LA ZONE -

Une fin de semaine au 26e siècle

Le 24/08/2025
par Hugo Roca
[illustration]
Samedi

Marco Sanchez fit une dernière fois le tour de son appareil. Il inspecta le fuselage, le frôlant à plusieurs reprises d’une main experte, afin d’en apprécier les défauts, les aspérités qu’il était difficile de voir à l’œil nu. Il examina ensuite les quatre grandes ailes transparentes disposées de part et d’autre de la coque. Elles évoquaient, incontestablement, celles des insectes de la Terre d’antan. D’où cette impression de fragilité qu’elles renvoyaient parfois, à tort. Délicatement, il testa leur flexibilité et éprouva, pour la énième fois, un sentiment d’admiration envers ce petit miracle d’ingénierie. Satisfait, il grimpa jusqu’au cockpit et s’installa dans l’anthophore.
Il était 16h standard et on venait de le contacter pour une urgence. Encore une sombre histoire d’éolienne dysfonctionnelle. De quoi empiéter sur son week-end s’il trainait trop. Il avait bien essayé de se défiler, mais la course aux gigawatts, comme ses employeurs le lui avaient gentiment rappelé, ne pouvait souffrir d’aucun ralentissement. Tout le système en dépendait. Déjà, l’information s’était répandue sur le réseau, et le cours en bourse des sociétés clientes avait commencé à s’effondrer. Car le moindre aléa, dût-il durer un court instant, être réel ou pas, pouvait faire fuir les investisseurs et les envoyer droit vers la concurrence.
Mais le pire, en cette fin de semaine, aurait été qu’une partie de la populace ne pût accéder à la Réalité Simulée.
Marco prépara rapidement l’engin, parcourant sa check-list à toute allure, pianotant comme un enragé sur les touches peu intelligibles disséminés dans toute la cabine. Ses gestes, d’une grande précision, dénotaient un savoir-faire qui n’avait pu s’acquérir qu’après de longues années de pratique. Et malgré cela, aujourd’hui encore, il se surprenait à ressentir la petite pointe d’excitation qui précédait chaque sortie.
Il prévint le centre de contrôle, vérifia ses instruments les plus importants - GPS, centrale inertielle, capteurs de pression, thermocouples - et mis le moteur en route. Les ailes de l’anthophore s’agitèrent, animées d’un mouvement vertical de plus en plus rapide. La machine s’éleva lentement au-dessus du sol, remuant la poussière qui se déposait régulièrement dans le hangar. Marco se mit en vol stationnaire, puis pénétra dans le sas. Il dut attendre quelques instants que les systèmes égalisent la pression entre l’intérieur et l’extérieur. Au moment où la porte s’ouvrit, le vent s’y engouffra. Il lutta quelques secondes pour se stabiliser, aidé par l’ordinateur de bord.
L’anthophore s’inclina vers l’avant et émergea dans les bourrasques infernales de Jupiter. D’un coup d’œil en arrière, Marco observa l’imposante cité flottante dont il venait de s’extraire. Mais sa taille, somme toute, paraissait bien dérisoire en comparaison des cinq ballons qui la retenaient. Eux, défiaient l’imagination. Il fallait bien ça pour obtenir une poussée d’Archimède suffisante dans cette atmosphère ténue, composée à 86% de dihydrogène.
Il ne volait que depuis quelques secondes, et pourtant la ville n’était déjà plus qu’une tâche floue, indistincte, qui disparut finalement dans les gaz opaques. Il profita d’une soudaine accalmie pour admirer le paysage, et l’espace d’un instant, il en oublia sa mission. Devant lui, d’immenses nuages d’ammoniac défilaient à grande vitesse. En dessous, un abîme vertigineux de plusieurs milliers de kilomètres, des pressions énormes, des orages permanents zébrés d’éclairs colossaux. Et au-dessus, à peine discernable, comme suspendu sur la voute céleste, le halo circulaire d’une lune.
Une nouvelle rafale le tira de sa rêverie. Reprenant les commandes, il plongea sur sa gauche et mit le cap sur son objectif : l’éolienne en perdition. Celle-ci évoluait à des altitudes plus basses que les cités flottantes, pour tirer parti d’une atmosphère plus dense. Mais cela arrangeait aussi Marco, car l’anthophore y volait plus efficacement.
Il naviguait essentiellement au GPS, dont les satellites opéraient en orbite basse autour de la géante gazeuse. Il contrôlait ainsi les grandes lignes de sa trajectoire. Mais il avait besoin, en permanence, du soutien de l’ordinateur. Celui-ci compensait, plus de cent fois par seconde, les forts gradients de vents qui menaçaient, à chaque instant, la stabilité de l’aéronef. L’altitude du véhicule était contrôlée à la fois par la vitesse de battement des ailes et par un ballon, qui formait sa partie abdominale, et dont le gaz interne pouvait être chauffé.
