Rejeté sans cesse par les flots continus du Gave, le corps mou et rempli d’eau d’un homme dans la fleur de l’âge, attendait qu’on le remarquât. Malgré les nombreux matineux à entamer leur journée en passant par les berges ombragées, il ne fut pas repéré tout de suite. Il ne fut aperçu ni par la jolie joggeuse courant au rythme de ses chansons préférées, ni par l’homme encostumé à la mallette bourrée de documents importants pressé d’arriver à sa réunion, encore moins par le tas imbibé d’alcool ronflant sur un banc au bord de l’eau à l’abri d’un saule camoufleur.
Ce fut madame Madrigal, une adepte des marches au petit jour, qui tomba sur le cadavre par hasard. Elle s’était rapprochée de la rive pour se tapoter la nuque avec un peu d’eau fraîche parce qu’il faisait déjà bien chaud ce matin-là à Pau. Elle avait dû, à contre cœur, décaler sa promenade à cause de sa voisine qui lui avait tenu la jambe bien trop longtemps à cancaner. A la vue du corps inerte, elle n’avait même pas crié, la mâchoire pendante, seuls ses yeux délavés derrière ses vitraux fumés s’étaient écarquillés. La joggeuse et l’homme d’affaires alertés par cette vieille dame figée arrêtèrent leur course et la rejoignirent sur les lieux de la macabre découverte. La jeune femme composa le 18, et ils restèrent là, tous les trois à attendre les secours. Arrivés sur place, ces derniers ne furent d’aucune utilité et les policiers rapidement présents dans le parc des rives du Gave, sécurisèrent le périmètre à grand renfort de ruban écarlate. Les enquêteurs reconnurent tout de suite le corps détrempé, il s’agissait de Francis Clavel. Ce dernier avait défrayé la chronique du quotidien la République des Pyrénées qui l’avait baptisé l’anti-corps de Venus. Condamné à dix-huit années de réclusion criminelle, par la cour d’assises des Pyrénées Atlantiques, il avait été libéré en conditionnelle au bout de huit par le juge d’application des peines. Grâce à un comportement exemplaire en détention et à l’obtention d’un contrat de travail, il avait pu, par le jeu des réductions de peines, sortir du centre pénitentiaire prématurément. L’autopsie réalisée sur le jeune homme ne révéla aucune trace suspecte de coup ni de blessure hémorragique ayant pu entraîner sa mort, seuls ses poumons étaient remplis d’eaux. L’officier de police judiciaire en charge de l’enquête, sur instruction du procureur de la République classa donc le dossier sans suite pour absence d’infraction. Aux vues des éléments révélés par les investigations, monsieur Clavel avait dû basculer dans le bras du Gave sans pouvoir s’en extraire en raison de sa forte imprégnation alcoolique et toxicologique. Sa mort était déclarée accidentelle par noyade.
Francis n’avait guère pu profiter de sa liberté recouvrée même si celle-ci n’était pas des plus joyeuse. Personne ne l’avait attendu à sa sortie, il n’avait ni famille ni ami, il vivait seul dans un petit studio mal isolé et insalubre de la basse ville de Pau, mais il s’en moquait. L’important c’était qu’il pouvait aller où il voulait, respirer l’air frais du matin, regarder le soleil se lever en écoutant les oiseaux perchés sur les branches du platane planté devant sa fenêtre, et surtout ses voisines. Après ses sept heures trente passées à l’usine de salaisons « entre tradition et innovation », il rentrait chez lui, se décapsulait une bière en mâchouillant du saucisson qu’il dérobait à son patron et s’affalait dans son sofa miteux. Là, les yeux fixés sur son plafond mousseaux, il repensait à ce qu’il avait fait. Il ne regrettait rien. Francis était conscient d’être un criminel assoiffé de sang. Il faisait semblant d’aller bien, en réalité, il avait une folle envie de recommencer. Sa pression artérielle augmentait un peu plus chaque jour à la vue de cette voisine à la routine réglée comme une horloge suisse, du pain béni pour ce chasseur. Il allait craquer, il le sentait, mieux, il le désirait. A l’ombre de ses rideaux tachés, le vampire était de retour et il scrutait avidement, tous les jours, sa prochaine victime en se léchant les babines.
