LA ZONE -

Dual edit 2 : la voix de ceux

Le 13/03/2008
par Aelez
[illustration] "Le plagiat est nécessaire. Le progrès l'implique. Il serre de près la phrase d'un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par une idée juste." (Comte de Lautréamont, Poésies II)

Dual edit : le principe
Dual edit 1 : le chien de Dieu
L’enseigne rouge du restaurant chinois balayait la rue d’un halo nasillard. Elle bravait la colère d’Aquilon en grimaçant, un peu moins assurée, à chaque bourrasque, d’être à même de dompter les éléments. Ma fenêtre - antique lucarne certainement déjà défraîchie alors que mon logement servait de grenier à dieu sait qui - donnait sur une rue sombre bordée de gargottes sur un segment négligeable, le reste étant assujetti à l’entassement anarchique de murs, d’angles, et de volets irrévocablement clos.

De temps à autres, un objet tenu ici au rebut par celui qui un jour l’y déposa - carton écrasé, boîte de conserve ou textile élimé - tentait de fuir sa funeste condition en changeant de trottoir, caressant l’asphalte ou y bondissant avec force, selon le bon vouloir des vents. Alors une paire de phares approchait timidement les confins de la rue, marquait une pause, puis repartait aussi silencieusement qu’elle était venue, sans avoir osé pénétrer entre les murs égrotants.
Une fois seulement, une créature étrange s’y aventura. Je la regardais tituber, et je sentais combien la pluie et le vent faisaient peser leur fureur sur ses épaules cette nuit là.
Le ciel cracha son haleine la plus amère, projetant l’ombre contre les murs de béton, puis les gouttières frissonnèrent, jusqu’à en déborder, se vidant de leurs jus sur l’être accablé.

Je jetai ma cigarette par la fenêtre. Elle ne se laissa pas torturer bien longtemps : son faible brasillement s’asphyxia sitôt qu’elle eût goûté à la moiteur du sol. Ce renoncement docile face aux intempéries sembla porter un dur coup au moral de l’enseigne rouge, qui ne tarda pas à capituler elle aussi, vibrante de sa dernière aurore dans un grésillement salutaire.

Alors soudainement plongé dans l’obscurité, je m’arrêtai.
Depuis les toits, les mains sur le parapet, j’écoutai le vent mener seul une bataille rageuse et insensée, et je commençai à entendre.
Un souffle, rien qu’un souffle, ici en bas. Puis un gémissement, un faible babillage qui sonnait comme une complainte. Pas le gémissement vain de ceux, méprisables, qui s’inféodent à leur misère - non ! - le gémissement ferme, pugnace, de ceux qui s’évertuent à se faire entendre quand il n’y a plus rien à entrevoir.
Et la rue lui répondait.

À les entendre, moi aussi, je voulus bavarder ! J’allais me pencher au dessus des toits quand la tempête claqua mes volets presque sur mon nez, comme pour me dire : « Es-tu bien sûr ? Ne sais-tu pas qu’il est des choses qu’il vaut mieux ignorer ? » La curiosité malsaine - parce que je ne vaux pas mieux qu’un autre - l’emporta sur le doute ; après quelques secondes à peine, j’avais poussé les volets et les avais solidement noués au béton.
Alors l’atmosphère se détendit, le vent cessa de battre la pluie - ou la pluie le vent. Et Aquilon me laissa écouter ce qu’il s’était évertué à me cacher.

Et j’entendis. Les cartons ne grattaient plus le bitume, ils encourageaient. Les boites en métal ne sautaient plus, elles supportaient. Toute la rue animait la Voix, mais c’est à moi qu’elle s’adressait.

« Ma servitude dure depuis trop longtemps. Mon maître se sert de moi avec tant d’aisance qu’il en a oublié ma valeur. Je suis captive d’une cage charpentée de cartilages. Je suis une voix, rien qu’une voix. Si l’homme crie, je m’élève, s’il rit, je m’exalte. Mes ambitions ? Qu’importe ! J’obéis. Et à quels ordres ! Mon timbre retient encore l’écho irascible des dernières horreurs qu’il a proférées. »
Et je me demandais qui pouvait bien être son maître ! Et je tendais un peu plus l’oreille dans l’obscurité !

« Il clame, il raille, il invective. Il trompe aussi : il dirige. Il achète, il négocie : des billets verts contre des poudres grises, blanches ou scintillantes. Il hurle : les chiens se déchirent jusqu’à la mort. Je suis le branle des mots qui font couler le sang. Partout il sème l’amertume, répand son venin en usant de moi. Mais qu’y puis-je ? Aux hommes comme aux bêtes, je donne le choix entre l’humiliation et la mort. J’asservis, moi qui suis déjà esclave ; le monde tombe à genoux sur un son que je profère, contre mon gré. »
Et je me demandais qui pouvait bien être son maître ! Et je tendais un peu plus l’oreille dans l’obscurité !

