LA ZONE -

La Deadline

Le 13/07/2023
par Lunatik
[illustration] D’abord, on crut à une montée des eaux — spectaculaire — et les écolos remirent sur le tapis les bébés phoques et le réchauffement climatique tandis que les élites parisiennes sortaient leurs maillots de bain. Puis un obscur binoclard du CNRS produisit un rapport compliqué, plein de chiffres menaçants, auquel personne ne prêta attention jusqu’à ce qu’un journaliste un peu moins crétin que les autres ne comprenne et traduise le charabia en mots simples et percutants à la Une de son journal : « La croûte terrestre s’effondre ! L’Humanité bientôt sous l’eau ! »

La moitié de la population mondiale se rua dans les magasins, comme toujours en cas d’alerte d’Armageddon, et dévalisa le rayon PQ. Selon leur budget, certains achetèrent également des bouées, ou des canots pneumatiques, et d’autres des yachts ou des chalets dans les plus hauts alpages. L’autre moitié, la plus démunie, celle qui se torchait les fesses avec des feuilles d’arbres ou des poignées de neige, affronta le châtiment divin à mains nues, sinon avec philosophie, du moins avec dignité — pour ne pas dire résignation. La quasi totalité cependant était au diapason sur un point : le sexe. L’humanité, consciente de sa fin proche, tentait de la repousser en forniquant tant et plus. Les tabous, les complexes, les pudeurs, étaient relégués aux oubliettes et chacun laissait s’exprimer ses hormones, l’instinct de reproduction tournant à plein régime, et contre toute logique, aux fins de perpétuation d’une espèce dégénérée et vouée à une extinction imminente.
Les scientifiques étaient formels, et unanimes : l’engloutissement de notre monde sous les eaux n’était qu’une question de mois, voire de semaines. On avait trop déconné avec le climat, le pétrole, le plastique, le nucléaire. Ou bien les vaches avaient trop flatulé vers la couche d’ozone. On ne savait pas trop. Foutues vaches.
En tout état de cause, c’en était fini de l’humanité et de toute vie sur Terre. Raison de plus, estimèrent certains, pour en profiter sans avoir à s’inquiéter des conséquences, et niquer à couilles rabattues.
Quant à moi, j’étais en villégiature dans une auberge minable, plantée sur une petite île volcanique peuplée d’une dizaine d’autochtones impavides, et j’y suis restée. Seule, évidemment. Personne pour me baiser, personne pour s’y risquer. Et qu’est ce que ça peut foutre ?
J’avais un roman à terminer, et vraisemblablement peu de temps devant moi, pas question de le perdre en cavalant partout comme un poulet décapité, à la recherche d’une bite ou d’un impossible refuge. J’avais aussi mon chien — un bull-terrier lymphatique répondant à l’occasion au nom de Bolik — trois ramettes de papier pour ma vieille Hermes Baby — la machine à écrire de Steinbeck, pas moins — et une quantité raisonnable de rhum arrangé — suffisante en tout cas pour tenir jusqu’à la fin du monde, au train où allaient les choses. Je profitais du soleil et ne manquais de rien, si ce n’est d’amour, comme tout un chacun.

J’avais pris racines sur la terrasse de ma chambre, mon azerty devenu le prolongement naturel de mes doigts, mon cul aussi cubique que la chaise de jardin dans laquelle il était encastré depuis huit semaines. Mon onzième chapitre était bouclé, sur la quinzaine prévue, et j’attaquais le douzième dans la foulée. L’inspiration, cette garce volage qu’il m’avait souvent fallu, au fil des ans, remplacer par une obstination sans faille, et un travail acharné, semblait ne plus vouloir me quitter, Allah soit loué. Les muses sont des chiennes chimériques, qui divaguent en meutes errantes, farouches, inconstantes, et n’approchent que l’auteur qui leur donne ses propres os à ronger. Ceux qui prétendent le contraire confondent inspiration et logorrhée, comme ils confondent simplicité et médiocrité, respect et hypocrisie. J’en veux pour preuve la pseudo littérature actuelle, où tout est posture, tout est surjoué. Une littérature sucrée et salée à outrance pour masquer le manque de goût et de qualité des ingrédients, l’absence de talent du cuisinier. Corpus Christi. Amen.
Merde. Tout ça m’a donné faim.

