LA ZONE -

Kraken

Le 02/01/2017
par Agar
[illustration]
Au Mont Saint-Michel, m’avait-on appris enfant, la marée monte à la vitesse d’un cheval au galop. Ce cliché dut profondément marquer mon imagination car mes cauchemars furent hantés, des années durant, par l’image de vagues immenses, masses véloces et colossales, balayant sans effort les prières inutiles et les manuscrits centenaires de moines terrifiés. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, je continue d’espérer que la scène dont j’ai été témoin en cette banale après-midi d’été n’ait été que la réminiscence d’une peur infantile, qu’un rêve éveillé né à la faveur d’un début d’insolation. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ? Si ce n’était pas un rêve, alors c’est que je suis fou. Et si je ne suis pas fou, alors…

Je me souviens avoir laissé la voiture sur le parking de la plage, dont presque toutes les places étaient déjà occupées. Un petit escalier de rondins couvert de sable me conduisit auprès des autres invités. Autour d'une table et de quelques bouteilles se trouvaient Mathieu, Cyrille, Sandrine qui me tendit un carton où avait été détaillé le programme des festivités, d'autres que je n'avais pas revus depuis des années, des amis d’amis jamais croisés, des poussettes remplies du fruit d'amours dont j'ignorais l'existence. Vingt mètres plus loin, derrière un petit autel encadré de deux hauts tréteaux auxquels avaient été suspendus de longs draps blancs, le prêtre préparait l'office. Comment s’était-il laissé convaincre de venir jusqu’ici, si loin de son église, je l'ignorais. Mais il était là, sous le soleil, et l’homme de foi et son ancêtre, que des générations de païens avaient prié bien avant la naissance du premier messie, s’apprêtaient à officier ensemble.

On nous fit signe que la cérémonie allait commencer. Nous nous alignâmes debout le long de bancs inexistants, reproduisant sans même y penser, d'un accord commun et inconscient, la disposition exacte qui eût été la nôtre entre les murs d'une église. Alors, venus du même escalier que j'avais descendu quelques minutes plus tôt, arrivèrent les mariés, qui marchaient d'un pas lent en direction de l'autel. D’un haut-parleur posé sur le sable s'éleva une cantate de Bach que je crus reconnaître l'espace d'un instant mais dont les notes me semblaient fausses, comme décalées d’un demi-ton, décalées comme le sourire figé de cette femme qui passait près de moi dans sa robe grotesque et touffue, accompagnée d’un homme mince et vêtu de noir, et tous deux avançaient vers un autre homme, plus petit, gras et chauve, qui tendait vers eux ses bras pâles, comme pour les inviter à prendre part à un rituel dont le but m’avait peut-être un jour semblé clair mais désormais m’échappait, comme m’échappait maintenant jusqu’à la raison pour laquelle je devais supporter cette mélodie ridicule dont les échos continuaient à me parvenir et dont, de tous mes efforts appuyés, continus, violents, je tentais d'identifier la structure, le rythme, les instruments, pour offrir à mon esprit la prise qui lui permettrait de donner un sens à ce bruit, de reconnaître un ordre dans cette matière sonore confuse, absurde, que je ne songeais plus qu’à faire taire.

J'allais porter mes mains à mes oreilles quand passèrent devant mes yeux deux moignons hideux. L’un d’entre eux, des appendices durs et deux fois brisés qui en dépassaient, retenait la chute d’un petit rectangle blanc et fin, orné d’arabesques insensées. Ces griffes molles et boursouflées devaient m’appartenir car, sous leur surface d’une couleur affreuse que jamais ne connut le minéral, je voyais battre par endroits, du même rythme rapide que je sentais ailleurs en moi, de molles protubérances. Je baissai ces moufles répugnants et découvris, horrifié, le sabbat infernal qui se déroulait devant moi. Enserrées dans des outres fibreuses aux jointures maladroites, plusieurs dizaines de figures molles et moites, agitaient en rythme la partie supérieure de leur forme répugnante. Des quatre longs pseudopodes que vomissait leur corps oblong, qui auraient été semblables à ceux d’une pieuvre s’ils n’avaient été si rigides, deux touchaient le sol et deux autres ondulaient en s’entrechoquant. Au sommet de leur tronc, une excroissance compacte formait une manière de dôme velu et percé d’orifices de diverses tailles, certains encombrés de mucosités vitreuses comme des bulles de graisse.

