« Tu travailles sur quoi ?
-Oh, c’est juste l’amorce du jour.
-D’aco-ord !
-Hm ! En fait, on a un thème par jour et on doit écrire dessus. Par exemple aujourd’hui c’est : Un objet si familier.
-Hm d’accord, je vois. Un objet si familier. Et ça t’évoque quoi ? Tu as l’air coincé, là ?!
-Ben en fait… Je suis un peu embêté parce que j’avais tapé quasiment tout mon texte, mais j’ai commis une terrible erreur de débutant. Je n’ai pas sauvegardé, et-
-Et tu as tout perdu, c’est ça ?
-...
-Et tu as la flemme de tout retaper, c’est ça ?
-Oui, un peu. C’est chiant. Et puis, je connais déjà l’histoire, j’ai pas forcément envie de l’écrire encore une fois.
-Eh bien tu peux toujours me la raconter ? Je ne la connais pas.
-Mouais si tu veux… Alors en fait, moi le thème ça me fait penser à un objet qu’on voit tous les jours, ou qu’on peut avoir toujours sur soi. Comme un porte-bonheur.
-Comme un trèfle à quatre feuilles ?
-Par exemple. Mais je me dis qu’il faut déjà avoir de la chance pour en trouver un. Alors j’étais parti sur autre chose. Une patte de lapin.
-D’accord, jusque-là pas de soucis, ça porte bonheur aussi.
-Ouais, sauf pour le lapin.
-Comment ça ?
-Ben le lapin, il n’a rien demandé. On lui prend sa patte. C’est pas vraiment une chance pour lui. Tu crois pas ?
-Tu as une façon de penser un peu étrange, mais oui, je vois ce que tu veux dire. Et donc il se passe quoi dans ton histoire ?
-Il y a deux personnages : Max et Marjorie. Ça commence lorsque Marjorie accouche de leur troisième enfant. Max a passé la grossesse à être anxieux, genre comme s’il avait un mauvais pressentiment. Mais Marjorie, elle est relax, parce qu’elle sait que Max a une chance incroyable. Et elle a raison. Depuis qu’il a 5 ans, tout lui réussit : genre, il a les meilleures notes partout, les plus belles filles se battent pour avoir son attention, il a trouvé le boulot dont il rêvait, et sa femme-
-Qu'est-ce que c'est ? Le boulot ?
-Il est dresseur de panda.
-Ah ouais ? S’trop bien !
-Oui ! Et sa femme donc, elle a été élue Miss Univers 3 fois de suite avant d’être écarté de la compétition.
-3 fois de suite ? Mais comment ça se peut ?
-Ben en fait, elle a une maladie, ou plutôt un désordre génétique qui fait qu’elle ne vieillit pas. Elle reste aussi belle qu’à ses 23 ans.
-Pour toujours ?
-Oui ! Enfin, non. Enfin, c’est pas ça l’important. Ce qui compte, c'est que sa femme est la plus belle femme des mondes. Trois fois.
-On dit « du monde », pas « des mondes ».
-Non, c’est Miss Univers, pas Miss Monde. C’est un cran au-dessus. Et donc c’est bien « des mondes ».
-Ah ouais, c’est marrant. Mais ça se tient.
-Oui, à peu près. Bon, et donc, sa femme est magnifique plus ou moins pour toujours, et sa vie est parfaite, pour autant que ce soit possible. Il gagne fréquemment au loto, par exemple.
-Et tout ça, c’est à cause de la patte de lapin ?
-Attend, j’y viens ! Donc, sa femme accouche, ça se passe évidemment très bien. Et quand il rentre de la clinique, Marjorie sent quand même que son mari est tendu. Genre angoissé ++, tu vois ?
-Hm hm !
-Du coup, il lui explique que c’est parce qu’il est trop heureux, et il craint de perdre tout ce que la vie lui a donné. C’est pour ça qu’il est un peu tendu.
-Mais ce n’est pas la vraie raison, pas vrai ?
-Tu vas trop vite. En fait, c’est laissé en suspens jusqu’au lendemain. On ne sait pas si ce qu’il dit est vrai ou non. C’était écrit subtilement, tu vois ?
-Oh oui, je vois ça d’ici, oui ! Tout en subtilité, c’est tout à fait ton style, ça ! Hm !