L’éolienne se trouvait non loin de la périphérie de la Seconde Bande. C’était là, sur sa frontière, que les vents étaient les plus forts. Ils pouvaient atteindre les 600 km/h et c’était donc l’endroit idéal pour y extraire de l’énergie.
Pour le Conglomérat, c’était une aubaine, une contribution majeure au mix énergétique qui participait à relancer régulièrement la croissance. Avec ses pales d’un kilomètre de long, une seule éolienne générait une puissance comparable à une centrale à fusion moyenne, c’est-à-dire près d’un térawatt. Et sur Jupiter, il y en avait des centaines de milliers. Marco était en charge de leur maintenance, activité qui l’occupait depuis bien longtemps.
Suffisamment longtemps pour ne pas s’inquiéter des conditions extérieures particulièrement violentes qui régnaient ce jour-là. Jamais encore un appareil ne lui avait fait défaut. Malgré les secousses incessantes, la foudre, les bruits inquiétants de métal tordu, l’anthophore tiendrait. Il avait toujours tenu.
Marco consulta sa position GPS. Il était maintenant tout proche, mais l’éolienne demeurait invisible dans le brouillard ambiant. Il se décida donc à ralentir pour mieux observer les alentours. Soudain, une pale émergea d’un nuage à quelques mètres de lui. Il jura et manœuvra pour éviter la collision. L’ordinateur lui-même n’avait rien vu… De nouveau stabilisé, il s’approcha de la structure et constata qu’elle ne tournait pas.
L’écoulement autour de l’aile était très perturbé, hautement turbulent. Marco dut s’y accrocher en libérant les deux bras mécaniques de l’anthophore, afin de s’assurer un minimum d’équilibre. Il entreprit ensuite de se mouvoir le long de la pale, vers le centre, pour voir de quoi il retournait. Durant sa lente progression, il jetait régulièrement un œil sur l’éolienne, qui semblait intacte.
Il atteignit finalement le moyeu, qui constituait la partie basse de l’éolienne. Le mat se trouvait au-dessus. Il était lui-même accroché à un ballon, bien plus haut, que l’on devinait à peine. Un câble épais assurait la liaison entre les deux. Le corps de l’éolienne était fait d’un matériau présentant si peu d’aspérités qu’il annulait quasiment toute trainée de frottement. Mais cela ne pouvait suffire à la maintenir immobile puisque, Jupiter n’ayant pas de sol à proprement parler, elle n’était ancrée à aucun support fixe. Une partie de l’énergie récupérée servait donc à la stabiliser et à contrer le vent incident. Ces dispositifs étaient répartis sur toute la longueur du mat.
Marco détecta aussitôt la cause de la panne. Une grande forme tubulaire transparente était enroulée autour du rotor, l’empêchant de tourner. Ce qu’il avait devant les yeux, ce n’était rien d’autre que le plus grand organisme macroscopique connu de la géante gazeuse : un cétacé jovien. Celui-là devait bien faire dans les cent mètres de long. Mais comment s’était-il échoué là, entre les pales de l’éolienne ? La question restait ouverte. Ce n’était cependant pas la première fois que Marco était confronté à ce genre de situation. Il y avait déjà eu trois cas similaires cette année. En faisant lentement le tour de la bête, il se demanda si cette panne n’avait pas été provoquée intentionnellement. Des rumeurs couraient sur l’existence de groupes se livrant à des actes de sabotage sur les sources d’énergie du Conglomérat. Il ne s’avait cependant pas quel crédit leur accorder, tant l’information était verrouillée. Les pirates de Jupiter n’étaient sans doute qu’une légende…
Il concentra de nouveau son attention sur le cétacé. Il le toucha du bout d’un des bras de l’anthophore, qui s’enfonça légèrement dans le corps élastique de l’animal. Il n’y eut pas de réaction, il avait dû être tué sur le coup. Il entreprit alors de dégager progressivement la bête. La tâche n’était pas aisée. Les bourrasques empêchaient d’être précis et le cétacé, sans être vraiment lourd - après tout, il pouvait flotter dans l’atmosphère jovienne - était laborieux à manipuler, à cause de ses dimensions.
Marco s’acharna un bon moment. Il en avait presque terminé quand, brusquement, la créature sembla revenir à la vie. Elle ouvrit largement sa gueule, qui était quadrillée de minces filaments translucides. Le vent s’engouffra à l’intérieur du monstre et, ainsi laminarisé, acheva de le déployer complètement. En le traversant, le gaz vibra et produisit un son grave, qui fit trembler tout le véhicule. Marco en lâcha un instant les commandes, et il ne put éviter le choc terrible du cétacé percutant l’anthophore.