— T’aurais pas un Snickers ?

Je lève le nez de mon clavier. Le gras double qui vient me taxer, sa bedaine juvénile posée sur le rebord de mon bureau, est le fils des aubergistes. Un mètre quarante cinq, quatre vingt deux kilos. Tout en lard, en vagues, en plis et en replis. Avec une bonne sauce barbecue, on pourrait manger à dix dessus, pendant un mois.
Je pioche deux cocas et deux Snickers dans ma glacière, et je lui en balance un de chaque, avec l’impression de nourrir un morse échoué sur mon bout de falaise. À treize ans, il est déjà vieux. Le teint jaune et maladif, les yeux centenaires. On s’empiffre en silence, en regardant la mer, furieuse, s’acharner sur le phare planté au bout de la jetée en pierres qui la surplombe et la toise avec une arrogance insupportable pour toute divinité des Eaux. Le phare le plus haut du monde, d’après la brochure de l’île. Six cent soixante six marches. On devait exiger un CV à la Usain Bolt, jadis, pour accorder le boulot de gardien. Il fallait des cuisses de demi-dieu pour monter alimenter la lanterne, l'allumer, la moucher, l'entretenir, changer les manchons. Ça ne m’aurait pas déplu, à l’époque où je nageais le 200m papillon en 2mn13s41. Aujourd’hui, il me faudrait un treuil pour atteindre la sixième marche. Le mec qui habite là est un original, paraît il. Un pianiste — donc un peu branque, forcément. Je me demande s’il a laissé son piano au rez de chaussée, ou s’il l’a hissé tout en haut, d’une manière ou d’une autre. Je l’ai croisé, deux ou trois fois, sur le sentier côtier : un spécimen de grand format, noir d’oeil et de poil, la peau blafarde du type qui passe ses journées sur son clavier, et ne se risque à l’extérieur qu’une fois la lune apparue et les chalands endormis. Tout à fait le genre à démonter un Steinway pour le trimballer, pièce par pièce, touche par touche, jusqu’en enfer, dusse cela lui prendre un an. Pas bavard, une dégaine d’ectoplasme, mais Bolik l’aime bien, alors je l’aime bien, moi aussi. Mon chien est bon juge de la nature humaine, même si parfois son appréciation se fonde plus sur une certaine inclination à lui refiler un morceau de jambon que sur la grandeur d’âme.

— Il a la main du Diable, dit soudain le gamin dans un rot parfum coca.
— Qui donc ? demandè-je en cessant de gratouiller mon chien.
— Le foldingue, là, répond-il en désignant de son triple menton le pianiste qui regagnait son phare, avec ce qui ressemblait à un panier à pique-nique. Ma mère lui prépare son repas à emporter chaque jour. Elle dit qu’il lui manque des doigts à une main, et que ceux qui lui restent sont bloqués en position de cornes. Comme s’il faisait le signe de Satan, pour l’appeler, et le jeter sur les gens.
Je hausse les épaules, amusée, atterrée, je ne sais pas trop. Le 21e siècle est parfois aussi attardé que le Moyen Âge. Les bûchers reviennent à la mode, en version numérique. On retrouve, nostalgique, le charme des flammes d’antan, à quelques pixels près. Le gamin termine son Snickers, et flatule grassement, sans gêne. Je râle :
— Va dégazer plus loin, malenkiya karova ! Tu nous bousilles notre couche d’ozone.
Il imite mon haussement d’épaules, et insiste :
— Il parle tout seul et il raconte des trucs bizarres, aussi, comme quoi on a fait des expériences sur lui, et sur plein de gens dans le monde, et tout. Mon père l’a entendu.
— Dommage que ton père n’entende pas plutôt quand on lui dit que son coq au vin a des relents de surimi, ou que le mitigeur de la douche est cassé.

Le gamin me considère d’un oeil bovin, et demande :
— Ça veut dire quoi « malentruc caromachin » ?
— Malenkiya karova. Petite vache.

