LA ZONE -

Cocktail Mongolov

Le 26/05/2022
par Charogne
[illustration] Il fait bon vivre dans la petite commune de Bolbec. "On y vient, on y reste" chante le slogan du village, et on ne se marie qu'entre soi.
Jeanjean et Charlotte-Berthilde Tardère sont donc des citoyens tout à fait représentatifs de Bolbec. Frère et sœur de cette grande famille, qui englobe 30% de la population totale du village, ils se sont aimés dès la première heure, quand ils se sont rencontrés lors d'un repas de famille. Elle avait trouvé que les ecchymoses sur son visage, suite aux coups de son père, lui donnaient "une zolie tonch'". Il avait été charmé par sa voix aux accents bovins. Ils avaient ensuite sauvagement fait l'amour sur la table, sous le regard ému de toute l'assemblée, et ne se sont jamais quitté depuis. Ils se sont installés ensemble, et depuis n'eurent qu'une envie : perpétuer la lignée Tardère et faire des gosses plus beaux que ceux des voisins. Mais après presque une décennie de tentatives échouées, ils durent se rendre à l'évidence : la possibilité qu'ils puissent être stériles était enfin parvenue à leurs cervelles atrophiées.

Après s'être mutuellement fait la réflexion, ils étaient restés là, face à face, à se regarder dans le blanc des yeux, de la bave et des bruits bestiaux s'échappant de leurs lèvres entrouvertes. Qu'allaient-ils devenir ? Hors de question de devenir la risée de la famille. Jeanjean était en train de se fracasser le crâne contre « sa planche à penser ». Cela l'aidait à 'stimuler son esprit', quoi que ça veuille dire. Plus la planche était rouge, plus il se sentait calme pour mieux réfléchir. Une vieille astuce de son père. Mais soudain, l'angélique voix de sa dulcinée le tira de sa méditation.
- Le Filip !
Ce cri animal résonna dans la maison comme une révélation. Jeanjean demeura stupide- plus longtemps que d'habitude. Jamais il n'aurait imaginé une telle option. Avec une rage sourde, il se leva et s'avança vers sa femme avant de lui écraser le poing contre sa face. Puis, au sol, le visage ravagé, elle fut remise sur pieds par son mari qui l'embrassa passionnément, léchant le sang qui coulait de son nez cassé. L'idée était outrancière, mais excellente.

Philippe Tardère était un traître. Ayant renié son héritage génétique, s'étant arraché à ses racines par la distance, il était parti vivre à Paris. Lors des repas de famille, son nom était proscrit. Pourtant, hors du cercle familial, il était connu dans les sphères intellectuelles comme un scientifique de renom. Et tout comme les plus grands cerveaux de son temps, il avait expérimenté sur le plus sacré des sujets : la gestation de l'embryon humain et la fécondation in vitro. Mais alors, quelle solution fallait-il adopter ? Rester infertile, et ne jamais pouvoir rivaliser avec les enfants de leur fratrie ? Il était évidemment inimaginable d'adopter. Ici, à Bolbec, on avait horreur de l'étranger. Or, en demandant « au Filip », ils pourraient peut-être garder l'opération secrète. Après tout, la famille n'avait pas besoin de savoir, tant que c'était fait dans les règles ; Et Philippe, tout traître qu'il fut, restait un Tardère. Au fond, ce n'était pas de la triche.

Après avoir prétexté une santé défaillante pour échapper au traditionnel repas de famille du samedi, le couple Tardère avait quitté sa province pour se rendre à Paris, la grande ville. Eux qui n'avaient jamais quitté leur village furent particulièrement étonnés de découvrir tout un monde qu'ils ignoraient jusqu'alors. On voyait plus de voitures que de tracteurs. Les gens avaient des couleurs de peau différentes. Ils découvraient ces gigantesques maisons que l'on appelle immeubles. À bord de leur 2 CV, ils poussaient des meuglements abrutis dès qu'ils voyaient l'une de ces nouvelles choses... mais cela ne devait pas les éloigner de leur quête. Après un moment à se faire dévisager par les citadins, ils arrivèrent devant la résidence de leur parent. Un mélange de crainte et d'excitation était palpable dans leur attitude. L'air chaud expiré par leurs naseaux humains. Leurs lèvres bleues moites, à travers desquelles leur respiration retenue se traduisait en un grognement sourd. Leurs pupilles fébriles, dilatées par l'anxiété. Après un bruit de déglutition, Jeanjean pris en main l'avenir de sa famille et se décida, en tant que mâle dominant, à faire le premier pas et appuyer sur la sonnette. Charlotte-Berthilde serrait le crucifix crasseux qui pendait autours de son cou, semblable à une clarine. Puis après quelques secondes, le porte s'ouvrit, révélant le visage de l'homme prodigue.

