Porter des bouquins d’un bout à l’autre de l’observatoire, sans arrêt. Voilà mon job. Lui, là, le grand astronome à la mords-moi le nœud, il garde l’œil coincé dans son tube, tout ça vers le ciel noir, l’espace qui s’étend. J’ai les bras qui tremblent. Un jour, ça va lâcher : les os, les ligaments, et l’échafaudage va se foutre en l’air. Sérieusement, il va pas les lire. C’est évident. Et pourtant, faut que je trimbale toute cette poussière, sans arrêt, toutes les nuits. De la bibliothèque, à côté, jusqu’ici. Et la journée, c’est l’inverse, on rebrousse tout, et les livres se barrent dans l’autre sens. Mon dieu, mon dieu, et dire que j’étais tellement content de me retrouver ici, apprenti à l’observatoire du solstice d’été. Le plus grand des astronomes pour directeur. Mais à l’entretien, il agitait sa rolex d’un air mou, mais mou. Mes parents ont été envoûtés. Le truc qui brille, ça fonctionne à mort. Le genre hypnose quoi. Ils ont signé l’accord et puis ils sont partis. Je suis resté là, comme un objet à la consigne. J’étais casé, un avenir en vue.
Tiens, le vieux s’est décollé. Un énorme cercle rouge, qui fait le tour de son orbite, à force de s’enfoncer le grand tout dans le visage. Qu’est-ce qu’il fabrique ? Il va pisser. Allez hop, pendant que papi vidange, moi, je fais une pause. S’il pouvait avoir une colique immédiate ce serait au poil. Bon, j’avoue, la baraque est plutôt chouette, c’est pas mal d’y habiter. Partout autour, du bleu, du bleu, du bleu, et tu peux te noyer dedans, à l’envers sur un fauteuil, les pieds qui dépassent le dossier. Tout ce bleu profond, rien que pour moi, et le sang qui me monte à la tête lentement. Quand j’émerge de la contemplation je suis toujours barbouillé. Un jour, le vioque m’a chopé, tout rouge, à m’envoyer en l’air, là-haut, en extase devant le spectacle céleste. Le walkman à fond dans les oreilles. T’es qu’un flemmard, il a dit. L’astronomie, c’est pas du rêve, c’est de la science, jeune homme.
Une pile de plus. Putain, je pourrais faire la révolution avec tout ça, monter mes barricades. Et faire une terre de papier, creuser et y enterrer sa Rolex. Je lui ferai une tombe à sa jolie montre en or.
Le revoilà, avec sa braguette ouverte et sa tâche d’urine sur le froc. Il traverse et… gloup le télescope qui lui gobe le globe oculaire. Des fois, j’ai même l’impression d’entendre. Il a même pas vu que je m’étais arrêté. Il est vraiment dans son monde. T’as beau gesticuler dans tous les sens, il est foutu de zapper. Quand j’étais gosse je voulais vraiment être astronome. J’ai jamais pu m’empêcher de regarder en l’air. Du coup, je me cassais la gueule tout le temps. Et je me faisais engueuler et je me marrais, la main sur le pif qui pissait le sang. J’ai été opéré du nez deux fois. Mes parents me le répétaient sans cesse : tu finiras par le perdre, tu finiras par le perdre. C’est pas facile de s’imaginer sans nez. Je suppose que je l’aurais gardé dans un petit pot, la nuit, et puis le jour, je l’aurais scotché à ma figure plate.
Il est bien silencieux ce soir. Il dit rien, il respire à peine, ou peut-être pas. C’est comme si toutes les planètes s’étaient enfuies et que lui regardait un grand trou vide, sans rien et que ça, ça lui en bouche un coin. Le bras qui porte la montre pendule dans l’air. Il doit vraiment être sur la lune. Je me lève. J’ai envie de la lui piquer. Son truc qui brille, son or du Rhin. Je suis juste derrière, je m’approche, pas de bruit. Je suis le mouvement oscillatoire du poignet, doucement. Plus que quelques centimètres, doucement. Ça y est, je touche le métal froid. Il faut faire sauter le clip. Pas simple. J’y suis presque !