Il me regarde sans comprendre, comme si j’étais totalement hors sujet, tandis que Bolik se lance sur les pas du pianiste, pour aller sautiller autour de son panier. Il ne récolte qu’une caresse, pour sa peine, mais je connais mon chien, il est persévérant — certains diraient têtu — et capable de se proposer à l’adoption en jurant fidélité à la vie à la mort au premier pourvoyeur de jambon venu.
Derrière eux, la mer écume et lance ses vagues verdoyantes à l’assaut des falaises. Elle monte. Ou bien c’est le ciel qui décline. L’horizon, en tous cas, n’est déjà plus le même qu’hier. Sa ligne floue grignote le ciel, et sa lumière laiteuse contamine le soleil descendu à fleur d’eau, et le recouvre, comme la taie d’un oeil malade, bientôt aveugle. « Deadline » clignote en grésillant dans les remous clapoteux de mon cerveau rhumé. La « ligne morte ». La date limite. Celle de ce monde expirant.

Au dîner ce soir là, toute l’île se réunit dans la salle de restaurant de l’auberge. L’instinct grégaire. Crever, c’est déjà moche, mais crever seul, c’est double peine. Ne manquait que le pianiste, réfugié dans sa tour d’ivoire, comme tous les artistes, selon le facteur. On écoutait le géomètre déblatérer à propos de notre bout de caillou qui se noyait, tout en sauçant nos assiettes. Ça nous changeait des radotages de l’écolobobo qui la ramenait sans cesse avec le réchauffement climatique et la hausse du prix du beurre de yack — et du Sans Plomb 95. Le petit arpenteur quadrillait l’île depuis des jours, prenait des mesures, notait dans son calepin, et nous pondait des rapports imbitables entre deux tentatives désespérées pour emballer la starlette, qui lui préférait visiblement le motard, malgré ses cheveux gras et son haleine de cage à perruches. Personne n’avait perdu l’appétit. Le gamin des tauliers se resservait de tous les plats, ses bajoues claquant à chaque bouchée. Bolik, qui avait abandonné l’idée de devenir chien de pianiste au bout d’une vingtaine de marches, rongeait les vestiges d’une côte de boeuf, à mes pieds.
J’étais lasse, fatiguée de tout ce cirque. Je ne me sentais pas concernée. La fin du monde, c’est chiant, en fait. Surtout quand on ne fait que s’enfoncer dans l’eau, lentement, sans esbroufe. Mater l’éclosion d’un champignon atomique, le cul posé sur une coupole du Kremlin, ça aurait plus de gueule. Ils me faisaient braire, tous, à pleurnicher en s’empiffrant. J’avais hâte de regagner ma terrasse et ma machine à écrire, avec mon chien.

— Vous me faites braire, tous, à vous empiffrer en pleurnichant, et inversement, dis-je en me levant de table. Je retourne à ma terrasse et ma machine à écrire. Viens, Bolik.
Bolik vint, et nous regagnâmes terrasse et machine à écrire. Ça jasait sec dans notre dos.

À mi-chemin du treizième chapitre, mon rythme prit un coup de mou. Je recommençai à douter, à m’interroger sur ma syntaxe, sur la pertinence de tel ou tel mot, sur l’intérêt d’un dialogue et l’habileté d’une ellipse. Quand les temps s’embrouillèrent définitivement, leurs concordances désaccordées, et que j’en vins à ne plus savoir choisir entre présent et passé simple, j’enfilai mes baskets et partis marcher sur la falaise. Bolik, ravi, m’emboîta le pas, langue au vent, un grand sourire illuminant son profil buté et ses petits yeux chafouins. La chasse au papillon figurait dans son top trois de ses activités favorites, juste derrière la bouffe et le terrassement de pelouse, qu’il maîtrisait à faire pâlir Caterpillar. Au village, il était l’ennemi juré de mon jardinier, des golfeurs et des footeux, dont les mollets appétissants lui semblaient de surcroît se concilier parfaitement avec son activité favorite numéro Un. Sur l’île, il n’aimait rien tant que happer au vol les délicates et merveilleuses petites créatures multicolores pour les mâchonner avec une grimace de satisfaction parfaitement inquiétante. Hormis le mollet, il ne chassait rien de plus dangereux que le papillon, pas même la mouche (trop rapide) ni la fourmi (potentiellement urticante). Je m’inquiéte parfois de cette propension au meurtre facile et gratuit, mais jamais trop longtemps : tout psychopathe qu’il soit, ce chien est mon seul ami.

