La porte du club s'ouvrit brusquement pour laisser apparaître la silhouette angulaire du premier client. Il titubait à moitié, ses semelles élimées traînant contre le carrelage lustré. Une musique tranquille embaumait l'air chaud du bar, aux notes profondes, clair-obscures, urbaines et acidulées.
Le client s'assit au bar, s'affaissant telle une pierre qu'on laissait tomber. Les manches de son blouson couinaient contre la table en bois, en face de laquelle le scrutait V.. V. était la barmaid du club. Chemise noire repassée, gilet pourpre, cheveux courts plaqués contre son crâne en une coupe garçonne. Cheveux de marc et de whisky, d'un noir gommé aux reflets caramel. Ses yeux sombres, souriants sans être moqueurs, étaient maquillés d'un simple trait d'eyeliner. De chaque côté d'un petit nez rond, ses pommettes étaient agrémentées de tâches de rousseur, s'accordant harmonieusement avec un léger rouge à lèvres. Elle semblait faire partie du décor. Jeune et élégante mais formelle, comme si elle sortait tout droit d'un tableau des années soixante-dix.
Il se coucha à moitié sur le bar, les yeux brumeux, la bouche pâteuse. Il semblait avoir bu, pourtant il n'avait jamais été aussi sobre. D'une voix rauque, il commanda. « Un Moscow Mule ».
Qui se souvenait de qui il était ? Qui s'en souciait ? Un pauvre type comme les autres, perdu au détour d'un bar, qui pourrait se souvenir, se soucier de lui ? Il ne perçut qu'un hochement de tête silencieux avant que V. ne s'active avec des gestes précis, professionnels. Les bouteilles de verre, les étiquettes noires et blanches se succédaient dans le champ de vision flou du client. Était-il le seul client ? Son regard se déplaça vers le reste du bar. Des tables d'ébène, des lumières tamisées, quelques piliers de marbre rouge, de marbre de rance, peut-être, soutenant un toit en voûtes sombres. Pas une âme. Au fond de la pièce, le piano à queue ne jouait pas. Alors d'où venait cette musique, ce jazz noir et brut sans nuances ? Il fut sorti de sa rêverie par le son du verre posé devant lui.
Le cuivre rose contrastait avec le support sombre, impeccable du comptoir, dans une illusion vaporeuse. Le métal était humide de condensation, des gouttes longeant la paroi incurvée du récipient. Dans chaque alvéole, des lumières crues se reflétaient en autant de constellations éteintes. Accompagnant cette pâle structure, le gobelet était surmonté d'une légère couche de glaçons pilés et de deux rondelles de citron vert.
Il voulu payer, évidemment - plus par habitude que par véritable sens de savoir-vivre - mais V. était retournée auprès de l'évier, sans payer plus d'attention au client. Ça lui convenait. Il n'aimait pas les conversations inutiles, les formules de courtoisies, les échanges anonymes. Il était un homme de peu de paroles, d'autant plus quand il avait un tel mal de crâne. Avec un simple regard en biais vers la serveuse, il attrapa son verre et le porta à ses lèvres.
Les goûts qu'il perçut furent ceux du regret, de la nostalgie et de la liberté. Des saveurs puissantes, sans équivoque, qui résonnaient en lui telles des atteintes à son âme. L'odeur prenante du gingembre, l'acidité du citron, la chaleur de la vodka qui passait son palais. Puis la douleur. La surprise du tabasco, quelques gouttes clairsemées parmi les glaçons. C'était une touche personnelle, brûlante, mais bienvenue. Une réminiscence des souffrances aiguës, si ponctuelles, si vite oubliées qui vous rongeaient la vie. Celles qui vous faisaient éclater en sanglot sans raison apparente quand le soir vous vous retrouvez seul avec vous-même. Que vous faites le point.
Dans une profonde inspiration, il lève le regard à nouveau, reposant le verre après cette première gorgée. Le liquide frais finit de couler dans le fond de sa gorge. V. le surplombe, de l'autre côté du bar, les coudes croisés sur la table. Ses ongles sont colorés d'un or noir discret. Elle ne porte pas d'anneau. Une tâche semble dépasser d'une de ses manches. Un tatouage peut-être, ou une cicatrice. Elle semble prête à l'écouter, ses yeux sombres et pétillants plongés dans les siens.
- Andrei.
- V.
Vi. Les paroles lui avaient échappées naturellement, sans qu'il n'y pense. Peut-être n'était-ce pas plus mal. Alors, il se passa la langue sur les lèvres, et sa voix sourde emplit le bar. Autour, les lumières semblaient plus faibles.