-Roo ça va, je débute ! Enfin, bref ! Du coup, le lendemain, il sort de chez lui le matin pour aller chercher son courrier.
-Il ne travaille pas ?
-Je suppose que même les dresseurs de pandas ont droit à un congé paternité. Je sais plus si c’était détaillé dans l’histoire, mais là, je te la fais en gros, hein ? Je le referais peut-être un jour, qui sait ?
-Oui, tout en subtilité.
-Attends, ça devient sérieux, là ! Tu vas voir !
-Vas-y, je t’en supplie ! Je n’y tiens plus !
-Merci ! Donc en revenant vers sa maison, il aperçoit dans le jardin des traces, comme des traces d’un animal.
-Des traces de pattes ?
-Oui, voilà. Sauf que, y’a que trois pattes.
-Trois pattes ? Comme… Un canard ?
-Hein ? Ah non, ne commence pas ! Si tu t’y mets aussi, on ne va pas s’en sortir. Je reprends : Max suit donc les traces dans la pelouse, ça le mène jusqu’à la baie vitrée du salon. Sur laquelle il trouve un message, qui a été gravé avec une carotte.
-Heu… Avec une carotte ? Vraiment ?
-Oui oui. Une carotte.
-Alors, j'ai deux questions :1) Comment on grave avec une carotte ? Et 2) Comment on sait que c’est avec une carotte ?
-Alors, j'ai deux réponses :1) Moi, je le sais mais à ce moment de l’histoire, c’est encore assez mystérieux, et ça apporte une première touche de fantastique dans le récit. Et je te rappelle que c’est bien écrit, avec un talent certain.
-Oui, tout en subtilité, c’est vrai. J’en conviens. Et le 2) ?
-Je vois bien que tu es sarcastique, mais merci. Et 2) parce que le lap… l’auteur du « tag » a laissé un… mégot de carotte dans le cendrier de la terrasse.
-Un mégot de carotte. Donc c’est écrit avec une carotte. Je n’arrive pas encore à savoir si tu es génial ou si tu es con. Même si je commence à avoir une petite idée de la réponse. En tout cas, c'est sûr que toi ce ne sont pas des carottes que tu fumes !
-Tu sais quoi ? La pluie de tes sarcasmes glisse sur la toile cirée de mon indifférence.
-Tu as piqué ça où ?
-Je ne sais plus, mais ça résume bien la situation. Et puis c’est toi qui m’as demandé ce que je faisais, alors tu peux t’en prendre qu’à toi-même.
-Ah là, j’avoue, je suis bien attrapée !
-Ouais ! Donc, je poursuis : le type rentre horrifié. Il montre le message à sa femme, et là, il doit tout lui expliquer.
-C’est quoi le message ?
-Ben, tu sais, gravé à la carotte, sur la vitre.
-Oui non mais d’accord, mais tu n’as pas dit ce que c’était.
-Ça dit simplement « À midi »
-Quoi ? C’est tout ?
-Oui, c’est tout. Mais tu vois, c’est gravé d’un ton menaçant.
-toussesubtilitétousse.
-Écoute, c’est le premier jet d’une histoire pas tout à fait finie d’écrire, donc forcément, tout n’est pas carré. Mais si tu veux, je peux m’arrêter là.
-Non, je t’embête. Continue, s’il te plaît.
-Bon ! Alors du coup, il est genre 11 h 45 tu vois, donc le temps presse. Max dit qu’il faut absolument partir d’ici en prenant les enfants, mais Marjorie ne comprend pas ce qui se passe alors, elle refuse. Du coup, il est obligé de tout lui avouer. Et là, il raconte son enfance difficile, avec sa mère qui a dû l'élever seule, dans la misère. Jusqu’à ces cinq ans, où il a rencontré un gitan dans une décharge qui lui a donné la patte de lapin porte-bonheur en échange d’une promesse.
-Quelle promesse ?
-C’est exactement ce que disait Marjorie. Max a obtenu la patte de lapin, et donc la chance toute sa vie, en échange de… Son troisième enfant !
-Ha putain, carrément !
-Ouais ! Carrément ! Mais dis-toi bien qu’il a fait cette promesse à l’âge de cinq ans. Ça lui paraissait totalement fantaisiste d’avoir des enfants. Rien que d’arriver à l’âge adulte, c’était de la science-fiction pour lui !