L’inspiration ne daignant me visiter que le matin, entre 6h12 et 11h48, approximativement, nous prîmes l’habitude d’aller nous promener chaque après midi. C’était rude, harrassant. Je n’avais pas marché ni pratiqué une quelconque activité physique depuis des décennies. Le souffle me manquait. Les muscles aussi. Mon coeur clinquait en tous sens, comme une bille de flipper. La sueur poissait mon dos et mes cheveux, dégoulinait entre mes seins, et cascadait sur les vallons gélatineux de mon ventre. Je devais m’arrêter souvent. Mais je m’obstinais. J’avais oublié comme c’était bon, de remuer sa carcasse, de la sentir répondre et obéir. Mes muses semblaient aussi y trouver leur compte, l’inspiration affluant en cours de route, à gros rouleaux fracassants. Bonus non négligeable : je dormais mieux, et n’avais plus besoin de gober des Stilnox à grand renfort de rhum pour arracher quelques heures de sommeil à la nuit.
Parfois, je croisais le géomètre arpentant les sentiers d’un air catastrophé, son coeur brisé en bandoulière, tout absorbé dans ses calculs et ses rêveries lascives, me saluant à peine. Plus souvent, j’apercevais le pianiste, de loin. Bolik allait lui réclamer sa caresse, et nous échangions un signe de la main. Je ne m’approchais jamais. Lui non plus. Il me semblait beau, d’où je me tenais. J’imaginais sa voix, ses gestes, et ça me suffisait. Je ne souhaitais en aucun cas lui infliger la vue de mon corps en déliquescence, de mon sourire engoncé dans ses bajoues, de mes yeux enchâssés dans leur écrin de graisse. Le soir, j’entendais son piano s’échapper de sa tour, flotter sur les vents marins, s’égrener en embruns humectant la lande, et embuant mes yeux.

Un midi, le facteur me remit une lettre :
— La dernière que je délivrerai jamais, me dit-il. Cette fois, on y est : coupés pour de bon du reste du monde, Mademoiselle Rastorguevna.
— Irina, le corrigeai-je pour la énième fois.
— Je sais, mais j’aime bien faire sonner votre nom, Mademoiselle Rastorguevna. Il roule sous la langue. Et puis je suis le seul ici à savoir le prononcer sans l’écorcher. Autorisez moi ce plaisir.

Je haussai les épaules et le laissai roucouler, comme à son habitude. Je n’ai jamais bien compris s’il me draguait ou attendait quelque chose de moi — un pourboire, un autographe, ou une petite pipe vite fait entre deux Collissimo ? Le courrier provenait de mon éditeur, et me rappelait l’échéance de remise de mon manuscrit. Sûrement un envoi automatisé : à ma connaissance, Arnaud Brun avait été l’un des premiers à profiter du bordel ambiant pour plaquer femme et enfants (et auteurs) et s’offrir des vacances Sea, Sex & Sangria avec les membres de son cercle des AA. Connaissant ma propension à piétiner et repousser les deadlines au delà des pires cauchemars du plus pessimiste des éditeurs, il avait dû programmer les envois de relances dès la signature du contrat d’édition.
C’était pourtant la première deadline que j'entendais respecter. L’heure n’était pas à la procrastination, ni à la négociation : Poséidon, qu’on l’appelle Dame Nature, Dieu ou Diable, est autrement plus inflexible qu’un éditeur. Au bout de l’océan, la ligne d’horizon lactescente, dans laquelle s’enfonçaient inexorablement toutes terres et créatures terrestres, n’avait jamais autant mérité l’appellation de Deadline.

