LA ZONE -

Longtemps, je me suis levé de mâle heur

Le 06/02/2022
par Clacker
[illustration] - Figure-toi, cher ami, s'il t'est possible de l'imaginer dans une sensualité approchante de celle que je viens de ressentir, la douceur de cette nectarine tout juste cueillie de l'arbre, et imagine le pouvoir qu'elle a eu de me transporter vingt-six ans en arrière, lorsque mon grand-père maternel cultivait toutes sortes de fruits délicieux en sa demeure de Saint-Julien-de-Lescure, alors que sa tante Marie-Louise tricotait des mitaines en laine d'agnelet du périgord, et que son beau-fils, qui est également mon cousin par alliance, tenait une modeste fleuristerie dans le centre de Bagnolet, lui qui rechignait toujours aux travaux des champs et regimbait sans cesse quand on lui demandait de finir ses panais à l'amande, dans la vaste demeure familiale aux accents gothiques située à douze kilomètres à vol d'oiseau de la gare de Montreuil, exposée plein sud pour recueillir la plus grande part de jour que nous offre l'astre suprême, et il y avait une terrasse depuis laquelle je prenais parfois des bains de soleil afin de me remettre d'une crise d'asthme particulièrement incapacitante, avant de retrouver mes appartements au deuxième étage du manoir, pour reprendre où j'en étais ma rêverie d'homme solitaire engourdi par le mal du siècle, attendant sans nulle hâte le prochain lavement qui ne manquerait pas de m'être prescrit par le médecin de maison, le docteur Juillet, et qui n'hésitait jamais...
- Marcel.
- ... à doubler ses ordonnances, mais ne faisait payer à ma mère que le prix d'un seul flacon ; c'était un homme bon, à l'évidence, au visage plutôt agréable, quoi qu'il ait enfanté deux filles particulièrement déplaisantes de physionomie, mais on ne peut pas dire que ce soit vraiment de son fait, la faute revient, peut-être, à sa première femme, Marie-Ange de...
- Marcel, je t'en conjure, tais-toi et finis ta saloperie de clémentine.
- C'est une nectarine. Un fruit qu'on peut tout à fait rapprocher de la pêche, contrairement à la clémentine qui est un agrume provenant d'un croisement entre un mandarinier et un oranger.
Reynaldo assassina Marcel de son oeil sombre et ensommeillé.
- Putain, j'en ai rien à foutre. Tout ce que tu dis n'a jamais aucun sens. Il est sept heures du matin. Laisse-moi boire mon café dans le SILENCE.
- D'accord, Reynaldo. Je vois que tu es de méchante humeur. Tu vas encore passer toute la journée sur ton maudit piano, et moi je n'aurai personne avec qui m'entretenir à part Bernadette.
Marcel jeta un regard maussade au bichon frisé lové sur le canapé, qui soupira en retour, museau sur le cul.
- Trouve-toi une servante pour t'écouter, une secrétaire, un esclave, j'en sais rien, mais fous-moi la paix jusque midi, au moins, dit Reynaldo d'un ton qui ne souffrait aucune contestation.
Il quitta la pièce en emportant sa tasse, et on l'entendit grommeler jusqu'à la salle de musique.
Puis les trois actes de Ciboulette, l'opéra de Reynaldo, résonnèrent en boucle dans toute la maisonnée, jusqu'au soir.

