LA ZONE -

Vous avez reçu un colis !

Le 29/06/2025
par Sandrine Gachiniard
[illustration] Autrice de nouvelles et de romans, je vous présente à travers ce texte Gratien, chirurgien esthétique, écrivain à ses heures perdues. Gratien se débat dans une vie morne lorsque la livraison annoncée d'un colis vient tout bouleverser. D'une part parce que le colis ne lui parvient pas, provoquant son ire à l'encontre du livreur. Mais aussi lorsqu'il réalise que ses acolytes écrivains qui ont déjà reçu le fameux paquet succombent les uns après les autres.
Gratien consulte son portable, faisant défiler de la pulpe du pouce droit les pages qu’il souhaite consulter. Mails, actualités, Facebook, Instagram…Il s’ébahit chaque jour de la quantité d’informations plus ou moins utiles qu’il rate en douze heures de vacation.
A l’annonce d’une courbe, le train freine brutalement, projetant ses compagnons de trajet contre le quadragénaire. Blasé, ce dernier lève à peine la tête, resserre son étreinte sur la barre métallique qui lui sert de tuteur. Une grimace de dégout plisse son visage aussi lisse que le postérieur d’un nourrisson. L’évocation des centaines de milliers de virus et bactéries disséminés sur la surface argentée le rebute jusque dans ses tripes bien accrochées de chirurgien.
Gratien inspire lentement derrière son masque, se reconcentre sur l’écran tactile. Un mail particulier attire son attention. Intitulé « Un colis vous attend ! », le contenu l’intrigue : Colixximo vous informe que votre colis en provenance de Spirit Edition a été déposé dans votre boite aux lettres à 14h09.
Il y a quelques années, Spirit Edition a publié quelques-uns de ses romans lorsque Gratien s’est senti des velléités d’écrivain.

    Il faut dire que son activité de chirurgien esthétique dans une clinique renommée de la métropole bordelaise lui fournit une source d’inspiration sans fin. Entre les clientes qui lui confient le moindre détail de leur vie et les péripéties qui se déroulent au cœur du bloc opératoire, le praticien n’a eu qu’à faire son choix. Spirit Edition a notamment édité un roman d’horreur dans lequel un enchainement de drames tous plus invraisemblables les uns que les autres se produisent au cours d’une séance de liposuccion.
Si, dans la réalité, la patiente n’a pas terminé totalement broyée puis aspirée, littéralement vidée par les machines devenues incontrôlables, Gratien a sans vergogne puisé dans cette expérience pour signer un manuscrit affolant et déjanté. Tellement proche de la vérité qu’il en paraissait incroyable.
Peu à peu, happé par son boulot, ses enfants et son divorce, le médecin a renoncé à coucher ses pensées les plus noires sur le papier.

L’impatience le gagne alors qu’il quitte le train pour rejoindre son domicile. Son pas se fait pressant, sa haute silhouette dénuée d’une once de graisse parcourt prestement le kilomètre qui sépare la gare de chez lui. Vêtu d’un élégant costume gris, choisi une teinte en dessous de sa chevelure poivre et sel, l’homme sait qu’il attire les regards. Quoi de mieux que son propre corps comme vitrine professionnelle ?
    Essoufflé, le chirurgien pousse le lourd battant de bois de son entrée de garage, se précipite vers sa boite aux lettres.
Vide.
Gratien a beau scruter le caisson jaunâtre, l’intérieur ne recèle aucun paquet. Pas même un avis de passage. La colère le gagne. Encore ! Encore une fois, ce foutu livreur de Colixximo s’est planté ! Il y a six mois de cela, le quadragénaire a connu un déboire identique. Le colis contenant des accessoires de mode qu’il souhaitait offrir à sa mère avait soi-disant été livré.
N’ayant jamais pu prouver qu’il n’avait réellement rien reçu, il avait dû tout racheter. Ses réclamations étaient restées lettres mortes, comme qui dirait.

    La porte d’entrée de la maison claque avec violence lorsqu’il la referme avec l’énergie de la fureur. S’il tenait ce satané livreur inconséquent, il lui ferait passer un sale quart d’heure. Et si, lui, chirurgien consciencieux de son état, se mettait à faire son job aussi négligemment ?! Que se passerait-il, hein ?
- Eh bien, explique-t-il au ficus desséché qui trône dans le hall, il y aurait des monstre dans les rue. Oui, des monstres. Des centaines d’hommes et de femmes difformes, défigurés par des lèvres protubérantes et des pommettes démesurées !
C’est déjà le cas, susurre sournoisement son esprit, narquois.
Mais Gratien n’est pas d’humeur ironique. Il se précipite sur son ordinateur portable, presse violemment la touche démarrage pour le sortir du mode veille.
Merci de patienter durant les mises à jour, lui enjoint la machine.
La fureur fait trembler ses mains. L’envie de ronger ses ongles manucurés avec soin le démange, mais il se maitrise. La vapeur tiède de sa respiration contre son visage lui fait réaliser qu’il a oublié d’ôter son masque. Ce dernier, arraché prestement, atterri dans la poubelle de la cuisine.
Lorsque le quadragénaire revient dans le bureau, le PC semble disposé à coopérer.
Son propriétaire vérifie alors une nouvelle fois sa boite mail. Pas d’erreur possible, Colixximo affirme avoir déposé un colis à 14h09 à son domicile.
Vu l’heure, le numéro du service client ne répond bien évidemment pas. Gratien s’attelle donc à faire une réclamation via la plateforme du prestataire. Ce dernier précise néanmoins que, dans ce genre de situation, il est recommandé d’aller consulter son voisinage, au cas où une tierce personne aurait réceptionné le paquet.
La rage de Gratien s’en voit décuplée. Et puis quoi encore ?! Un livreur incompétent égare quelque chose qui lui est destiné, et ça serait à lui de réparer les dégâts ?! C’est le monde à l’envers, cette histoire.

En parlant d’histoire, la situation inspire à Gratien un nouveau roman, riche en scènes de torture, qui relaterait la descente aux enfers d’un employé de Colixximo retenu en otage dans le sous-sol d’un usager mécontent. Finalement, sa carrière d’écrivain n’est peut-être pas si moribonde que ça. Tout en fulminant, le chirurgien termine sa réclamation en ligne. Un assistant virtuel lui demande d’évaluer sa prestation. Je me refuse à évaluer une intelligence artificielle, par contre je serai ravi de procéder à l’évaluation du livreur défaillant, tape rageusement Gratien avant de fermer la page.
Il s’apprête à envoyer un mail à Spirit Editions afin de connaitre la raison de cet envoi inattendu, lorsqu’il lui revient à l’esprit l’existence d’un groupe de discussion destiné aux auteurs de la maison d’édition. Mais sur quelle plateforme se trouve-t-il, déjà ? Gratien a beau se creuser la cervelle, impossible de se souvenir. D’autant plus qu’il a désactivé les notifications de son portable suite à son divorce.
Haineuse, son ex le harcelait de reproches sur Messenger, puis via WhatsApp, et même sur Discord, utilisé en théorie pour dialoguer avec les enfants. Depuis, pris entre son travail et son rôle de père trop épisodique à son goût, il n’a pas pensé à regarder ses éventuels messages. Muni d’une bière sans alcool, Gratien s’installe dans son fauteuil Chesterfield. Avant de contacter Spirit, il veut savoir si ses anciens comparses ont eux aussi reçu un colis.

***

    WhatsApp lui réserve cinq cent trente-deux messages, écris, vidéos ou vocaux, tous issus d’Adélaïde, sous le pseudo ChérieChérie. Incapable de les effacer, il réussit néanmoins à bloquer son hargneuse ex épouse. Lorsqu’il se connecte à Messenger, son portable émet des dizaines de petits bruits aigus, comme si une portée de souris se trouvait coincée à l’intérieur.
Outre le reliquat d’insultes en provenance de ChérieChérie, la majorité des messages provient d’un groupe baptisé avec grandiloquence Les Auteurs Spirit’uels.
Certains datent de plusieurs mois. Le chirurgien se concentre sur les derniers en date. Depuis le début d’après-midi, des dizaines d’interventions en provenance d’une poignée d’écrivains se font écho. La familiarité entre les interlocuteurs témoigne que les comparses de Gratien continuent de converser régulièrement. Entre amusement et agacement, il suit leurs échanges.
- Coucou, j’ai un message m’annonçant un colis de la part de SP. Je suis coincée au taf. Vous avez ça aussi ? interroge une certaine CriCri.
- Même mail, coincé aussi, suspens ! répond Atticus-le-grand.
Une série de cœur et de pouces levés atteste que le reste du groupe est aussi concerné. Le regard de Gratien défile sur des dizaines de bulles de paroles ponctuées d’émoticônes fantaisistes qui parviennent au même constat : tous les auteurs ont appris avoir un paquet dans leur boite aux lettres, mais personne n’a pu en prendre connaissance.
A partir de dix-sept heures, le ton et la nature des échanges changent radicalement.
- J’ai bien un paquet ! annonce fièrement Charlotte200173, à grand renfort de bouteilles de champagne au bouchon frétillant.
- Yakoi, Yakoi, Yakoi ? exige de savoir Atticus. Chuis pas encore parti du taf. Emoticône en larmes.
- Pas ouvert, j’ose pas.
- T’as peur d’une bombe ou quoi ? charrie CriCri. J’arrive bientôt, je saurai.
- Ouvrez-pas !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!intervient subitement Evan_Charroi.
- T’as ouvert ? Yakoi, l’exhorte Charlotte200173.
- La mort…
Le mot est suivi d’une photo de cercueil.

