LA ZONE -

Bouquet final

Le 16/08/2025
par Denis Soubieux
[illustration]     Voilà, c'en est fait. C'est l'affaire de quelques jours, d'une semaine tout au plus. Même si je pars prématurément, à l'aube de la soixantaine, j'aurai vécu ce qu'il fallait. Quand je dis « ce qu'il fallait », il faut comprendre « ce que j'ai pu ». J'ai eu beaucoup d'amants et beaucoup m'ont eue ; des amantes aussi. Sans affection ni tendresse. Selon l'expression consacrée, j'ai fait avec. Mais j'ai le plus souvent fait sans, dans la fulgurance d'actes accomplis avec l'espoir d'un peu d'amour. Cela m'a, certes, apporté plaisir mais aussi désillusions. Alors qu'approche l'heure de mettre tout ça sur les plateaux d'une balance, je me demande bien de quel côté va pencher le bilan de ma vie pitoyable.
    Je suis tombée dans le mannequinat à l'age de quatorze ans, poussée du haut du plongeoir par ma mère. J'ai bien failli me noyer. L'image de mon corps à demi-dénudé a orné les murs des chambres d'adolescents, dupliquée à des millions d'exemplaires. À cet époque, je ne pensais pas à mal ; on le faisait pour moi. J'ai été l'objet de photographes libidineux et interchangeables employés par l'agence qui versait à ma mère le fruit de mes contrats, dans l'attente de ma majorité. On m'avait alors affublée d'un pseudonyme d'usage. J'avais réussi à échapper aux sempiternelles finales en « a » qui sévissaient chez les coiffeuses, les masseuses, les entraîneuses, les mannequins... bref les filles au service des mecs. Comme si, pour les faire fantasmer, il fallait laisser penser que nous venions du sud (Héléna, Claudia...), du nord (Bettina, Vera...) ou encore de contrées lointaines et indéterminées. Restaient au catalogue Wiggy, Carol, Kelly... Allons-y pour Sheryl !
    Ça n'a duré que quatre ans, mais quatre ans, pour une gamine, c'est une éternité. Sitôt majeure, j'ai envoyé bouler d'une même pichenette agence, mère et pseudo. Mais j’étais devenue trop accro à ce métier pour l'abandonner. Et surtout je ne savais rien faire d'autre. Je rêvais d'être en couverture des magazines ; pour autant, je n'étais pas prête à tout pour y arriver. Je voulais être reconnue, adulée, mais, surtout je voulais maîtriser mon image. Je suis allée sonner aux portes d'officines plus respectueuses que celle choisie par ma mère. J'étais loin d'être la seule mais mon press-book conséquent et mon style m'ont permis d'imposer mon nom.
    Mon style ? Un goût marqué pour les piercings et les tatouages qui m'a fait surnommer la punk des magazines. Mon nom ? Marie-José Charpentier. Pour le style, c’était sans problème, il y avait un créneau, mais pour mon nom, les agents étaient plus que réticents. Les discussions furent âpres : j'avais ma fierté. À cette époque, j'aurais presque préféré faire la plonge dans un restaurant ou tenir la caisse d'un supermarché - c'est d'ailleurs ce que je faisais - plutôt que de céder ! Presque... Heureusement, je finis par avoir gain de cause.
    — Comment ça, Marijo, ça ne fait pas rêver ? Et mon cul, il fait pas rêver ?
    Bien sûr, je ne leur ai pas répondu sur ce ton. J'ai juste fait jouer la concurrence. Et depuis, personne ne s'est permis de me balancer la moindre perfidie. L'argent peut provoquer des courants d'air : une porte est si vite claquée...
    