La première piqûre de tabasco. C'était sa petite amie. Caz. Un appartement miteux, des murs gris, un quotidien insalubre et un loyer trop élevé. Le seul obstacle dans leur couple, c'était l'argent. Il leur en manquait toujours un peu, pas beaucoup, pour boucler le mois, alors ils s'endettaient toujours un peu plus- mais ce n'était pas grave, ce n'était que de l'argent. Rien qu'ils ne pouvaient pas résoudre, car leur amour était fort, et c'était tout ce qui comptait. Andrei n'a jamais été un mauvais garçon, c'est ce que lui disait sa mère. Lui n'en était pas si certain, mais peu importait ; il était tout de même allé voir ce type qui distribuait sa came en bas de l'immeuble - sans en parler à personne, bien entendu - et rapidement, il avait rejoint ce petit cercle qui revendait les produits tombés du camion.
Il n’était pas intégré pour autant. L'avait-il déjà été ? Dans cette grande ville multiculturelle, quelque part entre les gratte-ciels de 121 étages et les caniveaux où meurent les chiens, Andrei était une goutte d'huile, glissant entre les murs de cette cité tentaculaire, tombant toujours plus bas mais refusant de se mêler entièrement à la surface d'eau de pluie qui stagnait au sol des souterrains. Trop étranger pour être chez soi. Trop éduqué pour être patriote. Trop à l'écart pour être employé, mais pas assez stupide, ou désespéré, ou jeune pour devenir un criminel ; pas à ce stade de l'histoire, en tout cas. On pourrait croire que la pègre avait au moins la décence de s'unir dans la misère.
Andrei avait enchaîné les contrats, ceux sans trop de conséquences au départ. Vendre aux junkies des quartiers chauds, aller casser la gueule des débiteurs en retard... et si on avait rapidement commencé à reconnaître son efficacité, on ne lui avait pas tout de suite fait confiance ; on l'avait simplement envoyé sur des missions plus dangereuses, plus difficiles à avaler. Alors Andrei encaissait, mais il tenait bon, car chaque fois qu'il rentrait, il voyait le visage de Caz se tourner vers lui et sa détermination lui revenait. Il faisait ça pour eux. Pour elle.
Andrei leva la tête vers V., qui écoutait toujours avec le même intérêt. Elle acquiesça simplement, comme si elle comprenait ce que le client voulait dire par là. Lui, reprit une gorgée.
Il avait continué jusqu'à ce qu'il soit chargé d'une mission plus importante que les autres. Une simple transaction au premier abord, mais les instructions étaient claires. Il disposait de cinq mille balles, et devait se démerder pour ramener l'objet de la transaction à ses supérieurs. On lui laissait la liberté de choisir comment mener la transaction, et de garder le reste de l'argent pour lui, mais ne sera pas payé outre mesure. Et on lui avait bien fait comprendre que l’échec n'était pas une option : s'il décidait de se barrer avec le fric, on le retrouverait. Il s'était mis en route le soir même, avec la mallette contenant l'argent en cash, et un flingue qu'on lui avait filé pour l'occasion.
La ville étendait ses reflets glauques dans les rues sombres. D'épais nuages cachaient les étoiles, et quelques lampadaires vacillants brillaient au milieu des murs de pierre humides et des flaques troubles gisant sur le goudron. Andrei avait relevé sa casquette. Pas une âme ne parcourait les boyaux de la capitale. Seul le sifflement du vent s'engouffrant entre les bâtiments était perceptible. Il avait agrippé plus fort la poigne de son arme dans sa poche, et avait repris son chemin.
Il avait été accueilli par des escaliers éclairés d'un néon rouge, au détour d'un immeuble, comme creusé dans le béton de la ville, fondu dans la terre. En bas, une porte métallique et derrière, une petite salle de quelques mètres carrés, éclairé d'une même lueur cramoisie. Elle était occupée par une table en fer au milieu de la pièce, et accompagnée de quelques armoires placées le long des murs. La lourde porte s'était lentement refermée après son passage, et il s'était retrouvé face à une chaise vide. Seule. Tournée de trois quart vis-à-vis de la table, elle était pratiquement en train de supplier Andrei de s'asseoir dessus. Au fait, il n'avait pas vraiment eu le choix ; de l'autre côté du bureau, il y avait une silhouette, mais il ne pouvait pas bien la voir de là où il était. La lumière vive de l'ampoule l'éblouissait trop. Il fallait qu'il vienne s'asseoir s'il voulait percevoir la tête de son interlocuteur. Il avait saisi le dossier de la chaise et l'avait ramenée à lui dans un bruit strident, les pieds métalliques crissant contre le sol de béton, avant de s'affaler dedans.