    Gratien continue de suivre le fil de la discussion qui se déroule depuis trois heures. Peu à peu, les écrivains, pressés de découvrir la surprise déposée dans leur boite aux lettres, se sont précipités chez eux. Le petit paquet a révélé un fin livret à la couverture rouge sang, vernie, brillante. Plusieurs clichés révèlent à Gratien ce dont il a été privé.
Emergeant du flot vermillon, l’image d’une main délicate qui s’apprête à écrire, une plume ancienne coincée entre les doigts. Quelques gouttes d’une encre aussi sombre que les enfers constellent une feuille auparavant immaculée.
Le chirurgien s’empresse de lire la suite des commentaires.
- Restez zen, il s’agit d’une blague de Greta. Notre éditrice a l’art de nous titiller, temporise ElGato44.
- Vous avez lu la première page ? interroge CriCri qui a fini par arriver chez elle. C’est flippant quand même…
- Non, vas-y, montre. Suis toujours au taf, se lamente Atticus-le-grand.
S’en suivent trois photographies provenant de CriCri, Charlote20011973 et Evan_Charroi. Y figure une seule et même page. Les clichés ne diffèrent que par le nom de l’auteur inscrit en position centrale. Il surplombe un texte rédigé d’une écriture alambiquée.

Mon cher auteur,
Il y a de cela des mois, voire des années, de ta main prolifique un contrat tu as signé.
Espéré, attendu, tant rêvé,
Après des mois d’attente, de refus, et la rage de te sentir incompris,
Ce contrat, tu l’as reçu comme Le Contrat de ta Vie.
A présent, il te faut rembourser la dette de l’honneur qui t’a été accordée,
Lorsqu’Auteur Spirit’uel tu fus baptisé.
Les ventes de tes ouvrages ont drastiquement chuté.
Ta mort sera leur plus belle publicité.
Plus elle sera horrifique,
Plus elle me rapportera du fric.
Alors vérifie les dernières lignes de ton contrat, cher auteur.
Car tu l’as accepté : pour me rendre riche, Tu Meurs !
GRETA

Seul sur son fauteuil, Gratien pouffe de rire, manque de s’étrangler avec sa dernière gorgée de bière. Il chasse les larmes venues embuer ses yeux d’un revers de main.
- Mais quelle farce ! s’exclame-t-il. Qui peut être assez niais pour croire à ces balivernes ?!
Déchiré entre l’envie de connaitre la réaction du reste du groupe et celle d’aller se préparer un sandwich thon-mayonnaise, le chirurgien fait taire son estomac pour mieux se concentrer sur son écran.
A la suite des images, les commentaires ont fusé. Dans la confusion, il peine à savoir qui s’exprime.
- Greta est devenue dingue ou quoi ?!
- On a tous reçu la même chose ? Qui est encore dans le groupe ? je crois qu’on n’est plus que six, et encore, Gratien ne répond plus depuis des semaines…
- C’est bien ça, nous sommes six. La septième, Greta, administre le groupe.
- Mon dieu ! Elle peut lire tout ce que nous écrivons ?
- Il s’agit de notre éditrice, c’est un peu le principe, non ? Elle doit bien se foutre de nos gueules, en ce moment !
Gratien continue à faire défiler les pages tout en se dirigeant vers la cuisine. Il pose son téléphone quelques secondes, le temps de tartiner des tranches de pain de mie avec de la mayonnaise. Léchant ses doigts avec gourmandise, il ouvre une boite de thon, l’égoutte soigneusement dans l’évier.
Une fois l’assemblage de son repas terminé, le quadragénaire s’installe sur un tabouret haut, prêt à profiter de la suite du spectacle.
Le bruit des notifications s’affole. Estimant avoir saisi l’essentiel des échanges, il décide de reprendre le fil de la discussion en direct. Evan_Charroi vient de poster un message paniqué.
- Je viens de vérifier mon contrat ! Le message de Greta dit vrai : il y a une clause en tout petit sur la dernière page, juste après les signatures.
- Sur le mien aussi, renchérit CriCri. Oh, mon dieu ! J’ai signé ça il y a trois ans, elle avait tout prévu…
- Ça dit quoi ? intervient ElGato44. Je ne sais pas ce que j’ai fait de ce fichu papier !
- Attendez, j’envoie une photo. Il faut zoomer un max ! propose Evan_Charroi.
Sur l’écran du smartphone de Gratien apparait une phrase dont les contours sont pixellisés.
En signant le présent contrat, l’auteur accepte de donner sa vie au bon vouloir de l’éditrice.
Sans réellement prendre la situation au sérieux, une partie de son esprit commence à se demander où il a bien pu ranger ses satanés contrats. Sauf erreur de sa part, il en a conclu trois avec Spirit Edition.
- Attendez, intervient Atticus-le-grand, s’il s‘agit d’une farce, elle a sacrément anticipé son coup, Greta !
- Si ce n’en est pas une, aussi…se lamente CriCri, à grand renfort d’émoticônes pleurant à chaudes larmes.
- Soyons sérieux et pragmatique un instant, modère ElGato44. SP n’est pas une grosse boite. Même s’ils ne se font plus de fric avec nos bouquins, ils ont d’autres auteurs, tous beaux tous neufs. Se transformer en meurtrière pour booster des ventes me semble irréel. Je dirai que Greta nous utilise. Elle nous place dans une situation étrange, et nos réactions écrivent une histoire spontanée, complètement dingue. Comme dans Cube, le film.
- Oh mais quelle horreur ! réagit Evan_Charroi. Ce film est trop dégueu…Je veux pas finir comme ça.
Quatre petits bonhommes jaunes enlaçant un cœur rouge sang viennent ponctuer son message. Pendant un instant, personne n’intervient, comme si chacun restait plongé dans des pensées sombres, morbides. S’imaginaient-ils percutés dès le lendemain par un bus devenu fou, leur corps trainé sur des dizaines de mètres sous les yeux de leur famille ? Vérifiaient-ils que chaque porte, chaque fenêtre, était bien fermée ; qu’un individu vêtu de noir ne se dissimulait pas derrière un rideau, une scie mal affutée à la main ?