Sonné, une aile brisée, l’aéronef se mit à tomber comme une pierre. Il avait décroché et amorçait maintenant une vrille incontrôlable. Une alarme stridente se mit à hurler dans la cabine, l’illuminant par intermittence d’un bref éclair rouge. L’engin était entrainé vers le centre de la planète par une gravité de près de 3g terrestre. Son altitude diminuait à une vitesse vertigineuse. La pression extérieure le comprimait de plus en plus. Cinq bars, dix bars, vingt bars… Marco n’avait plus beaucoup de temps avant d’être complètement écrasé. Il luttait contre l’accélération qui menaçait de l’expulser de son siège. Il tendit un bras tremblant, lourd, et essaya d’atteindre un bouton au-dessus de lui, le ratant à plusieurs reprises à cause des vibrations.
Il y parvint toutefois. L’abdomen de l’anthophore se gonfla instantanément. L’appareil fut aussitôt tiré vers le haut et Marco en eut le souffle coupé. Il fut ramené à une altitude acceptable en quelques minutes. Au passage, il put vérifier que l’éolienne s’était bien remise en marche. L’ordinateur lui confirma que le flux d’énergie était déjà en train d’être transféré à distance vers les cités joviennes. En sueur, le cœur battant encore la chamade, il envoya un rapide message à ses employeurs pour leur dire que la situation était maîtrisée. En guise de remerciement, il n’eut pas de retour. Ils étaient sans doute, eux, déjà en week-end. Un peu choqué, il ferma les yeux et laissa le pilote automatique reprendre laborieusement, sur ses trois ailes restantes, la direction de la ville flottante.

Dimanche

La soirée était déjà bien avancée quand il arriva enfin chez lui. Les autres devaient l’attendre depuis un moment. Il posa sa veste sur une chaise, seul meuble visible, en plus de son lit, dans le triste cube gris de douze mètres carrés, sans fenêtre, qui lui servait de logement. Il se débarbouilla rapidement le visage avec une eau à la couleur peu engageante, dans un lavabo qui fuyait. Chaque minute qui s’écoulait ici équivalait à presque une demi-heure de perdue pour son week-end. Il s’allongea sur son lit crasseux, tira le tube à nutriments et se l’enfonça dans le nombril. Il attrapa un objet argenté de forme circulaire, le fit passer devant ses yeux et en fixa les extrémités sur ses tempes. Ses paupières s’abaissèrent, sa respiration s’apaisa. Il était dans la Réalité Simulée.
Quand il rouvrit les yeux, il flottait, juste au-dessus des autoroutes de l’information. Ces lignes infinies, pleines de ramifications à la géométrie complexe, se perdaient dans toutes les directions. Elles étaient parcourues par des milliards et des milliards de traits lumineux, des paquets de qubits voyageant à la vitesse de la lumière dans le cyber-espace. On y trouvait de tout, du simple message textuel à la conscience téléchargée d’un être humain. Aussi loin que portait le regard, des données transitaient. Car ce lieu étrange, cette antichambre entre la réalité et les Sphères Mondes, ne semblait pas avoir d’horizon. Mais le cyber-espace, tel qu’il apparaissait aux utilisateurs, ne constituait qu’une projection accessible aux sens, de quelque chose de plus abstrait, de sous-jacent, et qui n’avait de représentation claire que pour l’esprit mécanique des machines qui l’avait conçu.
Marco localisa ses amis via son interface et s’élança dans la direction indiquée. Il se joignit à la masse des transmissions et commença à accélérer. Il allait vite, très vite. Si vite que le trajet ne dura pas plus de quelques secondes, durant lesquelles il prit un nombre incalculable d’embranchements et parcourut des distances inimaginables. Jusqu’à ce que la route se terminât par un péage, à l’entrée d’une Sphère Monde.
Celle-ci menait à une reconstitution de la ville de New-York, datant du 21e siècle. Plus encore que l’expérience d’un monde imaginaire ou futuriste, c’était bien le genre de destination qui attirait les foules, qui s’inscrivait dans une réalité authentique et pourtant révolue.
Il se trouvait sur Broadway. Il faisait nuit et une pluie légère venait régulièrement lui chatouiller le visage. Il resta un instant ainsi, profitant d’une sensation qu’il n’aurait jamais pu ressentir sur Jupiter. Une parmi tant d’autres… Il y avait beaucoup d’activité autour de lui. Tout était allumé, les magasins, les enseignes de restauration, les théâtres… Il y avait même, au coin de la 7ème avenue et de la 46ème rue, un vendeur de hot dog. Marco décida d’en commander un. Il le savoura en pensant au tube à nutriments, dans sa chambre, qui le nourrissait vraiment.