Bien qu'il ait décidé de rompre les liens avec sa famille, Philippe était tout de même fils de Tardère. Inévitablement, son physique gardait les séquelles d'une telle tare ; mais en cette situation, le visage de Judas leur parut aussi angélique que celui du Messie. C'est avec une voix fatiguée qu'il les accueillit. Sans surprise, le scientifique était moyennement heureux de voir des visages familiers. Il fut bref.
- Donc, vous voulez un médicament qui augmente votre fertilité.
- Non, on feu un bébé ! S'écria Charlotte-Berthilde.
- Bonté divine. Je me réjouis davantge d'avoir quitté Bolbec chaque seconde que je passe avec vous.
- Alors ? Le bébé ?
- Je ne peux pas vous offrir un bébé comme ça, dit-il après un soupir. En revanche, j'aurais bien besoin de cobayes... vous ferez l'affaire.
Il alla fouiller dans un tiroir, puis en sortit une boîte avec un comprimé, qu'il donna au pastiche de vache se tenant devant-lui.
- Vous prendrez ça avec un verre d'eau, et tenterez à nouveau de procréer le soir de l'ingestion. Faites attention à ne pas boire trop d'alcool, et...
Les deux spécimens le regardaient avec des yeux morts et un sourire béât.
- BON LES TRISO, VOUS BOUFFEZ ÇA ET REVENEZ DANS 9 MOIS !
La porte claqua derrière eux. Ils ne l'entendirent pas ; ils regardaient amoureusement la petite gélule, comme si c'était leur progéniture.

La pilule avalée (et tant pis pour l'eau), le couple fit l'amour sur le chemin du retour. Jamais on eut entendu des cordes vocales se déchirer en de tels rugissement depuis la petite voiture. Les automobilistes eurent pensé qu'on égorgeait une truie. En vérité, elle se faisait simplement empaler. De retour au taudis, c'est à bout de souffle que Jeanjean appela leur mère pour la rassurer : comme par magie, leur crise de foie du matin était passée ; et convaincu de l'efficacité miracle du produit, il lui annonça également que sa chère épouse était enceinte, après 10 ans d'effort.

C'est dans les mois suivant ces événements que le couple Tardère connu ses jours les plus heureux. Ivres de joie, leurs espérances s'étaient confirmées lorsque le ventre déjà énorme de Charlotte-Berthilde commençait à gagner en volume de plus en plus vite. Ils sentaient quelque chose remuer dans cet amas de graisse, et ce n'était pas que les caillots de cholestérol qui flottaient au sein de cette enveloppe organique. Il y avait quelque chose de plus fort, de plus vivant, de sauvage qui remuait entre les entrailles de sa mère abrutie. La solution du docteur Tardère avait porté ses fruits. Dans leur bonheur, les futurs parents organisaient des réceptions chaque semaine, se ventant des exploits qu'accomplira leur progéniture : ce sera un fils (évidemment) qui sera plus grand, plus beau, plus fort que son cousin, et qui chevauchera son bétail comme ses cousines pour rendre fier ses parents. Comble de la sérénité, Charlotte-Berthilde ne sentait pas même de douleurs abdominales, étant donné que ses nerfs avaient déjà tous grillés sous le poids de la graisse, de l'alcool et des maladies vénériennes.    

À l'approche du huitième mois, les voisins- Charles-Marcel et Odette Tardère- organisèrent à leur tour une fête pour célébrer l'arrivée du nourrisson. La totalité de la famille était invitée à la réception : semblables aux troupeaux dont ils étaient les maîtres, ils composaient une brochette de gènes entrecroisés, déformés par la consanguinité, des spécimens dont seul le pays de Caux a le secret. Mais Charles-Marcel et Odette étaient sûrement les plus perfides de toutes ces bêtes. Ce soir, ils présentaient aux futurs parents une recette qu'ils ramenaient de leur dernier séjour au Mexique : le « cuya'ha'ha » (cucaracha), un cocktail que l'on enflamme avant de mettre en bouche. Dans l'assemblée, quelques têtes crièrent à la sorcellerie devant ce tour de force. Du feu sur un liquide ! Des femmes en perdirent connaissance ; mais comme la majorité des personnes présentes, le couple était ivre mort. Charles-Marcelle et Odette avaient veillé à saouler la mère enceinte notamment : et elle s'en était donnée à cœur joie. Après tout, la tradition voulait que les meilleurs Tardère fussent ceux qui avaient macéré le plus longtemps dans le vin local.