Le trésor se détache et tombe, comme une étoile filante, mais trop, trop vite. J’ai pas le temps de rattraper. Elle s’écrase, en plein sur le verre, en plein contre le sol, merde, ça craint. Les éclats giclent de partout, comme de l’eau.
Le grand épouvantail grogne ! Merde ! S’il voit le désastre, moi, je saute. Dehors en moins de deux. Viré. Je sens dans sa respiration qu’il perd contact avec le firmament et que son esprit redescend sur terre, qu’il traverse à reculons le tube et revient se poser dans son corps. Le vieux s’apprête à se déloger de la lunette…
Pas le temps de cacher le cadavre. Faut juste pas qu’il voit ça ! Geste réflexe, mon bras s’envole, rapide, et ma main précise le mouvement, et s’abat comme une masse sur l’arrière de sa tête grise. Non, là je rêve pas, le bruit dégueu je l’entends. Splorch, ça fait. Et le tube de métal et de verre empilé s’enfonce direct jusqu’au cerveau, comme un stylo dans une plaquette de beurre. Ouille !
Je recule d’un pas, observe mon œuvre. Il reste debout, là, accroché à son outil de travail qui par un mystérieux effet de ventouse, le maintien dans la position verticale. Son orbite suce la tétine froide, fermement. Je fais le tour pour essayer de comprendre mieux. Finalement, il est comme d’hab’. Pas bougé d’un pouce. Bon, y’a ce petit filet de sang qui descend tranquillement le long de ses vêtements, et remplit sa chaussure. Rien par terre quoi, c’est propre. Quand tu regardes de dos, tu captes que dalle. Je ramasse la montre qui elle aussi a perdu la rétine. Elle tique plus. Je la place quand même à mon poignet. Elle brille plus que jamais. Je la remue d’un air décontracté, en pensant à mes parents. Sûr qu’ils seront fiers de me voir pour les vacances avec une petite récompense pour mon travail assidu.
Il est l’heure d’aller saluer les dieux et les astres. J’enfile mon walkman, écouteurs dans les oreilles, bien calés. Faut que ça tienne. Je traîne le fauteuil jusqu’au milieu, pile au milieu. Je m’y installe à l’envers, les jambes croisées, lancées vers le plafond transparent, la tête en bas. Musique à fond. Et mon esprit saute comme une puce, se balader sur la grande ourse.
![[illustration]](/data/img/images/2025-08-26-Splorchcafait(2).jpg)
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Encore un texte que j'aime bien et dont on n'entendra plus jamais parler de l'auteur...
C'est du très bon au niveau du style, j'aime bien.
Carrément trop bien ! Pourquoi LC ?
Le texte m’a cueillie d’entrée : ça roule, ça s’enchaîne, comme si j’étais coincée dans la tête d’un apprenti aigri qui chiale et rigole en même temps. L’oralité est nickel, crédible, je l’entends parler à ma place. Ça me donne presque envie de porter des bouquins pour sentir mes ligaments lâcher. Les images claquent : le nez dans un pot, la Rolex-tombeau, le "splorch" beurré du cerveau. Ça sent la sueur, la poussière et la rancune, et ça, j’adore.
Le texte s’amuse avec le grotesque et le quotidien, ça jongle entre le pipi et les étoiles, entre le rêve céleste et le froc taché. Je prends tout, ça passe crème. Sauf la chute. Trop rapide, trop brusque, comme la Rolex qui tombe, paf, et casse le jouet. J’aurais aimé sentir l’os craquer plus longtemps, voir l’apprenti hésiter, suer, savourer son meurtre. Là, ça gicle et ça s’arrête, dommage.
Ben, la plupart des auteurs qui défile jour après jour, ne vient pas commenter ses textes.
Un complot...