Il allait maintenant rejoindre ses amis, mais ceux-ci n’étaient pas tout proche. Et dans cette Sphère Monde, pas de raccourci possible, il fallait se déplacer à l’ancienne. Il appela donc un taxi, et descendit la 7ème avenue en direction du quartier de Soho. En chemin, il ne put s’empêcher, comme souvent, d’être admiratif des capacités de la Réalité Simulée. Tout semblait si vrai. Les passants courant sur le trottoir, se protégeant parfois d’un parapluie. L’eau qui giclait à chacun de leurs pas. Les coups de klaxon incessants des automobilistes énervés. L’odeur des pots d’échappement. Les buildings, si hauts qu’ils se perdaient dans les nuages. Mais c’était finalement cela, cette virtualité indiscernable, qui poussait les gens à y passer tout leur temps libre. Car qui préférerait rester sur une ville flottante, enfermé dans une chambre miteuse, quand il pouvait venir ici ?
Il sursauta lorsque le chauffeur lui annonça qu’ils étaient arrivés. Il descendit de voiture, le remercia et avança en direction du bar où il était attendu. Il n’aimait pas particulièrement ce genre d’endroit, trop bruyant à son goût. Mais c’était le rituel, le point de passage obligé pour bien commencer le week-end.
Quand il entra, la salle était bondée, l’atmosphère étouffante. La musique omniprésente couvrait les bruits de conversation. Il dût se mettre sur la pointe des pieds pour les repérer. Ils étaient en train de bavarder, assis autour d’une table. Il ne reconnut pas tout de suite Manon, qui avait encore changé de skin. Il lui avait pourtant déjà dit qu’il n’aimait pas ça. À sa gauche, Otto, qui embrassait Julia, le remarqua.
« Te voilà enfin, mon pote ! le salua-t-il.
— Tu étais où ? Ça fait un moment qu’on t’attend, lui reprocha Manon.
— J’ai eu un empêchement.
— C’est pas grave, rigola Julia. On va boire un coup ? »
Ils n’en étaient visiblement pas à leur premier. Ils se dirigèrent vers le comptoir, d’une démarche peu assurée. Manon en profita pour se frotter contre Marco, et lui déposa un baiser sur la joue. Il réprima un mouvement de recul, comme s’il s’agissait d’une inconnue. Et, sous bien des aspects, s’en était effectivement une.
« Eh, ça va ? demanda-t-elle, étonnée.
— Oui ça va, désolé. C’est juste ton skin, je n’ai pas l’habitude ».
Ses pensées s’apaisèrent après le premier verre. Une vague de chaleur envahit son corps et il se laissa emporter par la bonne humeur de ses amis, la promesse d’une belle soirée qui s’annonçait.
« Finie cette semaine de merde ! cria Manon en levant son verre.
— Et c’est parti pour sept jours de pur kiffe », ajouta Otto. Ils trinquèrent tous.
« Vous avez prévu quoi ? demanda Julia en regardant Manon et Marco.
— Je ne sais pas, répondit-il. J’aime bien improviser, me laisser porter. Après tout, on est libre de faire tout ce qu’on veut ! ». Ils sourirent de cette déclaration. Manon se leva et agrippa Marco pour qu’il fasse de même. Elle l’entraina en direction de la piste de danse, où ils se mirent à se déhancher frénétiquement, au milieu d’étrangers venus des quatre coins du système solaire.
Plus tard, Otto alla rejoindre Marco au bar. Celui-ci discutait avec le serveur en attendant que sa commande soit prête.
« Hey, mon pote ! J’ai découvert un truc.
— Quoi ?
— Je pense que Julia est un bot.
— De quoi ?
— Tu sais, ces mecs qu’ils mettent un peu partout dans la Réalité Simulée pour faire plus vrai, qui font tout ce qu’on veut…
— Je sais ce qu’est un bot ! Ce que je veux dire, c’est que tu ne peux pas le savoir. On ne peut pas les distinguer.
— Je le sais. Je le sens, c’est tout.
— Et puis d’abord, qu’est-ce que ça change ?
— Rien, je trouve ça marrant. Écoute, si tu veux, je te la prête pour ce soir, je suis sûr qu’elle dira oui. Ils sont codés comme ça ! »
Il avait un air ouvertement lubrique. Il souriait bêtement et regardait Marco avec des yeux grands ouverts, rouges de fatigue et d’alcool.
« Non, ça ne m’intéresse pas. De toute façon, je suis avec Manon.
— Ahah, t’es vraiment coincé Marco. Trop fidèle. Plus personne ne se comporte comme ça aujourd’hui. T’imagines, on vit beaucoup trop longtemps. Le deal, c’est de jamais rester plus d’un an avec la même personne, pour pas risquer de s’ennuyer. Toi aussi, t’es bloqué au 21e siècle ? Ahahah !
— Lâche-moi, lui répondit sèchement Marco.