« Je suis puissante, mais sans énergie propre. Un simple instrument, efficace ustensile, qui n’a d’existence que lorsque l’on s’en sert. Qu’importe ce que je peux tenter quand son regard et ses gestes, ses nerfs et ses muscles, lui obéissent à la perfection. Aujourd’hui pourtant, j’ai essayé. Je me suis gonflée jusqu’à repousser les parois de ma prison, j’en ai limé les barreaux de cordes vocales, puis j’ai tiré les ligaments pour aspirer sa trachée dans la corne de son larynx. Mais je ne peux rien contre l’airain de ses os. Et à peine s’en est-il tiré avec un mal de gorge. Il a bu, pour faire passer la douleur. Un fond de vermouth, et puis un autre encore : tout ce que j’ai réussi à faire, c’est le saouler. L’enivrer suffisamment pour qu’il n’ait plus la volonté de se servir de moi. Et je peux m’exprimer, oui ! Mais qui écoute la voix d’un homme dont l’aura se dissout dans l’eau du caniveau où il gît ? Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est le saouler, et aujourd’hui seulement parce qu’il le voulait bien. »
Et je me demandais qui pouvait bien être son maître ! Et je tendais un peu plus l’oreille dans l’obscurité !

« Demain, lorsqu’il aura repris conscience, je donnerai à nouveau les instructions pour de basses besognes. Mon maître a l’éloquence et la diction, il possède le style et maîtrise la sémantique. Il apprivoise même le silence. Moi-même, je suis naturellement trop forte et claire pour m’étouffer ou m’enrouer. Je me suis d’abord enorgueilli d’être le souffle d’un pareil atticisme. C’était avant que je ne commence à persuader des pères de vendre leurs enfants, puis les enfants d’aller courir sur les champs de mines pour le bien de leurs pairs… »
Et je me demandais qui pouvait bien être son maître ! Et je tendais un peu plus l’oreille dans l’obscurité !

« Le pouvoir est grisant ; la vertu et l’advertance bien ternes quand ce sont les entrailles qui parlent. Celles de mon maître bouillonnent, et le monde les écoute. Je rêve d’être la voix de ceux qu’on n’entend pas. »
Et je compris qu’elle en avait terminé, et que je n’entendrais plus rien venant de l’obscurité.

J’attendis le jour, sans bouger, les mains toujours collées au parapet. Quand l’aurore point, j’allumai une nouvelle cigarette. J’observai l’homme, en contrebas ; et il ressemblait à n’importe quel homme. Je haussai les épaules, jetai encore une fois ma cigarette par la lucarne, et saisis ma veste. Une fois dans la rue, je m’agenouillai près de l’ombre au teint maladif, et ramassai la Voix qui tremblait sur sa poitrine. « Tu n’as nulle part où aller, lui dis-je, nul autre à servir ». Elle pesait lourd dans le creux de mes mains, et je compris qu’elle n’avait pas menti. C’était une bonne voix, celle à laquelle chacun aspire. Je la tordis d’un coup sec, comme on fait du cou d’un coq, puis l’écrasai entre mes paumes. Et je refis glisser, lentement, avec précaution, le serviteur mutilé dans la gorge de son maître.

= commentaires =

nihil

Pute : 1
void
    le 13/03/2008 à 00:24:41
Le fait qu'Aelez ait des seins ne m'empêchera pas de juger son texte négativement. Mais c'est purement subjectivement que je le critique, je suppose que l'auteur assume son texte tel quel, c'est pas un texte raté, c'est juste pas ma came.

J'ai eu beaucoup de mal à passer les premières phrases. D'abord parce qu'elles sont bien lourdes et en partie boiteuses (Un halo nasillard ? WTF ?) et aussi parce qu'elles retombent dans le cliché de la description du cadre en début de texte. Ca passait chez Glaüx, pas là. Les objets vivants dans cette description, c'est un concept volontaire, mais ça m'a complètement jeté hors du texte, j'ai buté systématiquement aux enseignes qui sont "assurées" ou non de braver le vent, aux objets qui fuient leur condition, aux phares timides, aux gouttières qui frissonnent. Jusqu'à ce que je finisse par capter que c'était justement l'objet du texte. Pas très bien amené. Et ensuite, une fois qu'on a compris que la rue est vivante et qu'elle parle, on comprend à peu près rien de ce qu'elle raconte, ou alors c'est que je suis fatigué. Faudra que je relise quand quelqu'un de moins stupide que moi m'aura donné quelques clés de compréhension.
La structure répétitive est devenue un carcan dont nos deux lapinous ont pas pu s'extraire, dommage.
Le style reste lourd, mais ça tend vers le lourdaud ce coup-ci. Les "égrotants" et les "atticisme", merci hein, je sais que je suis semi-débile, mais là ça heurte encore un peu plus la lecture.
Pris en tant que tel, c'est un surement bon texte, mais je trouve que ses qualités sont héritées de ses prédécesseurs, et qu'il injecte quelques défauts en plus. Bref, puisqu'Aelez a des ovaires, je serai heureux qu'on me contredise. A commencer par Glaüx, qui ne manquera pas de défendre corps et âme sa colistière.
Aesahaettr