Peu à peu, entre la marche et l’écriture, entre le spectre de Glenn Gould et Bolik, je reprenais goût à la vie, après vingt cinq ans d’une léthargie existentielle confinant au somnambulisme. Que le monde et ses parasites s’engloutissent m’importait peu, je n’étais pas impliquée dans cette mascarade ; je vivais à travers mes personnages, et mon manuscrit, dont la mise bas était imminente. Je ne pouvais pourtant ignorer l’eau qui, chaque jour, s’appropriait du terrain et grignotait ma falaise. Mon pianiste, bientôt, ne sortit plus de son phare, cerné par les vagues qui léchaient et enlaçaient amoureusement son refuge. J’espérais qu’il avait prévu des vivres. De mon côté, lassée de simuler un quelconque intérêt pour mes congénères, je ne prenais plus mes repas à l’auberge. J’avais rempli mes placards, Bolik et moi ne manquions ni de nouilles chinoises, ni de Nutella, ni de croquettes au lapin. À l’heure du goûter, j’écopais de la visite du gamin des aubergistes, qui venait s’empiffrer en cachette sur ma terrasse, loin des injonctions parentales appelant à la restriction alimentaire. Il entretenait consciencieusement ses bourrelets, et pour prix de mon silence, partageait avec moi le fruit de ses rapines dans le cellier de ses parents.
Lorsque les vagues atteignirent la huitième fenêtre du phare, j’avais presque bouclé mon dernier chapitre. L’eau ayant submergé ma terrasse, je m’étais retranchée sur le balcon et le gamin devait patauger jusqu’aux aisselles pour me rejoindre, tenant son butin à bout de bras au dessus de sa tête.

— Pourquoi tu ne prends pas le bateau de ton père, pour venir ? lui demandai-je un jour où une lame traîtresse avait failli l’engloutir sous mes yeux.
— J’ai pas le droit.
— Tu n’as pas le droit non plus de t’empiffrer les réserves de l’auberge sur mon balcon. Et pourtant tu es là, l’estomac distendu et du jus de viande plein le menton, malenkiya karova.
— Arrête de me traiter de vache, sale truie communiste !

Son regard aurait sûrement pu me clouer au mur, si seulement je n’avais pas pesé plus d’un quintal. Il bouda copieusement, et repartit sans décrocher un mot. Mais le lendemain, comme je l’espérais, il arriva en bateau — des vivres plein la cale. L’Acab-1 n’était guère plus qu’une barcasse motorisée, mais il possédait une cabine, et une voile de secours, en cas de panne sèche.

— On pourrait prendre le large, dis-je, alors que les vaguelettes me taquinaient les orteils par dessus le balcon.
— Pour la journée ?
— Pour toujours. L’île se noie, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, et à moins de se laisser pousser des branchies, on ne va pas tarder à l’imiter.

Mon argument était sensé, voire imparable, mais ma petite vache était encore attachée à ses parents, et refusait de les abandonner, même pour échapper à la noyade. C’était admirable, hollywoodien en diable, mais complètement crétin, et ça ne m’arrangeait pas. Je dus user de diplomatie, de ruse, et de quelques benzodiazépines astucieusement enrobés de Snickers, pour obtenir gain de cause. Grâce à Dieu, je possédais assez de Stilnox pour endormir un troupeau de génisses.
Le gamin sombra, et nous prîmes le large. Quand il refit surface, tout ensuqué, la nuit moussait autour de nous, et le clair de lune clapotait sur la crête des vagues, avec des accents de Debussy. Le bateau se balançait doucement, moteur éteint. Je n’avais aucun plan, aucune idée précise autre que celle d’assurer ma survie, et celle de Bolik, mais je ne souhaitais pas m’éloigner du phare, dont la mer avait atteint l’antépénultième fenêtre. Accoudée au bastingage, je regardais la silhouette spectrale, au plus haut de la plus haute tour, courbée sur son piano à la lueur d’une lanterne.

