Nique la mer
Je suis un homme de terre et j’aime avoir les pieds dans la glèbe, tout à mon sillon. Je suis parti sur les traces de Segalen aux Marquises pour réaliser un vieux rêve d’adolescent. De l’autre côté du monde, quand midi c’est minuit ou l’inverse, l’océan fait la loi. On le dit pacifique, c’est une plaisanterie.
Pour effectuer le trajet entre Bora-Bora et Makatea puis, plus tard, entre Makatea et Tahiti, il m’a fallu pour la première fois mettre les pieds sur un bateau. Un voilier, que dis-je ? Un catamaran de onze mètres de long. Cinq ou six heures pour le premier trajet ; une vingtaine d’heures pour le second.
J’avais cru, sot que je suis, que sur cet océan dit pacifique j’allais pouvoir lire, prendre des notes et écrire. Las ! J’ai passé la tête dans le seau lors du premier voyage. Une forte houle, des vents importants, des creux de trois mètres, plus de repère quand le bateau avance la nuit, dans la pluie. Dès lors, la ligne d’horizon, c’est le fond du seau…
On a le temps de penser quand on a rendu tripes et boyaux, et qu’après qu’il n’y ait plus rien à donner on offre encore sa bile, bien verte, ou jaune, et puis des substances impossibles à identifier, entre bave et confiture. On se dit alors : « Que diable viens-je faire dans cette galère ? ». Et l’on pense un peu, entre deux gerbes.
J’ai bien compris qu’on puisse aimer piloter un bateau : tracer sa route, rencontrer les éléments, guetter le vent, dominer la mer, chercher les courants, se trouver à la barre dans l’exercice d’un corps à corps avec l’océan. Mais, quand on ne pilote pas ?
En fait, la voile est aux snobs ce que le camping-car est aux modestes. Toilettes de nain, douches de poupée, couche de pygmée, lavabo de lilliputien, mobilier de personne de petite taille comme la convenance postmoderne oblige désormais à parler, tout y est exigu, étroit, riquiqui, rétréci, sauf les odeurs que tout le monde partage – sueur, pâté, vomi, chasse d’eau, crasse.
Les embruns, l’écume, les vagues raidissent et humidifient les vêtements. Tout cela pellicule la peau d’un film huileux. Les cheveux sont gras et salés. On pue, on est sale, collant, visqueux. Il reste des miasmes de vomi d’hier, des dégoulinades de ketchup du midi. Le soir il y aura des coulures de vin rouge. On slalome sur le pont entre deux malheureux qui, pour le plus chanceux, vomit à l’intérieur de lui-même pendant que l’autre arrose ce qui passe à sa portée.
Oui, vraiment pas de différence entre le voilier et le camping-car, si ce n’est qu’on ne vomit pas dans le camping-car. Enfin, en temps normal.
Et puis aussi, dans le camping-car, on tourne à droite ou à gauche, mais pas à tribord ou à bâbord ; on a un avant et un arrière, pas une proue et une poupe ; on zigzague, mais on ne tire pas des bords ; on est au volant, pas à la barre ; on va au fossé, on ne dessale pas ; on utilise une corde pour sortir du fossé, pas un bout qu’on prononce "boute" ; on penche dans les virages ou on pique du nez au freinage, mais il n’y a ni tangage ni roulis…
Descendu à terre, on se croit sauvé. Non, non, pas du tout : il y a aussi le mal de terre. C’est l’effet de la mer, mais sur terre. La terre, elle, n’a pas de ces perfidies. Jamais le plancher des vaches ne m’a été si doux à l’âme - et au corps.
©Michel Onfray, juin 2016