On devient bibliothécaire comme on devient militaire - parce qu'on est inapte à tout autre emploi. J’ai pourtant cherché ma place dans les rangées, mais partout, le monde, avec sa chair et son bitume, me révulsait. Résigné au rangement, j’ai postulé dans chaque bibliothèque de ma banlieue. La disparition soudaine de plusieurs employés m’assura une embauche rapide. D’abord comme aide-libraire puis, au bout de neuf années d’archivage méthodique, comme bibliothécaire à temps plein.
À part la compagnie de mon chat Gérald, ma vie se résume aux cadavres d’arbres. Je n’ai pas eu d’enfants ni quelconques autres divertissements pascaliens. Les jours fériés sont les plus atroces : seule dans mon appartement, je caresse Gérald et relis la même page du Horla de Maupassant sans parvenir à bien en saisir le sens. Heureusement, cela ne dure jamais longtemps. La bibliothèque rouvre toujours. Assurément, elle rouvrira jusqu’au bout de l’éternité.
J’aurais préféré exister seule dans cette bibliothèque, dépouillée de corps, dans une réalité où les livres s’enfanteraient entre eux sans passer par des intermédiaires humains. Ce n’est pas que je hais les humains. C’est juste qu’ils tachent les livres, les égarent, les déchirent et les mangent tout cru. Certains vont jusqu’à mélanger les rayons. Hier, par exemple, j’ai trouvé les éditions du guide de l’auto rangées en ordre décroissant. Un plaisantin y avait même rajouté les éditions d’années à venir. Je les ai immédiatement remises en ordre et j’ai éliminé celles qui n’existaient pas encore. Quelques heures plus tard, les livres étaient à nouveau mélangés.
À quoi d’autre s'attendre de la part des idiots fourrés dans nos bibliothèques publiques ? Ces imbéciles d’étudiants qui énervent le repos des livres par le bruit de leur clavier, ces hordes de sans-abris qui ne trouvent nulle part où passer leur misérable hiver que dans nos beaux romans ? Les pires, ce sont les retraités avec leurs journaux gros comme leur lassitude, qui essaient de devenir votre ami en papotant à propos de beau temps et de cuisine, comme si l’on pouvait discuter d’autre chose qu’un livre. Comme si on pouvait se lier d’amitié à autre chose qu’un livre.
Certains disent que la bibliothèque se doit d’accueillir tout le monde, que l'on devrait déchirer nos frontières et laisser les tuberculeux cracher dans nos bouches. Je n’en suis pas certaine. Une bibliothèque n’est pas un fast-food. L'on n'y vient pas comme on est. Si le monde ne la mérite pas, ne devrions-nous pas lui permettre de se reclure en silence ? Lui a-t-on seulement demandé son avis ? Cela fait longtemps que j’essaie de l’écouter. Je vous le dis, elle me le hurle : laissez-la tranquille.
Parfois, elle me murmure aussi des choses à propos de Serge, le directeur de la bibliothèque à l'atroce cravate-piano. Quand je suis arrivée aujourd'hui, il avait changé l’emplacement du casier où je place mes affaires. Impossible de trouver la nouvelle place. J’ai donc gardé mon sac avec moi et suis partie marcher entre les rayons. La vision d’un pigeon qui virevoltait, de la crotte séchée autour du cloaque, m’arrêta. J’essayais de l’attraper. Il s’enfuit. Les usagers, affalés contre leur clavier, ignoraient la bête. Impossible de l’atttraper avec mes douleurs aux genoux. Je me tournai donc vers une nouvelle qui portait le badge des bibliothécaires.
— Bonjour, dit-elle en me voyant arriver. Comment qu’elle va, Madame Pivert ?
— Un pigeon est en train de déféquer sur Balzac. Vous comptez faire quelque chose ?
La bibliothécaire agrandit son sourire niais :
— Vous en faites pas. Je m’occupe du méchant noiseau.
Elle est partie. J’ai attendu. Le pigeon voltigeait toujours. Elle ne ferait rien. Il s’approchait des guides de l’auto. J’ai fait quelques pas vers l’oiseau, mais il s’envola. Plutôt que d’essayer de la rattraper, je jetais un regard aux guides de l’auto. Ils étaient tous en ordre décroissant. Un fou, un malade mental, s’était amusé à placer chacun d’entre eux de cette manière, rajoutant même des éditions qui n’existaient pas encore.
Je commençai à les ranger. Quand je range, le temps meurt. C'est un combat qui se répète sans garder de trace, un processus silencieux qui permet à la civilisation de triompher contre la barbarie. Au bout de la procédure, j’ai regardé autour de moi. Tous les livres, tous les autres, étaient en ordre décroissant. Je fermais les yeux, les ouvris. Les livres étaient toujours livrées à l'anarchie. Mes genoux tremblèrent. Le peu d’espoir que je préservais venait de se broyer. Je voulus refermer les yeux, à jamais, quand une voix, trop forte, trop grasse, grogna :
— Madame, on est 21h. La bibliothèque ferme.
Je me tournai vers le gardien de sécurité.
— Je sais… lui dis-je en pointant fébrilement mon badge.