Comble de l'horreur, ces abominations à l’odeur acide, alignées autour de moi en rangs compacts, dont les mouvements devenait plus frénétiques chaque seconde, m’étaient familières. Rotondités qui rappelaient celles des poissons, subdivisions des appendices qui évoquaient les branches des végétaux… Je tentais sans y parvenir, comme on cherche en vain un mot que pourtant on a prononcé mille fois, à retrouver le sens à ce que je voyais, à rendre aux monstres que j’avais devant les yeux une place dans l’arbre phylogénétique, à me convaincre que leur hideur était de ce monde et pas d’un autre, mais les rapprochements me semblaient de plus en plus hasardeux, les références douteuses, les comparaisons dénuées de comparants ; l’univers entier désormais m’échappait. Sous le ballet affreux de ces créatures je ne distinguais plus, à perte de vue, qu’une épaisse poussière dorée, au-dessus qu’un vide bleu et infini que reflétait une nappe odorante aux reflets nacrés. Alors, à l’acmé de la terreur, alors que le néant et mon âme, ultimes rescapés du naufrage de la réalité, s’apprêtaient à se confondre, il m’apparut. C’était un arbre d’écume dont le tronc immense et conique, orné d’une paire de larges soucoupes blanches, se fendait à son extrémité en une myriade de branches qui oscillaient au rythme lent de leur chair épaisse. Et cette forme inouïe, surgie un instant des abysses obscures de l’océan avant d’y plonger à nouveau, avait posé sur moi son regard de géant. Arbre ! Océan ! Regard ! Les mots soudain me revenaient ! Et son nom, échappé lui aussi des tréfonds de ma mémoire, je le connaissais et l’implorais, dans une prière que jamais aucun sacristain n’avait eu à m'apprendre. Kraken, ancien des anciens, qui est aux titans ce que les titans sont aux dieux, je te salue !

« Vivent les mariés ! »

Autour de moi les gens applaudissaient. La femme qui se trouvait à mes côtés me tendit un mouchoir. Il était bien naturel d’être ému, me rassura-t-elle. Et en effet, sur mes joues rondes comme celles d’un silure, avaient coulé des gouttes au goût de sel.

= commentaires =

Dourak Smerdiakov

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Pute : 0
ma non troppo
    le 02/01/2017 à 22:12:46
Pour un texte intitulé "Kraken", je pense que le choix de pseudo de l'auteur fait plutôt référence à Hagar du Nord.
Lapinchien

tw
Pute : 4
à mort
    le 02/01/2017 à 22:36:15
texte excellentissime. en plein dans l'appel de Cthulhu et même au delà. Style, vocabulaire, structure et ambiance de Lovecraft, imitation parfaite, la contemporanéité et un humour super classe de surcroît. Plus de textes du même auteur ici http://cafedefaune.net/ et ici http://cacotheque.fr/ Espérons qu'Agar poste de nombreuses autres contributions sur la Zone...

Cela dit j'ai toujours pensé qu'il était dans le coin sous un ou plusieurs pseudos. D'ailleurs, il passe numéro 1 dans ma liste des identités alternatives possibles de Dourak Smerdiakov.
Muscadet

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Pute : 0
    le 03/01/2017 à 05:23:26
Les caco-articles sont frais.
Cuddle

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Pute : -3
    le 03/01/2017 à 09:51:51
J'avoue que j'ai quiffé le texte aussi, un bijou.
Lapinchien

tw
Pute : 4
à mort
    le 03/01/2017 à 14:04:31
puisqu'il nous faut une polémique pour relancer les commentaires d'un texte parfait et impossible à critiquer de quelque manière que ce soit, je dirai que la vanne de Cuddle, "Agar-Agar" est tout bonnement scandaleuse.
Muscadet

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Pute : 0
    le 03/01/2017 à 14:10:31
J'ai survolé le texte.
Par contre, j'ai véritablement lu le blog. J'y ai davantage trouvé mon compte.
Lapinchien

tw
Pute : 4
à mort
    le 03/01/2017 à 14:54:16
D'ailleurs ce serait tellement bien que l'auteur réagisse aux commentaires et qu'il utilise les dernière fonctionnalités qu'il a développé pour la Zone... heu... que Dourak a développé pour la Zone pour mettre des liens vers ses sites littéraires et ses développements de bots twitter fantastiques et son Ouvroir de Programmation Procédurale extraordinaire... Certes il n'a surement pas besoin de l'exposition quotidienne de 120 visiteurs et bots russes uniques et 820 pages vues par jour d'exposition qu'offre la Zone ( http://userexp.co/lazone.org.html ) mais ce serait tellement bien pour la Zone en tous cas.
Dourak Smerdiakov

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Pute : 0
ma non troppo
    le 03/01/2017 à 17:32:33
Diffamation, avocats-ninjas, lettre ouverte au président de la République (j'accuse Lapinchien), ultimatum à la Roumanie.

