Oui, j’ai tout vu. Moi, j’y passe ma vie, dans ce bistrot de merde. Surtout depuis que Raoul a mis le WI-FI : je peux raconter des conneries et jouer les trolls sur le web - ça m’occupe, que voulez-vous - et en même temps vider des pintes toute la sainte journée. Oui, Joyeuses Pâques. De toute façon, je n’ai plus l’écharpe de maire ni rien à foutre de ma vie depuis les dernières élections, où les fils de putes ont raflé la majorité absolue dans cette saloperie de commune de merde. Comme à Ornain, oui. Jamais j’aurais cru ça possible à Montigny-le-Platane.
Donc. Il est arrivé le premier, vers les dix-sept heures. Une tronche de prof de math alcoolique qu’aurait rêvé d’être écrivain s’il avait pas eu la flemme, brinquebalant au sommet d’une vieille parka dégueulasse comme on n’en voit plus que dans des films de marins tournés à Odessa, des tréfonds de laquelle il a ramené à la lueur blafarde des ampoules à incandescence, achetées au kilo par le prédécesseur de Raoul, au siècle passé, un exemplaire de poche d’une saloperie de roman pédophile génial écrit par un Ruskof dans les années cinquante. Il a regardé autour de lui, l’air plus méfiant qu’inquiet, puis s’est assis à quelques tables de moi et a déposé le bouquin devant lui, bien en évidence. Moi, j’avais déjà envie de le voir crever là, tout de suite, sans trop savoir pourquoi, ou alors en le sachant trop : j’avais l’impression de voir mon doppelgänger. Il a commandé deux bières d’un coup, comme moi.
Elle a débarqué un quart d’heure plus tard. Au premier coup d’ œil, elle avait la dégaine de ces jeunes adolescentes gothiques, grunge, punk, dark, le diable sait comment on dit pour la génération en cours et combien je m’en cogne, vu que c’est éternellement la même variation depuis le jeune Werther et lord Byron, qui viennent régulièrement se biturer entre elles sur la terrasse d’en face de chez Raoul. J’ai connu une blouson noir, mais je ne sais pas pourquoi j’en parlerais. Ici, ce qui créait le malaise, c’est que, sous le maquillage, on voyait qu’il manquait quelques années cruciales. À coté de ça, une démarche assurée et un air fragile mais débrouillard.
Elle l’a repéré quasi immédiatement et l’a considéré assez longuement., de loin Non, pas hésitante. Timide, non plus. Je dirais qu’elle le jaugeait.
Son premier verre déjà vide, penché sur le deuxième, il semblait se concentrer avant de l’attaquer, mais son regard n’exprimait qu’un début d’abrutissement. Elle s’est assise devant lui et il a relevé la tête, l’air surpris.
Trop éloigné, je n’ai entendu que des bribes du début de leur conversation. Lui : « très jolie », « épatante »… Elle : « Que faites-vous dans la vie ? »
Vu de loin, ça me rendait triste. Elle aussi avait l’air déçue, de plus en plus au fil de la conversation. Lui, c’était le contraire. Il semblait s’échauffer, s’emporter.
Lui : « fais pas ta mijaurée... » Elle : « je ne suis pas venue pour ça. » Lui : « Tu n’imagines pas le romantique qui sommeille en moi… J’ai de l’argent... »
Ça a duré un bon moment. Puis, je ne sais pas ce qu’il venait de lui dire, mais je sais que sa langue de vipère venait de faire un aller-retour répugnant sur ses vieilles lèvres sèches, elle s’est soudain relevée, a sorti du sac posé à ses pieds une première bouteille d’eau minérale et a commencé à l’asperger de son contenu des pieds à la tête. Il a mis de longues secondes à réagir, sous le coup de l’étonnement, des années d’alcool et de trop de cours de math peut-être, passés à radoter devant des générations de crétins semblables à leurs parents.
- Mais putain, c’est quoi, ça ? De l’essence ? T’es tarée ou quoi, petite salope ?
Elle a répandu la deuxième bouteille sans beaucoup plus de difficulté, l’indignation n’agitant le vieux bouc qu’en une vaine et ridicule danse de Saint-Guy au ralenti. Il s’est essuyé le visage et l’a regardée, ahuri et vaguement furieux.
- Regarde-moi bien au moins une fois, vieille ordure. Je ne te rappelle personne ?
Aucune étincelle ne s’est allumée dans ses yeux.
- Une certaine Joëlle ?
Un sourcil relevé. Un frémissement dans les synapses.
- Joëlle ?
- Je suis ta fille, connard.
Elle a fouillé dans son sac.
- Et tu m’as proposé la passe, bordel !
Cette fois, elle pleurait doucement tout en criant. Elle s’est essuyé les larmes, répandant grotesquement son maquillage sur ses joues.
Elle a sorti une boîte d’allumettes de son sac et en a craqué une.
Il a recommencé à mouliner des jambes en vain sous sa table, paniqué, puis a renversé tout autour de lui, dérapant dans la flaque d’essence sur le carrelage de Raoul sans parvenir à soulever de sa chaise ses entrailles putrides rongées par sa vie de merde.
Elle a lâché son allumette, a pivoté sur ses talons et s’en est allée je ne sais où, en ligne droite, l’air solide et débrouillarde.
Il s’est embrasé instantanément, tout en gueulant comme un damné, et en continuant de pédaler ridiculement des pieds devant lui, comme s’il voulait travailler ses abdos, mais pendant quelques secondes ça ressemblait plus à un condamné à mort sautillant en slow motion sur sa chaise électrique au milieu d’un bûcher.. Puis il a roulé au sol et s’est agité d’abord de plus en plus vite puis de plus en plus lentement. Raoul est arrivé avec un extincteur pour sauver ses boiseries et son bistrot, et à cause de la non assistance à personne en danger.
J’ai décroché mon portable qui sonnait depuis un petit moment. C’était la voix de ma fille.
- Papa ? T’es où ? On devait se retrouver à dix-huit heures. J’ai vu qu’il y a plein de flics devant chez Raoul. Tout va bien ?
J’ai ressenti un grand coup de chaleur, puis le froid et la nuit, puis plus rien.
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Ah, ahah, ahahah !
Super, cette parodie de starwarze. J'ai un gros doute sur la toute fin, est-ce que ça serait une autre crémation... mais je pense plutôt à une crise cardiaque, voire juste un coma éthylique vu que le récit est présenté comme rapporté par le narrateur, donc il devrait être vivant, à moins qu'il ne meurt juste après avoir délivré l'ancedote, mais de quoi...
En tout cas, pour cette certaine Juliette, c'est du grand art !
Gwenaëlle, suceur de gnous.
Noyeuse Joëlle, fièvre aphteuse, avaleuse d'oeufs de pâques.