, il y a une boulangerie à quelques cents mètres.
Malheur ! Damnation ! Qu'ai-je fait pour mériter un tel châtiment ?! Au moins dix bonnes personnes forment une file d'attente devant le magasin, sous le soleil ardent, avec leurs mines fraîches de travailleurs matinaux gorgés de café. J'ose à peine m'insérer dans la queue, j'essaye de me couler dans le moule, mais voilà déjà qu'une vieille mère de famille aux cheveux affreusement rouges, de ces teintures infâmes qui vous brûlent la rétine, une mère de famille infâme, dis-je, lance un regard plein de haine, plein de ressentiment envers le pauvre Volodia. Ah si elle pouvait civilement me pousser dans un caniveau, elle ne s'en priverait certainement pas..! Et ensuite, encouragé par la vieille, c'est un de ces types interchangeables en costumes et noeuds de cravates, un parmi dix mille ! qui me toise de ses narines dilatés, sentant sans doute certaine odeur déplaisante provenant de ma direction, me toisant comme on toiserait un chien des rues dont on voudrait tordre le cou parce qu'il est sale et libre ! En somme, pas un pour céder sa place à un pauvre affamé.
Il paraît qu'en Russie, non seulement on sait boire comme il faut, mais en plus on sait prendre soin de ses ivrognes. Ecoutez-ça, j'ai entendu dire par un cousin de là-bas (qui a fait fortune dans les mouchoirs en papier) que lorsqu'on croise un alcoolique effondré sur la voie publique, croyez-le ou non, et bien non seulement on le dégage de là avec force respect, mais on va jusqu'à lui payer un café pour le requinquer ! Certains vont même prendre la peine de le raccompagner à l'entrée d'un métro et lui donner la direction d'un bar à vodka ! Voilà un pays où il fait bon vivre.
Ici vous pouvez bien rendre l'âme sur un banc, dans votre propre pisse, tout le monde s'en fout. Le mieux qui puisse vous arriver, c'est qu'un de ces types à casquette sensé représenter la loi ne vous foute pas un coup de pied au cul au moment de vous demander de partir.

Devant le comptoir de l'épicerie Au Pain Béni

Nous y sommes. Alors, alors... J'entends les pièces qui tintent au fond de mon sac... Une seconde... Ah ! Voilà !
- Nghnieuh... prendreuh...Gneuh...croissant.
C'est moi qui ai dit ça ?
- Vous désirez, monsieur ? qu'elle me répond avec des yeux soucieux, la grosse au nez de rapace. Elle sent bien que mon âme est ambivalente, et elle me le fait savoir de tous les pores de son visage ravagé par la bienséance.
Je me reprends, j'inspire un grand coup, concentration :
- Je-vou-drais-un-crois-sant-si-ce-la-vous-plait-il..?
Ah ! Le voilà mon Volodia ! Quelle classe ! Quelle distinction dans l'articulation ! La grosse en est toute bouche-bée, on pourrait lui enfourner une douzaine de croissants dans le bec tellement elle n'en revient pas.
- Vous voulez un sac, avec ça ?
Pourquoi diable ne prendrais-je pas de sac avec mon croissant ? Est-ce que j'ai l'air de quelqu'un qui trimballe ses pâtisseries à même les doigts, en se mettant du beurre partout sur la chemise ?!
J'opine du chef, et la voilà encore plus surprise. Elle ne s'attendait pas à recevoir un prince dans sa maudite échoppe. Je bouillonne de plaisir intérieurement. Il n'est pas rare que je fasse ce genre d'effet à la populace.
- Etnieublieupas... euh... serviette.
- Pardon ? qu'elle dit encore. Elle n'en revient vraiment plus. Que quelqu'un fasse de l'air à cette grosse femme avant qu'elle ne succombe !
Par égards pour elle - au fond, c'est une brave dame -, je n'ouvre pas la bouche et lui montre seulement du doigt une pile de serviettes en papier sur le comptoir. Elle s'empresse d'en ajouter dans le sac, tape sur sa funeste machine à sous, puis dit :
- Un euro vingt.
Je règle la transaction et fourre mon croissant empaqueté dans mon sac. Cette aventure n'était pas de tout repos, surtout pour cette boulangère, mais nous allons pouvoir reprendre le cours de nos vies respectives. Je la salue d'un digne mais tout de même respectueux signe de tête, et m'en vais par la grand-rue consumée de soleil.
Dieu que cette chaleur est suffocante..! Il ne faut pas que je mange tout de suite, je dois attendre les deux premières gorgées de vin. Ce n'est pas tellement que j'ai envie de manger, c'est que sinon je vomis mon alcool, et je ne veux rien gâcher. Aïe... Ces affreuses brûlures d'estomac... Une combustion interne qui vous remonte par bouffées tout le long de l'oesophage, comme des varices de l'Enfer ! Toute cette machinerie s'apaise, se refroidit après la première bouteille, mais pour l'instant je brûle !
- Pauvre, pauvre Volodia, me dis-tu avec un air mi moqueur, mi peiné, toi seul connaît les tourments de l'existence, n'est-ce pas ?
- C'est tout à fait vrai, ma blonde. Je suis un romantique, un vrai. Et atteint de mélancolie, qui plus est ! Mon seul salut est au fond des bouteilles, et lorsqu'elles sont vides, j'y souffle mon message, mon appel au secours. J'y mets un peu de mon âme, et je les lance près des grues du vieux port.
- Sûr que personne ne parle comme toi. Personne ne sait aussi bien se jouer la comédie tout seul !
- Comédie ?! Quelle comédie ? Et la graine d'amour que j'ai plantée dans ton ventre, c'était de la comédie, peut-être ?!
- Ne commence pas à parler de ça, Volodia. Ne commence pas...
- Ma blonde, oublie tout... Pardonne-moi, c'est que je n'ai pas assez bu pour être honnête... Mais je vois sur le cadran de l'église qu'il est déjà huit heure quarante ! Dieu merci. L'épicerie vient d'ouvrir.

= commentaires =

Cuddle

fb
Pute : 1
    le 20/07/2018 à 02:33:09
Bon moi j'ai kiffé ce texte, il m'a rappelé un livre intitulé : l'alcool et la nostalgie, un voyage en Russie, une vodka, de la dépression, voilà ce qu'il y a de bon.

Commentaire édité par Cuddle.
LePouiIleux
    le 24/07/2018 à 22:35:51
Une tranche de vie écrite à la Céline. Ca me met suffisamment l'eau à la bouche pour reposter un commentaire sur la zone, après un an d'absence, juste pour dire : il faut des Vladimir Samogon pour l'avenir éditorial de la zone.
Tonton Tapis
    le 27/07/2018 à 22:26:25
On dirait du Nestor Martin.
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 10/08/2018 à 20:37:57
Excellent texte gâché par quelques calembours
Lunatik

Pute : 1
    le 25/08/2018 à 22:15:32
L'alléchante illustration m'avait fait miroiter un récit épique d'erotic fantasy, alors qu'il n'est question que de chasse au croissant (rondement menée au demeurant)

J'en profite pour préciser à l'auteur qu'un croissant est une viennoiserie, et non une pâtisserie.

Et "un de ces types à casquette sensé représenter la loi " : censé.

Sinon, c'est bien torché mais drôlement vain, quand même.

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