Jamais je ne me créerais un site avec un nom aussi germanopratin et/ou mallarméen pour faire le guignol sur le web, surtout que j'ai déjà la Zone pour faire le guignol. Par contre, quand je vois cette ancienne couverture de Canard PC, dont il est rédac-chef : https://boutique.pressenonstop.com/media/cache/front_magazine_list/bundles/shopfront/media/43105b80bd567005.jpg , je me dis que tu essayes de brouiller les pistes. Et qu'il serait temps de permettre de poster un lien en commentaire.

En revanche, la police "Special Elite" de son titre ( http://cafedefaune.net/ donc) m'intéresse pour remplacer celle que la Zone utilise actuellement en violation d'une licence commerciale, ce qui est parfaitement scandaleux il faut bien le reconnaître, je ne sais pas ce que vous en pensez (de cette police), je crois que ce genre de police "grunge" n'aurait pas fait assez "communiste" pour le père fondateur mais moi je m'en fous et j'ai des goûts de chiotte et je suis aussi bon typographe que Gilbert Montagné alors pensez un peu pour moi merci d'avance.

Toutes ces stats de visites sont bidons, Lapinchien, reviens sur Terre. On a hélas beaucoup plus de visites que ça, d'où ces nouveaux auteurs récurrents qui viennent nous importuner.
Lapinchien

tw
Pute : 4
à mort
    le 03/01/2017 à 18:04:24
C'est bien dommage que vous ne partagiez pas la même enveloppe charnelle. J'aurai parié sur un dédoublement de personnalité. Cela dit je me disais bien que si t'étais Agar t'aurais déjà fait un bot pour poster automatiquement un texte aléatoire zonard toutes les 5 minutes sur le compte twitter de la Zone, avec un algorithme génétique permettant d'optimiser les hashtags afin d'obtenir plus de likes, retweets et accroître exponentiellement le nombre de followers. Toutes les pistes s'effondrent. Je vais finir par croire que tu es un être du futur, un extraterrestre, une IA, un effet secondaire aux médicaments que je prends ou une combinaison de tout ça.

sinon mon avatar a probablement des ancêtres communs avec le lagomorphe de la couverture, bugs bunny, roger rabbit et les lapins crétins. Ces mascottes se reproduisent de manière incontrôlable. Je n'ai pas l'honneur de connaître Agar en personne cela dit.
Dourak Smerdiakov

site yt
Pute : 0
ma non troppo
    le 03/01/2017 à 18:22:21
Je n'ai pas assez d'enthousiasme et beaucoup trop de flemme pour tout cela, et je suis juste un connard lambda qui tient à sa vie privée et qui connaît un peu de php.
Lapinchien

tw
Pute : 4
à mort
    le 03/01/2017 à 18:42:43
fait gaffe à la technologie alors. Bientôt un abruti lèvera des fonds pour créer une startup pour créer un Shazam qui permettra d'identifier un individu en reconstituant sa signature comportementale sur le net. inexorablement.
Cuddle

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Pute : -3
    le 03/01/2017 à 20:16:47
J'ai trouvé ma blagouz' drôle sur le coup. Maintenant, je la trouve à chier.
Désillusion.
Muscadet

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Pute : 0
    le 04/01/2017 à 00:41:15
J'ai arrêté mon abonnement à CPC après le départ d'Omar Boulon.
Muscadet

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Pute : 0
    le 04/01/2017 à 02:39:43
https://twitter.com/OBoulon/status/764159996728926208
Lapinchien

tw
Pute : 4
à mort
    le 04/01/2017 à 10:23:37
Qu'en est-il de cette formidable levée de fonds via crowdfunding ? Le modèle est il transposable à la Zone. Agar, Président !
Castor tillon

Pute : 2
    le 10/01/2017 à 18:22:30
Moufle (le gant) est féminin, alors que abysse, lui, est masculin.

Sinon, une très belle écriture, et un texte moignon-moignon.
Muscadet

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Pute : 0
    le 30/08/2017 à 02:56:30
Je l'ai bien relu, du coup. Vive la syntaxe, et vive la France. Bonsoir.

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