***

    Gratien essuie les commissures de ses lèvres délicatement ourlées. Mains soigneusement lavées, il se dirige vers sa chambre. Les interventions du jour l’ont épuisé, mais il a envie de connaitre la suite de la discussion. Ça fait un moment qu’il n’a pas passé une soirée aussi agitée.
Son costume vole directement dans le panier à linge sale. Couvert d’un fin peignoir en coton le chirurgien s’allonge sur le grand lit qu’il occupe à présent seul.
Il renonce à chercher ses contrats. Demain est un autre jour, et de toute façon, il n’a pas reçu le fameux livret, lui ! Son imagination divague…Si la menace de Greta s’avère réelle ? En sera-t-il exempté du fait qu’il n’a pas reçu le colis ? Quel abruti, se sermonne-t-il. Il a, une fois de plus, agi sous le coup de la colère en faisant une réclamation virulente. Et si l’erreur commise par le facteur venait de lui sauver la vie ?
Une angoisse fugitive l’étreint. Si une personne a reçu le paquet par erreur, va-t-elle mourir à la place de Gratien ? Sera-t-il complice, voire coupable ? La chirurgien secoue la tête pour chasser ces pensées. N’importe quoi ! Le message de Greta s’apparente à une vaste fumisterie, et le groupe des Spirit’uels se jette tête baissée dans le piège.
Il décide de relancer les échanges.
- Salut tout le monde. Un peu occupé ces derniers temps. Je retrouve le groupe aujourd’hui. Pas reçu le colis, erreur du facteur…
Les réponses fusent immédiatement, comme si chacun attendait que l’un d’entre eux reprenne la parole, caché derrière son écran.
- Gratien77 ! ça fait plaisir ! le salue CriCri
- T’as rien reçu mec ? putain quelle chance…ajoute Evan_Charroi.
- Pas sûr que ça change grand-chose. Nos noms figurent en haut de ces menaces, où qu’elles aient pu atterrir.
- Qu’est-ce que tu en penses, toi le chirurgien ? T’es censé être super intelligent, t’as bien un avis ? questionne Charlotte200173.
- Parce que nous, on est des cons ?!s’insurge ElGato44 à grand renfort d’émoticônes furibards.
- Ben vu qu’on vient de passer des heures à flipper pour un simple cahier rouge glissé emballé dans du carton ondulé…pas loin, répond Charlotte200173 sans se démonter. Un nouvel avis nous fera peut-être relativiser. Gratien77 ?
Flatté par l’importance qu’on lui donne, ce dernier hésite à jouer le rôle de modérateur, à temporiser les angoisses, ou au contraire à surjouer la crainte de manière à faire monter la tension d’un cran.
Il réfléchit en écoutant crisser sa barbe de douze heures sous la paume de sa main. La fatigue lui ôte le courage d’envenimer les choses pour le plaisir.
- Je penche pour un canulard. Greta a raison sur un point. Les auteurs qui ont signé chez Spirit Editions sont loin d’avoir le niveau des ventes d’Amélie Nothomb, soyons lucides. Moi le premier, quand je l’ai reçu, j’ai juste vérifié qu’on allait pas me réclamer du fric comme chez les maisons à compte d’auteur. Elle peut y avoir recopié l’intégrale de la Traviata, j’avais juste envie de publier. Et comme personne n’a rien vu, son coup a raté alors elle en rajoute une couche. Il y a quoi dans les autres pages de vos cahiers ?
Les réactions tardent à venir, faisant leur chemin dans l’esprit surexcité de ses collègues.
- Une copie des quatrièmes de couverture de mes bouquins…T’as probablement raison, mec. L’avenir nous le dira…En attendant, je file au pieu (sans mauvais jeu de mots), j’ai bossé comme une brute, suis HS, assène Atticus-le-grand en se déconnectant sans laisser aux autres le temps de le retenir.
- Itou, sursoit Charlotte20011973. J’espère qu’on sera tous en vie pour en rire demain matin. Bye les amis. Plein de bises. Eh….Greta ? Si c’est une blague, ben même pas drôle.
- Personne ne voudrait rester connecté avec moi, juste au cas où ? supplie Evan_Charroi, ponctuant ses mots de visage fantomatiques terrorisés.
- J’veux bien, mon mec fait la gueule, il pionce dans la chambre d’amis, accepte CriCri.

Les autres se déconnectent sans répondre. Il est vingt-deux heures.

    Gratien se dirige vers la salle de bain. A l’aide d’un verre d’eau, il avale deux comprimés d’un coup sec. Le chirurgien croise son regard accusateur dans le miroir. Il sait bien qu’il devrait se défaire de cette sale habitude qui s’est emparé de lui lorsque ses déboires conjugaux ont commencé. Deux somnifères puissants pour gagner quelques heures de sommeil, une gélule de dopant pour garder la forme au cours de ses journées marathon.
Les injections discrètes de botox ainsi que le laser ont beau le faire paraître quelques années plus jeune, rien ne masque les profondes cernes qui creusent des ornières sous ses iris gris-vert. Le quadragénaire étire ses lèvres en une grimace clownesque. Impossible de se souvenir de la dernière fois où il a ri, même souri, sincèrement.
La façade qu’il affiche avec sa clientèle, celle d’un homme affable, compatissant, s’effondre sous les assauts du quotidien dès qu’il se couche. Sincèrement épris de son ex-femme, il a vécu un état de sidération lorsque celle-ci l’a planté du jour au lendemain en partant avec les enfants, l’intégralité de leur épargne, et le mari de sa meilleure amie. Un véritable vaudeville, si caricatural qu’il en aurait été risible si Adélaïde n’avait continué à le détruire en lui refusant la garde alternée des enfants. Lorsque Gratien avait embauché un avocat afin de faire valoir ses droits et récupérer une partie de ses biens, la plantureuse brune n’avait eu de cesse de saper la réputation du chirurgien et de le harceler.
Jusqu’à ce qu’il craque.
Sans l’aide des quelques médicaments prescrit par un confrère et ami, le médecin aurait été contraint de cesser d’exercer.
Pour toutes ces raisons, il s’interroge longuement. Va-t-il laisser Messenger en veille près de lui pour suivre les péripéties nocturnes des Spirit’uels, ou couper son téléphone afin d’être en forme pour attaquer sa journée implants mammaires ?
- Je reste connecté, mais j’ai le sommeil lourd. Je ne garantis pas une présence active, tapote-t-il avant de poser le portable sur sa table de chevet.

Etonnamment, Gratien sombre immédiatement. Les péripéties du groupe d’auteurs ont sans doute constitué un dérivatif aux idées noires qui viennent à la faveur des ténèbres, comme des corbeaux, planter leurs becs acérés dans son cerveau.
Une nuit, un volatile sombre et brillant prend son élan, fonce, plonge dans les méandres de ses pensées. Repart avec un souvenir, furtif : le premier rire de Lila, sa fille. La nuit suivante, le rapace fouille son cortex de ses serres puissantes, gratte, déloge une peine immense que Gratien pensait avoir dissimulé avec soin. L’oiseau n’en a cure. Il la dégage, l’expose au grand jour, lui donne l’occasion de s’étendre, de prendre de l’ampleur, d’étouffer son propriétaire.

***

    Lorsque le réveil le tire de sa torpeur à sept heures du matin, le chirurgien, assommé, réalise qu’il vient de dormir plusieurs heures d’affilée. Un exploit.
Ravi, il contemple son portable, hésite à consulter Messenger puis y renonce. La journée s’annonce chargée, il aura le loisir de prendre des nouvelles de ses comparses dans le train.
Après s’être offert deux cafés colombiens serrés issus de son percolateur, Gratien envoie des textos à Lila et Martin pour leur souhaiter une bonne journée, passe sous la douche, se précipite vers la gare. Adélaïde filtre les messages des enfants, l’homme n’a donc aucune certitude que les petits reçoivent bien ses marques d’attention. Il s’élance dans la rue, un pincement au creux du ventre.

Une place libre l’attend dès son entrée dans le wagon. Exposée aux vents, elle a néanmoins le mérite de lui offrir quarante minutes de trajet assis, ce qui est suffisamment exceptionnel pour qu’il l’apprécie sans tergiverser.
Dans sa boite mail, Colixximo l’assure faire le maximum pour répondre au mieux à sa requête. Pas plus avancé, il se connecte à Messenger. Une symphonie aigue se déchaîne, attirant le regard rageur des autres voyageurs. Son coupé, Gratien peut enfin prendre connaissance des dernières nouvelles. Il lui faut remonter le fil pour comprendre la raison d’un tel emballement.
- CriCri est morte ! a posté Evan_Charroi à sept heures douze.
Plusieurs messages préalables enjoignaient la susnommée CriCri à leur donner des nouvelles. A cinq heures, cette dernière avait laconiquement écrit.
- Encore en vie. J’attaque tôt ce matin. Bonne journée à tous ! Je vous fais signe quand je serai au boulot. Genre à six heures.
Dès six heures dix, Evan_Charroi puis ElGato44 avaient relancé la discussion.
- Salut. Tout le monde va bien ? Des nouvelles de CriCri ?
- RAS, fut la réponse de Charlotte20011973.
- Bizarre, non ?
- Tu sais Evan, pas tant que ça. Si elle a du boulot, elle taffe, aussi simple que bonjour.
- Elle a dit qu’elle donnerait des nouvelles, donc je m’inquiète. Je vais voir son profil Facebook, on est amis, a rétorqué l’obstiné.
Sans prendre le temps de réfléchir sur le concept d’amitié sur les réseaux sociaux, Gratien fait défiler les bulles jusqu’à une copie d’écran envoyée par Evan_Charroi.
On y voit la photographie d’une toute jeune femme, vingt-cinq ans tout au plus, radieuse, tenant un nourrisson dans les bras. Assise sur un antique rocking-chair, l’image a été retravaillée à grand renfort de filtres pour renvoyer une atmosphère solaire. Le symbole du bonheur à l’état pur.
Le commentaire, ajouté à six heures trois, alors que Gratien dormait d’un sommeil sans rêve, lui glace le sang. C’est un certain Mattthieu TnT qui l’a rédigé.
Je suis désespéré. CriCri nous a quittés. Sa voiture a heurté un arbre alors qu’elle partait travailler. Ambre et moi sommes seuls à présent.
Des dizaines de messages de soutien et de compassion suivent cette information.
Dans le groupe des auteurs Spirit’uels, la frénésie fait rage.
- CriCri a été assassinée par Greta ! Nous devons la dénoncer, accuse Charlote20011973.
- Il faut aller voir la police, Charlotte a raison, enchérit Evan_Charroi. J’ai déjà contacté le père de sa fille, Mattthieu TnT, mais sans réponse.
- Tu m’étonnes, ironise Atticus-le-grand. Sa nana vient de se tuer en bagnole, il doit avoir autre chose à faire.
- Ça ne l’a pas empêché de publier la mort de CriCri sur sa page Facebook, ne peut s’empêcher de remarquer aigrement Gratien.
- Ah, il est avec nous, le grand chirurgien ?!glisse perfidement ElGato44. Ton avis ne lui a pas sauvé la vie, à CriCri, alors tu pourrais peut-être le garder pour toi à présent ?!
- Je l’ai donné parce qu’on me l’a demandé, pauvre naze. Et pour l’accident, il est probable que ça en soit un, justement ! Personne ne s’est dit qu’avec l’angoisse de la nuit, CriCri a probablement mal dormi et a manqué d’attention au volant ? Simple et triste concours de circonstances…
ElGato44 propulse une série d’émoticônes chargés de faire savoir à Gratien ce qu’il pense de son avis, tout comme le sort qu’il lui ferait subir s’il se tenait face à lui.
Charlotte20011973 temporise.
- Eh, les gars, pas la peine de s’entretuer, on vient déjà de perdre l’une d’entre nous ! Un peu de respect, non ?! Il est possible que Gratien ait raison, en plus. La fatigue, le stress, ça pourrait expliquer un accident.
- Mouais, vous n’avez pas tort. Mais est-ce que Greta peut être considérée comme responsable, selon vous ? veut savoir Atticus-le-grand. Par effet domino…
- Et qui vous dit que sa bagnole n’a pas été trafiquée ? Ou qu’un camion ne l’a pas poussée à sortir de route ? C’est dingue que personne ne veuille voir la réalité, s’insurge Evan_Charroi, hier on nous menace et dès l’aube l’une d’entre nous trépasse. Je reste persuadé que…