— Tu sais qu’un jour, c’est elle qui va te lâcher. Manon, elle est pas comme toi. »
Marco l’attrapa par la chemise et prit un air menaçant. Il allait vraiment le frapper, mais il renonça. À quoi bon ? Ils étaient tous les deux saouls, ils ne pensaient pas ce qu’ils disaient. Il se leva et partit.
« Oh c’est bon, c’était juste pour rire, mon pote ! », fit Otto dans son dos.
Ils ne ressortirent que vers cinq heures du matin, passablement éméchés. Le soleil commençait à percer derrière les barres d’immeubles. Manon et Marco laissèrent Otto et Julia et retournèrent dans le cyber-espace, en direction d’une autre Sphère Monde. Il l’emmena en Islande, au 22e siècle cette fois. Ils logeraient sur le flan d’un glacier, singeant le mode de vie surréaliste des classes les plus fortunées de cette époque.
La suite était splendide, spacieuse, et le panorama grandiose. L’ensemble de l’habitation était transparent, si bien qu’on avait l’impression d’être à l’extérieur, d’embrasser le paysage tout entier. Il n’y avait personne alentour, juste la nature. Une immensité de glace bleutée, écorchée, peu à peu noircie par la poussière volcanique à mesure que le glacier rejoignait le bas de la montagne. En aval s’étalait, scintillant, un lac formé par la fonte, dans lequel flottait paisiblement des icebergs, dont les morceaux se détachaient parfois des parois de glace. Dans l’onde surnageaient des silhouettes d’un noir profond, des phoques qui se coulaient dans l’eau avec grâce. Un peu plus loin encore, l’eau douce, chargée de cristaux, se déversaient dans l’océan Atlantique, coupant ainsi une plage de sable noir, d’une élégance surnaturelle dans ce décor de bout du monde. Il faisait nuit, mais le tout était éclairé par des aurores boréales factices qui sinuaient, éblouissantes, dans le ciel ponctué d’étoiles.
Pour l’heure, ils étaient trop fatigués pour en profiter réellement. Ils se couchèrent, firent l’amour, et s’endormirent enfin, enlacés, tandis que les murs de l’habitacle se teintaient.
Le lendemain matin, Marco était déjà levé quand Manon ouvrit les yeux. Il était devant la baie vitrée, admirant la vue, vêtu seulement d’un short. Il semblait perdu dans ses pensées.
« Bonjour », dit-elle doucement, avec la voix un peu éraillée de quelqu’un qui vient de se réveiller.
Il ne répondit pas. Elle se leva et s’approcha de lui.
« Ça va, Marco ?
— Je… je ne sais pas. Je regarde ce paysage devant moi, magnifique, et je me dis que c’est une illusion. C’est une Terre simulée, pas la vraie. Comment on peut se satisfaire de ça ? Prétendre que ça ne change rien ?
— Marco, qu’est-ce que tu racontes ? »
Il se retourna et la vit. Elle avait encore changé de skin. Cela l’énerva un peu plus. Il fronça les sourcils mais ne dit rien. Elle sembla ne pas s’en apercevoir.
« Tu sais ce qui est arrivé à la Terre, n’est-ce pas ?
— Je… pas vraiment, je n’y avais jamais réfléchi. Je suppose que ça ne m’intéresse pas. Ce n’est pas mon monde. C’était celui d’autres personnes, il y a longtemps, mais ce n’est plus le cas.
— Quel âge as-tu, réellement ? »
Elle fit un pas en arrière : « Mais Marco, on ne se demande jamais ça ! Rien de ce qui concerne notre vie en dehors de la Réalité Simulée.
— Et peut-être qu’on devrait plus. Ça te plait, toi, que personne ne sache vraiment qui tu es ni à quoi tu ressembles ?
— Oui. Parce que la réalité, c’est de la merde ! »
Il soupira. Il y eut un silence, puis elle reprit la parole.
« Mais si tu y tiens, j’ai vingt-six ans.
— Vingt-six ans ? s’étonna-t-il, horrifié. Si jeune ? Alors, c’est normal que tu ne te souviennes pas.
— Et toi alors ?
— La Terre, avant, était telle que tu la vois au dehors, répondit-il. Mais dans le monde réel, elle n’est plus qu’un astre mort. À sa surface, tout est figé, gelé. On n’y trouve plus la moindre bribe d’énergie. Les bouleversements responsables de son refroidissement global ont eu lieu avant ma naissance, mais même alors, ils étaient encore ancrés dans les mémoires. Aujourd’hui, plus personne ne se souvient de rien, parce que rien d’autre ne compte que la Réalité Simulée. »
Il la fixa dans les yeux. « Ce n’est pas la crise climatique du 21e siècle qui a eu raison de notre planète d’origine. Non, ça, les Hommes de l’époque ont su trouver des solutions. En décarbonant l’énergie, en poussant le renouvelable à un niveau jamais atteint et en « terraformant » la Terre en continu. Mais la victoire contre le réchauffement climatique, loin de tout régler, n’a fait que gagner du temps. Parce que le vrai problème, c’était la surconsommation énergétique.
