LA ZONE -

AngelOfDeath®

Le 30/12/2023
par Clacker
[illustration] On était aux environs de Douarnenez, on attaquait la D7 en direction de Locronan quand les bolos ont commencé à faire effet. Je me rappelle avoir dit un truc du style : « j'ai le bide en vrac ; il vaut mieux que tu conduises... ». Soudain, il y eut un formidable grondement autour de nous, et les bas-côtés furent remplis de ce qui ressemblait à d'énormes ragondins qui s'ébrouaient, galopaient et zigzaguaient près de la voiture, et une voix a crié :
— Ma Doué ! C'est quoi ces putains de bestioles ?
J'ai paniqué, la caisse a fait une embardée, et le type bizarrement lové sur le siège passager m'a lancé un regard désapprobateur.
J'ai garé la bagnole.
— Laisse tomber, lui dis-je, c'est juste des espèces de gros rats musqués. Ces salopards prennent un malin plaisir à noyer les chiens, mais ils flippent des humains. Prends le volant.
On a échangé nos places, et il a enfilé des mitaines de motard.
— Tu sais, lança-t-il en redémarrant, quand je serai à la retraite, j'aurai du temps, je pourrai écrire un roman.
— T'écriras que dalle.
— Comment ça ?
— Pour écrire, il faut apprendre à écrire. Et pour apprendre à écrire, il faut écrire.
— Il faut surtout du temps.
— Non. Il faut prendre le temps.
Ça cogitait sec, dans sa caboche. Il se mordit la lèvre comme la salope de Cinquante nuances de Grey, puis demanda :
— C'est quoi ta recette miracle, ô toi l'Ecrivain Grand Favori des Muses ?
— Ne pas se chauffer en hiver, bouffer exclusivement de la semoule de blé, boire du café instantané toute la journée.
— C'est la définition d'une vie de merde.
— Ouais.
On avait largué la meute de rongeurs depuis plusieurs dizaines de bornes, le soleil sur l'horizon couchait les ombres alentours, qui rampaient et s'allongeaient comme des créatures issues du vagin de l'enfer ; pas de soufflerie dans la voiture, ça caillait.
Bref, la Bretagne.
Sur la voie rapide direction Brest, on s'est arrêtés à un Buffalo Grill.
Il m'attendait à la sortie des chiottes, tout cogitant.
— Ton truc, là. Il faut écrire pour apprendre, ou je sais pas quoi. C'est un cercle vertueux, c'est ça ?
— Un cercle vicieux, plutôt. C'est la meilleure façon de finir clodo. Mais ça fonctionne, si t'as vraiment envie de gratter du papier.
On s'installa et je nous commandai deux bières et des entrecôtes-frites.
— Moi, je voudrais écrire un thriller, reprit-il. Comme Seven, de Fincher, mais en mieux branlé.
— Mieux branlé ?
— Ouais. Au niveau du style, j'entends. Ce serait pas mal, un truc du genre Balzac.
Pour toute réponse, je me contentai d'engloutir ma bière d'une traite.
— T'es un putain de tout-à-l'égout, me dit-il en mettant de côté sa salade.
— Ça te ferait pas de mal, un peu de verdure, répondis-je en le pointant avec ma fourchette, comme pour lui balancer une malédiction.
Il baissa le regard sur son gros bide, comprimé contre la table.
— Combien de semaines ? ajoutai-je.
— Enculé.
— Merci. C'est toi qui invites.