Le lendemain, Reynaldo descendit comme tous les matins dans le salon, et constata un détail inhabituel : les volets étaient relevés. Il passa par la cuisine pour faire chauffer du café, mais ne trouva pas la cafetière. Le mini-bar avait été dévalisé, selon toute vraisemblance.
- Que diable... marmonna-t-il, bouche pâteuse, en se lissant la moustache.
Il entendit alors le rire caractéristique de Marcel, sorte de toux sèche proche du coquericotage enroué d'un gallinacé agonisant, qui provenait de l'extérieur.
Reynaldo rabattit les pans de son peignoir sur son corps sec et musculeux, et gagna la terrasse.
Il y découvrit son Marcel, en compagnie d'un homme de petite taille au sourire charmant.
- ...et c'est ainsi que ce coquin de banquier, ce mauvais Varin-Bernier, me délogea de mon appartement du boulevard Haussman, sous prétexte que je lui devais vingt-cinq ou trente-mille francs, vraiment, le bougre ne plaisantait pas avec la menue monnaie, mon bon, c'est un fait !
Le gentilhomme format réduit se contentait d'écouter Marcel sans se départir de son rictus, en caressant Bernadette, installée sur ses genoux. Il y avait quantité de mignonnettes de champagne vides sur la table, et les coupelles débordaient de cendres de tabac à pipe.
- C'est quoi ce bordel ?!
- Reynaldo ! Ta nuit fut-elle douce ? Prends du café, cher ami, il est encore... ah non, il est froid. Un peu de haschich ? dit Marcel en lui tendant sa pipe.
- C'est qui, lui ?
L'inconnu regardait maintenant Reynaldo, les lèvres éternellement étirées, et on pouvait sans peine lui trouver un air stupide.
- Mon amour, je te présente Esteban de La Borovia de Madrid de la Gran Apuesta de los Caballos Pequeños. Je crois qu'il fabrique des fils à couper le beurre, enfin, c'est ce que m'a dit le tenancier du bar où j'ai rencontré notre ami.
- Eh bien... Je... Enchanté, Monsieur de la Borovia de... Je peux vous appeler Esteban ? demanda Reynaldo avec une impatience difficile à contenir.
Esteban de la Borovia de Madrid de la Gran Apuesta de los Caballos Pequeños ne répondit pas. Il était aussi expressif qu'une botte de paille souriante.
- Ne te fatigue pas, il est muet. Et probablement sourd, déclara Marcel en dévissant le bouchon d'une mignonnette.
Reynaldo considéra la situation un instant, puis dit :
- Je vois que tu m'as pris au mot.
- Esteban est d'une compagnie délicieuse, il me suit partout où je vais, il s'habille comme je le désire, il ne se plaint jamais de ma conversation, et il est monté comme un âne.
- Pardon ?
- Il me fourre le beignet comme un maître pâtissier.
- Marcel, tu te moques...
- Nous avons chahuté toute la nuit, à la cave. N'as-tu rien entendu ?
Esteban était absorbé dans la contemplation d'un arbuste au fond du jardin, visage fendu par sa grimace de joie.
- Mais... Marcel..?
- Eh bien, tu ne devais pas travailler ton nouvel opéra dans la salle de musique, Reynaldo ? Je ne voudrais pas te retenir avec mes histoires.
- Oui, c'est que... je...
- A plus tard, mon amour, gloussa Proust en s'envoyant une lampée de champagne.
Le dos rond, Reynaldo rentra dans la demeure, tandis que Marcel reprenait son monologue d'un ton chantant.

- Reynaldo ! Mon Reynaldo, viens goûter les tapas qu'Esteban nous a préparés pour notre apéritif dînatoire !
- Mets-les toi au cul, tes tapas, et essuie-toi la gueule, t'as du foutre sur le menton.
Marcel fit mine de n'avoir rien entendu. Il s'enfourna un morceau de gruyère dans le bec et colla une ostensible main au cul d'Esteban.
Reynaldo Hahn, assis dans le canapé avec ses partitions, une bouteille largement entamée de muscadet entre les cuisses, lorgnait vers le prodigieux cuisinier d'un air mauvais.
Voilà deux semaines que le couple cohabitait avec le petit homme bien membré. Tellement bien membré que Reynaldo n'avait pas fermé l'oeil depuis le matin fatidique des présentations.
Chacun sait que le manque de sommeil ne rend pas aimable.
Reynaldo s'était mis à boire plus que de raison, espérant tomber ivre mort à la tombée du jour pour ne plus avoir à supporter les fornications sonores et dantesques de son amant.
Mais l'accoutumance vint plus vite qu'il ne l'avait imaginé, et il se trouvait alternativement dans des états d'apathie et de rage molle selon le degré d'alcool qui lui coulait dans le sang.
Alors que Marcel palabrait comme à son habitude, et qu'Esteban, accompagné de son air benêt, cuisinait les tapas - franchement délicieux -, le musicien marmonnait des insanités dans sa moustache.
- ...sortir les tripes par le cul... bouffer la rate sur des blinis... sucer la moelle-épinière, et faire des tapas... avec ses couilles en marmelade...
- Tu dis quelque chose, Reynaldo ?
- ...j'vais... te saigner... comme un POULET, 'arcel...
- Le poulet n'est pas encore prêt, mon amour. Veux-tu un toast de foie de veau, en attendant ?
- ...mhoui.
Quand Marcel lui apporta le toast, Reynaldo lui saisit brusquement la main, comme une mâchoire d'alligator se referme sur un mollet de golfeur en Louisiane, et lui dit :
- ...soir... Ce... soir... Ce soir. Ce soir ! CE SOIR !!!
- Je vais te chercher une autre bouteille, ne bouge pas, répondit tranquillement Marcel.
Reynaldo tomba soudainement en syncope sur le canapé.