Après une courte période de réorganisation, la course à la croissance est repartie de plus belle, plus forte encore qu’auparavant. Éoliennes, panneaux solaires, barrages, centrales géothermiques et autres réacteurs à fusion ont été construits pour produire et consommer, toujours plus. Il y en avait tellement, il en fallait tellement, qu’aucun endroit sur Terre n’était épargné. Si tu vas dans une Sphère Monde de cette époque, tu verras comment les champs d’éoliennes aérostats masquaient le ciel, comme un prélude à ce qui se ferait plus tard sur Jupiter.
Notre appétit était insatiable, et l’espace utilisable, trop restreint. Il a donc fallu rogner sur les surfaces habitables, augmentant peu à peu les densités de population, alimentant les tensions.
Toute cette consommation énergétique, bien que verte, n’était pas sans conséquence. En réalité, il n’existe pas d’énergie véritablement renouvelable. Il y a toujours une limite. Simplement, nous l’avons crue hors d’atteinte.
Quand les centrales solaires orbitales ont vu le jour, la seule source d’énergie extérieure de la planète a été perdue. Parce que le rayonnement, capté efficacement en altitude, laissait une partie de la surface dans l’ombre. L’apport de chaleur ainsi dévié, réémis au profit des pays les plus riches, déréglait tout. Et cela, combiné au stockage excessif des autres énergies dites « renouvelables », a conduit à la ruine. Les grands courants aériens et marins ont ralenti. Les cours d’eau ont cessé de ruisseler, les océans et les mers de produire des vagues, l’atmosphère de générer du vent. Les volcans eux-mêmes ont interrompu leur flot de lave. En d’autres termes, la planète a gelé. Il n’existait pas une once de chaleur, un simple joule, une tout petite calorie, qui n’était récupérée pour les besoins humains à la seconde où elle était libérée.
Alors, quand la pression environnementale est devenue trop grande, quand la Terre s’est muée en un espace invivable, notre modèle destructeur a été exporté au reste du système solaire. Et notre planète, progressivement libérée de la présence humaine, a continué d’être exploitée. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. Puis, dans une dernière aberration, nous lui avons prélevé son énergie de rotation. C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, la Terre ne tourne plus… »
Il s’arrêta un instant pour reprendre son souffle. Il avait l’air d’un fou. Manon en profita pour prendre la parole : « Mais finalement, qu’est-ce que ça peut faire ? Si ici, tout est reconstruit à l’identique ? Tu peux t’y balader tant que tu veux, sur ta Terre. »
Marco la regarda, interloqué. Elle reprit : « Bon si tu en as fini avec tes histoires, on fait quoi aujourd’hui, monsieur qui aime bien improviser ? 
— Désolé Manon, je crois que j’ai besoin d’être seul.
— Quoi ?! Qu’est-ce que c’est encore que ce plan ? Et notre week-end ?
Il s’habilla rapidement, sourd aux protestations de Manon, et, sans un regard en arrière, disparut dans le cyber-espace.
Il émergea sur le Sentier, lieu atypique de la Réalité Simulée. Il ne s’agissait pas d’une Sphère Monde, mais plutôt d’un pont qui les reliait entre elles. On pouvait le voir comme un chemin infini qui parcourait aléatoirement les simulations, un paradis pour les randonneurs et touristes en tout genre. Il était constitué de segments plus ou moins long de pistes, aux extrémités desquelles se trouvaient des portes, raccourcis pour voyager d’un monde à l’autre. C’était l’endroit idéal pour qui avait besoin d’être seul, de ressasser ses pensées. Marco débuta donc sa longue marche, visitant d’innombrables lieux, univers réels, de fiction, passés ou futurs. Ses pas le conduisirent au fond de Valles Marineris, sur une Mars encore vierge de toute empreinte humaine. Sur Dune, immergé dans une atmosphère saturée d’épice, il put admirer les vers des sables géants. Il navigua le long des Fjords norvégiens, déambula dans les cités cyberpunks de Blade Runner, bivouaqua dans les grands parcs de l’ouest américain, visita la Rome antique, traversa en chariot à vent la mer des Hautes Herbes d’Hypérion, descendit au fond d’un cratère lunaire…
Le lendemain, en fin de journée, alors qu’il empruntait un chemin à fort dénivelé en direction du Mont Blanc, il reçut un appel sur son interface. C’était Otto. Il hésita à répondre, mais décrocha.
« Hey, mon pote ! Je m’inquiétais pour toi, t’es où ?