    Mes neveux Riri, Fifi et Loulou quittent ma chambre, accompagnés de mon agent, de son client et de maîtres Roger et Lefebvre, respectivement notaire et avocat. La dernière trouvaille de mon mandataire pour une sortie en apothéose : mes obsèques seront sponsorisées par une société de pompes funèbres, L'Horizontale. Cela me donne presque envie de rire, malgré tout. Mais se nommerait-elle Cendres et fumées que ça ne me ferait ni plus chaud ni plus froid. En contrepartie de ce sponsoring, les croque-morts pourront conserver ma dépouille le plus longtemps possible, afin d'organiser des séances de shooting. Ainsi, je resterai mannequin jusqu'au bout ; jusqu'au trou noir, ils pourront enregistrer des vidéos à projeter dans leurs agences ou me prendre en photo pour illustrer leurs catalogues... J'ai tout signé. Et comme mes neveux Pierre-Xavier, Jean-Hubert et Léopold sont mes seuls héritiers, il était obligatoire qu'ils fussent présents et clairement informés : ils toucheront le pactole mais, en contrepartie, ils seront garants de la bonne exécution post mortem de mon contrat. L'aigreur d'apporter un supplément de richesse à ces rejetons arrogants neutralise presque mon envie de briller une toute dernière fois. Je rêve d'un empêchement de dernière minute, d'une impossibilité légale ou physiologique à honorer le contrat... Je trouve cette idée réjouissante : la maladie a largement dégradé mon corps et mon image est loin d'être au top. Je suis amaigrie et ma pâleur naturelle confine aujourd'hui à la transparence. Je sais que les instituts de thanatopraxie disposent de techniques miraculeuses pour arranger le minois des défunts. Mais, pour vanter leurs exploits, à l'instar des pubs pour les lotions capillaires, oseront-ils publier la double photo « avant-après » ?

    De toute ma vie, le seul ami qui ait vraiment compté, mon seul véritable ami, c'est Alexis, que j'ai connu dans les bacs à sable. Les autres ne sont rien que des relations telles que la vie mondaine en fabrique par centaines. À l'adolescence, nos chemins se sont éloignés, lui le nez dans une fourmilière ou les yeux dans les nuages à l’affût d'un papillon rare, moi éblouie par les couvertures glacées des magazines et les flashs des salles de shooting. J'ai passé ma vie sous la lumière des spots, alors qu'il a vécu la sienne dans l'ombre d'un muséum d'histoire naturelle, à observer, répertorier et classer des insectes. Mais nous ne nous sommes jamais perdus de vue. Nous parvenions à nous retrouver deux ou trois fois l'an pour entretenir notre amitié et échanger ; des couvertures de gazettes contre des photos de lépidoptères ou de carabes dorés, les confidences en sus. Après la disparition de son compagnon, il y a une dizaine d'années, Alex est revenu habiter à deux pas de chez moi, dans sa maison d'enfance. Nous avons rattrapé le temps perdu. Depuis que je suis malade, nous nous voyons chaque jour. Il passe de longs moments à mes côtés, assis près de mon lit. Sa silhouette gracile me rassure. Sa voix est d'une douceur rare et je l'écouterais sans fin me raconter des histoires. Régulièrement, il écarte la longue mèche décolorée qui retombe sur son visage afin de garder ses yeux plongés dans les miens. Il est le seul à me prendre la main, à la garder au chaud, serrée entre les siennes pendant des heures. Je pense que je ne laisserais personne d'autre le faire. À vrai dire, j'en suis certaine. Nous n'avons aucun secret l'un pour l'autre. Aussi, quand il est venu me voir juste après la signature de mon ultime contrat, je lui ai tout décrit, la mine faussement embarrassée de mon agent et de mes neveux pour me convaincre d'accepter, l'arrogance des corbeaux, et l'indifférence professionnelle des hommes de loi. D'abord abasourdi d'apprendre que j'ai consenti à signer une telle horreur, il s'est détendu quand je l'ai convaincu que c'était juste le début d'une histoire dont personne ne connaissait la fin...

    Et nous commençons alors à en inventer, des histoires, les ponctuant de chutes mouvantes que nous déclinons à l'envi. Nous rions beaucoup ! Mais mon souffle est ténu et de violentes quintes de toux font craindre à mon ami d'abréger mes jours en prolongeant ce jeu. Le sang me manque pour porter l'oxygène de mes poumons au reste de mon corps. Quand Alexis pointe du doigt le pilulier posé sur ma table de chevet, je comprends qu'il me propose de l'aide, qu'il pense y trouver de quoi apaiser ma respiration.
    — Il n'y a rien ici qui puisse me soulager. Pour ça, j'ai le tuyau dans les naseaux, et pour l'anémie, il y a la transfusion. Les comprimés, l'infirmière me les donne aux heures prescrites, mais je crois bien que c'est de la poudre de perlimpinpin...
    Alex regarde longuement le pilulier, pensif.
    — Et si je t'apportais des comprimés de ma fabrication, de même allure que ceux-ci, est-ce que tu les prendrais ?
    Me voyant acquiescer avant même de savoir de quoi il s'agit, il sourit doucement : notre confiance mutuelle sans borne a le don de nous attendrir.
    — Un seul suffirait, mais si tu en prenais d'avantage, tu ne risquerais pas d'overdose, l'effet serait juste un peu plus spectaculaire.
    Il me déroule alors une dernière histoire, une version intégrant ses comprimés. Épuisée mais sereine, je réussis à lui lâcher :
    - Cette histoire, Alexis, me plaît tellement ! Apporte moi vite ces comprimés, avant qu'il ne soit trop tard...
    