Plus aucun message. Le train de Gratien vient de passer sous un tunnel, le plus long qu’il ait vécu de toute sa vie.
Il scrute l’écran. Actualise. Ça mouline. Rien.
En temps normal, le chirurgien n’en fait pas cas, mais la situation rend le suspense insoutenable.
Une fine lame d’angoisse s’immisce entre ses vertèbres. Froide, dure.
D’autant plus qu’il arrive en gare de Bordeaux prochainement et, qu’après un rapide trajet en tramway, il devra lâcher son smartphone pour plusieurs heures.
Il se souvient avoir rencontré Evan Charroi lors d’une séance de dédicaces, au salon du livre de Brive, quelques années plus tôt. Plus jeune d’une dizaine d’année que le médecin, l’écrivain hypersensible exprimait ses angoisses au travers d’ouvrages de Dark fantasy ultra sombres.
Sortie de tunnel.
Messenger s’active à nouveau.
- Evan_Charroi ?!
- Evan !!!
- Réponds, mec ! T’es passé où ?
- Putain, quelqu’un sait comment le joindre ? Evan !!!
- Saloperie de réseaux, on ne sait même pas où sont les gens !
- J’ai son numéro de portable, intervient Gratien. On s’était donné rendez-vous à un salon du livre. J’essaie d’appeler depuis le tram, je vous tiens au courant.
- Ah, t’es un chef, mec, le remercie Atticus-le-grand.
Les autres enchérissent à coup de petits cœurs solidaires. Y compris ElGato44.

    Fouillant dans son répertoire, Gratien se fraie un passage dans la foule dense qui peuple les quais de la gare Saint Jean. Les péripéties du groupe l’extraient de son quotidien morose, ce qui n’est pas pour lui déplaire, mais un sombre oiseau de malheur plane au-dessus de ses épaules depuis qu’Evan a cessé de communiquer. Il croit se souvenir que le jeune homme réside à Limoges, ou quelque part à proximité. Son silence l’inquiète tout autant que le reste du groupe.
Une fois calé dans la rame qui le mènera à la clinique, le quadragénaire appuie sur la touche appel. Une sonnerie, puis deux, trois…Une quatrième. Le voilà en liaison avec un répondeur sur lequel Evan propose de laisser un message.
Il raccroche. Réitère son appel. Par deux fois.
Une voix féminine répond. Sèche, sans fioritures.
- Oui ?
- Evan ? Je cherche à joindre Evan, balbutie Gratien, déstabilisé.
- Vous êtes qui ? Vous connaissez le propriétaire de ce portable ?
- Oui, bien sûr, puisque je cherche à le joindre, s’agace le médecin. Vous pouvez me dire pourquoi ce n’est pas lui qui me répond ?
L’intonation de son interlocutrice s’adoucit.
- Monsieur, celui à qui vous désirez parler vient d’être victime d’un AVP . C’est un…
- Je suis chirurgien, je sais ce qu’est un AVP ! Passez-moi les détails, comment va-t-il ?
- Docteur, je suis l’agent Doriane Avicennes, gardien de la paix. Le SAMU vient de constater le décès de monsieur Charroi. Il a traversé alors qu’un bus arrivait à grande vitesse, le conducteur n’a pas eu le temps de s’arrêter.
Gratien peine à déglutir, sa vue se brouille. Lorsqu’il prend une profonde inspiration, l’odeur âcre de transpiration émanant de son voisin lui donne un haut-le-cœur.
- Suicide ? demande-t-il d’un ton mal assuré.
- Il semble que non. Votre ami semble avoir eu les yeux rivés sur son téléphone…ça en fait des dégâts, les…

Le chirurgien met un terme à la conversation, se précipite vers la sortie sans même vérifier les panneaux. A peine dehors, des spasmes violents éjectent le contenu caféiné de son estomac sur le trottoir, déclenchant le regard noir d’une passante dont les chaussures viennent d’éviter le pire. Un œil vers sa montre indique qu’il lui reste dix minutes pour se présenter à la clinique, mais il ne reconnait pas les lieux.
Quel imbécile, je suis descendu trop tôt, se morigène-t-il en tentant de se repérer aux façades environnantes. Heureusement, les arrêts de tramway sont proches, dans le quartier ; il distingue au loin la marquise élégante, vert émeraude, qui désigne l’entrée du temple de la beauté. Dans un sprint éperdu, l’esprit confus, Gratien se précipite, bousculant un groupe d’enfants chargés de lourds cartables.
- Eh, le vieux, tu peux pas faire gaffe ?!, entend-il sans y prêter attention.
Réfugié dans l’encoignure de la porte coulissante en verre, le quadragénaire tente de reprendre son souffle. Echevelé, le teint rougi par l’effort, il est néanmoins reconnu par sa secrétaire qui se présente sur le perron à neuf heures précises.
- Tout va bien, docteur ? Un accident, peut-être, s’inquiète la séduisante blonde, avec un brin d’ironie.
- Merci, Mélanie, ça ira, lâche Gratien entre deux ahanements. J’arrive, faites patienter l’équipe, s’il vous plait.

***

Nous sommes jeudi, jour des implants mammaires. Le chirurgien doit enchaîner six interventions destinées à transformer de banales jeunes femmes en starlettes de télé-réalité, en recevoir autant en consultation pré ou post-opératoire, tout en assurant les urgences si besoin. Pour s’acheter une conscience, Gratien réalise gracieusement des opérations de reconstruction mammaire sur les femmes victimes de violences conjugales ou d’accidents de la route.
Afin de se soustraire au regard des nombreuses personnes qui passent le seuil de la clinique, le praticien se redresse, glisse une main dans ses cheveux pour les discipliner puis se dirige lentement vers son bureau.
Ses pensées se bousculent. Deux auteurs morts en moins de vingt-quatre heures, des menaces explicites formulées par la responsable d’une maison d’édition méconnue en quête d’argent…Faut-il y voir de réels actes de malveillance ? Un concours de circonstances malheureux, le battement d’aile du papillon maudit de Greta qui aurait déclenché l’ouragan responsable des accidents de CriCri et Evan ? Lui-même, dans sa course stupide, irrationnelle, aurait pu heurter une voiture ou encore faire un infarctus.
Comme un robot il dépose sa mallette et ses effets personnels, dont son téléphone, dans le placard de son bureau avant de se raviser. Messenger est saturé par les messages du groupe.
- Gratien, alors ? keske tu fous ?
- Mec, des nouvelles ? Evan_Charroi ne répond toujours pas !!!
- File-moi son numéro si tu as mieux à faire, monsieur le chirurgien, glisse ElGato44.
- La police a répondu à sa place. Accident. Evan est passé sous un bus. Traversait sans regarder. Sans doute à cause de Messenger…Dois aller bosser. Répond le quadragénaire dans un style télégraphique, avant de jeter l’objet sur sa veste et de quitter la pièce.
Il se doute qu’il va déclencher les foudres des survivants, mais il a des engagements à tenir. Son divorce l’a laissé sur la paille, Adélaïde exige une pension colossale et il lui reste vingt années pour rembourser un crédit délirant.
Le couloir qui le mène au bloc lui laisse le loisir de ressasser son amertume.
Lorsque sa jeune épouse avait insisté pour que le couple ait un train de vie à la hauteur de son statut de chirurgien esthétique, Gratien n’avait rien pu lui refuser. Porsche Cayenne coupée S d’un blanc nacré du plus bel effet, maison équipée de ce qui se fait de mieux en matière de domotique et de matériaux…Seule lui reste la grande bâtisse. Vide. Adélaïde a embarqué la voiture, arguant qu’elle en a besoin pour conduire les enfants à l’école. Les meubles aussi ont disparu, sous il ne sait plus quel mobile fallacieux.