— Sur le Sentier, Otto, tout va bien, dit-il en soufflant.
— Ça n’a pas trop l’air. J’ai vu Manon tout à l’heure, elle était pas au top, mec. Elle dit que vous vous êtes disputés.
— Hum…
— C’est pas à cause de moi, hein ? Des conneries que je t’ai dites l’autre jour ?
— Mais non, t’inquiète. C’est moi, je suis paumé.
— Comment ça ?
— Samedi soir… je suis arrivé en retard. Tu te souviens ?
— Ouaip.
— J’ai eu… un problème. Au boulot. J’ai failli y passer.
— Sérieux ? Comm…
— Peu importe. Mais tu sais quoi ? Tout le monde s’en foutait… Quand je suis rentré, ils étaient déjà tous dans la Réalité Simulée. Si j’étais mort, ça n’aurait causé aucun souci à personne. On m’aurait juste remplacé, comme un outil dont on ne peut plus se servir, sans plus de cérémonie. Parce qu’après tout, qu’est-ce que ça change de mourir, pas vrai ? Surtout quand on sait qu’ensuite, notre conscience sera téléchargée et envoyée dans le cyber-espace pour une Retraite méritée, jusqu’à la fin des temps… Alors pourquoi s’en plaindre ? »
Il marqua un silence puis repris, un ton plus bas.
« Mais être confronté à la mort, brutalement, alors que le concept ne fait plus vraiment sens, que la vie est si longue et que la Retraite l’est encore plus, ça a été un choc. Otto, à vrai dire je… je ne sais pas ce que je fous ici. Enfin, dans la Réalité Simulée. Qu’est-ce qu’on fout tous ici ? C’est du délire, notre vie n’a aucun sens ! On passe notre temps à bosser, six jours par semaine. Mais pour quoi faire ? Tu peux me le dire ?
— Euh… de la croissance ?
— Mais Otto, elle ne se mesure même plus dans le monde physique dans lequel on croupit. Tu ne vois pas qu’on est les esclaves de ceux qui sont morts, et qui se foutent de ce qui s’y passe. Ils sont prêts à tout pour continuer à vivre, dans leur paradis virtuel. Ils ont tellement peur qu’on éteigne la Réalité Simulée qu’ils ont pris les commandes de la société. Tout le travail qu’on abat chaque semaine ne sert qu’à la faire tourner pour eux, et on ne peut en profiter que vingt-quatre heures. On ne vit plus que pour cet unique jour de repos : le dimanche. Et même si, à l’intérieur, il dure plutôt sept jours, qu’il offre un repos psychologique, il nous tue physiquement. Alors, on nous bourre de médocs, pour tenir, pour maintenir la force de travail. Pourquoi on fait ça ? A quel moment on a commencé à dériver en pensant que ça allait être une bonne idée ? On est piégé dans un système complètement vérolé qui nous fait vivre de manière absurde. Et ça ne s’arrêtera jamais ! On ne peut pas revenir en arrière. Rien n’est fait pour que l’humain puisse vivre décemment dans la réalité. Et le pire, c’est qu’on s’en est nous-mêmes assurés…
— Hey, calme-toi. C’est classique ce que tu as. C’est un trouble. Typique de notre époque, on passe tous par là au moins une fois. Tu devrais en causer à ton toubib lundi.
— Un trouble ?
— Ouais, des mecs qui ont des regrets à propos du système, qui veulent tout balancer. C’est classique, je te dis.
— Écoute, je…
— Bon, je suis pas trop inquiet du coup. Je dois te laisser. On se voit peut-être avant la reprise ?
— Je… »
Il avait déjà raccroché. Marco poursuivit son chemin, toujours perdu dans ses pensées, avançant sans hâte.

Lundi

Marco émergea lentement de son sommeil factice. Il mit quelques minutes avant de reprendre véritablement pied dans la réalité. La perspective d’une nouvelle semaine de travail, aussi vide de sens que les précédentes, l’assommait déjà. Son corps était tout ankylosé de sa journée d’inactivité, et il eut toutes les peines du monde à se redresser. En faisant face au miroir de sa chambre, il remarqua que des bleus étaient apparus sur sa peau, conséquences des événements de samedi. Il fit un brin de toilette, s’habilla en vitesse et sortit. Le lundi, c’était le jour de la visite médicale.
Il s’engagea dans les couloirs étroits de la cité flottante. Il y faisait plutôt sombre, la seule source de lumière venant des quelques hublots disséminés çà et là le long des parois. Il s’arrêta un instant pour contempler l’extérieur et vit quelques pilotes déjà à l’œuvre dans leur anthophore, minuscules points noirs qui volaient entre les nuages. Devant ce spectacle, il se prit à rêver de liberté. Que n’aurait-il pas donné pour quitter cette planète et s’élancer vers de lointaines destinations, arpentant ainsi son propre Sentier ?