-Oui, ça peut se comprendre. Et ensuite ?
-Ben ensuite, il est presque midi, mais Marjorie ne le prend pas au sérieux du tout. Elle pense que Max perd les pédales. Et soudain, on entend sonner les douze coups de midi !
-Et alors, il se passe quoi ? Ça fait apparaître Jean-Luc Reichmann ?
-Mais non mais tais-toi, tu brises toute l’intensité dramatique de la scène.
-Veuillez m’excuser, M. Voltaire. Poursuivez la racontance de votre récit, je vous en conjure.
-Ouais, c'est ça, ouais… Midi sonne et alors le ciel se couvre de gros nuages noirs remplis d’éclairs, tandis que le soleil disparaît. Les ténèbres se répandent, un peu comme une éclipse, et alors, une sorte de bête poilue apparaît dans le salon. On dirait un genre de lapin, mais il lui manque une patte, et que ses membres ont des proportions étranges, ils sont trop longs et souples pour que ce soit un lapin normal. Y’a une description qui montre bien toute l’horreur de la situation, en détaillant un peu l’apparence de la bestiole. Ça fait peur, et tout et tout !
-Je n’en doute pas.
-Et là le lapin difforme s’adresse à Max, et il parle avec une voix profonde, et calme. Comme si tout était déjà joué d’avance. Que Max ou Marjorie n’avait pas leur mot à dire et ne pouvait rien faire pour changer quoi que ce soit à ce qui allait se passer. « Je viens prendre mon dû, Max. » Et là, le lapin s’approche de Marjorie, et il s’empare du bébé qui dort dans ses bras, avec ses pattes qui ressemblent de moins en moins à des pattes, mais de plus en plus à des tentacules. Un peu. Et Marjorie ne peut rien faire. Elle est comme paralysée, glacée par la vision d’horreur qu’elle a sous les yeux. Y’aurait peut-être même eu une petite phrase clichée disant qu’elle avait à présent une mèche de cheveux qui aurait blanchi, ou un truc comme ça tu vois ?
-C’est horrible ton truc ! Et Max, y fait quoi ?
-Il essaye de se révolter, il est horrifié par ce qu’il voit, mais il tente de négocier, genre « Prenez-moi à sa place, laissez mon enfant, je vous en supplie, bla bla bla ». Mais ça ne marche pas, l’autre lui répond, toujours avec la même voix irréelle : « Il n’y a pas de négociations, Max. Tu as pris ma patte, et tu as promis ». Et là, le lapin difforme s’éloigne sans se retourner, et on entend simplement les pleurs du nourrisson. Et les deux disparaissent dans un dernier éclair. Et bla bla bla, on ne les revit jamais ni l’un ni l’autre. Et c’est la fin.
-Tu es vraiment tordu des fois. Je me demande comment j’ai pu faire trois enfants avec toi…
-J’ai peut-être eu de la chance…
-John, viens voir, y’a quelque chose dans la porte-fenêtre. On dirait une-
-Une carotte ? »
LA ZONE -
![[illustration]](/data/img/images/2025-07-23-unobjetsifamilier(2).jpg)
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On dirait une longue blague racontée par quelqu'un qui aime bien mettre en scène ce qu'il raconte même si au final on accouche d'une souris. Après tout ce n'est pas la destination qui compte mais l'embouteillage en chemin.
On reconnaîtra tous les protagonistes dans le trailer : https://www.instagram.com/p/DMa94z9tCBd/
J'ai trouvé ça vif, drôle, bien balancé, avec juste ce qu’il faut de WTF pour me faire croire que je regarde une vieille bobine poussiéreuse d’horreur des années 60, un peu rayée, un peu fumée.
Mais soyons clairs : y'avait un ticket gagnant pour le panthéon du nanar cosmique, et ça s'arrête au bord du terrier. je veux plus ! Plus de tentacules, plus de carotte vengeresse, plus de fureur dramatique mal jouée à la Jean-Claude Dusse possédé.
Parce que là, c’est bon. Mais avec deux crins de lapin en plus, c’était culte.
Fracanus avait envoyé ses deux textes en même temps et malheureusement il n'a toujours pas reçu nos bouteilles à la mer.
Mon dieu mais ça papote, ça papote.
Mouais, pas convaincue.