Fulgurante, une scène troublante s’incruste derrière sa rétine.
Le facteur a déposé le colis maudit chez son ex-femme. Elle l’a reçu en main-propre et avec lui, le sort réservé à Gratien. Après-tout, la garce a voulu le dépouiller de tout ce qu’il a gagné à la sueur de son front, autant tout partager, non ?
Du mariage, la mante-religieuse a sucé le meilleur jusqu’à la moëlle, qu’elle reçoive le pire. L’épouvantable, l’horrifique.
Après avoir découvert le cahier rouge et l’avoir jeté avec mépris sur le guéridon de l’entrée en réalisant qu’il est adressé à Gratien, elle a décidé d’aller se servir un verre. Pas de bière sans alcool, non. Bien trop populaire à son goût. Adélaïde sirote du sigle-malt japonais. Souvent, mais pas assez pour que le juge y ait vu un motif suffisant pour lui ôter la garde des enfants.
Un lourd verre en cristal à la main, la brune déambule dans son appartement. Elle y vit seule, sa liaison n’ayant pas duré. L’immense baie vitrée du salon offre une vue imprenable sur la Garonne. Le soleil couchant pare les murs de teintes orangées. Un escalier en fer forgé noir s’enroule tel un boa en plein centre de la pièce, conduisant aux chambres.
Pas de signe des enfants, probablement chez leur grand-mère maternelle, comme lorsque leur mère traverse des épisodes dépressifs majeurs.
Pieds nus, Adél’ débute l’ascension des marches. Incertaine, déjà titubante. Quelques mots étouffés franchissent ses lèvres trop maquillées. « Connard, salaud, bon à rien… » Trois pas la séparent de l’étage. Trois petits pas de rien du tout, mais la femme pose ses orteils joliment manucurés sur la ceinture de son peignoir en soie sauvage.
Elle trébuche ; le verre lui échappe, le whisky se répand sur le métal froid. Tentant de reprendre l’équilibre, Adélaïde rate la fine rambarde ouvragée, tombe à plat ventre sur les marches. Le choc lui coupe le souffle, son menton heurte le fer couleur ébène. Le goût du sang qui emplit sa bouche est aussi métallique que la matière sur laquelle son corps s’avachit. Encore étourdie, la femme s’empare de la corde rigide en acier brillant qui sert de garde-corps puis se redresse avec fierté. Pressée de se jeter dans un bain bouillonnant, l’inconsciente ne prend pas garde à la flaque d’alcool, luisante, glissante, répandue à ses pieds.
Dans sa précipitation, sa chute la projette par-delà la rambarde, à trois mètres au-dessus du sol. La ceinture de soie s’enroule élégamment autour de sa gorge à peine ridée. Le peignoir, lui, reste fermement agrippé aux vis scellant la dernière marche.
Nue, pendue dans le vide face à la Garonne qui persiste à couler sans se soucier de son agonie, l’ex-femme de Gratien convulse, tressaute. Sa danse ridicule agite sa chair molle. Ses yeux charbonneux versent des larmes d’incompréhension tandis que sa vessie se relâche en contrebas sur un tapis d’astrakan.
Dieu, qu’elle est laide ainsi, le visage bouffi, la langue gonflée, son corps vieillissant exposé aux néons, s’étonne le chirurgien lorsque cette vision fugitive le frappe.
Il a honte de se réjouir, mais c’est pourtant le cas. Une vague de soulagement le transporte, balayant des années d’humiliation, de rancœur et de peine.
Si seulement c’était réel, je pourrais récupérer les gosses…

- Docteur ?! Docteur, nous sommes prêts, l’interpelle une aide-soignante à l’entrée du bloc. Tout va bien ?
Gratien secoue violemment la tête pour remettre de l’ordre dans ses idées. Une hallucination. Une simple hallucination. J’ai trop dormi….
- J’arrive immédiatement. Préparez la patiente, je suis là dans trois minutes, assure-t-il avant de se précipiter vers le lave-mains.
Un profond malaise ne le quitte pas. Pire, un puissant sentiment de culpabilité, car face au drame qui s’est déroulé dans son imagination, le chirurgien a ressenti une joie intense, malsaine mais oh combien agréable à la vue du corps martyrisé d’Adélaïde.

***
Neuf heures s’écoulent au cours desquelles Gratien manipule de nombreuses paires de seins, sans y prêter plus d’attention que nécessaire. Dix ans de pratique lui confèrent des automatismes, mais la concentration lui évite de penser aux évènements du début de journée, ainsi qu’à son étrange vision. Lors de la pause repas, happé par un collègue anesthésiste en veine de confidences sur son aventure avec la nouvelle attachée d’administration, le chirurgien n’a pas eu le temps de repasser par son bureau.
Pas très envie, en fait. Ils doivent tous être fous comme des lapins, avec l’accident de ce pauvre Evan. Ou morts…Punaise, je fais quoi, s’ils sont tous morts ?!
Tel est son état d’esprit lorsqu’il ouvre enfin la porte de son vestiaire à dix-neuf heures. Mélanie l’a salué trente minutes plus tôt, lui rappelant que le lendemain, il entame ses consultations liposuccion à neuf heure trente avec madame Ferret, épouse du sous-préfet.
Le regard lourd de sens de sa secrétaire ne laisse aucune place à l’ambiguïté : cette fois-ci, Gratien se devra d’être à l’heure et présentable.

    Un silence pesant règne dans la zone administrative. Le quadragénaire glisse une main épuisée dans un tiroir mi-clos. Une barre de céréales saveur noix de macadamia entre les dents, il appuie sur le bouton de sa cafetière, autant pour entendre son ronronnement familier, rassurant, que pour savourer un double Volluto. L’odeur chaude, terreuse, le réconforte. Il lui reste deux heures trente avant le dernier train, suffisamment pour prendre des nouvelles du groupe.
Assis sur le canapé réservé aux clientes, les jambes allongées sur le cuir vernis, Gratien ouvre l’application.
Depuis la bombe qu’il a balancée, les survivants se sont déchainés. ElGato44, le plus virulent, a conspué la lâcheté du chirurgien avant d’informer ses comparses qu’il se rendait immédiatement au commissariat pour déposer une plainte à l’encontre de Greta.
Alors que les deux autres évaluaient la pertinence d’un tel acte, une immixtion inattendue est venue faucher les interrogations.
- Je vous déconseille de tenter quoique ce soit.
La bulle, assortie d’une photographie d’araignée grasse et velue, correspond au profil de Greta.
- Greta ?! ça veut dire quoi ? Encore des menaces, cachée derrière ta putain de photo de profil à la con ? s’est immédiatement insurgé Atticus-le-grand.
- Atticus, ta gueule, n’envenime pas les choses, a tenté de temporiser Charlotte20011973. Greta ? On t écoute…
- Ta gueule toi-même, j’écoute cette dingue si je veux. Et qui nous dit que c’est elle, d’ailleurs ?
Validé par un pouce levé par ElGato44.
Selon Messenger, dix-sept minutes se sont écoulées avant que leur éditrice ne daigne intervenir à nouveau.
- Votre sort est scellé. Rien ne peut s’y opposer. Mais si vous parlez de ce qui se passe à quiconque, ce sont vos proches qui en pâtiront. Juste après vous.
- Espèce de garce ! Si tu touches à un cheveu de mes gosses, je te jure que je me déplace pour te faire la peau, parole d’Atticus !
- Parce que tu sais où je me trouve ? En ce moment même ?
La question a laissé un nouveau blanc s’installer dans la conversation. Peut-être les uns et les autres se sont-ils consultés sur la conduite à tenir en conversations privées, en aparté ? Si tel est le cas, ils n’ont pas inclus Gratien dans la confidence.
Celui-ci décide de poursuivre sa lecture en rentrant chez lui. Un instant, il hésite, se demande s’il ne serait pas plus en sécurité dans l’anonymat d’une chambre d’hôtel, puis y renonce. Autant affronter le destin, se dit-il, fataliste.