Il fut immédiatement prit d'un profond vertige, des lucioles dansant aux extrémités de son champ de vision. Était-ce le stress de la situation, l'ambiance lourde de l'endroit ? Ses sens s'amplifièrent d'un coup et il fut bien trop conscient de son environnement, la maigre ampoule violant sa rétine, le bois dur de la chaise qui lui rentrait dans le dos, le goût âcre de sa salive. La silhouette qui se faisait plus nette devant lui. Il distinguait désormais de longs cheveux noirs légèrement bouclés, encadrant un visage féminin. Malgré l'éclairage clivé de la pièce, son visage semblait pâle même dans l'ombre. Comme la cerise sur un gâteau, ses lèvres colorées d'un rouge vif complétaient le tableau de cet envoûtant visage. Elle n'avait pas besoin de prononcer son nom : il le connaissait déjà dans les méandres de son inconscient, comme une vérité absolue ancrée dans l'esprit de chacun.
- T...
- Teresa, le coupa-t-elle avant de sourire tendrement. Et je suppose que tu es là pour...
Il acquiesça avant de déglutir. Tous deux connaissaient la raison de leur présence dans ce garage délabré. Elle posa une main sur la table, couvant un objet, et cela lui donna l'occasion d'observer ses doigts parfaitement manucurés, son annuaire orné d'une bague verte.
Cette femme était dangereuse. Elle était dans le jeu depuis bien plus longtemps, elle savait ce qu'elle faisait. Elle était calme et mesurée, sondant l'esprit d'Andrei de ses yeux sombres, tandis que ce dernier était en train de perdre le contrôle de la situation. L'avait-il déjà eu ? Ses yeux à lui étaient vacillants, Ses mains étaient moites, sa respiration lourde. Il devait s'imposer, il ne pouvait pas laisser les choses se dérouler ainsi. Au lieu de poser la valise sur la table, comme il l'avait initialement prévu, il plongea sa main dans sa veste pour plaquer son arme contre le bureau. Le bruit du métal résonna dans la petite pièce. Et Teresa se mit à rire. Un rire fin, dénué de joie ou d'empathie, rire cynique mais tellement beau. Passant dans sa gorge blanche, l'air chaud découpé par ses cordes vocales, glissant contre sa langue et sifflé entre ses dents parvenait, incisif, aux oreilles d'Andrei. Se moquait-elle ? Bien sûr qu'elle se moquait. Il était pathétique. Il avait perdu ce marché la seconde où il s'était avancé à travers la porte. Il était entièrement à sa merci, tel un malheureux ayant rencontré la fatale Sirin.
Abattu, il s'apprêtait à sortir de la salle, la mallette derrière lui, quand un ordre le retint.
- Reviens.
Il s’exécuta, évidemment. Teresa ne riait plus. La lueur grise de la pièce se reflétait dans ses grands yeux noirs, scrutant Andrei.
- Ne retourne pas voir ton boss, sourit-elle. Demain, viens me retrouver à la place. Et ton gang te laissera tranquille, ne t'en fais pas.
La porte claqua derrière lui dans un bruit sourd, mais il ne l'entendit pas. Dans son esprit seuls résonnaient les dernières paroles de Teresa. Dans l'obscurité qui l'enveloppait, il voyait enfin une lueur d'espoir.
Et aucune pensée n'alla à Caz.
Son verre était vide, le métal froid lui brûlant les paumes. Il releva les yeux, pour se rendre compte que V. était partie. Le club était plongé dans l'obscurité. Toute la chaleur brute et morose du lieu s'était envolée. Une fine couche de poussière tapissait les tables, et un souffle frais embrassa le dos du meurtrier. Alors il se leva. Frottant ses mains pour en retirer le sang qui les maculait, en vain, il souffla et ajusta sa veste sur ses épaules. Le carillon sonna et la porte se referma sur Andrei, disparaissant dans la nuit.
La boîte de Pandore avait été ouverte. Il n'y avait plus de salut après ça. Il errait entre les buildings, les lampadaires jetant leurs éclats rouges sur lui. La rémanence du sang sur ses lèvres. Ses bottes s'enfonçant dans les flaques de pétrole. Puis comme par instinct, son regard fut attiré par une lumière chaude, filtrant à travers des vitres en cul-de-bouteilles.
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C'est classe ! Super bien écrit. Vivement les 2 prochains volets.