Il fut tiré de sa rêverie par un groupe qui le bouscula en passant, les yeux dans le vague, sans vraiment lui prêter attention. Tous allaient dans la même direction, tels des automates sans volonté propre, auxquels on aurait demandé de se rassembler. Mêmes les bots des Sphères Mondes offraient une illusion plus satisfaisante de l’être humain. Marco repris sa route en se mêlant au flux. Après quelques minutes, ils s’arrêtèrent au détour d’une allée, et commencèrent à faire la queue. Personne ne parlait. En dehors de la Réalité Simulée, on évitait de s’étendre sur sa vie, qui n’avait de toute façon que peu d’intérêt.
Quand ce fut le tour de Marco, après un petit quart d’heure d’attente, il entra dans le cabinet, où il fut accueilli par un des médecins de la station, le Dr Ziegler. Celui-ci le fit s’assoir et consulta un instant ses fiches sur son interface. « Bien, M. Sanchez…, fit-il en adressant un bref coup d’œil à Marco. Comme chaque lundi, nous allons faire quelques tests classiques avant que vous ne puissiez débuter votre semaine de travail. »
Marco se leva et suivi les instructions du médecin. Il effectua une série d’exercices physiques, de réactivité et d’attention. Sa vue fut contrôlée, ainsi que toutes ses constantes physiologiques. Le docteur recueillit également un échantillon de sang et d’urine. Un robot scrutateur s’introduisit dans son corps par une narine et en effectua un scan complet. Et comme si cela ne suffisait pas, il réalisa ensuite des tests de calcul mental, ainsi que des examens permettant d’évaluer son état psychologique.
Ziegler entra les résultats sur son interface et laissa le programme rendre son diagnostic. « Vous m’avez l’air en forme, même si vous êtes un peu en deçà de vos performances habituelles. L’ordinateur m’indique que vous êtes ailleurs, ce qui vous empêche de vous concentrer pleinement sur ce que je vous demande. Votre attention est captée par autre chose. Vous pouvez m’en dire plus, M. Sanchez ? »
Marco ne pouvait plus se défiler, alors il lui raconta les événements de samedi, puis les doutes qui l’avaient assailli durant son week-end dans la Réalité Simulée. Pendant qu’il parlait, le médecin prenait des notes sur son interface, sans dire un mot. Finalement, il se tourna, comme à chaque fois en fin de séance, vers son armoire à pharmacie. Il en sortit pas moins d’une dizaine de pilules. « Voilà pour votre semaine, dit-il en lui tendant les drogues. Vanifatigue, Superform+, Durcilium, Antibar, Jouvence, Gravito, StabiliModus, Focus, Régénératio, Médica… et la dernière pour votre petit souci, un NeuroProg ».
Tous ces jolis noms cachaient en vérité des années de recherche en bio-ingénierie médicale. Et si le but de la médecine avait été, à l’origine, de soigner, on ne pouvait plus vraiment en dire autant de celle du 26e siècle. Parce que pour guérir, encore fallait-il être malade, et cela n’était pas permis. Les remèdes distribués chaque semaine visaient à prévenir tout risque, à maintenir l’intégrité des corps et des esprits, à augmenter l’humain au-delà de ses limitations biologiques. Et cela, pour des raisons bien étrangères à l’ancien serment d’Hippocrate : pour créer les travailleurs les plus performants possibles. Sous couvert de protéger la vie, but inattaquable s’il en est, elle retardait surtout la mort, prolongeant l’apport des individus à la sacro-sainte croissance. Avant la Retraite inespérée, salutaire et éternelle, au sein de la Réalité Simulée.
Marco, bien que sachant cela, ne put résister à son conditionnement et avala le tout à l’aide d’un verre d’eau. C’était le geste rituel du lundi. L’effet fut presque immédiat. Il sentit une vague de chaleur l’envahir, un bien être incroyable. Ses doutes, soudainement, avaient disparu. Il se mit à piétiner sur place, impatient de commencer sa journée de travail. Le Dr Ziegler parlait, mais il n’écoutait déjà plus : « Cette dernière pilule va vous faire le plus grand bien. Le Conglomérat ne peut permettre que vous sombriez dans ce genre de détresse psychologique alors qu’il y a tellement à faire, là dehors. Et puis, entre nous, vous êtes encore jeune. La Retraite, ce n’est pas pour vous. À cent cinquante-sept ans, vous avez encore toute la vie devant vous, tant à donner à la société ! ».

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Lapinchien

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Pute : 45
à mort
    le 23/08/2025 à 20:02:29
J'aime beaucoup la science fiction qui fait se poser des question sur nos problèmes quotidiens et met en garde sur nos choix de tous les jours.

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