Il se réveilla au beau milieu de la nuit, au sortir d'un cauchemar rempli de hurlements et de tapas. Et se rendit compte qu'on hurlait pour de vrai, là-haut, dans la chambre. Il secoua la bouteille de muscadet. Vide. En sueur, les tempes sur le point d'exploser, il voyait dans la pénombre des tentacules pourpres sortir des murs et flotter comme des drapeaux au vent.
Il y avait une gigantesque blatte, de la taille d'un bambin, assoupie - ces choses-là dorment-elles VRAIMENT ? demanda une voix dans sa tête -, recroquevillée contre sa cuisse. Il attrapa la bestiole (qui se révéla plutôt agréable et duveteuse au toucher), et, ni une ni deux, la balança sur les braises dans la cheminée. La blatte fit "Kaït !" et s'extirpa du feu d'un bond, s'ébroua, puis se réfugia sous la table basse.
- Pilonne-moi la madeleine, Esteban ! fit une voix au premier étage.
Tandis qu'une odeur de cochon grillé emplissait l'atmosphère, Reynaldo décida d'agir.
Il sortit de la demeure. Puis revint dans le salon avec une hache de bûcheron. Il y eut une série d'éclairs qui déchira l'obscurité de la maisonnée. Reynaldo était mal peigné, le peignoir taché de vomi, la moustache hirsute, le menton baveux.
Il grimpa les escaliers alors que Marcel jurait depuis la chambre :
- Esteban ! Mollo ! Je vais finir en chaise roulante !
Il est sourd, abruti, pensa Reynaldo en serrant sa hache.
Il se posta devant la porte de la chambre à coucher, et attendit.
Attendit quoi ?
Le bon moment.
On aurait juré qu'un rhinocéros prenait des cours de claquettes, là-dedans. Tout ça n'avait rien de très orthodoxe.
Soudain, Reynaldo balança un grand coup de hache dans la porte. Puis un autre. Et encore un autre, avec de l'élan. La porte se fendit en deux, et il entra comme dans un saloon.
Esteban, rictus inexpressif aux lèvres et yeux dans le vague, enculait Marcel mécaniquement, au rythme d'une perforeuse industrielle. Le lit s'était effondré sur lui-même, les quatre pieds étaient brisés, il ne restait que le matelas, à même le sol - qui ne pouvait pas tomber plus bas.
- MARCEL ! hurla Reynaldo d'une voix déformée par la rage.
Mais Marcel ne l'entendait pas. Son esprit nageait dans une béatitude extatique.
Reynaldo amorça son coup, s'approcha à pas vifs, et fendit l'air avec sa hache. L'impact arracha la moitié des vertèbres d'Esteban, qui tomba comme un sac de viande sur le côté. Il souriait toujours.
Marcel, soudain privé du MEMBRE TURGESCENT qui lui chatouillait la prostate, jeta un regard par-dessus son épaule et vit Reynaldo, taché de rouge jusqu'au menton. Puis Esteban, se vidant joyeusement de son sang sur le parquet.
Il poussa des cris d'orfraie. Puis, toujours à quatre pattes, se tut, et fixa le meurtrier.
- Alors ?! claironna Reynaldo d'un air triomphant, tu ne trouves plus rien à dire, putain d'asthmatique ?! Je t'ai coupé la chique ?!
- Tu... tu es complètement fou !
- TU m'as RENDU complètement fou. Esteban est mort par ta faute. Quant à toi, je vais t'enculer avec cette hache.
- Reynaldo ! Si tu fais ça, c'en est fini de notre histoire ! dit Marcel, qui s'assit en tailleur sur le matelas et croisa les bras.
- Mais je ne peux plus supporter cette histoire, et toutes tes histoires, et ton rire de poule pondeuse anémiée !
- Reynaldo... Ecoute-moi. La clef d'une relation de couple équilibrée, c'est la communication. Il faut que tu apprennes à me dire ce qui te chagrine. Ouvre-toi ! Tu es fermé comme une coquille d'huître !
- C'est toi que je vais ouvrir en deux ! cria Reynaldo en brandissant son arme au-dessus de sa tête.
Marcel fit un geste qui stoppa l'assassin fou, et affirma :
- Il faut qu'on discute.
- SURTOUT PAS !
- Trouvons un arrangement.
Reynaldo était sceptique.
- Comment ? demanda-t-il, à deux doigts de laisser retomber la hache sur le crâne parfaitement peigné de Proust.
- Mettons que j'arrête de te parler. Que je fasse comme Esteban.
Marcel désigna vaguement le cadavre du Madrilène.
- Continue, dit le pianiste.
- Je reste muet comme une carpe, et en échange tu ne m'encules pas avec cette hache.
- Mais comment vas-tu te retenir de me déverser ton flot d'inepties dans les feuilles ?
- Eh bien, je n'ai qu'à écrire tout ce qui me passe par la tête. J'en ferai des bouquins, ou bien on s'en servira de papier-cul.
- C'est une excellente idée, Marcel.
- N'est-ce pas ?
- Absolument.
- On fait la paix, alors ?
- Je pourrai quand même t'enculer ?
- Evidemment. Mais pose ce truc.
- Parfait. Maintenant tourne-toi et ferme bien ta gueule.