    Se remémorant la scène horrifique conduisant Adélaïde à un odieux décès, l’homme hésite un instant à aller trouver la police. Et si la situation lui permettait de se débarrasser de celle qui lui empoissonne la vie ?
Un peu honteux, il se raisonne. Greta a parlé de nos proches, ce qui n’est plus vraiment le cas d’Adélaïde…et puis c’est la mère des enfants, même si elle se comporte comme une conne.
Une fois dehors, le chirurgien observe attentivement autour de lui. Pas d’adolescent arrivant à grande vitesse sur une trottinette débridée. Aucun signe d’un SDF déséquilibré prêt à le poignarder pour quelques euros. Il se dirige vers l’arrêt de tramway d’un pas mesuré, se colle à la paroi en plexiglas de l’abri afin d’éviter qu’on ne le pousse sur les rails par surprise.
Malgré la fatigue qui s’empare peu à peu de lui, Gratien scrute, fixe, détaille chaque geste, chaque mimique de ceux qui l’entourent.
Rien. Ses congénères, les yeux rivés sur l’écran de leur liseuse ou de leur téléphone, ne font aucun cas de sa présence. Lui préfère attendre d’être installé dans le train pour reprendre le fil de la discussion des auteurs Spirit’uels survivants.
Survivants. Le mot le glace et l’étonne tout à la fois. Comment la situation a-t-elle pu dégénérer à ce point, en si peu de temps ? Leur éditrice est-elle réellement responsable du carnage ?
Quelques minutes plus tard, soigneusement installé dos à une vitre, il lance Messenger. Le wagon semble quasiment désert ; une nouvelle fois, chacun est plongé dans son monde. Seul un touriste beugle dans WhatsApp à grand renfort de gestes et de postillons, expliquant à son invisible interlocuteur à quel point french wine are so good !

Peu après dix heures, la conversation a cessé. ElGato44 a envoyé un message laconique.
- Je viens d’arriver au boulot. J’espère vous retrouver ce soir…Sauf toi, Greta, pauvre malade !
- Je suis de repos aujourd’hui, a expliqué Atticus-le-grand. Je reste à la maison, peu de risques en ce qui me concerne.
- Bon courage, les gars, a conclu Charlotte20011973.
Qui s’est empressée d’envoyer un message privé au chirurgien.
- Gratien, nous avons décidé avec les deux autres de ne plus communiquer sur le groupe des Spirit’uels. Nous passons uniquement par nos Messenger perso. Atticus et ElGato veulent aller porter plainte. Pour ma part j’hésite. J’ai tendance à penser comme toi : Greta nous utilise, la mort de CriCri et d’Evan sont le fruit d’horribles coïncidences.
Deux heures plus tard, Charlotte à nouveau.
- Les collègues sont furieux, la police a refusé de recevoir leurs plaintes. Soi-disant qu’il n’y a rien de tangible et que tout ça n’est que des fantasmes d’écrivains en mal de gloire. C’est la fin de la pause repas, j’y repars. Au fait, Gratien, les mecs t’aiment pas. Me demande pas pourquoi. Du coup ils refusent de t’envoyer des messages. Fais gaffe à toi.

Depuis, plus rien. Pas un mot, pas un émoticône. Le vide abyssal. Secoué par les mouvements du train, Gratien actualise frénétiquement son téléphone, sans succès. Messenger reste stérile. Pris d’une pensée soudaine, le médecin consulte alors sa boite mail. Au milieu des spams et des invitations à commander un repas pantagruélique pour trois fois rien chez Uber Eats, un intrus attire son attention. Votre réclamation Colixximo, annonce mystérieusement l’objet du message.
Le contenu, formel, émane d’une certaine Gisèle Bonuchen, responsable du centre de tri postal de Gironde.
« Monsieur, suite à votre réclamation BRCK639_OJ concernant un colis en provenance de l’expéditeur Spirit Editions, j’ai le plaisir de vous annoncer que ce dernier a été déposé ce jour dans votre boite aux lettres. Le facteur l’a par mégarde remis à l’un de vos voisins. Il s’est chargé de le récupérer à la première heure, et vous prie, tout comme l’ensemble de notre équipe, d’accepter nos excuses pour cette erreur inhabituelle mais très humaine, vous le comprendrez. Je n’ai pas réussi à vous joindre par téléphone et reste à votre disposition pour tout complément d’information ; blablabla… »
Un carnet rouge carmin à son nom attend donc Gratien à son domicile.

***

La fin du trajet semble interminable. Hermétique à son environnement, le chirurgien actualise Messenger à plusieurs reprises, sans que rien de nouveau n’apparaisse. Sa boite mail aussi reste stérile.
En désespoir de cause, il va faire un tour sur la page Facebook de CriCri, où les condoléances s’accumulent, puis consulte les profils des autres écrivains. Afin de promouvoir leurs écrits, la plupart ont rendu publique leur page personnelle, mélangeant photos de vacances et de séances de dédicaces.
Une semaine plus tôt, ElGato44, qui semble se prénommer Adrien, s’est vu attribuer le troisième prix d’un concours de nouvelles renommé. Plusieurs clichés le montrent fier et souriant aux côtés des membres du jury, un trophée en forme de stylo géant sous le bras.
De nombreuses réactions et commentaires de félicitations accompagnent sa publication, mais depuis, plus rien.

Lorsque le train s’arrête enfin dans sa gare de destination Gratien se précipite sur le quai, oubliant toutes les mesures de précautions prises jusqu’alors.
Un bourrasque de vent brutale, glaciale, lui jette au visage des feuilles mortes, papiers gras et autres détritus abandonnés sur le trottoir. Instinctivement, son regard se lève vers le ciel, vérifiant qu’une tuile ne s’est pas détachée pour lui tomber sur la tête.
Rien.
« Ne sois pas aussi stupide ! Greta n’est quand même pas capable de déchaîner les éléments contre toi », se raisonne-t-il en vain. Son esprit rationnel se remémore qu’une alerte météo est en cours, un avis de tempête lui semble-t-il. « Ciaran…C’est ça, une foutue tempête prénommée comme un foutu troll irlandais… »
Immédiatement, il comprend pourquoi les autres ne lui donnent plus de nouvelles. Les intempéries ont probablement réduit les réseaux internet et téléphonique à néant.
Muni de cette explication rationnelle, le quadragénaire ralentit le pas, serre son porte-document contre lui et progresse au milieu des bourrasques, attentif au moindre mouvement alentours. L’odeur de frites et de graillons qui émane d’un kébab devant lequel s’entassent quelques riverains affamés fait gargouiller son estomac.

    Quinze minutes plus tard, débarrassé de son manteau, barricadé dans sa vaste demeure silencieuse, il vérifie que sa box internet fonctionne, que le courant alimente toutes les pièces ainsi que l’éclairage public dans la rue, puis connecte son téléphone en Wifi.
Toujours le silence. Il relance Charlotte. A côté de son message, la petite pastille illustrée par un chat affalé au milieu de livres ne vient pas confirmer que le message a été reçu.
Indifférent à l’opinion qu’Atticus et Adrien/ElGato44 ont de lui, il tente de les contacter aussi.
Même absence de réaction.
- Putain de réseaux ! Saloperie de tempête, marmonne-t-il à l’attention du ficus.
Pour manifester sa compassion, ce dernier laisse échapper une des dernières feuilles jaunâtres encore agrippées à ses branches rachitiques. Elle se pose en silence sur le sol en compagnie de ses consœurs.
Soudainement, le téléphone émet deux bips. Gratien s’en empare avec avidité.
Le premier message émane de son ex.
- Alors, connard, de retour sur les réseaux ? Tu te cherches une nouvelle pétasse pour t’attendre dans une maison vide ?
Trois émoticônes vomissant, au teint gris-vert, ponctuent la phrase. L’homme n’arrive pas à déterminer si savoir Adélaïde effectivement en vie le soulage ou le déçoit. Il ne comprend pas non plus comment la perverse a fait pour déjouer le blocage qu’il a mis sur son profil, avant de réaliser qu’elle en a créé un nouveau. Il a juste reconnu son ex-femme à sa prose inimitable. Sans en faire plus de cas, il prend connaissance de l’autre notification.
- Bonjour Gratien. Bienvenue chez toi. Ne te fatigue pas à essayer de contacter les trois autres, les pauvres ne sont plus parmi nous.
La photo de profil n’a pas changé. Une tarentule spectaculaire et charnue accompagne la bulle de conversation.
Un frisson parcourt l’échine du chirurgien.
Greta !
- Greta…Je ne parviens pas à croire que tu leur aies fait du mal. C’est une vaste plaisanterie, rassure-moi. Eux comme moi avons une famille, des enfants…La vente de quelques bouquins ne peut justifier que tu en arrives à de telles extrémités.
Ses doigts, peu habitués à saisir autant de mots sur le téléphone, peinent à trouver les touches, ajoutent des lettres inutiles, créant des mots inconnus qu’il corrige par réflexe avant de taper sur « envoi ». Le bruit de sa respiration saccadée fait écho à ses pensées agitées. Comment raisonner l’éditrice ? La convaincre que ses actes sont ceux d’une démente. Qu’elle les ait tués ou qu’ils soient morts à cause d’elle.
- Cher et idéaliste Gratien, dans quel monde vis-tu ? Moi, j’évolue dans celui où nos congénères s’entretuent pour un regard en biais, où des mômes égorgent leurs professeurs, où des mères balancent leur nourrisson au congélateur…Alors sacrifier deux-trois auteurs pour le profit, je n’y vois pas quoique ce soit de délirant. D’autant plus que vous avez tous donné votre accord !
Gratien se lève, débute une ronde infernale autour de la table basse. Son genou heurte brutalement un angle aigu, lui arrachant un gémissement sourd. La colère le ronge. Il voudrait pouvoir agir, avoir cette satanée bonne femme face à lui. La raisonner. La frapper, aussi.
- Mais tu sais très bien que personne ne les a lus, tes foutus contrats, pauvre malade ! Tout ce qu’on voulait, c’était la reconnaissance, être enfin publiés sans avoir à débourser un centime. Être légitimés en tant qu’auteurs. Si on a pêché, c’est par orgueil…Rien qui mérite la mort !
- Et je vous ai donné tout ça. Bien plus encore, avec les salons littéraires où vous vous êtes pavanés, dédicaçant vos bouquins avec emphase, comme si ça allait faire grimper leur valeur, les inscrire dans la postérité. Je vous ai sortis de l’anonymat, je vous ai offert votre quart d’heure de gloire, comme dirait Warhol. A présent, je veux un retour sur investissement.