Au moment de l'addition, il fit du gringue à la patronne, derrière sa caisse enregistreuse. Quelque chose en rapport avec ses yeux, bleus comme les reflets saphir de la mer morte, une connerie comme ça. Elle ne réagit pas. Elle avait l'air plus morte que la mer en question.
Refoulé par la dépouille d'une ménopausée. Son égo en avait pris un coup.
On grimpa dans le Scenic, et je décidai de ménager mon camarade. On avait une mission à accomplir. Je fermai ma gueule en regardant le paysage défiler.
— Pourquoi t'as accepté ce boulot, l'écrivain ? T'es en fin de droits d'auteur ? me demanda-t-il au bout d'un infini silence qui commençait à devenir long sur la fin.
— Plus de semoule. Plus de café. Des trous dans les chaussettes.
— Ah, tu vois. Ecrire, ça suffit pas pour vivre.
— Sans déconner ?
J'ouvris l'application AngelOfDeath® sur mon smartphone.
— Alors. Je viens d'avoir l'adresse. Quartier de Recouvrance. Près du Parc des Explorateurs.
— Baraque avec jardin ? Appartement ?
— Pavillon. Avec un balcon. Fait chier, c'est l'heure de pointe. Ça va boucher, sur le pont.
— On dit pas «bouchonner» ?
— C'est pour le vin, ça.
Brest avait l'allure d'une vieille polonaise penchée sur une cocotte à vapeur. Le brouillard engloutissait tout.
On traversa la ville comme Charon sur le Styx. Les âmes des damnés défilaient à toute blinde sur les trottoirs, pressés d'oublier leur non-vie devant un poste de télé.
— Depuis combien de temps t'utilises l'appli ?
— Deux ans, déjà, répondis-je.
— Je me demande comment les algorithmes fonctionnent pour créer les binômes.
— Un peu comme ceux des sites de covoiturage, j'imagine.
— Ah, ouais, genre « fumeur/non fumeur », « accepte les animaux » ?
— Là, c'est plutôt « supporte bien la pression », « dépourvu de scrupules ».    
— Moi, j'ai choisi « pratique la randonnée ».
— Ce qui équivaut à « bonne condition physique ».
Je lui jetai un regard coulissant, puis ajoutai :
— On s'en douterait pas.
— La graisse abdominale, c'est la plus difficile à perdre, chez l'homme. Chez la femme, ça se situe au niveau des cuisses et du cul.
D'après la carte GPS intégrée à l'application, nous étions arrivés à destination.
La maison était sympa, si on apprécie le niveau zéro de l'architecture. Le nid parfait pour signer un CDI de développeur informatique et pondre une tripotée d'oisillons ingrats, accros aux I-pad.
On se dirigea vers le balcon qui donnait sur la rue.
— T'as des gosses ? demanda-t-il en me faisant la courte échelle.
Je grimpai et basculai de l'autre côté de la rambarde.
— Non, dis-je en lui tendant la main.
Il me rejoignit en grimaçant sous l'effort, puis lança joyeusement :
— J'en ai deux. Une fille et un petit gars.
Personne dans la chambre qui communiquait avec le balcon.
— D'après l'application, les enfants sont avec leur mère. Le mec est tout seul. Collé devant la télé, probablement, supputai-je.
— Il est peut-être divorcé. Au moins, les gamins n'auront pas à assister au spectacle.
— Pas sûr que ce soit plus choquant que ce qu'ils ont l'habitude de se farcir sur Netflix et Pornhub.
Il m'observa un moment.
— Tu fais déjà vieux con, pour ton âge.
— Merci.
Quelqu'un avait eu la délicatesse de ne pas verrouiller la baie vitrée.
On entra, et mon coéquipier se saisit d'un abat-jour. J'optai pour une guitare électrique. C'est lourd, peu maniable, mais efficace, quand le coup est bien porté.
On entendait le son des infos en continu, en bas de l'escalier. On est descendus.
Là, en plein milieu de la pièce et face au téléviseur trônait un lit médicalisé, entouré de pieds à perfusion et de machines, pompe à morphine et compagnie. Allongée sur le matelas à air, la cible : un quadragénaire, sans un poil ni sur le caillou ni ailleurs, à la fois maigre, ratatiné, et tout gonflé par les corticoïdes. Il roupillait. Ou bien il était déjà mort. J'espérais bien que non. Sinon, adieu semoule, café et chaussettes neuves, et bonjour les agents du fisc.
— Mon premier cancéreux, fit mon acolyte.
— Sérieux ? C'est mon troisième, sans compter mon daron.
— Quoi, t'as buté ton père ?
— Il commençait à coûter trop cher à la sécu. Comme ce gars-là, répondis-je en haussant les épaules. Et puis, c'était mieux que je m'en charge personnellement. C'est intime, le meurtre. Je voulais que ça reste en famille.
— On peut être employés par l'état, pour faire ce boulot ?
— En tant que bon prestataire de services, AngelOfDeath® anonymise les clients, mais là, tu peux être certain que c'est une demande de la sécu.
— La fonction publique, toujours partante pour achever le contribuable. Cela dit, ça peut être sa gonzesse, aussi. Genre, la vengeance de la future ex-femme, sur fond d'assurance vie en cas de mort non naturelle.
— Possible. Finalement, tu ferais peut-être pas un mauvais écrivain.
— Premier mot gentil de ta part depuis qu'on se connait.
— Ouais, allez. Trêve de bavardages. On s'y met.
Le dormeur se réveilla au moment où je me positionnais au-dessus de lui, brandissant la guitare par le manche. Il ouvrit un oeil, puis l'autre.
Alors ses traits se tordirent en un masque d'incompréhension.
— Je sais que tu t'étais préparé à une autre façon de mourir, mon vieux, lui expliquai-je calmement, mais dis-toi que ça ne manque pas de panache, de finir son existence sur un ultime accord de rock, fut-il un peu dissonant.
— Attends, il essaie de dire un truc.
Je tendis l'oreille, suspendant la Stratocaster comme une épée de Damoclès au-dessus du crâne du malade.
De sa bouche ne s'échappaient, à mon sens, que des petits bruits mouillés et des expirations saccadées. Mon partenaire se pencha sur le lit.
— Il dit qu'il aimerait bien regarder Rex chien flic. Là, c'est la pub, mais ça commence dans une minute. Sur la 3.
Nous restâmes silencieux. Le mourant nous regardait alternativement, une lueur d'espoir dans ses yeux injectés de sang.
— Cerveau chimio, lâchai-je.
— Quoi ?
— Il délire. Il nous prend pour des aide-soignants.
— Tant mieux pour lui, quelque part.
— Il a rien compris à ma punchline sur le rock. C'est... décevant.
— J'aime bien cette série, moi aussi.
— Quoi, le chien ?
— Ouais, c'est un berger allemand qui bosse avec des flics. Et c'est toujours lui qui fait tout le boulot. Il rapporte des petits pains au saucisson à toute l'équipe, sauf au gros. A chaque fois le corniaud bouffe son petit pain, et le gros est dépité.
— Fascinant, dis-je.
Mon comparse s'empara de la télécommande, et, d'un ton légèrement implorant, suggéra :
— On pourrait le buter après...
— Après quoi ?
— Ben... après l'épisode.
Je reposai la guitare en soupirant, puis m'installai sur le canapé et me collai un plaid sur les genoux.
— Pourquoi pas. Tu le vends tellement bien.