On était en été. L'air était frais, mais il n'y avait pas de vent. Le ciel étoilé baignait dans une légère pénombre, la lune éclairant les festivités de sa lueur pâle. Charlotte-Berthilde était resplendissante dans sa tenue de soirée, la boisson sublimant sa douce figure. De ses lèvres bouffies coulait encore un filet de bave éthylisée, se déposant sur sa robe moite de nourriture et de sueur. Elle approcha de ses lèvre les cocktail sous l’œil mauvais de ses voisins. La flamme illuminait sa cavité buccale, ainsi que la traînée de liqueur qui glissait au plus profond de son gosier, jusque dans ses viscères. Tout se passa très vite. À peine eut-elle senti la chaleur du feu sur son visage que ses entrailles s'enflammèrent ; et lorsque la coulée de flammes atteignit le ventre de la mère, le fœtus- mélange alchimique de médecine et d’éthanol- s'ignifugea. Charlotte-Berthilde n'était plus qu'une torche de chair, une bouteille humaine de feu et d'alcool. Puis ce fut au tour de ses vêtements, de ses cheveux. Ses yeux éclatèrent sous la chaleur, avec d'agréables bruits d’œufs que l'on perce. Sa salive bouillait, et toute sa graisse commençait à fondre. Sur son visage, sous ses bras, dans son ventre. Ses cordes vocales, brûlées à vif, ne pouvaient plus vibrer. La famille était sans voix devant un spectacle d'une telle beauté. Même les voisins n'avaient pas espéré un effet si formidable. Ce n'était pas une immolation : c'était un feu de Saint-Jean, des flammes de dix mètres, un réceptacle exquis. C'était un flambeau vivace, remuant vaguement, réchauffant les heureux convives qui se taisaient respectueusement. Enfin, les flammes commencèrent à perdre en intensité, jusqu'à dévoiler ce qu'il restait de la Bolbécaise. La mère n'était plus qu'une flaque d'huile rosâtre qui coulait sur la nappe, et au milieu de laquelle on pouvait remarquer une masse carbonisée, enduite de chair gluante comme du pétrole.

Et sur les vapeurs encore tièdes de la défunte, les Tardère applaudirent vivement la qualité de la prestation.

= commentaires =

Dourak Smerdiakov

site
Pute : 0
ma non troppo
    le 26/05/2022 à 19:19:48
Pas très woke toute cette grossophobie (tentative de lancer un débat).
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 26/05/2022 à 20:37:16
sans parler de la ploucophobie
Dourak Smerdiakov

site
Pute : 0
ma non troppo
    le 26/05/2022 à 21:22:08
C'est carrément scandaleux. Tout cela heureusement compensé par la phlogophilie de cette flambée finale assez joyeusement détaillée.
Charogne

Pute : 3
    le 26/05/2022 à 21:50:06
Ce n'est pas de la grossophobie, c'est une tentative de représentation réaliste dans les médias contemporains (à condition qu'un forum créé en 2001 soit encore considéré un média contemporain).

Ce n'est pas de la ploucophobie, c'est un hommage.
Cerumen

Pute : -4
    le 26/05/2022 à 22:07:32
Tu pouvais encore aller plus loin : les gentils invités sautant à tour de rôle au dessus du brasier.

Mais bon, comme c'est, c'est digeste, c'est melliflu, ça passe tout seul.

Dourak a raison, et un de mes copains l'affirme : les gros, en fait, ils sont sympas.
Dourak Smerdiakov

site
Pute : 0
ma non troppo
    le 26/05/2022 à 22:20:26
https://www.youtube.com/watch?v=F0i4Kv4S3wg
Un Dégueulis

Pute : -139
chiquée pas chère
    le 29/05/2022 à 01:26:35
"Pas très woke toute cette grossophobie (tentative de lancer un débat)."

Sans compter le mépris de classe et la caricature des agriculteurs.

Charogne, au feu !
Charogne

Pute : 3
    le 29/05/2022 à 04:24:15
Vous avez raison, je m'attaque à bien trop de sujets sensibles de la sociaiter actuelle.

De quoi prolonger mon statut d'employé du mois encore quelques temps au moins.
Un Dégueulis

Pute : -139
chiquée pas chère
    le 02/06/2022 à 19:34:57
MANGEZ DES FRUITS !
Cerumen

Pute : -4
    le 24/06/2022 à 13:59:26
Je m'identifie réellement à Jean-Jean
Charogne

Pute : 3
    le 24/06/2022 à 14:23:16
Ça en dit long sur Jeanjean.

= ajouter un commentaire =