Un immense fracas fait sursauter Gratien, concentré sur la conversation virtuelle. Hébété, il cherche à identifier d’où vient le bruit, se demande si la démente éditrice déambule au cœur de son domicile. Il se précipite vers la cuisine, imagine qu’elle a fracassé au sol le meuble contenant sa collection de verres à vin, mais non. Nulle trace d’intrusion.
Des lumières et mouvements inhabituels dans la rue attirent son regard par la fenêtre de la cuisine. Gratien s’approche, reste en biais pour ne pas être vu.
Observe.
Un platane, arraché du sol par la force du vent, a défoncé le toit de la voiture du voisin. Ce dernier, à peine couvert d’un anorak de chasse, en pantalon de pyjama, contemple son pick-up en oscillant d’une jambe sur l’autre.
La boite aux lettres d’un vert terne fixée au mur du pauvre type rappelle à Gratien qu’il n’a pas regardé le contenu de la sienne en arrivant. Rassuré de constater que le grabuge s’est produit à l’extérieur, il se précipite vers l’entrée. Comme fièrement annoncé par la responsable du centre de tri, son colis l’attend sagement dans le réceptacle de métal.
Il s’en empare, tire sur le morceau de carton identifié par une flèche avec l’annotation « ouverte facile », arrache la moitié de l’emballage, extirpe un fin cahier identique à celui de ses (ex ?) comparses. Il y découvre le même poème signé Greta, son nom, ainsi que les quatrièmes de couverture de ses trois romans. Aucune surprise, il a déjà tout vu sur Messenger.
Tel un agent secret, Gratien palpe la couverture, à la recherche d’une épaisseur suspecte, observe les feuilles à la lumière, espérant un message dissimulé en filigrane, quelque chose lui permettant de contrer le sort jeté par l’éditrice des auteurs Spirit’uels. Sans succès.

    Dans la pièce adjacente, des notifications émises par son téléphone le rappellent à l’ordre. Le cahier rouge sang à la main, le chirurgien revient vers le salon. La tempête semble absorber la luminosité extérieure malgré les spots encastrés dans le plafond ; les zones d’ombres paraissent bien trop nombreuses.
L’écran tactile l’informe qu’il est vingt-et-une heures passées. Son estomac le torture, des étoiles dansent devant ses yeux lorsqu’il se penche pour saisir le smartphone abandonné sur la table basse. Ses jambes, soudain faibles, l’obligent à s’assoir sur le fauteuil en cuir.
« Mon dieu, elle m’a empoisonné quand j’ai touché ce foutu carnet ?! », panique-t-il avant de réfléchir. Malgré les barres de céréales furtivement avalées il y a une éternité, le quadragénaire est sûrement en manque de sucre. Partiellement rassuré, il consulte ses derniers messages.

Sans doute inquiète en raison des conditions météorologiques, sa mère a essayé de l’appeler. Peu enclin à passer la soirée à refaire l’histoire de sa séparation, Gratien décide de la recontacter le lendemain.
Greta ne donne plus signe de vie. Les auteurs Spirit’uels non plus. Affamé, épuisé, le chirurgien se traine jusqu’au réfrigérateur. Le vide sibérien qui l’accueille lorsqu’il en ouvre la porte lui rappelle qu’il a oublié de passer chercher ses courses au drive du supermarché. Attrapant une bouteille de bière alcoolisée, théoriquement réservée aux week-ends, Gratien avale une longue rasade directement au goulot tout en attrapant un paquet de cacahuètes saveur bacon.
La confusion règne dans son esprit. La seconde bière qu’il s’offre pour déjouer la crise d’angoisse qui lui broie les trippes n’arrange pas les choses.
Entre deux réactualisations infructueuses de Messenger, l’homme divague jusqu’à la salle de bain. Face à la panoplie de comprimés qui lui fait face, il hésite. Des somnifères pour le plonger dans un sommeil libérateur ? Un excitant afin de garder tous ses sens en éveil au cours de cette nuit de tempête ?
Si Greta débarque, fléau au cœur du fléau, ne devra-t-il pas être en pleine possession de ses capacités ? Un hoquet le surprend. Le son évoque un sanglot, une suffocation. Face au miroir, son visage épuisé, baigné de larmes, lui confirme que sa propre gorge en est à l’origine.
Sa main saisit la boite d’anxiolytique. La repose. Hésite. Quelques secondes plus tard, deux gorgées d’alcool l’aident à avaler une poignée de cachets, mais il est bien incapable de dire de quoi il s’agit.
Titubant, Gratien rejoint sa chambre, s’écroule lourdement sur son lit, encore vêtu de son costume humide de pluie.

***

Il se trouve dans le hall du grand opéra de Bordeaux. Carmina Burana retentit avec une violence inappropriée, l’empêchant d’aligner deux pensées cohérentes. Du regard, le quadragénaire cherche son épouse, tente de repérer au cœur de la foule la robe fourreau en lamé argenté qu’Adélaïde affectionne de porter lors des grandes occasions.
La musique repart en boucle. Mais quelle est donc cette version revisitée ?! Carl Off doit se retourner dans sa tombe, d’entendre son œuvre ainsi massacrée. Et cette fichue Adél’, où a-t-elle bien pu passer ?
Les stridulations pilonnent le cerveau de Gratien. « Je dois aller faire taire ce maudit orchestre ! », décide-t-il, les mains plaquées sur les oreilles. Ses jambes sont comme rivées dans le sol par des boulons gigantesques. Il insiste, force, s’échoue sur le sol à côté de son lit.
Gratien ouvre les yeux. Les referme. La lumière du jour brûle sa rétine ; il a oublié de fermer les volets en se couchant. Carmina Burana reprend de plus belle bien que le choc l’ait extirpé de son cauchemar.
Le carillon ! Bien sûr, la sonnette de la porte d’entrée. Son ex, passionnée par l’opéra, avait tenu à ce qu’il installe un dispositif permettant de personnaliser la mélodie. Quelqu’un insiste lourdement pour qu’on vienne lui ouvrir.

    L’homme se redresse péniblement, une douleur sourde sous son crâne lui fait endurer le martyr. Un rapide coup d’œil à son réveil lui indique qu’il a raté sa consultation avec la femme du préfet. Sa secrétaire va le tuer ! La garce jubile dès qu’elle peut prendre son patron en défaut.
Sa hâtant pour faire cesser le bruit qui lui vrille les tympans, Gratien ouvre la porte avec plus de violence qu’il ne l’aurait voulu.
Un homme en uniforme se tient face à lui. Grand, vêtu de bleu marine, le type dévisage le chirurgien avec des yeux sombres, haineux, presque dissimulés sous des sourcils épais et désordonnés. Une casquette ornée d’un logo jaune poussin empêche de distinguer la couleur de ses cheveux.
- Z’êtes le propriétaire ? interroge le type d’une voix aigre.
Sans attendre la réponse il enchaîne. Au fil de ses propos, le ton monte dans les aigus.
- Moi, chuis le facteur. Enfin, le futur ex-facteur. Parce qu’avec votre foutue plainte à la con, je suis viré à la fin du mois. Sans indemnité, pour faute grave. J’veux des excuses. Et de l’argent.
Hébété, Gratien contemple l’inconnu sans répondre. Ce dernier poursuit, fermement campé sur des cuisse de rugbyman.
- Oui, monsieur le chirurgien. Je veux du fric. Les voisins, ils disent que vous êtes blindé. Vous m’avez fait virer, vous me devez compensation !