Alors qu'on matait la série et que Rex était en train de s'infiltrer dans le labo des trafiquants de drogue russes à cheveux longs et vestes en cuir, on a entendu le bruit d'une chasse d'eau.
— Merde, ça a déjà commencé ? fit un jeune type sortant des chiottes.
Il ressemblait à un trafiquant de drogue russe à cheveux longs. Ou plus probablement à un fan de heavy metal.
Mon coéquipier et moi, on se leva d'un bond, parfaitement synchronisés.
— Mais bordel, vous êtes qui, vous ? nous interrogea-t-il en rebouclant sa ceinture à balles en plastoc.
J'attrapai la guitare et la brandis façon kendo.
— Des aide-soignants, dis-je avec aplomb.
Il resta les bras ballants à nous observer, puis lança :
— Hé, c'est ma Strat', ça.
— Joli modèle. Une Signature Rory Gallagher, pas vrai ?
— Aide-soignants mon cul. Vous êtes des putains de bordel de fils de putes de cambrioleurs.
Soudain, mon acolyte ventru prit appui sur la table basse, s'élança et s'envola par dessus le sofa, amortit sa chute sur le carrelage en effectuant une superbe roulade, puis se redressa brusquement tout en balançant un redoutable uppercut droit sur le menton duveteux du métalleux. Cet homme n'avait pas menti : il pratiquait la randonnée.
Le jeune gars tomba à la renverse, tout mou comme un pantin désarticulé.
— Sacrément grossiers, ces satanistes en solde, dit le randonneur.
Le cancéreux, qui n'avait pas loupé une miette du spectacle, commençait à drôlement s'agiter sur son paddock anti-escarres.
— Merde, il est en train de nous faire une attaque de panique, remarquai-je.
— Tu crois que c'est son fiston, que je viens d'allonger comme une péripatéticienne d'Amsterdam ? Je croyais qu'ils étaient avec leur mère.
— La base de donnée d'AngelOfDeath® est localisée au Bengladesh. Ils se plantent régulièrement dans la transcription des infos.
— On doit le finir avant qu'il se finisse tout seul !
— Au pire, je peux lui éclater le crâne post-mortem avec la Fender. On prend une photo pour preuve, et zou.
Je me rapprochai du malade en crise, prêt à lui asséner le riff fatal, le requiem de son existence minable, l'ultime mélodie de sa délivrance, quand une autre personne entra en scène. Elle descendait l'escalier, sans se presser.
Une petite nana aux cheveux bleus et au T-Shirt Greenpeace.
— Repose cette guitare, fumier, tonna-t-elle.
Levant lentement le bras, elle pointa sur moi un .357 Magnum à canon long semblable à celui de l'inspecteur Harry.
— On a eu l'ado attardé, on a maintenant la grande soeur altermondialiste, dit mon comparse en levant les mains.
— Hé, détends-toi, gamine, balbutiai-je, on dirait pas, comme ça, mais on n'a rien contre ta famille...
— On est tes amis...
La fille ne dit rien pendant une bonne minute. Elle affichait un air particulièrement déterminé, comme si elle s'apprêtait à couler par le fond un navire de pêcheurs de baleines chinois.
— Ecarte-toi, abruti, m'ordonna-t-elle.
Je m'exécutai, puis elle s'approcha du lit médicalisé, posa le canon de son flingue sur le front du cancéreux, et fit feu sans même cligner des yeux.
La tête du malheureux fut soufflée en trois morceaux distincts ; une partie du lobe frontal alla se coller sur le téléviseur, à la place de la tronche du gros flic qui venait de se faire chiper son petit-pain au saucisson par Rex.
— Ma Doué, dis-je.
Elle rangea son flingue dans son étui, dégaina son smartphone, prit une photo du corps, puis nous regarda.
— Désolée, c'est mon contrat.
J'étais sous le coup d'une méchante tachycardie.
— Je vous ai entendus, quand vous êtes entrés. J'étais déjà là, à l'étage. J'attendais juste le bon moment.
— T'es un ange, toi aussi ? demanda mon pote.
— A ton avis ? répondit-elle.
— On s'est fait doubler, dis-je. J'y crois pas.
— Pleurez pas, les vieux. Le prochain sera le bon. Allez, moi je dégage, je dois me défoncer la tête au crack rue Jean-Jaurès.
Elle repartit comme elle était venu, avec classe et décontraction.
Mon acolyte et moi, on n'avait plus qu'à remonter dans le Scenic et se taper une entrecôte-frites au Buffalo Grill.