Passèrent les jours, au goût salé.
Nos réserves alimentaires quasi épuisées, la petite vache commença à pleurnicher. Elle avait oublié ses parents, mais pas son estomac qui réclamait son dû avec autrement plus d’ardeur que son coeur. Je l’ignorais, la plupart du temps, absorbée par les dernières retouches, dernières corrections, de mon manuscrit. Un soir de lune ascendante, enfin, il fut terminé, poli, prêt à l’impression, à la distribution, prêt à conquérir le monde. Je n’avais jamais rien écrit d’aussi bon, d’aussi authentique. Ce récit, il me venait des tripes. C’était l’oeuvre de ma vie, le récit documenté mais d’autant plus viscéral qu’il était romancé, et vécu intimement, de l’extraordinaire épopée d’un zek évadé du Goulag. J’en lus les meilleurs passages à Bolik, bien qu’il le connaisse déjà par coeur. Le gamin suivait d’une oreille distraite, préoccupé uniquement par les gargouillements de son ventre encore bien rebondi.
Je jetai un regard au phare : le pianiste trônait au faîtage, à cheval sur la cheminée, les pieds dans l’eau et la tête dans les étoiles. Stoïque, me semblait-il. Je le saluai, comme chaque soir et chaque matin, et il me renvoya mon signe. J’appréciais qu’il ne s’agite pas, ne hurle pas, ne gesticule pas. Qu’il conserve sa dignité, sans quémander aucune aide. J’envisageais d’aller le secourir, demain. Oui, demain, nous aurions de quoi nous nourrir.
J’allumai un feu dans le brasero sur le pont, partageai le dernier Snickers avec le gamin — qui l’engloutit sans même mâcher, sans même déguster, sans même détecter le Stilnox — et repris ma lecture à haute voix. Bolik dressait l’oreille. Le gamin, malgré l’engourdissement qui commençait à le gagner, s’intéressa tout à coup lui aussi à mon roman. Avachi sur le pont, luttant contre le sommeil, il m’écoutait, attentivement. Pressentait-il que ça le concernait ? Peut être. Il n’était pas vraiment bête, après tout ; juste un peu lent, un peu trop sûr de l’immunité conférée par son jeune âge. Je lisais :

« Dmitri Dyekovski était un salopard. Par obligation plus que par goût, mais un salopard tout de même. Et nous le suivions tous. C’est lui qui désigna le jeune Volodia pour le rôle de la vache lorsque Vadim échafauda notre plan d’évasion de la Kolyma. Personne ne s’y opposa. Volodia était nouvellement arrivé, grand, lourd, frais, avec encore du muscle et de la viande sur les os. La vache idéale, dans l’argot du Goulag. La bonne bête, innocente et docile, qu’on embarquera dans notre évasion, comme un panier de pique nique. Celui que Dmitri désossera quand, errants dans l’enfer blanc de Sibérie, brisés par le froid, rendus fous par la faim, il nous faudra sacrifier l’un d’entre nous pour survivre, et manger sa chair, et boire son sang. »

Le gamin, l’oeil soudain plus vif, trouva la force de pédaler faiblement pour s’éloigner de moi. Il se traîna sur quelques centimètres, les membres mous, haletant, suffoquant. Il était terrifié — évidemment — mais un fond d’incrédulité brillait dans son regard, comme une lueur d’espoir que je me gardai bien de moucher.
— Malenkiya karova, dis-je en caressant sa joue potelée. Ne t’inquiète pas, tu ne vas pas mourir. Personne ne va mourir. Dors. Dors, tout ira bien. Dors, cela vaudra mieux.

Je faisais de mon mieux pour le rassurer, le dorloter, le bichonner comme un boeuf de Kobe, mais je n’ai jamais brillé par ma tendresse. Dieu merci, le Stilnox l’emporta rapidement. À son réveil, je lui souris, et lui donnai à boire. Il avait plutôt bonne mine, compte tenu des circonstances. Je rajoutai une couverture sur ses jambes, et il se rendormit aussitôt. Il avait perdu pas mal de sang, tout de même.
Je rejoignis mon pianiste qui, repu, s’était assoupi près du brasero rougeoyant dans lequel dansaient encore quelques flammes gourmandes tentant de lécher la viande restée sur le grill. Je me resservis, choisissant un morceau de mollet grésillant, et mordis à belles dents la chair tendre et persillée. Privilège de la jeunesse : même sans sauce barbecue, il était délicieux. J’avais été bien inspirée d’embarquer le gamin et non sa mère, plus grasse mais assurément moins savoureuse. Je poussai un soupir d’aise. À mes pieds, Bolik rongeait un tibia.
Quand il se réveilla tout à fait, le gamin cria un peu et pleura beaucoup, mais finalement moins que je ne le craignais. Il encaissait bien le choc, physiquement. Psychologiquement, c’est un peu plus compliqué, mais si l’on en prend soin, il devrait nous tenir quelques semaines. Quatre vingt deux kilos, ça laisse le temps de voir venir.