Le petit Francis n’avait pas eu de chance. Aucune fée n’avait pris la peine de se pencher sur son berceau. Il était le dernier d’une fratrie de trois enfants, tous issus d’une mère trafiquante de drogue et de pères différents. Les activités de trafics en tout genre de la mère toxicomane la menèrent tout droit au cimetière alors que Francis n’avait que trois ans. La baronne de la drogue, s’était faite descendre de son trône par deux motards en pleine rue un dimanche matin ensoleillé alors qu’elle sortait des halles. Au décès de la matriarche, le placement dans une famille d’accueil aimante et structurante aurait pu, peut-être, changer la destinée de ces êtres mal nés, mais pour leur plus grand malheur, les enfants furent recueillis par une tante vénale et anti-cœur. De sa mère, Francis ne garda aucun souvenir, pour lui le visage maternel était incarné par la tante Gilberte et il n’était pas très reluisant. Cette mère-là, les faisait dormir, son frère, sa sœur et lui dans le cagibi sous les escaliers sur un matelas aux ressorts pointus qui leur blessaient le dos. Cette mère-là, leur faisait faire toutes les corvées de la maison. Cette mère-là, ne leur donnait à manger que de quoi tenir debout et les martelait de coups à chaque fois qu’elle les croisait. Leur présence la rendait hystérique, mais l’argent qui allait avec eux en valait bien le coup. La tante Gilberte ne manquait jamais une occasion de leur raconter le monstre qu’avait été leur génitrice. Elle leur disait que leur mère avait eu plus d’hommes à elle seule que toutes les femmes de la ville réunies, qu’elle gagnait des sommes astronomiques avec son business mais qu’elle ne lui avait jamais donner le moindre centime et que maintenant c’était à elle de s’occuper de ces sales rejetons qui lui coutaient les yeux de la tête. Gilberte était une femme moche à l’extérieur et pourrie à l’intérieur. Elle ressemblait à une plaquette de beurre à grumeaux. Ses cheveux huileux et filasses d’un jaune desséché lui tombait sur les épaules. Cette femme bouffie de glucose, avaricieuse, et pleine de varices était courte sur pattes et sentait le poisson séché. La tante Gilberte ne leur donna jamais d’affection uniquement des corrections musclées au ceinturon. Francis détestait cette femme, il détestait d’ailleurs toutes les femmes, il trouvait ces vertébrés abjects. A quatorze ans, il se retrouva seul chez la grosse tante Gilberte car son frère et sa sœur devenus majeurs avaient été priés de prendre la porte ne rapportant plus d’argent des aides sociales. Alors, le jeune homme esseulé se mit à boire et consomma toutes les drogues qui lui passaient sous le nez. Il faut dire qu’il avait baigné dans un liquide amniotique toxique qui le prédestinait à de telles addictions. Francis continua de survivre de la sorte durant tout le temps qu’il resta chez sa tante. Le jeune homme n’était pas dépressif, il n’était pas fragile, il était fort et bien bâti et dans son regard brillait une étincelle, celle qui glace le sang quand on la croise. Il ne craqua pas quand l’horrible bonne femme le jeta dehors à son tour lorsqu’il atteignit la majorité, au contraire. Libéré de cette ascendance hématique, il fut encore plus rigide, rancunier, égocentré, inadapté, une sorte de cocktail explosif. Francis était devenu avec le temps, un concentré de risque hémorragique pour les autres.
Rien n’indiquait a priori que ce premier lundi du mois de mai serait le jour où Francis Clavel deviendrait lui-même un monstre à l’instar de sa génitrice.