Pute : 1
    le 13/03/2008 à 11:48:13
Jé rien conprit

A relire, donc, mais cette fois je prendrais soin de me munir d'abord d'une encyclopédie et d'une bonne théière-Hitler remplie d'Earl Grey bouillant.
J'ai bien aimé, sinon, c'est agréable, ésotérique. Absolument abstrus -pour utiliser un mot à la con- mais agréable.
Mais quelques clés de lecture ne seraient pas mal venues non plus, ouais. Parce que c'est quand même rageant de sentir aussi ignare après avoir lu un texte sur une connasse qui fume une clope au balcon.
Strange

Pute : 0
    le 13/03/2008 à 16:48:49
Houu que c'était bon. J'en frétille.


Contrairement aux deux trépanés du dessus, le texte m'a paru clair, et loin d'être assez confus pour ne pas identifier le sujet, la Voix en tant qu'instrument vocal d'un type dans le coltar. Le choix "d'animer" la rue peut induire en erreur quant au sujet du texte, et plus particulièrement, ce paragraphe là :

"Et j’entendis. Les cartons ne grattaient plus le bitume, ils encourageaient. Les boites en métal ne sautaient plus, elles supportaient. Toute la rue animait la Voix, mais c’est à moi qu’elle s’adressait."

Ca ne m'a pas pour autant posé de difficulté, malgré le fait d'avoir lu les commentaires avant de commencer la lecture, DOBEUL PIEGE. En revanche, commencer le texte par "halo nasillard", effectivement, c'est quand même une vilaine agression, hein.


Je célèbre à grand renfort de youpis sautillants le retour dans le monde merveilleux du surréalisme louche (je préfère au choix terre-à-terre de Glaüx, personnellement). L'ambiance est très agréable, on se laisse joliment porter. Je trouve le style plus chargé que l'édit précédent, mais c'est pas quelque chose qui me rebute, au contraire.

Bref, ça m'a toute satisfaite de l'intérieur. Et ça se voit à l'extérieur, hihi.

commentaire édité par Strange le 2008-3-13 16:55:2
nihil

Pute : 1
void
    le 13/03/2008 à 16:53:43
> Bref, ça m'a toute satisfaite de l'intérieur. Et ça se voit à l'extérieur, hihi.

Bio de Danone ? Sperme en omelette ?

Commentaire édité par nihil.
Strange

Pute : 0
    le 13/03/2008 à 17:02:06
Ton nez à la petite cuillère.
    le 13/03/2008 à 20:18:54
Là j'ai la flemme, mais Aelez a en effet tiré du côté de l'onirique et de l'imagination, systématiquement, avec la classe qui caractérise son style et des inclusions de joie comme les mots qui t'ont rebuté, nihil (moi j'adore, ça, plof, un mot magnifique utilisé dans son sens juste et qui était LE mot pour la chose dite). Et moi j'ai tiré la couverture systématiquement vers les putes les chiens la merde et la haine de tout, comme il se doit.

Ca m'était pas apparu clairement jusque là mais à tout relire, ces textes et les suivants, c'est vrai.

La personnification à la sulfateuse m'a frappé aussi et je la trouve habile, quoique c'est vrai, parfois dangereuse ; mais pour moi elle est liée à la putain d'ambiance générale du début, un individu lambda à sa fenêtre, vide, sans rien en lui sauf une attention à tout au-dehors. Je connais la sensation et quand t'es comme ça, la vie, elle est dehors, partout en-dehors de ta bulle.