= commentaires =

Dourak Smerdiakov

site
Pute : 0
ma non troppo
    le 01/01/2024 à 23:42:03
Ma Doué !
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 02/01/2024 à 15:51:40
Le sujet est éculé sur la Zone mais c'est mené avec talent et brio. j'ai bien rigolé. merci.
Cerumen

Pute : -4
    le 03/01/2024 à 07:05:58
Je trouve le choix de la guitare discutable : ok, une Strat, c'est polyvalent, mais une BC Rich Warlock, c'aurait été plus classe. Pour tuer quelqu'un, on ne saurait pas par quel bout la prendre, déjà...
Dourak Smerdiakov

site
Pute : 0
ma non troppo
    le 03/01/2024 à 08:19:33
ctm
Lunatik

Pute : 1
    le 03/01/2024 à 19:37:01
La mère de Cerumen, je ne sais pas, mais clairement la BC Rich Warlock a des formes offensives idéales pour poinçonner un mec, il faut admettre.
Clacker

Pute : 3
    le 03/01/2024 à 21:35:23
"Le sujet est éculé sur la Zone"

Le butage de cancéreux ?

"une BC Rich Warlock, c'aurait été plus classe"

Certes, mais quoi qu'on en dise, rien ne vaut le mélodica.
De manière générale, et sur tous les sujets.
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 03/01/2024 à 21:46:02
ben je l'ai éculé en tous cas, celui de l'appli permettant de tuer des gens puis de prendre une photo pour prouver qu'on est l'auteur de l'élimination. c'était la fatwapp dans la vengeance venue du ciel.
Clacker

Pute : 3
    le 03/01/2024 à 22:09:00
Ah ouais mais toi t'écules tout ce qui te tombe sous la main.
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 03/01/2024 à 22:16:10
éculé dans un coin.
La FAULIE
    le 06/02/2024 à 03:52:40
M'a toujours sauvé et ma empeché d'etre ou.

SI parotir jai passé mavi à pzrir

JE REVE TELLEMENT

TELLEMENT

TELLEMENT

TELLEMENT

TELLEMENT

Et puis nje vais tomber

Flétrie

Mon esprit

Je n'ai plus rien à exposer dans la galerie des sentiments

Je mlaisse ma place aux nouveaux nés su lemarché des fils de flt$ute

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