La journée avait si bien commencé, pour une fois depuis des années il s’était levé léger, bien décidé à croiser le chemin du bonheur. Le jeune homme, tout juste majeur, avait rangé ses rayons du supermarché sans entrain, comme d’habitude, et rentrait chez lui. Mais, en arrivant dans sa rue, il ne trouva aucune place de stationnement libre, alors il gara son véhicule en équilibre sur le trottoir, entravant par la même occasion le passage piéton. Alors qu’il refermait sa porte d’entrée, une quinqua toute pomponnée dégaina son portable pour le dénoncer à la police. Une colère chaude et terrée au creux de son ventre remonta le long des parois de sa trachée amère, l'afflux sanguin remplit sa tête de rouge. Il dégoupilla. Son seul objectif était de punir cette balance siliconée. Il ressortit, le visage exsangue camouflé par son sweat à capuche noir, se planqua et attendit. La bobo chic et civique se dirigea vers le parc bordant la rivière. Il la prit en chasse. Lorsque le moment se présenta, il lui sauta dessus comme un tigre affamé. La femme tomba lourdement en avant mais se retourna aussitôt par reflexe, il fut surpris par sa vivacité. La bête enragée se mit à califourchon sur elle et la frappa violemment avec ses poings au visage lui faisant valser une incisive. Puis, il eut envie de lui faire encore plus de mal, alors il tenta d’arracher son chemisier. La pluie de coups ayant cessé à cet instant, la victime piquée par l’adrénaline en profita pour lui asséner un violent coup à la tête avec une pierre anguleuse posée miraculeusement à côté d’elle. Francis tomba en arrière et sa proie lui fila aussitôt entre les doigts. La quinqua ne s’arrêta pas de courir jusqu’au commissariat. De son côté, Francis regagna discrètement son studio. Il fracassa l’unique chaise contre le mur déjà fissuré de son taudis. Sa rage était bestiale il ne décolérait pas d’avoir échoué si près du but. Mais, dans le même temps, il était dans un état d’excitation extrême. Cela avait été tellement délicieux de dominer cette femme, cela avait été divin. Derrière les murs de son appartement, Francis opérait sa transformation et quittait le monde des humains, son désir inassouvi alimentait son besoin irrépressible de recommencer et il recommença.
Jeanne Mayfair était veuve depuis peu, elle vivait seule dans sa maison à l’orée du parc. Ses enfants lui avaient proposé de l’héberger mais elle avait refusé. A soixante-deux ans elle était bien trop jeune pour être un fardeau pour les siens. Francis avait bien pris le temps de l’observer. Il ne laissa rien au hasard et pendant de longues heures il étudia méthodiquement tous les faits et gestes de sa future victime. Le jour où il passa à l’acte, il savait que tout allait marcher comme sur des roulettes. Assise confortablement dans son tout nouveau fauteuil ergonomique, Jeanne pestait devant son poste de télévision, les candidats étaient tous plus mauvais les uns que les autres. Elle sursauta lorsque sa porte s’ouvrit brusquement. Un homme vêtu de noir de la tête aux pieds se tenait dans l’encadrement de l’entrée la menaçant d’une longue lame effilée. Il s’engouffra dans son salon et referma la porte d’un claquement de pied. Les choses ensuite se précipitèrent. L’homme en noir, qu’elle perçut jeune et musclé, la porta en poids jusque dans sa chambre. Il lui baissa son bas de pyjama d’un geste sec et la jeta sur le lit violemment. Jeanne pétrifiée ne put ni prononcer un seul mot ni se débattre lorsqu’il la pénétra brutalement sous la menace de son couteau. Elle entendit cependant ces quelques mots crachés dans son oreille : « ça te plait ? » qui lui donnèrent une irrépressible envie de vomir. Francis partit comme il était venu, tout en se servant au passage des bijoux et des espèces qu’il trouva sur place. Jeanne, choquée, l’entre-jambe ensanglanté, appela la police. Francis courut dans les bois pendant des heures pour se dégriser de ce bonheur inouï. Il n’avait jamais connu une telle jouissance. Oui, il aimait faire du mal à ces corps, oui il ne pourrait plus jamais s’en passer.