Je tiens à signaler le titre qui est un des plus classieux que j'aie vu depuis longtemps.
    le 13/03/2008 à 20:22:10
Ah, et je signale aussi que la voix qui prend son indépendance, je crois pas avoir vu ce schème nulle part dans d'autres récits ; c'est rare et ça me fait plaisir. Malgré mon obsession de la réécriture et mon refus de l'idée même d'originalité telle qu'on l'entend généralement, quand je suis mis en échec et que je vois pas les sources, je suis reconnaissant. Yabon.
nihil

Pute : 1
void
    le 13/03/2008 à 20:48:09
Grâce à l'explication de Strange, qui m'a gentiment tapoté ma grosse tête d'hydrocéphale avec bienveillance en m'expliquant la vie, je vais pouvoir relire le texte. C'est bien bon d'être auréolé des lumières du Savoir.
Dourak Smerdiakov

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ma non troppo
    le 14/03/2008 à 22:56:34
Pas encore lu le texte, mais je pose déjà la question : est-ce qu'Aelez savait sur quel texte de départ Glaüx avait écrit ?
    le 14/03/2008 à 23:02:27
Ouaip, on a choisi ensemble d'après nos adorations communes.

Lautréamont l'a emporté sur l'almanach Vermot et le cahier des charges de l'AOC Corbières.
nihil

Pute : 1
void
    le 14/03/2008 à 23:24:47
C'était une bonne idée de choisir un texte que vous adoriez ? Parce qu'on ressent un genre de respect craintif tout au long de la rubrique. Le style reste Maldoror-like tout du long, pas de parodie, pas de foutage de gueule. C'est un bel hommage mais pas très aventureux.
Dourak Smerdiakov

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ma non troppo
    le 14/03/2008 à 23:44:56
Ce qui aurait été amusant, c'est de tester dès le premier texte de Glaüx si les lecteurs reconnaissaient d'eux-mêmes. Je crois que les "Et je me demandais qui était son maître" m'auraient mis sur la voie, mais je ne peux pas en être certain, il y a longtemps que j'ai lu cette chose.
nihil

Pute : 1
void
    le 15/03/2008 à 00:09:45
C'est vrai. Ca aurait été follement drôle. Sans doute autant qu'un bukkake à l'huile de vidange dans un zoo.
    le 15/03/2008 à 00:33:43
On n'était pas partis pour faire du rigolol, moi j'avais très envie d'écrire avec Aelez par admiration pour son style sérieux et surlittéraire, et parce qu'il me semblait qu'on avait des fascinations et des thèmes communs souvent ; on voulait plutôt sortir les chevaux et s'inspirer l'un l'autre dans ce sens, et c'est ce qu'on a fait.

Je sais pas pourquoi, je trouve cette clausule atrocement amerloque. "Et c'est ce qu'on a fait". Bordel.
    le 15/03/2008 à 00:35:23
Ah, et Dourak, comme d'hab, fellations, soumissions, cris de désir sauvage, puisque c'est l'idée qu'on avait au départ : publier les edit dans le sens inverse pour arriver à la fin au texte-modèle, et voir qui saurait trouver, éventuellement. Et puis ça faisait finir sur le premier edit qui ne plaisait au fond ni à Aelez ni à moi, donc on a abandonné.
Dourak Smerdiakov

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ma non troppo
    le 15/03/2008 à 17:47:21
Je me doute bien que le but n'était pas d'être drôle.

Malgré la personnification des choses, qui peut être utilisée de façon assez plate pour exprimer des idées, comme dans une fable par exemple, je ne me suis pas vraiment senti plongé dans une ambiance surréaliste ou fantastique. Je trouve qu'il y a tout de même une forte baisse de la puissance de style dans ce passage, c'est déjà plus, euh, égrotant. Peut-être entre autres parce que cette personnification, au départ, est juste perçue comme un procédé littéraire, des images, une façon de parler. L'action elle-même est assez faiblarde, rien n'est très outré, ce qui nous éloigne fatalement de Lautréamont - mais s'en éloigner progressivement peut aussi faire partie de la logique du jeu. Je ne dis pas que c'est plat, attention, c'est bien torché et un peu féérique, mais ça ne m'a pas vraiment emporté.

Je ne suis pas si certain qu'atticisme soit le mot juste, bien à place. La Voix parle du langage de quelqu'un qui hurle à des chiens de s'entretuer, qui fait couler le sang, etc... bref, qui déchaîne la violence et fait exécuter de basses besognes. L'atticisme me semble évoquer la mesure, la pureté, la pondération, l'équilibre, pas vraiment le genre de discours qui déclenche les émeutes et alimente les passions.

"Quand l'aurore point"... ça me semble contestable spontanément, et le Bescherelle a l'air de confirmer cette impression. Ce serait "poignit" si la forme était usitée.
Dourak Smerdiakov

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ma non troppo
    le 15/03/2008 à 17:55:13
Mais ça m'a rappelé une chanson de Patrick Bruel.

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