    La pièce tient à la fois du hall d'exposition de matériel obituaire, ce qu'elle est, et du studio photo improvisé, avec ses spots et ses câbles électriques lovés sur le sol ou serpentant entre des cercueils posés sur des tréteaux. Les lumières convergent vers un catafalque sur lequel repose une femme reconnaissable entre mille : la célèbre Marijo, récemment décédée. Ses cheveux d'un noir d'ébène tranchent sur un coussin de satin rouge brodé d'or. Les serpents tatoués sur son cou remontent de part et d'autre de son visage opalin. Elle est allongée dans un cercueil orné de marqueterie. Dans le domaine funéraire, c'est assurément le haut de gamme. Cela fait trois jours que le photographe Jules Montes œuvre dans cet environnement. Le mortuaire n''est pas sa tasse de thé, loin de là. Le luxe oui, mais plutôt dans les domaines de la mode ou de l'orfèvrerie. Il n'a pas eu le choix, son agence ayant décroché l'appel d'offre. C'est lucratif et sans une once d'originalité : on lui a confié un ancien catalogue et on lui demande de reproduire les photos des cercueils à l'identique mais... occupés cette fois par une locataire de renom. Son assistante et maquilleuse, Julie, a été contrainte, à son grand dam, de l'accompagner. La jeune femme éprouve les pires difficultés à s'approcher du cadavre, même si son travail se limite à replacer une mèche ou à ajuster une teinte sur le front ou sur une joue. Elle s’acquitte de sa tâche le plus rapidement possible et part se réfugier au plus loin, derrière le photographe. Petite et frêle, elle a un teint diaphane, presque translucide, qui lui donne l'air d'un spectre, comme victime d'une sorte de mimétisme. En tout autre lieu, on lui aurait trouvé du charme et on soupçonne qu'elle sait sourire. Montes prend deux ou trois clichés du mannequin dans chaque boîte, coche la page sur laquelle il a noté les références de ses prises de vue, puis actionne un interphone afin que les employés des pompes funèbres déverrouillent la porte et les rejoignent pour transférer le corps dans le cercueil suivant.
    Ce jour-là, un des derniers de la séquence, est le plus pénible. La climatisation a lâché la nuit précédente et, malgré le stockage du corps en chambre froide entre les prises de vue et l'utilisation intensive de produits conservateurs et désodorisants, le cadavre a entamé sa décomposition et il n'est plus possible d'en ignorer l'odeur. Dans la pièce, la température a atteint la limite du supportable et le harnachement qui leur a été fourni pour des questions d’hygiène ne facilite pas leur travail. Jules Montes est un homme élégant qui ne cesse de râler : d'un parce que la charlotte déforme sa coiffure, de deux parce que le masque écrase sa moustache qu'il a coutume de redresser à la Dali, et de trois parce que les gants talqués poissent.
    Alors qu'il affine un cadrage, il perçoit un léger mouvement sur le visage de la dépouille. Intrigué, il zoome. La commissure gauche des lèvres s'est légèrement relevée, provoquant une asymétrie du visage. Le photographe interpelle Julie. Cette dernière a regagné son espace de sécurité après s'être acquittée de son rituel.
    — Tu n'as pas vu que la macchabée avait la gueule en coin ?
    Il y a plus d’inquiétude que d'agacement dans le ton de Montes, ce qui ne contribue pas à rassurer la jeune fille. S'approchant du cercueil, elle se demande comment elle pourrait rectifier l'expression du cadavre sans y mettre les mains. Malgré le latex qui les protège, Julie est convaincue de son incapacité à ce contact qui la répugne. Cependant elle n'a guère le temps de tergiverser. Alors qu'elle s'approche du visage, un filament sort de la bouche en tremblotant. Progressant vers l'extérieur, il s'allonge tandis qu'un autre fétu de même acabit jaillit à son tour. La bouche s'ouvre brusquement et une bestiole à carapace sombre s'en extirpe derrière deux antennes vibrantes, sous l’œil horrifié de la maquilleuse qui fait un violent bond en arrière. Son cri ne vient qu'après. Le photographe, qui n’a rien vu, lui ordonne de se calmer et de se remettre au boulot. Mais alors qu'il se rapproche de son appareil, il perçoit un grouillement dense et ininterrompu de cloportes, scolopendres, scutigères et autres lithobies qui jaillissent à qui mieux mieux du cadavre. Montes bondit sur l'interphone, bousculant sa collègue, hurlant des injonctions confuses et contradictoires, demandant l'ouverture de la porte et conseillant de ne surtout pas le faire, réclamant une aspersion d'insecticide et suppliant qu'on leur porte assistance...
    Pendant ce temps, les murs se sont recouverts de plusieurs couches d’arthropodes grouillant les uns sur les autres. Les croque-morts, intrigués par ce tapage, inhabituel dans ces lieux voués au recueillement, interrompent leur pause café pour se diriger vers la salle. Quand ils débloquent enfin l'ouverture, il ne reste plus grand-chose du photographe et de son assistance. Le temps que les hommes de l'art comprennent l'urgence de la situation, il est déjà trop tard pour repousser la porte. La vermine envahit les couloirs et les bureaux du magasin de pompes funèbres après avoir englouti les employés sur son passage, puis se dirige vers l'extérieur. Les arthropodes disparaissent comme ils sont apparus, en silence, se glissant l'un après l'autre par l'orifice d'une bouche d'égout, dans les profondeurs de la ville.