Le prédateur utilisa le même modus operandi pour attaquer Mathilde Laguerre. Il l’avait espionnée et en connaissait assez sur sa vie pour agir à sa guise. Il savait que sa fille était partie la veille et que son mari était en déplacement professionnel. Tapi au fond de l’impasse où demeurait sa cible, il avait attendu 6h30 pour agir. Comme chaque matin, après avoir pris sa douche, Mathilde en peignoir de bain, ouvrait sa véranda pour laisser passer l’air et le soleil dans son foyer. L’occasion rêvée pour un criminel embusqué. Francis s’infiltra dans la brèche et attendit patiemment dans le couloir que sa victime terminât sa conversation téléphonique. Alors qu’elle reposait son portable, il surgit devant elle brandissant son arme luisante au-dessus de sa tête. Mathilde porta instinctivement ses mains à sa bouche, mais n’émit aucun cri. De toutes façons les premiers voisins étaient bien trop loin pour entendre le moindre hurlement. L’homme en noir se rua sur elle en lui disant de la fermer sinon il allait la crever. Francis jubilait, il adorait voir la peur dans les yeux de ses horribles femmes. Il la traina jusque dans la chambre et la viola en lui mettant le couteau sous la gorge. Tout en la pétrissant il lui demanda : « ça te plait » ? Mathilde était mortifiée. Lorsqu’elle entendit le zip de la braguette de son violeur remonter, elle lui demanda pourquoi il lui avait fait ça alors qu’elle était une femme âgée et qu’elle aurait pu être sa mère. Il lui répondit d’une voix aussi glaçante et effilée que sa lame : « c’est pour ça ». Il lui arracha sa chaine en or et s’en alla par la baie vitrée restée ouverte. Mathilde restât sidérée pendant un long moment. À l’annonce de la nouvelle son mari en perdit connaissance.
Francis fut stoppé dans sa folie criminelle avant de sévir une quatrième fois. Les recherchent ADN effectuées sur le sang retrouvé sur les draps de Mathilde, il y avait laissé quelques globules rouges en se coupant avec son couteau, et ses fluides corporels, le confondirent. Connu défavorablement des services de police depuis son plus jeune âge, il figurait épinglé comme un moustique au fichier des empreintes génétique. Au terme des quatre jours de procès, la cour et les jurés de la cour d’assises des Pyrénées Atlantiques ne mirent que trente minutes pour le déclarer coupable et le condamner à la peine de dix-huit années de réclusion criminelle. Malgré la froideur et l’absence d’empathie de l’accusé, justice était passée. Les victimes furent soulagées, elles allaient pouvoir avancer et entamer le long processus de guérison, mais pas toutes.
Sur le banc froid des parties civiles, un homme à l’air renfrogné, taiseux et discret tout au long du procès, ne bougea pas une oreille à l’annonce du verdict. La tête baissée, sans un regard pour l’accusé confiné dans son box de verre, il comptait sur ses doigts tremblants, comme un enfant. Huit ans après, allongé sur un banc, du parc des rives du Gave, camouflé par un saule majestueux, cet homme riait à grosses gouttes. Monsieur Laguerre n’avait eu qu’à donner une petite tape dans le dos de Francis, la rivière s’était chargée d’avaler le monstre.
LA ZONE -
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L'auteur excelle à tisser une intrigue complexe, révélant comment les blessures du passé et l'indifférence sociale peuvent engendrer une spirale de violence, tout en laissant une note d'amertume sur la justice humaine. Cool !
J’ai essayé d’entrer dans ce texte — j’y suis parvenue un instant, puis, comme le cadavre qu’il décrit, j’ai été rejetée.
Ce n’est pas faute de bonne volonté : j’avais l’esprit ouvert, presque charitable. Mais la porte s’est refermée, sèchement, sur un style qui se prend pour un scalpel et n’est qu’un coupe-papier.
Tout semble vouloir être grave : le passé simple, la syntaxe compassée, les phrases courtes comme des sentences. Pourtant, à chaque tournant, un mot dérape.
On passe du tragique au ridicule sans prévenir : “rempli d’eau” (comme un aquarium), ou encore ce “planté net” qui transforme un meurtre en geste chirurgical.
À force de vouloir écrire la mort avec gravité, le texte finit par l’écrire avec suffisance. On ne sent ni le froid, ni la peur, ni même la pitié — juste une langue bien repassée qui parle d’un homme comme d’un “tas imbibé d’alcool”. En bonne Bretonne, je l’ai pris pour ma famille entière.
Le texte se veut digne, il sonne pédant. Il se croit réaliste, il vire au cliché. Pire encore, il parle des morts comme d’objets encombrants. Aucune tendresse, pas même une curiosité humaine. On sent la compassion administrative du rapport d’autopsie.
Peut être qu'avant de regarder le monde de haut, il faut apprendre à marcher droit.
Oui, oui, assez stylé. Mais mes problème d'attention et moi on décroche toujours à un moment si y'a pas assez de branches pour se rattraper…