J’emmerde la tyrannie
Paris, automne 2024
Derrière la vitre, frappée par une pluie battante, je souris en reconnaissant les façades familières des immeubles. Le Roissy Bus se fraye un chemin dans la circulation et si j’en crois le panneau d’affichage, je devrais arriver à l’Opéra dans 18 minutes. J’aurais préféré descendre ici, place de Clichy, et rentrer chez moi en moins de cinq minutes, mais le chauffeur ne m’ouvrira pas. Règlement, règlement. Il fut un temps où ça m’aurait irrité. Aujourd’hui, je suis trop fatigué pour jouer la roublardise. Je me laisse porter en contemplant, indifférent, le vaste embouteillage qui s’étend vers le boulevard des Batignolles. Le siège est inconfortable mais cela m’est égal. Affalé dessus, la tête contre la vitre, j’ai l’impression que rien de grave ne peut m’arriver.
Soudain, sans prévenir, un flash vient raviver un souvenir tout frais et encore un peu piquant. Il y a moins de 72 heures, j’étais retranché au fond d’une crypte dans une église orthodoxe, agrippé de toutes mes forces à un carnet de notes froissé et un stylo. Enfermé au milieu des morts, nous étions quelques-uns à essayer de nous cramponner à la vie. Sans bouger, les mâchoires serrées, les dos courbés, nous attendions la fin du calvaire dans le noir complet. Dehors, l’artillerie russe faisait de son mieux pour rayer de la carte le petit village ukrainien de Bohorodytchné. J’ignore encore comment j’ai pu revenir entier de ce piège mortel, car ma mémoire n’a gardé que l’empreinte accablante de la terreur.
Au centre de la place de Clichy, la vue de la statue du maréchal Moncey défendant une allégorie de Paris face aux cosaques, m’arrache un bref instant à ces pensées sombres. Mais le bronze verdâtre me laisse de marbre. Pendant que le bus contourne l’îlot central, je regarde les voitures immobilisées à ses pieds. Le mouvement frénétique des essuie-glaces m’hypnotise et mon inconscient se met à divaguer sans entrave.
Au volant d’un vieux tout-terrains, un homme replet, un peu dégarni, m’observe derrière ses lunettes d’aviateur. Je le reconnaitrais entre mille, c’est Vladimir Vladimirovitch Poutine. Sur le siège passager, un barbu au regard de psychopathe et à la dentition gâtée me montre du doigt. Il porte une calotte couronnée de fourrure et un manteau brodé défraîchi. Là non plus, aucun doute permis, cet épouvantail aux yeux rougis a bien les traits du tsar Ivan IV le Terrible. Comment est-ce possible ? Je me souviens de beaucoup de mes rêvasseries saugrenues, mais celle-là dépasse l’entendement. En cherchant une explication crédible à ce délire, je m’aperçois que même la pire des loufoqueries ne peut plus m’atteindre. Comme si je revenais d’un monde parallèle où l’absurdité sert de norme.
Les deux autocrates, qui ressemblent à de mauvais clowns, se mettent à ricaner en me dévisageant. Je n’ai pas la berlue. Ne sachant trop quelle attitude adopter, je me fends d’un geste vulgaire dans leur direction en levant bien haut l’une de mes phalanges. Au milieu de mon brouillard mental, je n’ai rien trouvé de mieux à faire pour me protéger de la sensation dérangeante dégagée par ce duo de dangereux bouffons.
J’aurais pu m’abstenir et les ignorer, mais les Russes ne me laissent même pas le temps de réfléchir à la question. Ils répondent du tac au tac à ma provocation en fonçant droit dans le flanc du bus. Le capot de leur voiture s’encastre dans la tôle de l’autobus accordéon qui les stoppe net. Projetés vers l’avant, la paire de crânes démoniaque fait voler en éclats le pare-brise. Soudain, les givrés ensanglantés, qui croyaient couper la navette en deux d’un coup de Lada, cessent de rire pour exprimer le fond de leur colère.