= commentaires =

Clacker

Pute : 3
C'est quoi ce travail ?    le 13/07/2023 à 01:19:38
Et le toboggan ? Il est où le toboggan ?
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 13/07/2023 à 09:21:37
La plus belle histoire de pianiste depuis celle de Roman Polanski. Überlittéraire puisque écrit par Lunatik, donc forcément.
Lunatik

Pute : 1
    le 13/07/2023 à 15:37:34
La belle vignette ! La presque plus belle de toute ma carrière zonarde !

"Il est où le toboggan ?"
Tu tiens vraiment à ce que je réponde à cette question ? Tu as donc si peu de considération pour tes sphincters ?
Un Dégueulis

Pute : -139
chiquée pas chère
    le 14/07/2023 à 01:15:36
Je proteste : la combustion n'est pas complète, il manque des bouts.

DISQUALIFICATION !!!
Dourak Smerdiakov

site
Pute : 0
ma non troppo
    le 14/07/2023 à 20:43:50
Ça finit comme du Barjavel, un couple seul qui se forme et s'échappe sur fond de fin du monde. Parce que mine de rien, elle finit avec son pianiste et c'est une putain de romance. Une romance de Saint-Con. On n'a jamais vu ça (ou bien j'ai oublié ou ils sentaient pas bon). Et avec un pianiste par-dessus le marché.

Simple et efficace, chouette ambiance de fin du monde, j'aime assez ça, et audacieuse idée de faire prévaloir l'eau sur le feu pour un texte de Saint-Con. Parce qu'évidemment, léger déficit de flammes et de combustion, comme signalé par Un Dégueulis, ce qui pourrait faire la différence au moment de voter, qui se rapproche à grands pas comme Achille de sa tortue.

Il semble que le concept de la Saint-Con finissent par lasser certains auteurs. Je ne sais pas si c'est le cas ici. Pourtant ça me semble tout de même rester très riche en possibilités et aisément renouvelable
Clacker

Pute : 3
    le 14/07/2023 à 22:29:04
"Il semble que le concept de la Saint-Con finissent par lasser certains auteurs."

A ma connaissance, je suis le seul à avoir joué les rabat-joies, à ce sujet.

Et tout le monde sait que je suis aigri, démoralisant et irritant pour les muqueuses.

On a finalement eu une beau panel de textes, cette année. Comme quoi, la Saint-Con ne connait pas la crise et a encore du fuel à distribuer.
Lunatik

Pute : 1
    le 14/07/2023 à 22:56:23
à Dégueulis : si tout se passe selon le plan, la crémation (et l’excrétion) devrait être complète au bout de quelques semaines, à moins que le niveaux des eaux ne baisse avant que tout ne soit consommé/consumé

à Dourak : je suis trop romantique, on me le dit tout le temps.

Et je n’ai pas participé à suffisamment de St Con pour me lasser déjà de crémationner à tour de bras. Simplement, l’histoire m’est venue comme ça, et je n’avais pas envie de forcer le trait et les flammes au détriment du rythme. Tant pis pour les votes que ça me fera perdre, je l’ai fait en connaissance de cause : je préfère avoir écrit un texte qui me satisfait plutôt qu’un texte qui satisfait aux règles. Born to be wild etc.

Par contre, je trouve souvent la fin des textes de St Con trop prévisibles pour cause de crémation, justement. Ça manque de piquant, de suspense, et parfois même carrément d’intrigue. La crémation est trop souvent le point culminant de l’histoire, voire une fin en soit, et ça, c’est lassant (d’où mon enthousiasme pour ACAB-1 et Panjandrum, par exemple)
Un Dégueulis

Pute : -139
chiquée pas chère
    le 14/07/2023 à 23:30:44
Bon. J'avoue, c'est mon texte préféré jusque-là.

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