C'est ainsi que Marcel Proust eut l'idée d'écrire ses abominables torchons, qui, aujourd'hui encore, sont utilisés par les meilleurs spécialistes en psychologie clinique pour endormir les trisomiques les plus insomniaques, méchants, et agressifs.

= commentaires =

Cerumen

Pute : -4
    le 06/02/2022 à 20:16:55
Mots clés : SILENCE, POULET, CE SOIR, VRAIMENT, MARCEL, MEMBRE TURGESCENT, RENDU, SURTOUT PAS.
Lunatik

Pute : 1
    le 07/02/2022 à 00:29:21
Ça rendrait Proust presque sympathique. Pas au point d'essayer (encore) de le lire, mais assez pour googler la Ciboulette de ce bon Reynaldo, qui semblait être un garçon parfaitement charmant. Un type qui manie si bien la hache ne peut pas être foncièrement mauvais.
Cerumen

Pute : -4
    le 07/02/2022 à 07:41:43
Et si on écrivait à Têtu pour un parrainage ?
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 07/02/2022 à 13:22:21
ça c'est de la grande Littérature ! On dirait que Clacker se spécialise dans les biographies d'écrivains du patrimoine. S'il continue il va finir nègre pour politiciens. C'est dommage de gâcher tant de talent incognito.
David

Pute : -3
CE SOIR !!!    le 07/02/2022 à 19:16:07
J'ai t'enculé qu'à Nantucket comme dirait l'autre !
Un Dégueulis

Pute : -139
chiquée pas chère
Coming out    le 10/02/2022 à 00:21:45
Clacker ! Je ne te savais pas homo... Je suis si heureux de voir que la communauté LGBTQAZERTYC++ est si bien représentée ici, sur la Zone ! Les descriptions sont saisissantes, on s'y croirait.

P.S. : j'ai vraiment beaucoup aimé, c'est un des meilleurs textes que j'ai lus récemment.

P.P.S. : la fin aurait gagné à être un peu étoffée. La transition est brutale.
Un Dégueulis

Pute : -139
chiquée pas chère
    le 10/02/2022 à 23:37:28
Clacker en ce moment même : https://www.youtube.com/watch?v=05hTBAOnDQE
Charogne

Pute : 3
    le 11/02/2022 à 11:53:45
On pourrait presque en faire une rubrique à part entière. Le texte est excellent, les références ne sont pas trop appuyées et le tout s'enchaîne dans un rythme efficace - digne des coups de hanches d'Esteban. Qui est le prochain ? Gide ?
Lunatik

Pute : 1
    le 12/02/2022 à 12:13:51
Je vote pour George Sand.
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 12/02/2022 à 14:30:59
Il y a déjà un petit échange épistolaire ici https://www.lazone.org/articles/1584.html
Lunatik

Pute : 1
    le 14/02/2022 à 14:56:00
Chopin fit bien de s'en tenir à la musique : il est à peu près aussi insupportable que Proust, une plume à la main
Le Thaumaturge

Pute : 0
    le 15/03/2022 à 20:59:13
Toujours vu Proust de cette façon, tu m'apportes beaucoup de réponses merci Clacker.

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