̶ Espèce de débile, tu crois que tu nous fais peur ? Nous sommes les tyrans les plus cruels de la Terre. Descends de ton char ! beugle Vladimir, le visage et la voix déformés comme dans un film fantastique à budget limité.
̶ Le pal, le pal, amenez le pal ! hurle l’autre agité, assis à la place du mort. Nous sommes les plus branques aussi, renchérit-il.
̶ Ta gueule Ivan, n’en rajoute pas.
La charge comique de l’étrange duo devient trop irrésistible et je ne peux réfréner un éclat de rire. Jamais je n’aurais cru que ces deux-là puissent provoquer chez moi la moindre hilarité, même à leurs dépens.
En tentant de retrouver une consistance, je m’apprête à leur expliquer dans les termes les plus sincères tout le mal que je pense de la tyrannie. C’est le moment que choisit Moncey pour se manifester. Le militaire ne tient plus en place. Hors de lui, il jette son sabre au bas du piédestal et saisit à bras le corps le fût du canon qui traîne à ses pieds depuis plus de 150 ans. Après avoir calé la fonte sur son épaule à la manière d’un lance-roquettes portatif, il vise les Russes et tire, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. En plein dans le mille. Le despotisme, personnifié deux fois, se volatilise dans une épaisse fumée noire. Le calme revient instantanément et mon bus redémarre, comme si de rien n’était, en direction de l’Opéra. Je me sens de nouveau hors de danger. La scène de guerre est derrière moi, c’est du passé. Je retrouve le sourire et m’abandonne à une délicieuse sensation de bien-être.
Lorsque j’émerge enfin de cette curieuse léthargie, le métro vient tout juste de me déposer à la station place de Clichy. Sur le quai, un courant d’air frais me balaie le visage et achève de me ramener à la vie. J’attrape mon sac pour me hisser en haut de l’escalier mécanique. J’y retrouve ce brave Moncey. Sabre au clair, il a repris sa pause habituelle veillant sur Paris, imperturbable. Et un beau soleil de novembre me cueille juste devant le kiosque à journaux. Les embouteillages n’ont pas disparu, mais j’écoute le concert familier des coups de klaxon qui me procure un réconfort inestimable.
Après ce voyage chaotique, je ne suis pas mécontent de retrouver mes repères habituels, mais je ne tiens plus en l’air. Il est temps que je rentre chez moi dormir un peu, parce que je reviens de loin.
LA ZONE -
![[illustration]](/data/img/images/2025-10-01-moncey-big.jpg)
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Moi aussi j'emmerde la tyrannie et les tyrans. Les leaders politiques comme les tyrans de proximité du quotidien avec leurs petits pouvoirs à la con et contrôle qu'ils souhaitent exercer. J'emmerde bien entendu Poutine qui menace mes intérêts en Pologne et en France aussi comme il s'amuse à titiller l'OTAN en ce moment avec ses incursions de drones qui annoncent clairement sa volonté impérialiste et d'invasion du vieux continent.
Ce texte m'a donc bien parlé même si je n'ai pas toutes les références historiques.
Un petit conseil, dans les transports en commun, au lieu de vous perdre dans vos pensées vagabondes, lisez la Zone sur vos smartphones.
@Emannuel Parisse, Ils sont marrants tes rêves.
J'ai cru lire une pièce de Guignol jouée dans une école maternelle.
les personnages sont en carton-pâte (Poutine le gros méchant clown, Ivan qui répète "le pal !" comme une marionnette qui n’a qu’une seule réplique),
les retournements sont simplistes (ils foncent, boum, crash !),
et la résolution est bâclée (la statue sort son joujou magique et pouf, plus de méchants).
Le tout est ponctué par des transitions du style "et soudain !" ou "et hop !" qui font penser à une institutrice qui improvise un conte en secouant ses marionnettes.
ça sent la satire politique, mais ça sonne comme un spectacle de Guignol où on attendrait presque que les enfants crient :
— Attention derrière toi, Moncey !