Le discours de l’homme se perd dans un brouhaha diffus. Un sifflement se mêle à ses propos, acouphènes intolérables sans doute dus au cocktail alcool et médicaments. Furieux d’avoir raté ses rendez-vous matinaux, conscient qu’il risque lui aussi de perdre son poste, sa maison, le droit de visite de ses enfants, Gratien ne supporte pas d’entendre le gars vociférer sur son perron.
- Ta gueule, exige-t-il entre ses dents.
- Quoi ? s’ébahit l’autre, dont les yeux s’arrondissent de surprise.
- J’ai dit : ta gueule. Ferme ta putain de bouche, ou je t’en colle une.
Un instant décontenancé, le facteur tente de reprendre le dessus, adopte-lui aussi le tutoiement.
- Mais je rêve, tu me dis de me taire à présent ? Tu me colles au chômage, et tu me dis de fermer ma putain de gueule ?! Tu te prends pour qui, sale connard ?
Gratien perd tout contrôle, invective le gaillard qui lui fait face avec une hargne insoupçonnée. Des mois, des années de frustration, de colère, de rancœur, s’expriment à travers sa réponse.
- Je me prends pour un contribuable qui te fais bosser, crétin. Et t’es même pas capable de lire une adresse correctement, alors si tu perds ton boulot, tu ne dois t’en prendre qu’à toi-même. Maintenant, dégage de chez moi !

Hurlant, joignant le geste à la parole, Gratien pousse brutalement son visiteur d’un coup de paume sur le torse. L’épuisement l’empêche d’avoir des pensées rationnelles.
La silhouette massive ne vacille même pas. Sous la visière de la casquette, les yeux noirs prennent des reflets rouges, comme si les flammes de l’enfer s’y étaient invitées.
A son tour, il cogne Gratien. Faible, encore sous l’emprise des médicaments, celui-ci s’écroule sur son postérieur. Une vive douleur remonte le long de sa colonne vertébrale tandis qu’il observe, impuissant, le facteur entrer chez lui et refermer la porte dans son dos.
A présent, ils sont seuls dans le hall.
- T’es envoyé par Greta ? balbutie le chirurgien. C’est elle qui a manigancé tout ça ?
- Je connais pas de Greta, éructe le type. Je perds mon boulot. Je peux plus payer ma maison. La cantine des gosses. Le crédit pour la bagnole. T’as foutu ma vie en l’air, connard.
Chaque phrase est ponctuée par un violent coup de pied. Chaussé de chaussures de randonnée à l’extrémité renforcée par du métal, l’homme frappe Gratien à l’abdomen. Le torse. Le visage. Le bas ventre.
L’acharnement semble durer des heures.
Tordu de douleur sur le sol, le supplicié sent ses organes éclater, ses os se briser. Le foie, la rate, une côte perfore un poumon. La dernière phrase qu’il entend, il aurait pu la prononcer s’il avait été en capacité de parler.
- Tout ça pour un putain de colis !!!
***

    Greta Richmond, confortablement installée dans un élégant fauteuil de bureau en cuir couleur cognac pose le journal Sud-Ouest sur son bureau.
Sans se soucier du détecteur de fumée, dont elle a depuis longtemps ôté les piles, la rondouillarde brune allume une cigarette mentholée. Un article en particulier a retenu son attention.
Terrible assassinat à Castillon-la-Bataille
Un chirurgien esthétique réputé de la métropole bordelaise a été sauvagement assassiné par le facteur de la commune, suite à une plainte concernant la livraison d’un colis.
C’est la secrétaire du médecin qui a donné l’alerte, ne voyant pas son patron se présenter à son bureau au cours de la matinée. « Il ne rate jamais un rendez-vous, c’est un homme exemplaire. Il va terriblement me manquer », nous a déclaré la jeune femme en pleurs. Les forces de l’ordre ont retrouvé le corps sans vie de Gratien D. étendu dans le hall de sa demeure. Son décès semble dû à une hémorragie interne. Peu après, son meurtrier s’est présenté spontanément au commissariat pour avouer. Dans une première déclaration, son avocat affirme que son client a perdu l’esprit, commettant son acte sous l’emprise de la folie qui s’est emparé de lui suite à son licenciement.
La victime a publié plusieurs romans, comme « Mort par aspiration » (Spirit Editions), où les protagonistes évoluent dans le monde de la médecine esthétique. Nous reviendrons sur les circonstances détaillées de cet atroce assassinat dans un prochain article.

    Un large sourire fend le visage poupon de Greta. A côté de Sud-Ouest trônent cinq autres journaux présentant des articles similaires.
A travers la fumée de sa cigarette, l’éditrice contemple l’écran de son ordinateur. Sa boite mail ne cesse de se remplir. Des commandes d’ouvrages. Des dizaines de commandes émanant de librairies éparpillées à travers le pays. Elles s’arrachent les romans de CriCri, Atticus ou encore ElGato44. Pour Gratien, les premières demandes commencent à arriver.
Avec un soupir satisfait, Greta se redresse. Des cuissardes en cuir enrobent ses jambes grassouillettes comme la barde d’un rôti. Elle vacille sur ses hauts talons en direction de sa bibliothèque, y saisit un livre usé, écorné, mainte fois consulté.
Rédigé par un collectif d’auteurs, il a pour titre « L’effet papillon. Et si Edward Lorenz avait raison ? ». Il traite de la théorie du chaos selon laquelle des évènements en apparence anodins peuvent être les déclencheurs de grands bouleversements. A grand renfort d’exemples plus ou moins avérés, il y est expliqué que le battement d’aile d’un papillon au Brésil peut effectivement déclencher une tornade au Texas.

    Désespérée par la chute des ventes des ouvrages édités par Spirit Editions, Greta a tenté le tout pout le tout en expédiant à six de ses auteurs un simple carnet rouge contenant un poème ambigu.
La nature humaine s’est chargée du reste.

    Ecrasant sa menthol, l’éditrice sourit puis murmure en direction de la photo d’Edward Lorenz.
- Putain, mec, t’avais sacrément raison. Ton truc, ça marche.
Elle retourne à son ordinateur. Il lui reste encore beaucoup de travail.

Après tout, Spirit’Editions compte encore soixante-dix auteurs.


FIN

= commentaires =

Lapinchien

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Pute : 18
à mort
    le 29/06/2025 à 01:08:54
"Capilotracté", ce commentaire est sponsorisé par Jean Louis David.
Lindsay S

Pute : 16
    le 29/06/2025 à 09:13:37
Je me suis laissée entraîner, et je dois dire que cette chute manque cruellement de panache. j'aurais préféré un bon vieux vaudou bien piquant à cette histoire d'effet papillon un peu mièvre. Ça se lit sans effort, ça donne l'impression de capter un truc, et ça finit par rendre l'âme, alors forcément, j'adore !"
Cuddle

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Pute : 7
    le 30/06/2025 à 10:28:30
Moi déjà, quand je lis le titre, j'ai ça en musique de fond : https://www.youtube.com/watch?v=jRyaRXesJa4&list=RDjRyaRXesJa4&start_radio=1

XD
Cuddle

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Pute : 7
    le 30/06/2025 à 10:33:10
"Une grimace de dégout plisse son visage aussi lisse que le postérieur d’un nourrisson"

WOW. Amis de la poésie, bonjour.
Cuddle

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Pute : 7
    le 30/06/2025 à 11:28:30
Alors, ce qui est curieux dans ce texte, c'est qu'on oscille entre écriture stylisée et métaphores foirées. C'est vraiment, vraiment très étrange.

Sur le fond, on est clairement sur du "scary movie" ou du "souviens toi l'été dernier", je sais pas si c'était l'intention de l'auteur.

Les dialogues et les personnages sont peu crédibles. Ils disparaissent petit à petit, et tout le monde s'en fout. Gratien découvre la mort de Cricri, et pour lui ça ne peut être qu'un "accident de voiture dû au stress". Réaction, bizarre. L'autre s'est foutue en l'air, mais c'est pas grave.

Après si c'était une volonté de faire un "scary movie", j'aurais préféré des scènes décalées, vraiment drôle, avec des personnages caricaturaux.

Là, c'était longuet, et la digestion est difficile.
Édition par le commentateur : 2025-06-30 11:30:25

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