Il m’a dévisagée avec des yeux bovins. Tous les gardiens de sécurité sont bovins.
— Je crois que je vais rester plus longtemps ce soir, rajoutai-je. Il y a un chaos tellement... tellement...
— Je suis désolé, Madame. Il faut vraiment partir.
Je le dévisageais à mon tour.
— Écoutez, vous voyez tous ces livres... Ils sont en ordre décroissant... Ils devraient être croissants... Un individu seul n'a pu commettre autant de dommages... Ce devait être un groupe, bien organisé... Vous avez dû en voir certains... Pensez-y...
— Madame, je vous invite à quitter les lieux immédiatement.
Sans croiser son regard, j’ai chancelé jusqu’à mes collègues qui s’apprêtaient à sortir.
— C’est une honte… ai-je marmonné. Vous n’avez pas vu l’ordre des livres ?
— Qu’est-ce qu’il y a, Madame ? Vous avez trouvé un livre mal rangé ?
— Tous… Ils sont en ordre décroissant…
Mes collègues se sont regardés. J’ai vu le sourire dans leurs physionomies hideuses. Tout physique qui n’a pas une quatrième de couverture et un code ISBN est hideux.
— Madame. On place les livres par ordre décroissant depuis cinq ans.
J’ai reculé
— Je travaille ici depuis toujours et jamais personne n'a rangé un seul livre en ordre décroissant.
Les sourires se sont transformés en bouffées de rire. Comme pour se débarrasser, l’un des bibliothécaires me dit :
— Votre avis nous est utile en tant qu’ancienne bibliothécaire. Vous pouvez laisser votre opinion sur notre site web.
J’ai toisé chacune ces vipères. Tout était la faute de Serge, avec sa maudite cravate en piano et son incapacité de recruter des employés corrects. Un jour, il faudra que quelqu’un s’en débarrasse, pour le bien des rayons.
— Laissez-moi voir Serge.
— Serge ?
J’ai pointé le cadre du patron accroché sur le mur. Il y était indiqué la date du début de son mandat et une date de fin. Trois autres cadres étaient placés après le sien, deux d’entre eux avec une date de début et de fin. Le dernier contenait le visage du bibliothécaire qui venait de me parler.
J’ai compris, c’était un complot. Le gardien de sécurité, les bibliothécaires, les retraités, tous voulaient la destruction de l’ordre du monde, celui que j’avais passé ma vie à préserver.
J’ai entendu à nouveau le bruit de la bête. La pauvre se cognait aux grandes vitres sans parvenir à s’extirper de ce monde. Promis, demain, je la libérerai et je rangerai tous les livres par ordre croissant.
Seule, je suis sortie. Il faisait froid. Il faisait noir. Les rues avaient changé depuis ce matin. Qu’importe. La réalité change inlassablement sans rien ajouter ni enlever qui en vaut la peine. Après tout, le contenu des livres est fixe. L’horaire de la bibliothèque est le même depuis le début de ma carrière.
Chez moi, j’ai caressé Gérald. Je ne sais pas ce qu’il a aujourd’hui. Des vers ont mangé ses poux et il est froid au contact, comme le toucher du papier glacé ou de la cravate piano tachée de vieux sang dans ma cuisine, dont je n’arrive absolument pas à me souvenir de l’origine. Ce n’est pas grave. J’aime mon chat comme j’aime mes livres - silencieux.
LA ZONE -
![[illustration]](/data/img/images/2025-07-28-papierglace(2).jpg)
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ça montre bien comment chacun est engoncé dans ses petites certitudes et je n'ai pas trouvé que c'est un message particulièrement adressé à la vieillesse.
C'est de la balle, même si le passé simple commence à me scier les nerfs comme le crissement d'un train dans lequel on devrait le foutre en partance pour un camp de contemporanisation.
Le chat est mort, les livres sont morts, comme madame Pivert, trop cool.
teaser trailer : https://www.instagram.com/p/DMnsXButAwf/
Oh, bienvenue dans la tête des obsédés de l'ordre. Belle métaphore politique et c'est bien ce que je pense de l'esprit des adorateurs de l'ordre... des malades mentaux !
Texte impeccable dans sa dérive : ça glisse doucement de l’obsession à la paranoïa, puis à la rupture totale, sans jamais hausser le ton. L’univers tient debout — ou plutôt s’effondre méthodiquement, rayon après rayon.
Les tirades contre les usagers sont jouissives : bien trop longues, donc parfaites, parce qu’on est déjà dans la tête de Pivert, et que ça tourne en boucle comme un vieux disque rayé. L’effet est réussi : on suffoque avec elle, on range avec elle, on délire avec elle. Et quand la cravate sanglante arrive, on ne s’étonne même plus.
Tout est là : les micro-détails qui grincent, les phrases qui laissent traîner un doute sans en faire trop. une fin qui n’a pas besoin d’expliquer.
J'aime bien le style. Toute facon un texte qui met en avant une petite vieille, c'est toujours kiffant.
Y'a de la bonne punchline (rien que les deux premières phrases, tu sais où tu fous les pieds), et j'ai trouvé la chute géniale.
Oui. Excellent auteur. J'espère qu'il postera d'autres nouvelles sur le la Zone.