LA ZONE -

Joker

Le 09/10/2025
par Guillaume Dreidemie
[illustration]
Joker

"L'homme s'effraie moins de la mort que de la fête." —Fragment retrouvé dans un carnet, rue de la Vieille-Lanterne.

Il y avait, ce printemps-là, un parfum inhabituel dans les rues de notre ville — un parfum de vin rouge, de foin coupé, de peinture à l’huile fraîche.

On l’appelait Le Joker. Une carte glissée dans le jeu pour y introduire le désordre des dieux.

Personne ne savait d’où elle venait — silhouette drapée d'un manteau bleu, cheveux emmêlés de roses.

Je me nomme Edgar, ou Allan pour mes amis. J'étais avocat aux Prud'hommes. Je croyais au droit. J’aimais les contrats. J'étais malade.

Un jour — juste après une audience où un homme avait pleuré — je l’ai vue.

Assise au comptoir du Fugitif, elle buvait un verre de Prosecco d’une main gantée de résille. Elle m’a regardé, et j’ai senti dans mon ventre quelque chose d’ancien revenir au bord de mes lèvres.

Sa voix portait des fêtes d'un autre siècle. Elle murmura mon nom doucement. Derrière elle, un homme en costume vert s’est mis à pleurer. Une jeune fille a éclaté de rire.

J’ai dansé toute la nuit. Je ne sais même plus quand j'ai arrêté de danser.

La première nuit, nous avons saccagé une boutique, une parfumerie. Elle m'a fait choisir une fragrance à l’aveugle — iris, tubéreuse, opium — et me l’appliqua à la gorge.

Puis elle lança les flacons en l’air, les brisa du talon, et nous sommes sortis de mille odeurs mêlées.

Elle sauta sur un passant en lui demandant son parfum favori. "Rose" a-t-il répondu pendant qu'elle lui ouvrait la gorge.

Elle vomit une gerbe de pensées et les distribua aux gens. Nous avons traversé les rues en chantant Schubert puis du Rap russe de meilleur goût.

À chaque rue, elle récitait des vers. Je me souviens par cœur des poèmes. Mais je ne vais pas les dire ici, car j'aurais des problèmes avec la Police de l'art. Vous les retrouverez dans son prochain recueil.

Un soir, elle me dit : « Ce n’est pas une émeute. C’est une floraison. »

Alors tous ceux qui l’entouraient — anciens DRH, étudiants en philosophie, petits bourgeois insomniaques — se sont mis à cueillir des fleurs. Jonquilles de folie, roses trémières, tulipes endimanchées, violettes tout en contrôle de leur propre grâce.

Une femme sortit un narcisse sanglant de la bouche ouverte d'un homme.

Ils riaient. Ils chantaient. Certains tombaient à genoux, arrachant des brassées de pétales à des enfants endormis.

Le visage peint avec le pollen abondant, nous avons réuni ces offrandes sur l'autel de notre errance.

Le ciel s’ouvrait comme une plaie Le sol collait sous nos pieds.

Et moi, dans ce vacarme doux et incessant,
je tenais un bouquet de marguerites arrachées à mon propre flanc.

Je saignais. Je sentais bon.

J'en avais à présent la certitude, quoiqu'en dise Jean Sol Anouilh : l'errance précède l'essence.

Ce soir-là, peu après minuit, elle construisit son trône au milieu de la place, fait de chaises de bistro et de toiles de Titien. Elle s’est assise en lisant Lautréamont à voix basse.

Je me souviens des Chants de Maldoror. Ils étaient beaux comme une gorge ouverte un soir de pleine lune.

Quand la Milice est venue, elle a ri.

Le Joker — ce Joker — est la bouche noire de la ville, qui rit quand on veut la faire taire.

Et maintenant que je suis seul, dans ma chambre d’hôtel, tremblant, la peau recouverte de pollen et d’encre noire, je l’entends encore chanter derrière les murs.

Elle m’appelle. Elle veut que je sorte.
Elle veut que vous sortiez aussi.
Un parfum de Rose monte dans le soir.

= commentaires =

Lapinchien

lien tw yt
Pute : 67
à mort
    le 08/10/2025 à 20:15:32
J'aime bien le texte. Enfin de la poésie dosée comme il faut dans une fiction. Mais y a un truc que j'aime pas, l'utilisation du terme "Jocker". Je ne sais pas si ça renvoie à la figure de DC Comics ou pas. J'espère que non. Mais en tous cas, c'est un terme trop connoté et éculé. Vraiment dommage que l'auteur y ait eu recours.
A.P

Pute : 25
Pas fan    le 08/10/2025 à 20:28:28
Je n'ai pas compris grand-chose et encore moins ressenti quoique ce soi.
Effectivement la figure du Joker étant surexploitée, difficile de sortir du cliché.

Point positif : le délire chaotique
Point négatif : le reste
Sinté

Pute : 29
    le 08/10/2025 à 20:52:04
C'est maladroit dans l'exécution mais la base est là.
Sinté

Pute : 29
    le 08/10/2025 à 20:53:28
Je vois que le Lapinchien est proche des 2000 commentaires en un an.
Lindsay S

Pute : 82
    le 08/10/2025 à 21:28:42
Ici, j’ai adoré détester. La grandiloquence, le symbolisme dopé aux trois rails, les images magnifiques et dérangeantes — fleurs qui sortent des plaies, sang, parfum, rire et orgie — ont enfin une vraie portée narcissique. Le texte ne se contente pas de poser une posture ou de saturer le lecteur ; il incarne la folie, il te contamine. On pourrait dire que Haikulysse écrit bien… mais je reste convaincue qu’il passe à côté : là où lui se noie dans l’excès, Joker fait du trop-plein un sujet vivant, organique, presque ritualisé. Chaque image outrée, chaque phrase qui part en vrille devient matière, pas seulement décor. Et voilà justement la preuve que ça peut fonctionner : on rit, on frissonne, on est pris malgré soi, et ça laisse une trace.

= ajouter un commentaire =

Les commentaires sont réservés aux utilisateurs connectés.