    Personne ne peut voir qu'alors, dans la salle mortuaire, le grouillement des invertébrés rampant a laissé place à une aura colorée flottant au-dessus du corps. Ce qui reste de Marijo est maintenant enveloppé de papillons voletant en une délicate chorégraphie. Et tandis que les lépidoptères redoublent en nombre et en ardeur, s'échappant de tous les pores de la dépouille, celle-ci perd de son épaisseur et de sa consistance jusqu'à disparaître complètement du cercueil, sublimée en une nuée multicolore qui se dirige doucement vers la chaleur fleurie et parfumée de la rue, pour aller butiner une haie de Buddleia.

= commentaires =

Lapinchien

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Pute : 42
à mort
    le 15/08/2025 à 19:47:04
Ce texte m'a ému. Et c'est rare que quelque chose m'émeuve. Ce doit être ça, le genre de poésie qui me touche.
Lindsay S

Pute : 48
    le 15/08/2025 à 21:08:07
J’ai adoré ce petit bijou de nécro-poésie. Chaque ligne sent le formol, mais du formol haut de gamme, parfumé au cynisme et à l’auto-dérision. Marijo, c’est du personnage cinq étoiles : assez cash pour te claquer la vérité en pleine face, assez vulnérable pour qu’on ait envie de lui tenir la main (avec des gants, quand même). L’horreur est sensorielle mais pas gore — j’ai tout vu, tout senti, tout entendu, sans qu’une seule image ne vienne me hanter la nuit. Bravo pour ça : j’aime qu’un conte macabre me caresse dans le sens du cercueil.

Si je devais pinailler, je dirais que Julie, la petite chose diaphane, aurait mérité un soupçon de chair en plus (avant que les cloportes s’en chargent). Et j’aurais pas craché sur une phrase de transition entre le réalisme acide et la vermine en Dolby Surround, histoire qu’on sente le basculement comme un frisson qui monte, plutôt qu’un coup de pelle derrière la nuque.

Mais franchement, ça, c’est chipoter. Je referme ce texte avec l’impression d’avoir assisté à une séance photo dans l’au-delà… et d’en être sortie en un seul morceau.
Lapinchien

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Pute : 42
à mort
    le 15/08/2025 à 21:20:27
Je rajoute que, pour moi, l'auteur de ce texte est l'antithèse de Tim Burton et c'est un compliment.
Lindsay S

Pute : 48
    le 15/08/2025 à 22:48:25
D'où sort cette référence ?
Lapinchien

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Pute : 42
à mort
    le 15/08/2025 à 23:13:51
C'est juste une impression générale. Peut être parce que je suis hermétique aux messages de Tim Burton (s'il y a des messages dans son oeuvre et qu'elle n'est pas purement esthétique) et que j'ai apprécié les messages dans ce texte. Relativement à la mort, j'entends.

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